Colloques en ligne

Gilles Bonnet, Équipe MARGE/Université Jean Moulin-Lyon 3

ARGUMENT

1Certaines œuvres furent « nativement numériques », avant que de devenir livres sur papier. On ne s’étonnera donc pas d’y déceler une poétique inspirée des contraintes et des possibilités d’écriture ou de lecture propres au Web. Ainsi des fragments qui scandent, au rythme de trois par jour, le blog « L’autofictif » d’Éric Chevillard, et qui s’impriment, tels quels, dans les volumes publiés aux éditions de l’Arbre vengeur. De même, François Bon imagina-t-il d’abord son Tumulte pour Internet, en lui dédiant même un site spécifique, www.tumulte.net, avant d’en proposer une édition papier en 20061. Si l’auteur note « l’arborescence mobile du livre »2, c’est bien là l’héritage d’une pratique d’abord numérique, au sein d’un site, d’une arborescence donc, et pensée comme mobile, car sans cesse en reconfiguration, et reconfigurée par chaque consultation. Naquirent ainsi, ces dernières années, quelques étranges livres homothétiques à rebours, puisque non pas remédiatisés, numérisés, à partir d’une version originale papier, mais imprimés à l’inverse d’après une première publication en ligne. Certains des best-sellers internationaux des années 2010 auront d’ailleurs connu une primo-publication numérique avant d’envahir les étals des libraires.

2Mais n’assistons-nous pas, au-delà de ces cas remarquables, à une influence de la poétique propre aux écrits d’écran sur une partie de la littérature contemporaine pourtant exclusivement publiée en livres-papier ? Michel Houellebecq aura instillé le doute chez ses lecteurs, en truffant La Carte et le territoire d’extraits d’articles de Wikipedia. Plus qu’un plagiat potache, ne peut-on y voir l’ironique retournement du principe du copier/coller et de la circulation de la citation inscrite dans les principes mêmes des travaux collaboratifs, typiques du Web 2.0 ? Alain Veinstein, quant à lui, ne fait pas mystère de cette porosité, qui s’engouffre dans la twittérature, pour tester le potentiel poétique de la contrainte du Tweet comme « une nouvelle voie d'écriture » (Cent quarante signes, Grasset, 2013). Mais l’influence paraît parfois moins explicite, et non moins profonde. Olivier Cadiot, avec Un Mage en été (P.O.L, 2010) – « Ah c’est pratique, on peut se balader dans l’image… » (p. 28) – ainsi que Laurent Mauvignier avec Autour du monde (Minuit, 2014), instaurent un dialogue entre texte et image qui semble reproduire, voire imiter3 les potentialités heuristiques de ce compagnonnage définitoire d’une poétique de l’Internet. La structure même des deux romans hérite de la circulation désormais mondiale et instantanée des informations, et négocie donc avec l’esthétique du flux caractéristique du cyberespace4. C’est, de son côté, la fragmentation du texte continu et l’inachèvement heureux de l’œuvre Web, toujours susceptible d’être continuée par quelque mise à jour, que Camille de Toledo importe dans son volume de Vies pøtentielles (Seuil, 2011) : « D’histoire en histoire », explicite-t-il, « Vies pøtentielles pourrait se prolonger, entrant ainsi dans l’âge où le livre cesse d’être ce qu’il fut : un codex fermé, avec un début et une fin, pour se perdre dans le rhizome des textes et métatextes. »5 Alexandre Gefen propose lui de « lire la recrudescence contemporaine de sommes romanesques » – des Microfictions de Jauffret aux romans de Claro – « à la lumière du rapport décomplexé à la fiction, à l’actualité et à la longueur, qu’autorise internet »6.

3Puisque c’est bien l’objet-livre qui est ici mis à la question, n’est-il pas significatif que les éditeursproposent des formats, voire de nouvelles collections qui, implicitement en tout cas, rappellent fortement certaines caractéristiques des œuvres littéraires proposées sur Internet ? Les listes et abécédaires, s’ils n’ont pas attendu le Web pour fasciner les écrivains, constituent toutefois une modalité majeure de présence du texte et de son « énonciation éditoriale »7 sur les sites et blogs d’écrivains. La collection « vingt-six » de Grasset qui érige l’abécédaire en forme-sens n’a-t-elle pas pour horizon la captation de lecteurs par ailleurs coutumiers de la lecture préhensive qu’autorise Internet et sa « tendance anthologique »8? N’est-ce pas là une première réponse aux interrogations que formulait Milad Doueihi en 2008 : « Les auteurs se mettront-ils à écrire avec cette lecture à l’esprit ? Écriront-ils pour l’index et l’archive dans leur incarnation numérique ? »9 Le Web recycle, commente, voire recrée, dans le sillage de la fan-fiction, théorisable en termes de transfictionnalité10. Or, la collection « Lelivrelavie » chez Cécile Defaut, propose à un écrivain d’écrire à partir d’une œuvre antérieure, quand Belfond, pour sa nouvelle collection « Remake » sollicite des écrivains contemporains pour qu’ils prolongent ou récrivent des classiques de l’histoire littéraire, Ubu roi (Nicole Caligaris) ou Bouvard et Pécuchet (Frédéric Berthet). Certes, le parallèle est explicitement proposé avec le cinéma (Short Cuts pour Mauvignier ; la pratique du remake cinématographique pour la collection de Belfond) : n’est-il pourtant pas possible de discerner là l’influence d’Internet au moins autant que celle du médium cinématographique ?

4Ce colloque ne s’est donc pas seulement proposé d’explorer les représentations du Web dans les œuvres littéraires contemporaines – qui bien entendu enregistrent son omniprésence dans la société et notre quotidien – mais bien plutôt d’identifier et d’interroger les phénomènes de contamination de la production de l’extrême contemporain, en particulier narrative, qui pour autant continue de se proposer sous la forme de livres, par une poétique issue, au moins en partie, de l’œuvre numérique et des pratiques neuves d’écriture et de lecture qui en découlent. Stratégies d’écriture et d’édition se croisent, à un moment où chacun tente de discerner les modalités d’une mutation en cours.