Un genre fondé sur le « goût de l’atroce ». Le romantisme frénétique
1Depuis que Charles Nodier a inventé l’expression dans un article en 1821, pour désigner les œuvres de Maturin (Bertram, Melmoth, Les Albigeois), Le Petit Pierre de l’Allemand Spiess et Han d’Islande du jeune Victor Hugo, le « genre frénétique » permet de regrouper, dans le discours critique, un ensemble d’œuvres parues dans le premier tiers du xixe siècle : outre des romans noirs anglais et allemands, le genre rassemble les principaux auteurs romantiques des années 1830 — Hugo, Balzac, Dumas, Sue —, ainsi que des écrivains mineurs, qu’il s’agisse des « petits romantiques » comme Pétrus Borel, ou d’écrivains célèbres en leur temps, mais progressivement tombés dans les oubliettes de l’histoire littéraire, comme Jules Janin et Frédéric Soulié.
2La critique des années 1820 et 1830, prompte à lancer de nouvelles appellations génériques, propose de multiples noms pour désigner ce corpus. Mais qu’on choisisse « frénétique », « galvanique » ou « horrible », ces qualificatifs annoncent tous de façon transparente la caractéristique principale qui fonde l’unité du genre : la recherche d’une émotion violente et dysphorique, qui fait du romantisme frénétique une étape dans la longue histoire de la littérature horrifiante1.
Émotions du frénétique
3Dans les discours des critiques, l’unité du genre apparaît dans la recherche d’une émotion violente. Les œuvres frénétiques procurent des « émotions fortes2 » : les critiques parlent de « commotions violentes, […] spasmes intellectuels3 », de « frissonnement[s]4 », de « spasme[s] nerveux5 » ; bref, pour lire de tels ouvrages, mieux vaut avoir « les nerfs robustes6 ». La formule de Voltaire, « frapper fort plutôt que juste », est régulièrement convoquée7 pour décrire l’effet des œuvres frénétiques. Autre topos critique des comptes rendus d’œuvres frénétiques : l’intensité maximale possible est atteinte – et, comme le montre la répétition de ce constat au fil des parutions, ne cesse manifestement d’être pourtant dépassée. Comme l’écrit le journal Le Protestant en 1832, « [à] chaque nouveauté, il semble que la limite extrême soit atteinte, qu’on ne puisse aller plus loin, que la mine des abominations, des impuretés, des infamies est épuisée […]8. »
4L’éclosion d’une telle littérature répond, selon les critiques, à une nécessité historique. Après le choc révolutionnaire, la sensibilité du public s’est émoussée. Les « âmes blasées par tant de révolutions9 », selon la formule de Balzac, ne peuvent plus être touchée que par des émotions fortes. Nodier accorde ainsi une place centrale à l’adéquation entre le genre frénétique et les besoins émotionnels du lectorat :
Les peuples vieillis ont besoin d’être stimulés par des nouveautés violentes. Il faut des commotions électriques à la paralysie, des horreurs poétiques à la sensibilité, et des exécutions à la populace10.
[…] Après cette longue fatigue des peuples, exercés pendant le tiers d’un siècle aux impressions les plus variées, les plus profondes et les plus tragiques, la littérature [a] ressenti le besoin de renouveler, par des secousses fortes et rapides, dans les générations blasées, les organes émoussés de la pitié et de la terreur11.
5La place primordiale de la dimension pragmatique dans la définition du genre « frénétique » apparaît dans le choix même par Nodier du nom générique : le mot « frénétique », qui appartient au lexique pathologique, désigne au début du xixe siècle une crise de délire violent, accompagnée de différents symptômes, qui aboutit souvent à la mort du malade. Que l’adjectif caractérise plus particulièrement l’écrivain, les personnages qu’il met en scène, ou l’état auquel aspire le lecteur, il connote la violence.
6Cette violence, effet du genre frénétique, se définit d’emblée par l’intensité et la négativité. Ces deux caractéristiques vont toujours de pair : on ne conçoit pas une émotion intense qui ne soit pas négative, de même qu’une « émotion douce » est par définition à la fois agréable et peu intense. Ce lien logique, qui s’observe aussi régulièrement qu’il est rarement théorisé, apparaît par exemple dans cette description ironique du romantisme frénétique, parue dans Le Drapeau blanc en 1821 :
[…] Il faut à nos cœurs d’énergiques passions, d’implacables haines, de forcenés amours, de furieuses rivalités, d’atroces vengeances ; il nous faut des meurtres, des adultères, des guerres civiles, des massacres, des échafauds12 !
7Tandis que la première proposition associe des adjectifs connotant l’intensité à des noms qui parcourent tout le spectre des passions, de la haine à l’amour, la seconde développe les motifs romanesques ou dramatiques récurrents, tous liés à la mort et au vice. Charles Nodier, pour décrire les effets de la littérature frénétique, ne recourt donc qu’à des expressions référant à des émotions négatives : ces œuvres produisent, écrit-il, un effet « pathétique13 », les « ébranlements de la terreur14 », des « sensations si pénibles et si violentes15 », enfin, « toutes les horreurs dont on peut épouvanter la pensée16 ».
8Comme le montrent ces exemples, la nature précise de l’émotion suscitée par le frénétique n’est pas au cœur de la réflexion des critiques, qui utilisent souvent indifféremment plusieurs termes proches connotant à la fois la violence et la négativité, comme « terreur », « horreur », « dégoût ». Ces notions sont proches, mais n’en présentent pas moins des différences de sens, et on aurait sans doute intérêt, dans le domaine de cette littérature noire qui se développe en France au début du xixe siècle, à opérer la distinction entre terreur et horreur devenue courante dans la critique anglo-saxonne. La peur, dont la terreur est une version superlative17, découle de l’attente d’un événement violent et de l’incertitude quant à la survenue effective d’un tel événement. L’horreur, au contraire, constitue la réaction du sujet face à l’événement violent ou à l’objet en question. Elle inclut le dégoût, ce que souligne Anne Souriau dans le Vocabulaire d’esthétique, où elle définit l’horreur comme une « violente réaction de rejet, physique et/ou mentale, devant ce qui répugne et effraie de manière intense et profonde18 ». Maurice Lévy, dans son étude du roman gothique, développe de façon lumineuse cette distinction entre terreur et horreur :
[…] L’Horreur […] vise à une confrontation directe et brutale avec ce que l’incroyable a de plus repoussant. La terreur se nourrissait de doutes, l’horreur s’installe dans une abominable certitude. La terreur s’enveloppait d’ombres, l’horreur se dévoile sans pudeur et ne peut exister qu’au grand jour. La terreur provoquait une intense activité de l’esprit, l’horreur s’arrête et fige le mécanisme de nos facultés mentales. Elle n’est plus imagination mais vision. Elle ne se réfère plus au possible, elle est au cœur du réel19.
9Survenant dans les pages consacrées à Lewis, cette distinction permet de formuler une différence importante opposant « l’art discret d’Anne Radcliffe, suggestif plus que descriptif, […] fondé sur la terreur20 », à celui de l’auteur du Moine. Cette opposition permet de comprendre la spécificité du romantisme frénétique. Lewis et Ann Radcliffe sont en effet deux représentants du roman gothique, qu’on définit traditionnellement comme le récit de la persécution d’une jeune fille innocente par un scélérat, dans un décor clos et inquiétant (château, couvent, souterrain, voire forêt). Mais au sein de ce genre, ils incarnent deux tendances différentes. Les romans d’Ann Radcliffe sont fondés sur une esthétique de la terreur, qui n’aboutit jamais à l’horreur du mal effectif : au terme d’un long combat entre le bien et le mal, c’est le bien qui l’emporte, et l’héroïne est finalement épargnée. C’est pourquoi ce roman noir peut être à juste titre, et en dépit de l’apparent paradoxe, caractérisé par Catriona Seth comme une « littérature du réconfort21 ». Il n’y a rien de réconfortant, au contraire, dans Le Moine de Lewis, ni dans Melmoth de Maturin : la mort n’apparaît pas sous la forme d’un danger redouté, mais se manifeste dans sa réalité crue, et frappe les héroïnes malgré leur innocence.
10En France, au début du xixe siècle, on trouve des productions littéraires relevant de ces deux veines. De nombreux romans noirs, héritiers des romans gothiques, offrent à leurs lecteurs – et surtout à leurs lectrices – le plaisir de la peur, que résume Théophile Gautier, grand amateur des « radcliffades », comme on pouvait les appeler : « j’avais du plaisir à avoir peur et je pensais avec Grey que le paradis, c’était un roman devant un bon feu22 ». Cette esthétique de la peur est aussi celle du mélodrame de Pixerécourt. Mais un autre courant, plus étroitement rattaché au romantisme qui se développe, naît de la lecture des romans de Lewis et Maturin. Ce genre « frénétique » cherche à provoquer l’horreur, en cultivant une « esthétique du choc », selon l’heureuse formule de Max Milner. Pour ce faire, il délaisse volontiers les éléments caractéristiques du gothique, comme le château ou la jeune fille innocente. La littérature noire de l’époque romantique peut ainsi être divisée en deux ensembles de productions, aux frontières parfois mouvantes : d’un côté, les romans noirs fidèles au canevas radcliffien, qui visent à susciter la terreur ; de l’autre, les œuvres frénétiques qui cherchent à provoquer l’horreur.
11C’est d’ailleurs le terme « horreur », ou un synonyme, qui est privilégié dans les discours paratextuels qui encadrent ces œuvres « frénétiques ». Amédée Pommier présente son recueil La Pile de Volta comme une compilation de « ces histoires bien noires, bien tragiques, bien atroces, bien infernales, qui sont de mode aujourd’hui, et qui vous procurent la sensation de l’horrible dans toute sa plénitude23 ». L’un des adjectifs associés par Pommier à l’horreur apparaissait déjà quelques années plus tôt sous la plume de Collin de Plancy, qui annonce Le Bourreau de Drontheim en déclarant que « puisqu’on veut des atrocités, on sera ici servi à souhait24 », tandis que Balzac dément, dans L’Élixir de longue vie, « fai[re] de l’atroce pour le plaisir des jeunes filles25 ». Dans la préface du Dernier Jour d’un condamné, « Une comédie à propos d’une tragédie », qui met en scène divers personnages ridicules jugeant les œuvres de Hugo à l’aune des émotions qu’elles procurent, le mot « terreur » et ses synonymes (« peur », « crainte ») sont absents. En revanche, le « poëte élégiaque » dit vouloir des émotions « douces, rêveuses, mélancoliques, mais jamais de sang, jamais d’horreurs26 » et le « gros monsieur » déclare que le roman de Hugo « vous fait dresser les cheveux sur la tête, il vous fait venir la chair de poule27 » : cette « sensation physique qui fait que la peau devient chair de poule et que les cheveux se hérissent28 » constitue la première définition de l’horreur, conformément à son étymologie29.
12Les œuvres ne contredisent pas cet effet d’annonce. La plupart sont construites autour d’une scène horrible, unique dans les récits brefs, multiple dans les romans. Si la peur est présente dans ces récits, elle aboutit systématiquement au choc horrifiant de la représentation de ce qui était craint. Et elle est souvent totalement exclue. Des titres comme L’Âne mort et la femme guillotinée (de Jules Janin) ou Ivre et mort (de Flaubert) ont une valeur programmatique qui annonce d’emblée ce que le récit donnera à voir : le roman de Jules Janin commence avec la mort de l’âne et finit avec l’exécution d’Henriette ; la nouvelle de Flaubert montre un concours de beuverie et son dénouement tragique. La brièveté des anecdotes rapportées dans La Pile de Volta, d’Amédée Pommier, ne laisse non plus aucune place pour la peur : alors que les romans d’Ann Radcliffe entretenaient longuement la peur d’un événement qui n’advenait pas, le recueil d’Amédée Pommier multiplie les scènes horribles sans laisser au lecteur le temps de craindre leur survenue. « Le boa » raconte ainsi la dévoration d’un homme par le serpent : le sort de la malheureuse victime est vite scellé et la mort surgit très rapidement ; l’essentiel du récit est consacré à la description minutieuse et complaisante de la façon dont le boa ingurgite le corps. C’est bien l’horreur, non la terreur, que recherchent ces œuvres romantiques violentes que la critique appelle « frénétiques ».
Un genre fondé sur l’horreur
13La recherche de l’horreur suffit à fonder un genre. Il est vrai que le frénétique ne peut être défini selon des critères formels stricts (contrairement au sonnet), qu’il n’a pas fait l’objet d’une théorisation poussée (contrairement à la tragédie), et qu’il ne remplit que médiocrement une fonction classificatoire : il se mêle aisément à d’autres genres et la production romantique abonde en romans à la fois historiques et frénétiques. Ce ne sont pourtant là que des critères de définition parmi d’autres, qui ne justifient pas que plusieurs critiques du xxe siècle préfèrent assigner au frénétique le statut plus vague de « tendance » ou de « courant ».
14La reconnaissance du frénétique comme genre apparaît dans l’utilisation même, par ses contemporains, de noms pour le désigner : le baptême générique, même s’il n’aura pas de postérité et entre en concurrence avec d’autres noms existants, sanctionne l’identification d’une classe de textes présentant une unité forte en vertu de similarités. Qu’il porte le nom de « genre horrible », « frénétique » ou « galvanique », ce genre est régi par la même esthétique du choc et vise au même effet.
15Dans le système proposé par Jean-Marie Schaeffer pour déterminer les différentes catégories de genre, le genre frénétique est une « class[e] généalogiqu[e] fondé[e] sur des relations hypertextuelles30 » : une œuvre est classée dans le genre frénétique parce qu’elle porte la marque de l’influence d’une œuvre frénétique antérieure. Le genre ainsi défini correspond à ce qu’on appelait au xix siècle une « école » littéraire où, indépendamment de toute sociabilité, de jeunes écrivains se faisaient, au mieux les disciples, au pire les mauvais imitateurs, des maîtres dont ils s’inspiraient. La généricité auctoriale se décèle ainsi, en dépit de l’absence de tout nom générique, dans les références intertextuelles qui inscrivent le récit dans une lignée d’œuvres similaires. Le jeu des influences est lisible notamment dans le recours massif aux épigraphes qui caractérise le roman romantique : Han d’Islande est ainsi placé sous le patronage de Maturin. De façon encore plus nette, le roman intitulé Og, paru en 182431, affiche une dédicace qui retrace la chaîne de modèles dont il se présente comme l’aboutissement : « À Jean Sbogar, et à ses successeurs, le vampire, le solitaire, le camisard, Han d’Islande, le renégat, le centenaire, le paria français, Ipsiboé, Ourika, le damné, etc., etc., etc. » Le personnage éponyme du roman, un ogre sanguinaire, se trouve ainsi présenté comme le dernier rejeton d’une lignée généalogique dont l’inaugurateur, le brigand créé par Charles Nodier, a déjà inspiré les auteurs qui définissent alors le romantisme, comme Victor Hugo et Balzac, mais aussi Victor d’Arlincourt ou Dinocourt.
16Si la recherche de l’horreur, à susciter ou à éprouver, peut constituer le principal critère définitoire d’un genre, c’est parce qu’elle informe la poétique des œuvres, construites en fonction de cet objectif à atteindre, et détermine ainsi les caractéristiques qui formeront l’unité de cette classe de textes qu’on appelle le « genre frénétique ». On ne provoque pas la terreur comme on provoque l’horreur : à la distinction entre les émotions correspond une distinction entre les poétiques.
17L’esthétique du choc repose sur l’irruption brutale dans le cours du récit, de la scène horrible. En effet, tandis que la terreur repose toujours sur l’attente et le suspens, donc sur la durée, l’horreur sera amplifiée si la confrontation avec l’objet atroce est brutale, c’est-à-dire si elle arrive de façon inattendue. La plupart des œuvres du romantisme « frénétique » cultivent ainsi une esthétique de la surprise. Kernok le pirate, premier roman maritime d’Eugène Sue paru en 1830, en donne un exemple frappant. Le chapitre vii présente deux nouveaux personnages au lecteur : Carlos et Anita sont de jeunes époux éperdus d’amour, à l’aube d’une vie heureuse dont ils détaillent les promesses, allongés sur le lit luxueux de leur cabine de bateau ; Carlos imagine vieillir avec Anita, il projette de la retrouver au ciel après leur mort ; la pieuse Anita se réjouit de voir leur amour béni par la Sainte Vierge, et demande à Carlos de lui promettre de dire une autre neuvaine à Notre-Dame, vingt ans plus tard. Voici la fin du dialogue :
— Je te le jure, âme de ma vie ! car dans vingt ans nous serons encore jeunes d’amour et de bonheur.
— Oh ! oui, notre avenir est si riant, si pur, que…
Elle ne put achever, car un boulet ramé, entrant et sifflant par la poupe, lui fracassa la tête, coupa Carlos en deux, et brisa les caisses de fleurs et la volière32.
18Cet effet, le choc de la surprise, est permis par le contraste ménagé entre le bonheur, le luxe et la tranquillité, et la mort violente qui termine le chapitre. Les personnages, qui n’existaient que par leurs sentiments, sont brutalement réduits à n’être que deux corps mortels. Le rapport d’opposition entre le dialogue et la fin du récit est encore accentué par la valeur rétrospectivement ironique de la prédiction confiante d’Anita (« notre avenir est si riant ») : si l’horreur est annoncée, c’est par antiphrase.
19L’horreur fait bon ménage avec la dissonance, ce qui la distingue de l’effet terrifiant qui repose sur un faisceau d’éléments dont chacun contribue à créer une atmosphère de peur. Cette dissonance, qui sépare le romantisme frénétique des harmonies noires du roman gothique, inspire au narrateur du Dernier Jour d’un condamné ce commentaire sur le moment du verdict :
A-t-on jamais prononcé sentence de mort autrement qu’à minuit, aux flambeaux, dans une salle sombre et noire, et par une froide nuit de pluie et d’hiver ? Mais au mois d’août, à huit heures du matin, un si beau jour, ces bons jurés, c’est impossible ! Et mes yeux revenaient se fixer sur la jolie fleur jaune au soleil33.
20La matinée ensoleillée durant laquelle les jurés rendent leur verdict ne provoque aucune peur : « Comment une idée sinistre aurait-elle pu poindre parmi tant de gracieuses sensations34 ? » En revanche, elle accentue pour le lecteur l’horreur du verdict, en rendant plus sensible l’opposition entre la vie, évoquée par le contexte, et la mort décrétée par la justice. Le contraste, qui prenait une valeur ironique dans Kernok le pirate, accentue ici le pathétique. Cette recherche de la dissonance explique la prédilection de l’auteur de La Pile de Volta pour les faits divers, ces « accidens imprévus […] qui peuvent changer subitement la scène la plus riante en scène de deuil et de sang35 ».
21Cette recherche de la surprise et du contraste, qui donnent toute sa puissance émotive au choc horrifiant, ordonne également la composition et le rythme de la narration. L’horreur, par définition brutale, ne dure qu’un moment. Les œuvres frénétiques sont ainsi organisées comme une succession, plus ou moins rapide, de scènes choquantes. L’instant est privilégié sur la durée, et l’esthétique de l’accumulation l’emporte sur l’approfondissement psychologique. Dans un roman comme Les Deux Cadavres de Frédéric Soulié, les chapitres correspondent chacun à une scène frappante et la durée de l’intrigue est contenue dans les ellipses entre ceux-là.
22Surprise, contraste, accumulation : cette liste des composantes de l’« esthétique du choc » peut être complétée avec un autre trait constitutif du frénétique, sensible cette fois non dans l’économie de chaque œuvre mais dans l’histoire du genre. Le genre du roman terrifiant ou gothique, reposait sur la combinaison d’éléments stéréotypés que le lecteur retrouvait d’une œuvre à l’autre, le souvenir de la peur créée par le roman précédent entretenant celle du roman en cours de lecture. Le genre horrifiant, à l’inverse, impose une variation des combinaisons : une répétition trop exacte annihilerait l’effet de surprise nécessaire à « l’esthétique du choc ». S’il y a des motifs et des personnages récurrents dans le romantisme frénétique — qui assurent l’unité thématique du corpus et servent de repère au lecteur —, l’enjeu, pour chaque écrivain, est de représenter une combinaison de faits nouvelle à partir de ces mêmes données. Le bourreau est omniprésent dans le romantisme frénétique, mais chaque roman présente une variation sur le type : dans Han d’Islande, c’est un homme cruel qui considère sa charge avec une tranquille vanité ; Mérimée en fait un honnête homme dans son Théâtre de Clara Gazul, Soulié un père de famille pathétique dans Les Deux Cadavres ; le bourreau d’El Verdugo, de Balzac,est un fils de bonne famille conduit à assumer ce rôle dans des circonstances exceptionnelles.Les mêmes variations apparaissent dans une scène a priori toujours semblable à elle-même, l’exécution capitale. Qui le bourreau doit-il exécuter ? La réponse à cette question constitue un nouveau ressort de l’horreur en même temps qu’elle diffère dans chaque texte. Le bourreau de Han d’Islande exécute le cœur tranquille son propre frère ; le héros d’un drame de Théaulon exécute dans une rage amère sa maîtresse qui s’est refusée à lui36 ; dans El Verdugo, Juanito manifeste un courage héroïque en tuant l’un après l’autre les membres de sa famille, seule condition pour assurer la survie de leur nom, mais faiblit devant sa mère ; quant au bourreau de Mérimée, il préfère se trancher la main plutôt qu’exécuter l’homme qui a sauvé sa fille. L’équilibre entre similarités et variations assure à la fois l’unité du genre et son efficacité émotionnelle.
Une esthétique illégitime
23La perception du romantisme a évidemment bien changé depuis le début du xixe siècle, et l’on peinerait à imaginer un critique littéraire d’aujourd’hui accuser le drame romantique de provoquer des fausses couches ou voir dans le style de Hugo un « inintelligible jargon37 ». Il y a pourtant une constante dans les jugements esthétiques proférés depuis cette date : l’horreur n’est pas une émotion esthétique légitime, au xixe comme au xxe siècle.
24La distinction entre terreur et horreur n’est pas explicitement théorisée au xixe siècle, mais apparaît tout de même dans les discours critiques, en revêtant une forme à la fois axiologique et historique. D’une part, l’horreur est perçue comme une forme excessive, grossière et dégradée de la terreur : dans la gamme des émotions dysphoriques provoquées par l’art, la terreur est approuvée, au contraire de l’horreur. D’autre part, elle est présentée comme une spécificité romantique : aux classiques revient la recherche de la terreur, légitimée dans la tragédie par la théorie aristotélicienne ; aux romantiques revient la faute d’avoir troqué la terreur pour l’horreur. Le vicomte de Saint-Chamans, dans un pamphlet anti romantique, résume bien cette position :
La terreur, tant qu’elle est renfermée dans les limites du goût, est classique. La terreur poussée au-delà des bornes du goût, et dégénérant en horreur dégoûtante, devient romantique38.
25De façon peut-être un peu plus surprenante, aucun romantique ne cherche non plus à justifier l’horreur. Nodier, en tant qu’écrivain, s’est adonné au genre horrifiant, mais il le fustigeait en tant que critique en l’affublant du nom infâmant « frénétique ». Jules Janin, dans la préface de L’Âne mort et la femme guillotinée, se plaît à égarer son lecteur en présentant son livre comme une « parodie sérieuse », façon de se distancier d’un récit qui a peu à voir avec une parodie39. Tout au plus trouve-t-on sous la plume de quelques rares auteurs romantiques l’idée que l’horreur, qu’on leur reproche tant, apparaissait déjà dans les textes classiques : « il y a des ogres et des vampires dans l’Odyssée40 », rappelle Nodier. Un tel argument est cependant utile pour légitimer moins l’horreur que le romantisme, face aux attaques des classiques. En effet, la présence de l’horreur, si elle se justifie chez Homère ou Corneille, se justifie alors dans les œuvres romantiques. Mais on peut aussi considérer qu’elle ne se justifie nulle part. C’est ce dilemme que pose habilement Nodier aux critiques classiques.
26Les interprétations que la critique donne, au xixe ou au xxe siècle, de ce développement de la littérature horrifiante, sont toujours dévalorisantes, pour l’auteur comme pour le lecteur. On accuse la complaisance odieuse du lecteur ou le vil mercantilisme de l’écrivain, prêt à flatter les plus bas instincts pour vendre des volumes. On juge le genre frénétique comme le produit d’un ridicule effet de mode, ou au contraire comme la révélation d’un tempérament pathologique : le goût pour l’horreur est le signe d’un sadisme de l’auteur ou d’un masochisme du lecteur.
27Il est vrai qu’au xxe siècle, dans la lignée de la lecture du roman noir opérée par les surréalistes, la plupart des grands critiques qui se sont intéressés au romantisme frénétique – Max Milner, Jean-Luc Steinmetz – font l’éloge de ce genre horrifiant. Cependant, la revalorisation de l’esthétique frénétique y est subordonnée à une valeur extra-esthétique. Loin d’être légitimée pour elle-même, l’esthétique horrifiante vaut pour la subversion morale et politique qu’elle implique, en raison de son illégitimité même. La légitimation est donc idéologique, non esthétique. Il en va de même pour l’éloge que fait Pierre-Georges Castex de la frénésie qui « fait éclater au grand jour ce tumulte intérieur dont nous percevons parfois les échos étouffés dans nos songes nocturnes41 » : l’esthétique est justifiée, non pour elle-même, mais pour sa valeur psychologique, l’horreur apparaissant comme une voie d’accès aux profondeurs fantasmatiques de la psyché.
28Dans tous ces cas, qu’elle soit condamnée ou acceptée, il est remarquable de constater que l’horreur doit toujours être expliquée : et les critiques qui impliquent ainsi que l’horreur n’a rien de plaisant naturellement sont pourtant ceux qui constatent la vogue des textes frénétiques. Le plaisir éprouvé devant l’horreur apparaît comme une contradiction qu’on ne peut qu’affirmer timidement, comme Charles Nodier jugeant à propos de Bertram de Maturin, en un splendide oxymore, que « cette tragédie angloise est horriblement belle42 ».
29Pourquoi l’horreur n’est-elle pas une émotion légitime ? La question est épineuse. À défaut de réponses définitives, on peut émettre quelques hypothèses. On peut se demander si cette illégitimité constitutive ne serait pas le propre des émotions simples et franches, l’horreur se retrouvant ici dans le même cas que le rire, voire le pathétique : le mélodrame n’est certes pas connu pour être un grand genre, et la comédie n’acquiert ses lettres de noblesse qu’en donnant une visée morale au rire.
30On peut aussi se demander si cette dévalorisation n’est pas le propre des émotions dysphoriques : depuis la Poétique d’Aristote, il est toujours aussi mystérieux que « même les choses qui nous sont pénibles à voir, nous aimons à en contempler l’image très exacte, comme les figures des bêtes les plus répugnantes et des cadavres43 ». Ce plaisir dont on ne comprend pas la nature, on en refuserait l’existence.
31Enfin, on peut se demander si l’horreur n’est pas condamnée parce que ce plaisir de l’horrible n’a rien d’universel. Dans son Choix de maximes consolantes sur l’amour, Baudelaire donne cette analyse profonde du « goût de l’horrible » :
32C’est ce sentiment, dont chacun porte en soi le germe plus ou moins développé, qui précipite certains poètes dans les amphithéâtres et les cliniques, et les femmes aux exécutions publiques. Je plaindrais vivement qui ne comprendrait pas ; — une harpe à qui manquerait une corde grave44 !
33Ce discours est exceptionnel à plusieurs titres. C’est d’abord une très rare revendication, franche et nette, de ce « goût de l’horrible » qui est presque une contradiction dans les termes tant l’horreur a précisément été définie en opposition à la valeur du goût. L’exception monstrueuse n’est plus incarnée par celui qui goûte l’horreur, mais, dans une inversion ironique, par celui qui y est insensible. C’est ensuite une explication de la condamnation du frénétique. Le « germe » du sentiment est « plus ou moins développé » : opérant au niveau des individus ce que les romantiques avaient inauguré au niveau des sociétés, Baudelaire suggère que la relativité des goûts n’est pas seulement un phénomène historique, mais aussi psychologique. Les jugements sur le frénétique tendraient donc à théoriser ce qui ne relèverait que d’un goût individuel inexplicable, de la présence d’une « corde grave ». Cette hypothèse, sans doute la plus convaincante des trois, imposerait d’en finir avec les discours théoriques et invite à se taire ceux-là mêmes qui ont inventé la notion de « genre frénétique », les critiques : le « goût de l’atroce » ne se commente pas, il s’éprouve dans la lecture de la fiction.