Colloques en ligne

Noémie Christen (St Gall)

Les lamentations de Roland Barthes. Enjeux poétiques des larmes pour la représentation

                                                                                     Mais toute ma vie n'ai-je été que cela : ému? 

                            Barthes, Journal de deuil

La peur et la pitié tragiques peuvent être excitées par le spectacle ; mais elles peuvent aussi être excitées par la strcuture et les incidents eux-mêmes de la pièce – ce qui est préférable et montre un meilleur poète.

                                             Aristote, Poétique

Depuis l’Antiquité, on ne sait plus pleurer, on n’ose plus pleurer. Cette idée faussement héroïque, qu’il faut cacher sa douleur, est contraire à l’esprit du théâtre antique, où l’on pleurait largement, profondément […] Aujourd’hui, nous gardons nos larmes. Pour qui, pour quoi1 ?

1En 1953, Roland Barthes soulève à l’occasion d’un article consacré au pouvoir du théâtre grec sur le public contemporain, un phénomène curieux de rétention lacrymale.

2Selon une vue panoramique, le regret est d’abord un diagnostic d’époque : l’émotion tragique a disparu. Si les voix des poètes Eschyle et Sophocle ont perdu de leur potentiel de séduction pathétique sur les spectateurs des années 1950, c’est que la représentation théâtrale ne propose plus de formes d’identification adéquates. Or cette attention portée à la tension sous forme d'écart entre la puissance du référent et la fadeur de sa réception auprès du récepteur de l’œuvre constituera un aspect saillant de bon nombre des futurs écrits de Barthes portant sur la représentation.

3Mais, selon une vue plus rapprochée, l'argument de « Pouvoirs de la tragédie antique » articule le genre tragique à l’affect selon trois tendances. Primo, le travail de médiation du jeu de l'acteur doit consister en une extrême lisibilité des signes de l’émotion qui, fixés d’avance par les canons de la tragédie antique, résistent aux réappropriations psychologiques et individuelles. Parfaitement réalisée selon le critique dans le combat de catch, cette clarté signalétique ne doit présenter aucune « ambiguïté de la vie », et tout en restant « admirablement extérieur, sans ombre et sans réserve » proposer au regardeur une compréhension immédiate sous forme de « scénario moral » et d’« opération intellectuelle »2. Comment reproduire sur scène la qualité exemplaire du modèle sportif du catch? Aux normes de spatialité et de temporalité s'ajoute l’accessoire du « masque » qui permettrait de réaliser cet équilibrage en affichant de manière immédiate la souffrance du visage de l’acteur :

Mettez le masque antique, fixé à jamais dans tel emploi passionnel, et chargé de signifier au peuple-spectateur que l’homme qu’il exhausse et signale est le siège d’une véritable « essence concrète » de la Douleur. L’identité n’est pas douteuse3.

4L'exigence du port du masque induit donc une nécessité de puiser dans le répertoire antique les moyens de fixer les conventions de la représentation théâtrale.

5Secondo, l'allégorisation de la souffrance dans l'expression « la Douleur » comme le langage platonicien de l’idée paradoxale d'« essence concrète » tendent en même temps à reconduire une certaine idéalité du genre. Tendus entre eidos (« essence ») et eidôlon (« concrète »), les termes du théoricien entretiennent le régime sémantique ambivalent qui parcourt son œuvre et tourne autour du très ancien problème de la mimésis, ambiguïté qui resurgit en 1980 dans La Chambre claire4.

6Tertio, et c'est là sans doute le trait le plus évident du propos de Barthes sur l'émotion tragique, la poétique des formes insiste sur les conditions pragmatiques de la réception : la façon dont le spectateur est affecté. Ce recours systématique au filtre d’un « horizon d’attente » tempère, comme le rappelle Marielle Macé, le caractère absolu prêté aux genres5.

7Au-delà de ces trois types d'articulation entre genre et émotion (convention, essence et réception), l'article de 1953 fournit l’occasion de considérer à nouveaux frais le nœud problématique de la définition de la tragédie connue dans le chapitre iv de la Poétique d’Aristote sous le nom de catharsis. Barthes commente ainsi :

On a répété trop souvent le mot d’Aristote sur la purification tragique, sans mesurer bien tout ce qu’un tel programme a de difficile. Il s’agit d’une véritable transmutation physique, obtenue à l’aide d’arguments tout à fait généraux, c’est-à-dire sans aucune complaisance pour les analogies individuelles que chaque spectateur peut trouver dans le motif tragique6.

8Éclairage original de l’énigme de la catharsis, l’idée d’une régulation des émotions comme « transmutation physique » ajoute une composante organique aux aspects proprement émotionnels et cognitifs de la purification. Cette proposition n’est pas sans évoquer la « conception physiologique » de la catharsis défendue par William Marx et basée sur les liens souterrains que cette purge aristotélicienne entretiendrait avec la théorie des humeurs7. L'année suivante, Barthes entreprend d'ailleurs dans son livre sur Michelet de suivre au travers d’une histoire des humeurs de l’historien les humeurs de l’Histoire et rappelle outre la terreur mythique de Michelet face au sang, son légendaire « don des larmes »8 :

Michelet a connu, lui, le pouvoir germinant des pleurs : non point larmes mentales, larmes de métaphore, mais larmes d’eau et de sel, qui viennent aux yeux, à la bouche, au visage ; car les larmes sont le milieu liquide de l’expansion cordiale, dont on sait qu’elle n’est rien d’autre que la véritable force génitrice9.

9À l’idée « stérile » s'opposent les larmes au « pouvoir fécondant ». Tissu intime et embryon formel de l’œuvre du théoricien, le motif des pleurs fait entendre la nécessité toujours reconduite d’articuler le corps et l’esprit dans l’affect.

10Évoquer à ce stade quelque « poétique de l'émotion » sous la plume de Barthes aurait sans doute quelque chose d'excessif, tant son propos possède au moment de sa réflexion sur la tragédie antique un aspect tâtonnant. Du moins faut-il examiner les caractéristiques qui dans la suite de l’œuvre formeront selon nous, ensemble, le cadre stimulant d'une approche théorique des usages de l'émotion. Loin de prétendre couvrir le spectre définitivement trop étendu des manifestations du discours de la passion dans la trajectoire de Roland Barthes, notre lecture s'attachera à décrire l'impact de ce pouvoir lacrymal sur la théorie de la représentation (tant théâtrale que photographique et littéraire), manifeste sous un double aspect : c'est tant l'affectation du spectateur que le potentiel fécondant de l'émotion en termes de forme générique qui intéressent Barthes. Pour ce faire, notre propos envisagera cinq moments emblématiques de mise en forme de la douleur déclinés selon une série de registres (mythologique, hystérique, érotique, mystique et photographique).

Mythologique

11   Insistance souterraine dans l’œuvre du critique de théâtre, mythologue puis sémiologue, la question de l’émotion trouve d’un texte à l’autre une formulation singulièrement identique qui consiste systématiquement en un décrochage : « Mettez de coté le contenu passionnel du jeu, qu’y lisez-vous ? des signes d’émotions, plus que l’émotion elle-même » ; « Ce que le public réclame, c’est l’image de la passion, non la passion elle-même » ; « la photographie littérale introduit au scandale de l’horreur, non à l’horreur elle-même »10 : respectivement issue de l’article sur la tragédie de 1953 pour la première et des Mythologies de 1957 pour les suivantes, ces déclarations pointent une hybris du sens qui résiste au décodage : en effet, point de connotation ni de message second dans cette émotivité excessivement plate.

12Parmi les chroniques des célèbres Mythologies capables d'illustrer ce paradoxe, nous retiendrons ici le texte consacré à l'exposition « Photos-chocs » qui, tenue à la galerie d’Orsay, donne à voir une imagerie crue, inscrite dans le genre de la photographie de guerre et de reportage. Différents clichés captent l'attention du critique : une foule de soldats placée à côté d'un champ de crânes humains, un jeune militaire examinant un squelette, la douleur d'une fiancée face au corps assassiné de l'homme aimé, etc. Il n'en reste pas moins que l’effet des expressions douloureuses sur le spectateur barthésien reste nulle : « Or, aucune de ces photographies, trop habiles, ne nous atteint ». Et le théoricien d’accuser sous la violence des scènes immobiles, l’intention démiurgique de l'opérateur qui, par un glissement pernicieux, se substitue au regardeur : « on a frémi pour nous, on a réfléchi pour nous, on a jugé pour nous11 ».

Si, entre l’article sur la tragédie et ce texte des Mythologies, le nœud du propos reste identique – il s’agit de réguler l’excès de signification et de trouver les moyens d’affecter le spectateur –  la critique, dans sa version mythologique, fait cependant un pas de côté. Tandis que Barthes accusait le défaut de codage et l’illisibilité des adaptations du théâtre moderne débordant de signes tous azimuts, il fustige désormais l'excès de franchise et de pureté du sens : le défaut de ces images documentaires réside dans la « lisibilité parfaite de la scène » car « sa mise en forme nous dispense de recevoir profondément l’image dans son scandale »12. « Fausses », « trop intentionnelles », les images résistent par leur trop plein d’« évidence » et leur « littéralité »13, privées qu’elles sont de cet effet de brouillage propre au pathétique. Une seconde lecture s'invite ici, qui force le spectateur à puiser en lui-même les moyens de décoder ce qui, au-delà du sens, s'impose à lui : c'est ce que Barthes appelle au terme de sa chronique la « catharsis critique » : Il s'agit donc bien ici de cette catharsis critique, réclamée par Brecht, et non plus comme dans le cas de la peinture de sujet, d'une purge émotive ...14.

13Substituée à la catharsis physiologique et humorale, cette forme intellectualisée de purification inspirée par la théorie de la distanciation brechtienne affecte toute la conception barthésienne de l'écriture qui cherche, au-delà des cadres génériques existants, les moyens de leur renouvellement. Certains procédés de mise à distance tels que l'usage systématique de la troisième personne, le ton du second degré ou de l'ironie se généralisent sous la plume de Roland Barthes. Nul doute que ces différentes stratégies d'écart qui ont précisément pour effet de briser les rhétoriques émotionnelles et de saper toute identification  fournissent le cadre d'un renouvellement des genres et notamment du récit personnel, comme c'est le cas du portrait par lui-même qu'est RB par RB :

[…] Je parle de moi à la façon de l’acteur brechtien qui doit distancer son personnage : le « montrer », non l’incarner, et donner à son débit comme une chiquenaude dont l’effet est de décoller le pronom de son nom, l’image de son support, l’imaginaire de son miroir (Brecht recommandait à l’acteur de penser tout son rôle à la troisième personne)15

Hystérique

14Dans un article de 1960 consacré à la pièce brechtienne de « Mère Courage »16 Barthes propose une analyse des ressorts de ce théâtre à partir d’une série de photogrammes réalisés par Pic. Parmi les clichés, Barthes s’intéresse entre autres à la scène du cri muet de Mère Courage (interprétée par Hélène Weigel) au moment de l’annonce de la mort de son fils :

Mère Courage a dû se contenir pour ne pas reconnaître le corps de son fils ; les soldats partis, elle éclate. Qu’y a-t-il de plus bouleversant ici ? Le dos de l’aumônier qui s’en va, par pudeur, par impuissance ; ce dos courbé qui se retire, recueille pour ainsi dire toute la douleur de la mère, insignifiante en soi17.

15Georges Didi-Huberman décrit parfaitement le « tour insciemment cruel » du regard de Barthes ignorant le « cri muet18 » de Mère Courage pour fixer son attention, et la nôtre, sur un autre détail du cliché : le dos massif de l’aumônier qui s’en va indifférent. On sait, grâce aux travaux de l'historien de l'art, quels liens souterrains cette lecture entretient avec un autre article qui, publié en 1970, porte également sur des photogrammes: « Notes de recherche sur quelques photogrammes de S.M. Eisenstein ». Face aux arrêts sur images extraits du film Potemkine représentant notamment différentes femmes en deuil, le sens des images s'impose à nouveau d'emblée au récepteur, et ce avec une telle clarté qu'il s'agit de le qualifier : ce sera le sens « obvie ». Or l'emphase qui est donnée à voir tire sa complexité moins des visages affligés ou des gestes que d'une sorte de « déguisement » des êtres. Ici le foulard en bandeau, là la barbiche, ailleurs encore quelque chignon grotesque composent sous nos yeux toute une scénarisation de la souffrance.

16Véritable topos de l’œuvre, l'impassibilité du regard de Roland Barthes revient de façon systématique à partir des années 1960. Si les larmes continuent d’incarner la modalité la plus littérale de l’émotion, elles ne sont plus ni tragiques (théâtre antique), ni génératives (Michelet) et cessent d'incarner la manifestation de quelque don transcendant. Réduites à un véritable stéréotype visuel, les larmes nous invitent en outre à lire ces textes critiques au prisme d’une interprétation « genrée ». Force est de constater que la figure nodale fédérant les deux derniers textes analysés ici (« Mère Courage » et « Notes de recherche sur quelques photogrammes de S.M. Eisenstein ») apparaît sous les traits d’une pleureuse, figure maternelle ou épouse prise dans les affres du deuil. Loin d’être marginale dans l’œuvre de Barthes, l’équivalence qui se dessine en filigrane entre l'« hystérie » de la représentation (le motif féminin) et le problème de l'excès du sens aboutit de fait à leur recouvrement.

17Sorte de pente alternative, le trouble hystérique qui s’installe dans la critique barthésienne comme un motif de repoussoir lancinant est l'obstacle premier à l'idéal de la distanciation. Hystérie de l’acteur qui ne tient pas la distance face à son rôle, « hystérie » de Michelet qui dans l’imaginaire de Barthes fait de ses maux physiques des maux de l’Histoire, hystérisme des mythes de la culture contemporaine etc., longue est la liste des avatars de la névrose. Outre le lien de nature qu’entretient la pathologie avec les comportements théâtraux, il existerait une « hystérie figée » qui, sous une forme immobile et extatique, correspondrait aux dispositifs cadrés photographiques et picturaux. Lovée dans des formes d’écriture qui, aliénées, chercheraient en vain un régime d’expression, cette véritable maladie du signe, désigne sous la plume du théoricien un phénomène de somatisation des émotions qui, à défaut d’avoir pu se mouler dans une forme, surgiraient à même les pores.

Mystique

18S'il existe une théorie de l'affect, celle-ci ne saurait être réduite à quelque paradigme simple. Traversé par des régimes contraires (hystérie/distanciement), le traitement de l'émotion dans l’œuvre barthésienne existe bien sur le mode de l'équilibre instable. À partir des années 1970, les larmes cessent cependant d'être uniquement le fait de quelque personnage figé et distancé et deviennent le lieu possible d'une expérience pour le lecteur-spectateur. Tel est du moins l'enjeu du chapitre de Sade, Fourier, Loyola consacré à la figure d'Ignace de Loyola : porter une attention particulière à ce qui, dans la forme de la méditation spirituelle, peut être activé dans l'expérience esthétique. Barthes se détourne alors des objets de la représentation (pièce de théâtre, photographies, photogrammes etc.) pour s'intéresser à une forme expérimentale de « texte » : l'exercice religieux.

19Or la lecture barthésienne des Exercices spirituels insiste sur la qualité des mouvements d’âme qui, bien que tournés vers une élévation, se réalisent de façon immanente dans le corps du retraitant, nouveau théâtre de la Passion. Jean-Marie Schaeffer a récemment montré comment, chez le théoricien, l’expérience esthétique partage avec d’autres types d’expériences « intramondaines » certains traits « relevant du même régime d’expérience attentionnelle »19. Selon cette analyse, basée sur l'analogie proposée dans Bruissement de la langue entre l'expérience de la lecture qu’est le « Texte » et celle de la promenade à flan d’oued, il ressort qu’un même régime attentionnel est en jeu dans ces deux expériences, caractérisé par une ouverture au monde qui, sur un mode poreux et non sélectif, accueillerait le large champ de ce qui est donné à voir, sentir, entendre, etc. Dans cette perspective, tout laisse suggérer qu’au travers des pleurs légendaires du mystique, décrits à la fin du chapitre de Sade, Fourier, Loyola, Barthes mette en miroir expérience spirituelle et expérience esthétique par l’activation d'un régime sensori-moteur commun mis en jeu par celles-ci.

20Une fois n'est pas coutume, l'examen de conscience aboutit à un effet proprement physique : une expérience du « corps morcelé » dont les larmes constituent à nouveau l’unité fragmentaire. Mais Barthes ne manque  de rappeler en même temps la façon dont le fondateur d'ordre répertorie dans son Journal spirituel ces manifestations dans un langage crypté, au moyen de « signes graphiques » : « On sait l’importance du don des larmes dans l’histoire chrétienne ; pour Ignace, ces larmes très matérielles […] constituent un véritable code, dont la matière est différenciée en signes selon leur temps d’apparition et leur intensité »20. L'exercice ignacien ne saurait donc se réduire aux effets sensibles spectaculaires de cette théophanie, soigneusement listés ici au travers d'une panoplie de figures (la « loquèle », les « sensations cénesthésiques », les « visites » du Saint-Esprit et les « visions », etc.)21. Toute une série d'opérations de surveillance, de comptabilisation et de classement accompagnent ces mêmes mouvements. Face à l’émotion spirituelle, nous retrouvons chez Barthes un désir de contrôler et de cadrer la montée de l'affect, qui rappelle la tension entre la catharsis physiologique et son envers critique.

Erotique

21Un second tournant, « érotique » celui-là, se dessine dans les Fragments d’un discours amoureux, qui explore un autre champ d'exercice privilégié de la douleur. Paradoxe de ce texte, nulle part ailleurs le théoricien n’aura autant élevé une émotion et nulle part ailleurs il n’aura autant arrimé la langue à une domination du corps. Comme dans le cas de la méditation ignacienne, il s’agit pourtant toujours en dernière instance d’articuler l’émoi indicible dans le langage. Impuissante à rendre la grandeur de la passion amoureuse, la langue du narrateur amoureux, privée de mise en forme, se retrouve empêtrée en elle-même, livrée à la folie échevelée de la syntaxe :

L’amoureux parle par paquets de phrases, mais il n’intègre pas ces phrases à un niveau supérieur, à une œuvre ; c’est un discours horizontal : aucune transcendance, aucun salut, aucun roman (mais beaucoup de romanesque)22.

22La difficulté touche, outre le modèle prégnant du roman, le récit à la première personne qui, bien que tenté et tentant n'advient pas : « Je ne puis m’écrire. Quel est ce moi qui s’écrirait23 ? »

23Ainsi en va-t-il du traitement extrêmement singulier du discours des Fragments qui fuyant les aveux francs, s’épanouit dans la litote, l’anecdote, l’autodérision, autant de marques épouses d’une impossibilité de « faire œuvre ». De ce dépit générique naît un discours qui, clivé entre les deux images d’ouverture du livre (la figure gesticulante du gymnaste et celle de la statue sidérée) se laisse emporter par le chaos verbal et puise dans une rhétorique des contraires, fluctuant entre logorrhée et mutisme24. Face au défaut de parole et à l’encre sèche des mots, Barthes trempe alors à nouveau sa plume dans le fluide salutaire des larmes :

Les larmes sont des signes, non des expressions. Par mes larmes, je raconte une histoire, je produis un mythe de la douleur, et dès lors je m’en accommode : je puis vivre avec elle, parce que, en pleurant, je me donne un interlocuteur empathique qui recueille le plus vrai des messages, celui de mon corps, non celui de ma langue : « Les paroles, que sont-elles ? Une larme en dira plus »25.

24Au travers de cet « éloge des larmes », la vérité de l’émotion se trouve réinscrite dans le corps, ultime producteur de récit. Pourtant les pleurs ne coulent pas librement mais sont, une fois de plus, codifiés (ce sont des « signes » et non des « expressions »), à l'instar du narrateur des Fragments qui, en proie au désespoir, porte ostensiblement lors de son rendez-vous avec l’aimé des lunettes noires après les sanglots, l’accessoire lui permettant à la fois de cacher sa tristesse et de la signaler26. Véritable transposition contemporaine du masque tragique d'où nous sommes partis, l'affirmation du « larvatus prodeo27 » réunit les deux pentes contraires de notre analyse, à savoir une manifestation organique du tourment (hystérie) d’une part, rendue lisible par le distanciement du masque des lunettes (logos) d’autre part.

Photographique

25Notre propos serait incomplet s'il faisait l'impasse sur l'ouvrage qui marque dans l’œuvre de Roland Barthes le vrai moment de reconnaissance du pathos, réconciliation largement préparée par l’expérience mystico-amoureuse que nous avons analysée. Publié en 1980, le livre hommage qu'est La Chambre claire porte alors, comme jamais sans doute aucun de ses écrits n’a su le faire, les stigmates douloureux d'une expérience de la perte, dans laquelle Barthes joue cette fois lui-même le rôle du héros et du spectateur. Henriette, la mère du théoricien, vient en effet de mourir et l'effondrement du fils qui a partagé soixante-cinq ans de son existence aux côtés de la génitrice adorée est total. Le critique assume une approche qui, libérée de l'impératif du distanciement, fraye avec l'émotion – « ma phénoménologie acceptait de se compromettre avec une force, l’affect28 ». Son propos renoue en même temps avec l'ancien amour du théâtre antique duquel nous sommes partis, puisque d'une part, l'émotion tragique par excellence qu'est la « pitié » aristotélicienne redevient le vecteur de la quête29 et d'autre part, la perfection du pathos passe à nouveau par la nécessité d’affubler la représentation d’un masque : « […] la Photographie ne peut signifier (viser une généralité) qu’en prenant un masque30 ». Deux aspects centraux de La Chambre claire se trouvent alors affectés et méritent d'être entendus dans leur singularité : le caractère « genré » et la forme générique du texte.

26Rappelons d'abord comment le narrateur endeuillé suggère une identification entre le sujet qu'il est lui-même et sa mère, identification qui confine à l'inversion symbolique des rôles : « elle était devenue ma petite fille » ou « […] moi qui n’avais jamais procréé, j’avais, dans sa maladie même, engendré ma mère »31. Relayés par ailleurs en annexe de l’œuvre, dans une note personnelle de Journal de deuil32, ces incises suggèrent qu'un glissement générationnel a lieu. Devenu le géniteur de sa mère, Barthes s’identifie ici, sous l’effet de l’empathie retrouvée, à une figure maternelle en deuil et endosse alors lui-même, par un effet de renversement, la posture « hystérique » de la pleureuse systématiquement mise à distance dans les années 60-70 mais dont il assume à présent le masque tragique33. Ultime paradoxe, malgré la pitié, le fils retient une dernière fois ses larmes : « car, pour moi, le Temps élimine l’émotion de la perte (je ne pleure pas), c’est tout34 ». Le chagrin, consigné dans ses notes personnelles, trouve en réalité dans l'écriture diariste son ultime réceptacle, le journal devenant une sorte d’épilogue de notre parcours35.

27S'ajoute à cela une écriture qui, sur le mode coalescent propre à la pitié, inspire une poétique des plus hétéroclites. Si Barthes choisit dans ce dernier livre une formule d’ouverture figée – « un jour, il y a bien longtemps, je tombai sur une photographie […] » – et l'emploi du passé simple qui sont les marques du roman, il rompt en même temps avec l’usage de la troisième personne, pour assumer pour la première fois le « je », tirant le récit du côté de l’autobiographie.Empruntant encore certains traits au testament, à l’album photo, à l’oraison funèbre, le récit confine encore à l’autofiction lorsque Barthes affirme « car la Photographie, c’est l’avènement de moi-même comme un autre36 ». Poussée à l'excès, l’hybridité s’exerce tant au niveau générique que genré, le narrateur incarnant symboliquement la réconciliation des contraires : le fils et la mère, l’homme et la femme, le logos et le pathos. S'ajoute à cette double hétérogénéité, celle qui touche aux supports : récit illustré de photographies, La Chambre claire constitue un livre matériellement « composite » qui propose en outre une réflexion « intermédiale » articulant les différents arts mimétiques du théâtre, de la peinture et de la photographie.

28Nous l’aurons compris, le discours de l’affect traverse l’œuvre de Roland Barthes pour devenir le lieu d’un investissement fort et offrir quelque forme à une plainte blessée sans parvenir pourtant à la mouler. Ne reste alors, pour dire l'émotion, qu'une immense hésitation formelle. Fruit d'une oscillation constante entre tentation spéculative et organique, le motif singulier des larmes constitue un puissant révélateur de la versatilité du critique à l’égard du monde tourmenté et bigarré des passions. Les écrits des années 1950-1960 nous fournissent une première vue exemplaire d’un certain idéal de mise à distance systématique de l’émotion. Qu'elles soient photographiques, filmiques ou littéraires, les larmes sont refusées comme expression et deviennent, sous l'effet du masque systématique, le lieu d’une signification. Certaines transitions comme l’épreuve mystique (Sade, Fourier, Loyola) ou l’aventure amoureuse (Fragments d’un discours amoureux) proposent des mises en forme obliques de la douleur qui cesse peu à peu d’être un objet extérieur et distant pour devenir le lieu d’une expérience vécue et incorporée, opérant la réconciliation du sujet Barthes avec la douleur, changement de perspective manifesté avec éclat dans La Chambre claire.