Figures beethovéniennes dans Elephant (2003) de Gus Van Sant
1Le film Elephant de Gus Van Sant traite du massacre perpétré au lycée Columbine en 1999, sous l’angle de la fiction. L’idée de figures beethovéniennes vient avant tout de l’utilisation de la musique de Ludwig van Beethoven dans la bande-son. Or, c’est Alex Frost – le tenant du rôle d’Alex, l’un des tueurs – qui, en jouant la Lettre à Elise entre deux prises, permet à Gus Van Sant d’inventer la scène où Alex joue du piano dans sa chambre, et ce la veille de son tournage. Et c’est encore le jeune acteur qui convainc le réalisateur d’intégrer la Sonate « Au clair de lune »1.
2Il pourrait sembler déraisonnable d’étudier des figures dont l’existence serait, sinon due au hasard, indépendante de la volonté de Gus Van Sant. Ce serait oublier que Gus Van Sant, qui avait prévu d’engager un compositeur de jazz, a choisi Beethoven. « Ce qui a poussé le réalisateur à privilégier telle musique plutôt qu’une autre fait partie du domaine de l’intuition2 », écrit Gaspard Vignon. Si Gus Van Sant n’a peut-être pas mesuré tout ce que ces œuvres de Beethoven pouvaient apporter à son film, il les a tout de même indéniablement travaillées.
3La Sonate « Au clair de lune »et la Lettre à Elise, particulièrement mises en valeur dans de longs plans-séquences, interviennent à des moments marquants : au début [07:44], au milieu [43:55] et à la fin du film [74:42]. En outre, chacune de ces deux pièces apparaît deux fois dans le film : intégralement de manière extra-diégétique et partiellement sous les doigts d’Alex. Le reste de la bande-musique, composé de morceaux de musique concrète beaucoup plus « bruitistes » et apparentés à des « paysages sonores », vise à « créer une ambiance sonore susceptible de se fondre avec l’univers visuel qu’habitent les personnages3 » ; les œuvres de Beethoven, tout en n’occupant qu’environ 17 % de la durée du film, demeurent ainsi plus que susceptibles de marquer le spectateur.
4De même, si le choix de la Sonate « Au clair de lune »et de la Lettre à Elise peut relever d’un « manque ostensible de connaissance du répertoire4 », il n’en demeure pas moins efficace. En effet, ces œuvres extrêmement célèbres et populaires ne peuvent que convoquer la figure de Beethoven et, avec elle, tout un imaginaire gravitant autour du compositeur. Le paratexte musical ainsi mobilisé, qui peut sembler subjectif, accentue pourtant souvent – peut-être les a-t-il même inspirés – certains traits marquants de la mise en scène. Il bénéficie par ailleurs du soutien de la musique elle-même et de ses effets rhétoriques incontestables.
5Cet univers beethovénien se cristallise ensuite autour d’Alex, notamment dans la scène centrale évoquée plus haut, où il joue Beethoven dans sa chambre. La silhouette du compositeur s’y précise, tout comme les contours du personnage d’Alex, redéfinis tant par la figure de l’interprète que par la façon dont l’interprétation est figurée.
Clair de lune et nocturne romantique
6Comme l’écrit le musicologue Timothy Jones, le premier mouvement de la Sonate op. 27 no 2 « est devenu une telle icône dans l’imagination populaire que son contexte a presque cessé de signifier5 ». L’imaginaire entourant cette œuvre doit beaucoup à son « titre », « Au clair de lune », que l’on devrait au poète Ludwig Rellstab qui « compar[ait] cette œuvre à une barque, visitant, par un clair de lune, les sites sauvages du lac des [Q]uatre [C]antons en Suisse6 ». Rellstab mettait ainsi en évidence l’analogie entre les traits de style utilisés par Beethoven pour obtenir une atmosphère lugubre et les images ou les métaphores de clair de lune lugubre au bord d’un lac véhiculées à son époque par les peintres et les poètes. Or, Gus Van Sant semble reprendre cette figure du nocturne romantique à la fois musicalement – avec Beethoven – et visuellement, dans trois plans de ciel contemplatifs que l’on retrouve quasiment aux mêmes endroits stratégiques que la musique : lors du générique d’ouverture [00:06], au deux tiers du film [49:04], et à la fin [74:39].
7La mise en regard de l’ouverture d’Elephant avec Route de campagne en hiver au clair de lune, un tableau du peintre allemand Carl Blechen7, permet de mieux cerner l’atmosphère romantique émanant des images de Gus Van Sant. Le réalisateur effectue un travail similaire via la composition des lignes – les diagonales des câbles électriques et des traces d’avion filant vers des horizons inconnus –, les couleurs – un ciel bleu terni par les nuages qui s’assombrit peu à peu pour ne laisser émerger du noir que la lueur verdâtre et fantomatique du lampadaire – et le pylône électrique, « croix ou épouvantail », « spectre shakespearien8 » qui, tels les arbres squelettiques « habitant » la campagne désolée de Blechen, élève sa prière muette vers le ciel. Van Sant nous offre lui aussi un « paysage » énigmatique et funèbre, auquel les particularités du medium filmique participent. Ainsi, le ciel change mais dans un cadre immuable ; l’image en mouvement se veut aussi figée qu’une image fixe. De même, l’indépendance du son, totalement indifférent à la vitesse accélérée des images, nous rend davantage conscient de sa nature technique et de la fixité de l’enregistrement. Off, les voix d’adolescents, seuls témoins d’une présence humaine (sonore), rendent tout aussi sensible son absence (visuelle). Inintelligibles, elles sont aussi insignifiantes que les traînées blanches des avions. Leur source et leur devenir restent incertains ; comme les sillages dessinés dans le ciel, elles ne sont qu’une trace destinée à s’évanouir. Enfin, le temps ne sert pas la vie ; au contraire, la très symbolique tombée de la nuit conditionne le spectateur et renforce, par anticipation, le caractère funèbre du premier mouvement de la Sonate « Au clair de lune ».
8Les deux autres plans de ciel – et plus particulièrement le dernier – peuvent être rapprochés de Rivage avec la lune cachée par des nuages9, un tableau de Caspar David Friedrich, représentant majeur du romantisme allemand. Les halos lumineux du film jouent le rôle des reflets argentés, et l’on retrouve cette dominante bleu-vert irréelle ainsi que ce ciel chargé de nuages masquant une lueur incertaine et lugubre. Trois voiliers témoignent d’une invisible présence humaine chez Friedrich tandis qu’elle semble avoir totalement disparu chez Van Sant, les voix ayant fait place aux cris de quelques animaux et autres bruits de jungle.
Héros tragiques
9La musique peut aussi faire appel, au-delà de son titre, à quelques éléments connus de la vie de Beethoven, et ce d’autant plus aisément que l’œuvre a suscité une littérature abondante. Passons sur la dédicace à la comtesse Giulietta Guicciardi, l’une des nombreuses amours déçues du compositeur,pour nous intéresser à la surdité de Beethoven. C’est justement à l’époque de la composition de la Sonate « Au clair de lune », en 1801, que débute pour Beethoven une grande crise morale occasionnée par sa surdité croissante. Dans une lettre datée du 29 juin 1801, il écrit à son ami Wegeler :
10Je peux dire que je mène une vie misérable. Presque depuis deux ans j’évite toute société, car je ne peux pas dire aux gens : Je suis sourd. Si j’avais n’importe quel autre métier, cela serait encore possible ; mais dans le mien, c’est une situation terrible. […] Je n’entends pas les sons élevés des instruments et des voix, quand je me place un peu loin. […] Quand on parle doucement, j’entends à peine ; oui, j’entends bien les sons, mais pas les mots ; et d’autre part, cela m’est intolérable dès qu’on crie10.
11Timothy Jones rappelle le genre de spéculations que cela peut entraîner :
12Pourquoi les nuances du premier mouvement de la sonate sont-elles réduites, comme jamais auparavant, à un piano constant ou à une nuance plus douce ? Pourquoi la mélodie émerge-t-elle de, et retourne-t-elle à un continuum accompagnatif sous-articulé ? Pourquoi le mouvement est-il centré sur des sonorités graves et pourquoi l’extrême aigu n’est-il atteint qu’une seule fois, dans un geste du plus grand désespoir ? Il s’agit peut-être d’une représentation du monde auditif dégradé de Beethoven et – en même temps – d’une lamentation sur sa perte11.
13Si de telles interprétations sont risquées, il nous faut en tout cas admettre que la surdité de Beethoven, qui pouvait le faire passer pour misanthrope, a profondément marqué et nourri l’imaginaire populaire ; elle aurait pu faire de lui « le héros tragique de l’histoire de la musique12 ».
14Cette idée de héros tragique, cette vision romantique d’un Beethoven qui a dû, avec l’aide de la musique, s’isoler pour faire face à son destin, semble trouver un écho chez les adolescents du film de Gus Van Sant et particulièrement chez Alex. Au-delà de la composition du cadre qui traduit déjà leur solitude, tous s’isolent et, avec un ami, un adulte, un hobby ou tout autre soutien, luttent contre ce qui les accable. Seul Alex reste replié sur lui-même. Dans la scène de la cantine [22:21], où il met au point son plan meurtrier, il se montre peu sociable avec une jeune femme qui s’intéresse à lui. Et contrairement à son camarade Elias que l’on suit juste après [24:14], il ne parvient pas à s’échapper dans son monde intérieur. Rapidement pris d’angoisse, submergé par le brouhaha de la cantine, il porte ses mains à sa tête « dans une attitude typique de l’artiste romantique13 ». Alex ne trouvera de réconfort ni dans la musique – ne parvenant pas à jouer Beethoven – ni auprès de son ami Eric qui, après s’être montré vaguement admiratif (“That’s awesome”), soulignera violemment sa maladresse (“You suck”).
15Il serait dangereux, là encore, de « lire » ces adolescents à travers Beethoven, la logique d’enfermement étant aussi due à Gus Van Sant. En revanche, via la Sonate « Au clair de lune » et son paratexte fort qui entrent en jeu dès les premières minutes du film [07:44] et bénéficient déjà d’un terrain rendu fertile par le « nocturne romantique » du générique de début, la présence beethovénienne enveloppe ces adolescents d’une aura particulière ; elle aide à en faire des personnages tragiques, participe à leur transfiguration.
16Aussi subjectif qu’il puisse paraître, cet imaginaire beethovénien se trouve renforcé par – et renforce – une rhétorique musicale bien réelle. Beethoven transparaît déjà autour des figures musicales de la perte et du deuil, figures qui ne lui sont pas propres mais dont l’agencement constitue, comme le souligne Timothy Jones, un « essai très original et très personnel14 ».
Marche funèbre
17Gus Van Sant filme ses personnages comme s’ils étaient déjà morts. La caméra reste obstinément fixe devant le terrain de football, c’est une instance effondrée qui regarde la tête basse (légère plongée). Au statisme de l’image répond l’adagio et son imperturbable continuum d’arpèges, sur lequel se déroule une mélodie de très faible ambitus et dont les nombreuses notes répétées évoquent le glas. Le temps maussade, la nature automnale qui « préfigure une sorte de mort et de déclin15 », l’espace évidé par les personnages sortant constamment du champ façonnent des images de désolation renforcées par une rhétorique musicale du deuil, avec des basses redoublées, de nombreux motifs descendants, des chromatismes plaintifs et des dissonances expressives. Enfin, le parcours de Nathan que la caméra se décide à suivre [09:30] ne renverrait pas autant à une marche funèbre si la musique ne l’englobait pas dans un même mouvement avec les images statiques qui précèdent, et si le tempo lent et le motif rythmique – croche pointée, double croche – ne lui étaient pas associés.
18Ce n’est sans doute pas un hasard si ce premier mouvement qui s’enfonce progressivement dans le grave est joué intégralement, comme le signe d’une mort inéluctable. Dans le film, l’accompagnement en triolets prend des allures de roue du destin : lorsque la musique s’arrête [13:30], il ne reste à Nathan et Carrie que quelques minutes à vivre. Faut-il voir pour autant, dans le choix même de Beethoven, cette idée du destin ? D’aucuns songeront à la Cinquième symphonie dite « du Destin », ce même Destin avec un D majuscule qu’il évoque sans cesse dans sa correspondance. Gus Van Sant travaille lui aussi fortement ce thème du destin dans Elephant – dans une acception certes plus courante –, à travers une multitude de gestes allant de la « figure du travelling avant illustr[ant] littéralement l’idée que les personnages avancent vers leur propre mort16 » aux divers motifs du « compte à rebours » (le son résultant du geste balancé d’Elias qui développe ses photos [28:40], le carillon et le tic-tac de l’horloge chez Alex [31:59], les trois filles comptant les jours qui les séparent de l’université [38:51], la comptine sur laquelle le film reste suspendu) en passant par les répliques fatalistes (“Dad is drunk again” [06:38], “that happens” [19:38]), l’ironie du sort (l’imprimé “Lifeguard” sur le sweat-shirt de Nathan), le “I’m not gonna kill you” de Jordan [43:04]) et les nombreux signes disséminés çà et là (le miroir brisé dans lequel Alex se regarde [21:59] ou l’impact sur le pare-brise de la voiture conduisant les tueurs vers leur lycée [61:08]). « Pourtant, s’il est possible, je veux braver mon Destin17 », « je veux saisir le destin à la gueule18 », écrivait Beethoven en 1801. Gus Van Sant aurait-il fait appel au compositeur pour rappeler que l’homme peut lutter et ainsi apporter une nouvelle dimension à sa mise en scène ?
19Le critique de cinéma Jean-François Pigoullié écrit à propos d’Elephant : « Face à la mort, aucune communication n’est possible. D’où [l]a volonté [de Gus Van Sant] de bannir de son langage cinématographique le procédé traditionnel du champ-contrechamp, la figure par excellence du dialogue. D’où également sa décision de se passer des constructions dramatiques employées par le cinéma commercial19 », à commencer par la narration linéaire. D’où peut-être aussi le choix de cette sonate de Beethoven, tant pour la figure du compositeur – qui, nous l’avons vu, s’interdisait presque tout contact avec la société à cause de ses difficultés à communiquer – que pour la musique elle-même. Le premier mouvement de la sonate présente un seul thème, une seule ambiance ; c’est une seule et même coulée sonore qui ne fait appel à aucune construction dramatique préétablie – d’où l’intitulé « quasi una fantasia » –, contrairement à la forme sonate généralement employée dans un premier mouvement de sonate. La Lettre à Elise, quant à elle, fait alterner refrains et couplets au sein d’une forme rondo. Ces différents épisodes, simplement juxtaposés, contrastent mais ne communiquent pas entre eux. Les motifs musicaux ne se contaminent pas et la Lettre se termine comme elle a commencé, sur son refrain nostalgique. Si dialogue – intérieur ? – il y a eu, il n’a servi à rien. La Sonate et la Lettre, morceaux dont les motifs mélodico-rythmiques se replient déjà sur eux-mêmes, sont en quelque sorte à l’image d’Alex qui évite tout échange, même avec Eric.
Alex, un destin beethovénien
20Dès qu’Alex joue les premières notes de la célèbre Bagatelle en la mineur [43:55], mieux connue sous le nom de Lettre à Elise, la figure de Beethoven refait surface. Il est en effet tentant pour le spectateur, qui ne sait alors presque rien du personnage, de se raccrocher à ce que véhicule la musique de Beethoven pour comprendre Alex – la caméra le filme « comme si nous pénétrions dans sa tête20 » – et ce qui a pu le pousser au crime. C’est d’autant plus tentant que les autres personnages sont limpides : John l’adolescent peroxydé, Elias le photographe un peu rêveur, le footballeur et sa petite amie, les trois copines anorexiques, la fille à lunettes… Face à tant de stéréotypes, il est naturel de vouloir « classer », identifier Alex.
21Composée en 1810, la Lettre à Elise renvoie, comme la Sonate « Au clair de lune » qu’Alex jouera ensuite, à une déception amoureuse. Voici ce qu’écrit Beethoven lorsque son projet de mariage avec Thérèse (et non Elise) Malfatti échoue :
22Je ne peux donc chercher un point d’appui qu’au plus profond, au plus intime de mon être ; ainsi, à l’extérieur il n’y en a absolument aucun pour moi. Non, rien que des blessures pour moi dans l’amitié et les sentiments du même genre. Qu’il en soit ainsi, pour toi, pauvre Beethoven, il n’y a pour toi aucun bonheur de l’extérieur, c’est toi qui dois te créer tout en toi-même; seulement dans le monde idéal tu trouveras des amis21.
23Laissons la vie sentimentale d’Alex de côté pour souligner l’étrange écho à la façon dont Beethoven a pu faire face à sa surdité : après la scène de la cafétéria, qui révèle qu’Alex ne peut plus supporter le bruit et/ou la présence de ses camarades, il s’isole dans sa chambre et cherche, par la musique, à lutter contre son destin qui va pourtant le rattraper. « Ainsi le destin frappe à la fenêtre », pourrait-on dire lorsqu’Eric, dont l’accoutrement évoque la Mort, toque à la lucarne de la chambre d’Alex [44:34] au moment où celui-ci joue la Lettre à Elise. La mise en scène rend ensuite cette boutade plus sérieuse qu’il n’y paraît.
24Un mouvement en spirale, qui devient progressivement simple panoramique circulaire, montre alors un espace clos, étouffant, faisant écho au refrain obsédant de la bagatelle, lui-même fait de motifs entêtants (broderie chromatique) et d’arpèges répétés. Puis, sur une hésitation d’Alex qui « dérape sur le piano22 », une coupe soudaine dans le panoramique ramène la caméra sur son visage [46:05] ; Alex brise non seulement le flux musical mais aussi la continuité du montage. Il est difficile de dire s’il s’agit d’une véritable ellipse temporelle ou si Alex a simplement évacué plusieurs mesures de la partition, mais Alex apparaît bien ici comme un être en rupture avec les autres, ces autres que le spectateur a toujours pu suivre sans cassure brusque dans le son ou l’image. Ce raccord cut permet aussi au deuxième couplet de la Lettre à Elise, que les accords tendus et la pédale grave faite de doubles croches répétées rendent plus dramatique, d’être alors étrangement synchrone avec un travelling avant sur Eric [46:21], comme pour identifier le destin, celui-là même qui frappait à la fenêtre et qui va conduire Alex à commettre l’irréparable. À ce moment-là, le son du piano sature ; l’effet est d’autant plus symbolique qu’il n’est bien évidemment pas le fait d’Alex mais des techniciens du son. Enfin, le dernier refrain (modifié) de la Lettre à Elise est brusquement tronqué, comme tué par la marche funèbre du premier mouvement de la Sonate « Au clair de lune » [47:24]. La mort l’emporte sur l’amour – certes perdu –, la résignation sur l’espoir – certes nostalgique. Un nouveau geste de rupture, elliptique, marginalise Alex tout en renforçant la figure du destin. Alex interprète – exécute – ici le morceau qui résonnait auparavant sur les images du terrain de football et de la longue déambulation de Nathan. Bien qu’il ne maîtrise pas la spirale du destin – qui l’avale –, il en joue la partition ; il est l’orchestrateur de la vie, le grand ordonnateur du temps.
25Dans la chambre d’Alex, rien ne vient parasiter une exécution fragmentaire, massacrée et qui sature, comme si la musique et son interprète portaient la mort en germe. Au contraire, les mêmes œuvres utilisées comme musique d’accompagnement voient leur intégrité respectée. Par ailleurs, elles ne sont pas parasitées par d’autres sons, comme on pourrait d’abord le croire, mais plutôt habitées par des manifestations de la vie – sauf à la fin où seuls des oiseaux accompagnent La Lettre à Elise… avant de s’envoler. De la même façon que Gus Van Sant tente de préserver des moments de vie par l’usage du ralenti, les cris des pom-pom girls et des footballeurs, les quelques notes de guitare ou encore le chœur de lycéens entrent en dissonance avec ce mouvement aux allures de marche funèbre. Rétrospectivement, l’adagio extra-diégétique « est perçu comme une apparition prémonitoire de la tristesse générée par le massacre. Néanmoins, associé au personnage d’Alex, il semble fonctionner sur un autre registre, exprimant l’inverse de la haine inhumaine qu’on lui attribuera à la fin du film23 ». Alex pourrait ainsi jouer, pour reprendre les mots de Timothy Jones, une lamentation sur la perte d’un monde devenu insupportable.
Alex-interprète, une figure humaine
26Qui est donc Alex ? Le panoramique précédemment évoqué ne donne à voir qu’une chambre d’adolescent ordinaire ; mieux, les nombreux dessins qui la tapissent confèrent à Alex une certaine sensibilité artistique. Quant aux coupes dans le montage, comme le miroir fêlé au début du film, elles peuvent aussi souligner sa fragilité. Ces gestes cinématographiques ne sont pas que les signes de son destin.
27L’humanité d’Alex ressort aussi de son jeu qui, bien que gauche, révèle une évidente sensibilité musicale et des intentions méritoires. Malgré les nombreuses fausses notes, les maladresses d’exécution, son corps est engagé. Alex cherche à assouplir sa main, à rendre le vrai poids des notes ; il semble habité par ce thème tournoyant, mélancolique et ressassé. Son statut même d’interprète le rend plus humain. Jusqu’ici, il est resté silencieux, ne laissant apparaître que la victime, le souffre-douleur de ses camarades ; c’est aussi un musicien.
28Alex n’est donc pas aussi froid que l’un des tueurs de l’Elephant d’Alan Clarke (1989) – dont Gus Van Sant s’est beaucoup inspiré –, tueurs qui étaient réduits à leur fonction, à leur acte criminel. Notons aussi que la musique de Beethoven ne se confond pas avec les images de violence dans le film de Gus Van Sant. L’Alex de son Elephant se distingue ainsi de l’Alex d’Orange Mécanique (Stanley Kubrick, 1971) à qui Beethoven donne des envies d’ultra-violence, ou du docteur Hannibal Lecter qui massacre les policiers au son de Bach dans Le Silence des agneaux (Jonathan Demme, 1991). Dans ces deux cas, le contraste entre l’entendu et le vu redouble la violence des images. Dans Elephant, la Sonate « Au clair de lune » n’a pas du tout cette fonction que l’on trouve par exemple dans Misery (1990) de Rob Reiner. Précisons que les intentions respectives de ces films sont radicalement différentes : Gus Van Sant ne réalise pas un thriller et ne cherche surtout pas à amplifier l’horreur dans son film.
29La Sonate « Au clair de lune » nous renvoie par association audiovisuelle à Nathan, dont la longue marche était accompagnée de la même musique. Alex jouerait-il un requiem pour son persécuteur ? Rien dans son attitude corporelle ne vient confirmer cette hypothèse. Au contraire, au-delà de son caractère prémonitoire, l’adagio rapproche peut-être les deux adolescents, d’ailleurs tous deux filmés de dos pendant qu’il résonne. Tous deux victimes, tous deux humains.
30Le choix d’un Beethoven intime, celui de deux pièces pour piano seul que l’auteur dédie à ses amours d’alors, joue aussi en faveur d’Alex. Ces amours déçues peuvent alimenter de nombreuses interprétations fantasmatiques – faut-il les mettre en regard de la scène où Alex et Eric s’enlacent sous la douche [58:07], déjà maintes fois commentée ? – mais permettent surtout de reconsidérer Alex. Quel impact aurait eu un Alex écoutant ou jouant du Marilyn Manson ? À l’époque des événements, la musique gothique était tenue pour responsable du massacre parce qu’elle pouvait inciter à la violence, comme les jeux vidéo. Dans la scène du film, le jeu vidéo accapare toute l’attention ; l’opposition entre Alex qui engage son corps en interprétant Beethoven et Eric, avachi sur le lit, qui abat des personnages dans le dos, contribue à rendre Alex plus humain. La Lettre à Elise, par contraste, renforce la violence des images du jeu. Les paroles dévastatrices d’Eric envers Alex, déjà très déçu de sa prestation, suffisent alors à nous faire éprouver de l’empathie pour le jeune pianiste.
31Le 6 octobre 1802, dans une lettre aujourd’hui connue sous le nom de « Testament de Heiligenstadt », Beethoven écrit : « De tels événements me poussaient au seuil du désespoir, et il s’en fallait de peu que je ne mette fin moi-même à ma vie. C’est l’art, et lui seul, qui m’a retenu24 ». Écho étrange à cette scène. Où Alex peut-il alors trouver du soutien s’il n’a la force d’en trouver en lui-même ? Or, tout bascule à ce moment précis. Alex achète une arme sur Internet. Plan de ciel vert lugubre [49:04], qui s’assombrit rapidement. L’orage approche.
32Conclusion
33On a pu parler à propos d’Elephant d’« élégie romantique25 », de « drame romantique des temps modernes26 ». Ce romantisme doit autant aux images du film qu’à la musique de Beethoven, dont la figure est particulièrement présente. À l’inverse, si le compositeur est d’abord convoqué par sa musique, l’imaginaire qui lui est associé ne serait pas aussi manifeste sans la dimension visuelle.
34Nous touchons ici une des particularités du cinéma, capable de générer des informations non à partir de l’image ou du son seuls mais à partir de leur association, grâce au principe de « valeur ajoutée » tel que défini par Michel Chion : « si le son fait voir l’image différemment de ce que cette image montre sans lui, de son côté, l’image fait entendre le son autrement que si celui-ci retentissait dans le noir27 ». En l’occurrence, si la vie et l’œuvre de Beethoven apportent un éclairage particulier au film, la mise en scène de Gus Van Sant prête aussi un certain sens à la musique. « Le son transformé par l’image qu’il influence reprojette finalement sur celle-ci le produit de leurs influences mutuelles28 » ; ainsi s’enrichissent constamment les figures beethovéniennes.
35Gus Van Sant, qui avoue lui-même ne pas avoir immédiatement associé la Sonate « Au clair de lune » à Beethoven29, a sans doute eu une intuition en choisissant Beethoven et plus particulièrement deux de ses œuvres les plus célèbres. Reconnaissons au moins à Gus Van Sant un talent certain pour les sublimer et le génie – tout beethovénien – de cette intuition.
36