Colloques en ligne

Célia Galey

Écriture de la performance, performance de l’écriture :
intersémioticité et intermédialité de la poésie de Jackson Mac Low 

1Le poète contemporain Jackson Mac Low (1922-2004) eut un double parcours de musicien et de poète depuis son plus jeune âge. Il étudia en effet le piano, le violon et l’harmonie, d’abord au Chicago Musical College puis à Northwestern University, de 1927 à 1936, et se mit à écrire et à composer à l’âge de quinze ans. Mais les deux pratiques ne fusionnèrent dans un mode d’écriture nouveau qu’après le début de ses échanges avec John Cage en 1953. Dès 1954 il composa les « 5 Biblical Poems »1, ses premiers textes à intégrer la notation d’une composante sonore par la présence de « boîtes » vides à réaliser sous forme de silence, et à avoir été composés à l’aide de méthodes aléatoires. Une corrélation s’établit alors entre la spatialisation et la « musicalisation » des silences dans la page poétique et le début de l’utilisation du hasard compositionnel et de l’indétermination, inscrivant Mac Low dans un courant poétique et musical d’avant-garde. Les cinq poèmes bibliques furent dérivés d’un texte préexistant2 dont les passages précis sont strictement référencés à la fin de chacun. La contrainte, loin de confiner Mac Low au formalisme aride qu’elle induit souvent, constitue pour lui la voie de l’avènement d’une forme d’écriture nouvelle, avec son fonctionnement sémiotique propre.

2Mais c’est surtout la genèse particulière de ses poèmes de performance (le recours à des « outils » extérieurs) que la critique retient de son œuvre. En effet, la mention du nom de Jackson Mac Low va souvent de pair avec la mise en exergue de ses pratiques compositionnelles, comme si cet aspect résumait à lui seul cinq décennies de création poétique. Le jeu avec des méthodes de prélèvement de lettres et de mots à partir de textes « sources » qui lui fournissent en quelque sorte son lexique, son réagencement des éléments ainsi obtenus en fonction de règles combinatoires fondées sur un texte « semence » (une phrase la plupart du temps, parfois inventée par lui) servant à entrelacer le tout à l’aide d’un acrostiche ou d’autres modes de mise en forme, sont certes des aspects centraux de son œuvre. Cage lui-même s’en inspira pour ses mésostiches fondés sur un principe de « writing through »similaire3. La parenté indéniable entre Cage et Mac Low est telle que le second est rarement mentionné sans référence au premier, mais toujours sous l’angle des méthodes compositionnelles utilisées. Ainsi, Olivier Lussac présente l’œuvre de Mac Low comme une translation poétique de celle de John Cage : « Comme Cage en musique, Jackson Mac Low expérimente l’aléatoire en poésie »4.

3La notion d’aléatoire chez Mac Low est indéniablement centrale – mais il faudrait souligner qu’il ne se limitait pas à explorer le seul hasard compositionnel : une forte composante aléatoire intervient en performance aussi. Il serait dommage d’en déduire que les détails de ses productions sont finalement insignifiants parce qu’immotivés, et que ses textes résisteront toujours à être analysés en raison de leur défi persistant à une approche formaliste. La supposée annihilation de l’intention d’auteur conduit souvent trop facilement à balayer d’un revers de la main la portée du résultat ainsi obtenu5.

4Or chez Mac Low, le prétendu « résultat » est une étape aussi incontournable que l’est une partition musicale. S’il reconnaît le rôle qu’ont joué les compositeurs de l’avant-garde musicale dans son écriture de la performance (non seulement Cage mais aussi Morton Feldman), c’est pour parler non pas de sa génétique particulière, mais du déploiement du silence – donc, d’une composante sonore – dans ses poèmes6. Envisager son écriture théâtrale-chorégraphique-poétique-musicale sous l’angle de l’intermédialité permet d’embrasser les particularités des textes que sa poétique (entendue au sens de programme de création) rend possibles7. De fait, la pratique de la performance fut centrale au cours de son existence. Dès les années 1960, Mac Low participa aux performances organisées dans le loft de Yoko Ono, aux concerts-performances à l’AG Gallery de George Maciunas avant même qu’il fonde Fluxus, aux lectures poétiques des cafés new-yorkais. Le Living Theater produisit également pendant une année entière (1960-61) sa pièce intitulée The Marrying Maiden : a play of changes8 dont la musique fut composée par John Cage.

5Malgré cette pratique répétée de la scène, la démarche de Mac Low ne vise pas à écrire des textes interprétables facilement et linéairement. Ses pièces « dramatiques » sont surtout adramatiques, et son écriture de performance inclut des œuvres aussi complexes que ses poèmes-notations chorégraphiques The Pronouns : 40 Dances for the Dancers (1964). L’écart entre des verbes d’action et un lexique passant constamment du littéral au figuré fait d’un travail herméneutique éminemment littéraire la condition de la transformation d’énoncés déroutants et irréalisables littéralement en instructions, puis en gestes, en actions, en paroles. La mise en relation des deux espaces de la performance et de l’écriture, à travers toutes leurs manifestations du livre à la scène, est ainsi en permanence explorée par l’œuvre de Mac Low sur le mode de la résistance et du « frottement ».

Corps et notation, corps et écriture

6La complexité de la question du corps, du geste scénique créateur autant qu’interprétatif en lien avec le hasard et l’indétermination, se noue chez Mac Low dans le lieu de l’écrit. Ses poèmes de performance se caractérisent par leur dimension notationnelle qui montre que leur champ d’action ne se limite pas à l’espace de la page. L’expression « écriture de la performance » (traduite de l’anglais « performance writing ») suggère combien la composition se déroule dans les lieux pluriels d’une textualité et de textures hybrides. La pluralité d’agencements sémantiques mis en œuvre par la préposition « de » rejoue l’ambiguïté polysémique de l’expression anglaise : dans les deux langues, il s’agit autant de notation (la performance écrite), d’écriture performée (ou performance de l’écriture), que d’écriture par la performance, hors de la page.

7L’effort d’élaboration d’un système sémiotique interprétable (au sens musical) par autrui, apte à pérenniser l’articulation de la page à la scène indépendamment de la présence de l’auteur, est une rareté en-dehors du champ musical ou théâtral. Des performeurs-chorégraphes comme Meredith Monk, aux poètes sonores comme Brion Gysin ou Bernard Heidsieck : tous font corps avec leur performance. Leur présence physique sur scène, et les traces de performances passées, signe leur œuvre de façon organique et rend l’invention d’une notation interprétable par autrui superflue. Contrairement à ce que Heidsieck laisse entendre lorsqu’il choisit le titre de « Poèmes-Partitions » en 1955, ceux-ci ne sauraient s’apparenter à la textualité spécifique des partitions de musique. Certes, il restitue visuellement la simultanéité de plusieurs textes grâce à une structuration de la page en colonnes parallèles9 qui révèle la superposition sonore du déroulement linéaire des voix. Cependant rien n’indique précisément le détail de cette superposition de façon à ce qu’elle soit réalisable par autrui. Pourtant, quiconque a assisté à l’une des performances de Heidsieck a fait l’expérience de la rigueur chronométrique de l’interaction entre voix live et voix préenregistrée, dont le déroulement a été évidemment pensé au préalable. Nul texte publié n’a, chez ces artistes de performance, de dimension prescriptive : au mieux, ils offrent la trace a posteriori d’une œuvre dont ils se contentent de transcrire la structure et le contenu sur papier de façon plus ou moins mimétique, ou par un livre multimedia comportant un enregistrement.

8Mac Low se distingue d’eux par sa démarche scrupuleuse d’élucidation de son écriture-notation qui parvient pour autant à ne pas déterminer a priori la forme et la structure de la réalisation scénique. Il déjoue la visée prescriptive et limitative de toute démarche de consignation grâce à l’utilisation de signes polyvalents qui intègrent l’hybridité dans l’écrit tout en laissant une large part d’indétermination quant au choix du medium, de la forme, et de la structure dans la « version » publiée : lettres interprétables en notes chantées ou jouées, indications musicales de tempo, de nuance, de silence, ou lettres calligraphiées dont la forme correspond à certaines caractéristiques sonores. Cette indétermination est maintenue même lorsque c’est le langage verbal qui sert de notation. Par exemple, la quarantième danse des Pronouns10 commence par les énoncés suivants : « Many begin by getting insects. / Then many make thunder though taking pigs somewhere, / & many give a simple form to a bridge / while coming against something or fearing things. »11 Son écriture creuse véritablement (étymologiquement, le radical de « scrib(ere) » signifie « creuser ») aussi bien la page où elle inscrit le volume de la performance comme une présence spectrale (les gestes qui correspondent aux énoncés cités), que la scène qui, à son tour, devient le lieu du déroulement d’un texte constamment renouvelé (les énoncés cités ne suffisant en l’état à servir d’instructions). Envisager l’indétermination d’une « œuvre ouverte » au sens littéral et structurel développé par Umberto Eco au sujet de certaines « œuvres » d’art contemporaines, tout en mesurant l’importance donnée par Mac Low à l’inscription de l’intermédialité dans et par l’écriture, est un défi qui soulève inévitablement la question du « lieu » final de l’œuvre. Dès lors que deux espaces apparemment distincts sont maintenus en perpétuelle tension, l’un ne pouvant se passer de l’autre, quel statut ontologique propre accorder à chacun ? Y a-t-il partition entre l’espace de la performance et celui de la page, ou continuité entre deux modes d’écriture qui s’entremêlent dans l’élaboration d’une utopie et d’un non lieu poétique qui s’incarne sans jamais néanmoins se constituer en entité achevée nulle part ?

Le système de notation en question et son fonctionnement : quelques exemples

9Les longs paratextes (préface et postface) qui encadrent le recueil Asymmetries 1-260 (1960)12fournissent le « mode d’emploi » des poèmes : chaque élément verbal et typographique qui aurait pu passer inaperçu, y est doté de propriétés sonores. Les mots peuvent alternativement être lus à voix haute, silencieusement, remplacés par une note (tenue ou répétée) traduisant une des lettres en son équivalent musical suivant la gamme allemande (du A, la, au H, si bécarre). Les blancs typographiques sont quant à eux à réaliser sous forme de silences ou de sons musicaux dont la durée est tantôt relative à la longueur des éléments verbaux du vers précédent, tantôt indéterminée, suivant la méthode de performance choisie. Les différentes réalisations possibles (ici condensées de façon très allusive), sont en effet précisément déclinées en dix méthodes de performance ayant chacune son intitulé propre (par exemple : « Words only », « Silence only », « Words, Tones and Silences », ou « One Tone Only »,etc.). Sont ainsi proposées plusieurs matérialisations possibles sous forme de combinaisons de notes, de silences et de mots, ou d’uniformisation sonore de signes pourtant différenciés à l’écrit lorsque blancs typographiques et mots seront réalisés seulement en notes, ou seulement en un silence continu comme dans la méthode dite « silencieuse » qui établit une continuité entre les mots non proférés et leurs marges blanches.

10Les marges créées dans et par chacun des poèmes de ce recueil correspondent à deux lignes verticales imaginairement définies par le mot situé le plus à gauche et celui le plus à droite du poème. De ces marges dépend la durée de la performance des blancs typographiques situés avant le premier et après le dernier vers, ainsi qu’au sein du texte ; de même en ce qui concerne la durée de la performance de l’espace entre le dernier mot d’un vers et la marge de droite, dans le cas où les deux moments ne coïncideraient pas. Dans « Asymmetry 193 », « favors » matérialise la marge de gauche, et le deuxième « rest », celle de droite :

img-1-small450.png

11Exemple 1

12La performance du blanc typographique de la fin du premier vers s’inscrit donc entre le –t de « opulent » et la ligne imaginaire définie par le dernier « rest ». Marges de gauche et marges de droite, bien que visuellement similaires sous forme de blancs, n’ont pas le même devenir en performance : celles de gauche sont dans la plupart des cas à interpréter sous forme de silence, celles de droite sous la forme d’une note continue ou répétée. Texte écrit et blancs sont donc des signes verbaux et musicaux polyvalents, leur valeur n’étant ni fixe ni nécessairement opposée de façon binaire : la fluctuation de la différenciation des signes questionne leur statut en tant que tels et rend nécessaires les paratextes explicatifs. Étant donnée la complexité du passage à la performance, Mac Low suggère de transcrire préalablement la version sonore de chaque asymétrie suivant le modèle proposé dans sa préface, afin d’établir une représentation visuelle de l’équivalence des durées des silences et des marges avec celles des lignes écrites. Le soulignement indique les mots lus ou traduits en hauteurs de sons dans le cas d’une performance sonore ; la pure durée (silences ou notes) est représentée par les mots non soulignés placés entre barres obliques13 :

img-2-small450.png

13Exemple 2

La longueur invariante des vers (Ex. 2) est définie spatialement par les marges de droite et de gauche propres à chaque poème ; elle trouve son pendant sonore dans la durée nécessaire pour performer l’espace qui s’étire entre ces marges en fonction de la vitesse de lecture choisie pour la totalité du poème. Une temporalité relative assure ainsi la continuité d’un tempo présent y compris dans les silences. Ce phénomène est observable dès les « 5 Biblical Poems »14 :img-3-small450.png

14Exemple 3

15Les blancs contenus entre barres obliques, qui « trouent » visuellement le texte d’origine, sont matérialisés en performance par un son joué sur instrument ou chanté à la fréquence définie par n’importe quelle lettre tirée de n’importe quel mot précédent, ou par un silence. La durée de la matérialisation de ce blanc correspond au temps que prendrait la lecture d’un des mots qui précèdent au sein du vers.

16La mesure de la temporalité de chacune des entités présentes sur la page, les sons non verbaux et les silences, ne sont pas les seuls éléments littéralement musicaux des poèmes de performance de Mac Low. Les nuances et l’intonation sont signalées par des éléments typographiques dans les Asymmetries 1-260. Par exemple, les mots commençant par une capitale, écrits en capitales, en italique ou en gras seront performés « forte ». À l’inverse, ceux qui sont compris entre des signes de ponctuation encadrants (guillemets, parenthèses, crochets) seront performés « piano »;comme en musique, ces nuances n’ont pas de valeur objective et dépendent de l’ampleur et du caractère que l’interprète souhaite donner à sa performance. Quant à l’intonation, elle est montante ou descendante comme en discours, suivant la ponctuation : une fin de ligne même non ponctuée devra être lue en soutenant la voix.

17Mais l’analogie avec le discours s’arrête là : les propriétés sonores ne sont jamais déterminées a priori par un lien expressif avec le contenu sémantique. The Marrying Maiden, quiintègre les mêmes éléments sonores que les « Asymmetries » mais sous forme de notations musicales très évidentes (indications de tempi, de nuances, et adverbes de manière pour l’intonation),illustre parfaitement cela. Par exemple, ce passage très bref de la scène 3 :

img-4-small450.png

18Exemple 4

19La disjonction entre sens, expression et caractéristiques sonores est omniprésente : « Le tonnerre Joyeux » (« The Joyous thunder ») doit être dit « exhaustedly » (sur un ton épuisé) mais très rapidement (« very fast ») et dans une nuancepiano. Chaque dynamique (sémantique, intonative, de nuance) contredit l’autre et construit un ensemble sans cohésion dont la performance est si contre-intuitive qu’elle relève de la prouesse d’acteur.

20Mac Low superpose ainsi des « sens » musicaux au « sens » sémantique (dépourvu d’unité, comme les exemples précédents le montrent) sans qu’ils se renforcent mutuellement autrement que de façon fortuite ou sur le strict plan temporel de la simultanéité, si bien que la cohésion du texte en est totalement perturbée. La transcription pour la performance des « Asymmetries » révèle en outre que le principe d’équivalence verticale qui établit la durée des silences en fonction de celle des vers précédents efface par moments les morphèmes et le sémantisme de ces derniers. Le sens s’éclipse y compris dans l’esprit du performeur qui lit en silence pour établir la temporalité des silences, puisque les éléments constitutifs du langage verbal issus des vers précédents sont morcelés avant d’être réduits à une pure durée. Par exemple, il ne reste que le « ct » de « abstract » (Ex. 2, l. 3 : « /favors/rest./ct violets opulent rest./ ») dont l’absence de voyelle induit un temps d’articulation très bref et une accélération du tempo, surtout juste après le –st prononcé à voix haute. Ce n’est donc pas seulement pour l’auditoire que la compréhension du texte écrit est obscurcie, mais aussi pour le performeur lui-même. Le poème Mac Lowien questionne la centralité du verbe écrit, pour s’ouvrir à d’autres dynamiques d’ordres temporel et rythmique. Cela est d’autant plus marqué dans les performances « simultanées » de poèmes différents par plusieurs performeurs, qui inaugurent des interactions toujours inédites15. Loin de s’éclipser, le sens et la dynamique s’y trouvent démultipliés : de nouvelles articulations signifiantes émergent inévitablement de chaque réalisation sans jamais épuiser la multitude de possibles.

Une hybridité sémiotique plus ou moins visible

21Les éléments explorés jusqu’ici sont récurrents à travers l’œuvre de performance de Jackson Mac Low, sans qu’à chaque signe soient assignées des propriétés musicales invariantes. Ainsi, nous ne pouvons pas dire que Mac Low invente un nouveau système sémiotique stable. Si l’introduction de signes inhabituels – les « boîtes » des « Biblical Poems » (Ex. 3), les notations musicales telles quelles (Ex. 4), déjà mentionnés – ou de chiffres qui assignent aux silences une durée exacte, rend parfois l’intermédialité évidente au premier coup d’œil, il arrive aussi que rien ne laisse supposer à première vue que la page poétique s’offre à une performance seconde. S’épargner la lecture fastidieuse de l’introduction qui fournit les clés de la performance des Asymmetries, conduirait inévitablement à assimiler ce recueil à une pâle imitation de l’exploration mallarméenne de l’espace de la page dans Un Coup de Dés Jamais N’abolira le Hasard,à la fin du siècle précédent (voir Ex. 1).

22Qu’elle soit visible ou non, l’hybridité sémiotique est néanmoins omniprésente y compris dans des poèmes visuels qui parfois frôlent l’illisibilité mais qui n’en sont pas moins destinés à une médiation seconde. L’anthologie monographique Doings ressemble à un catalogue d’art destiné à être contemplé en silence,offrant une profusion d’illustrations de ce phénomène. Son sous-titre éloquent en contredit immédiatement la nature apparente : « Assorted Performance Pieces » (pièces musicales, théâtrales, chorégraphiques ?). Les poèmes spécifiques qu’il contient présentent de fait un cas limite de notation poétique. La dimension textuelle de la dernière des quatre « Drawing-Asymmetries »16 notamment, se dérobe totalement sous l’épaisseur des lettres formées à l’encre noire avec des pinceaux de tailles différentes qui la constituent. La saturation des couches d’écriture est telle que l’on ne distingue plus qu’une masse informe, dont la performance ne peut être autre qu’une réécriture partielle :

img-5-small450.png

23Figure 1: Drawing-Asymmetry17

24La tension entre la plasticité de « poèmes » à la limite du verbal et la fonction instrumentale et transitoire de partition poétique qui leur est conférée, traverse le livre entier. À l’instar des « Drawing-Asymmetries » dont quatre autres « textes » sont exposés au MoMA18 (ce contexte accordant le primat à leur statut de dessins), les poèmes de Doings frappent tous davantage par la diversité de leurs caractéristiques graphiques (épaisseurs et tailles variables des lettres formées au pinceau et autres ornements, rupture de la linéarité horizontale de l’écriture, formes graphiques de notation) que par la prévalence d’éléments notationnels constitutifs d’un système sémiotique classique.

25L’indétermination structurelle générée par les lettres orientées dans tous les sens qui constituent nombre de ces poèmes, empêche notamment d’en imaginer la transposition dans la temporalité du déroulement de la performance. Les « Gathas », poèmes inscrits dans une page quadrillée ressemblant à des mots croisés, sont similaires de ce point de vue aux « Drawing-Asymmetries » : les lettres dispersées dans ces grilles y sont dépourvues de structure prédéterminée. La confrontation de la forme imprimée avec l’enregistrement par Mac Low et Anne Tardos de « Free Gathas1 et 2 » mises en ligne sur le site de la « Fondazione Bonotto »19 permettra d’apprécier l’écart résultant de cette indétermination structurelle. Plutôt que deux « versions » d’un même texte, il s’agit presque de deux entités discrètes irréductibles l’une à l’autre – de deux poèmes à part entière. L’on pourrait en conclure que ces partitions sont lacunaires. Mais c’est aussi, paradoxalement, l’indétermination structurelle qui appelle une médiation seconde bien qu’elle la rende parfois obscure et la bloque. D’une certaine manière, les flous du poème écrit permettent et rendent nécessaire la performance : les manques font notation. L’invisibilité et l’illisibilité relatives de la performance au sein du poème le rendent indissociable de son paratexte : à l’échelle macro-textuelle, l’hybridité réside dans cette entité composite faite de textes de natures différentes qui « collaborent » en vue d’engendrer la matérialité pleine du prochain texte à venir.

Déplacement du lieu de l’écrit

26Lorsque Mac Low fournit une pléthore d’indications relatives aux méthodes de composition, au contenu textuel, et à la préparation de la performance, il semble décrire des actions quasi rituelles. Le paratexte ne se contente pas de définir la portée chaque fois renouvelée des textes qu’il nous présente ; il théâtralise la genèse effective du texte et celles de ses performances possibles à venir, ainsi que le corps (gestes, voix) encore virtuel du performeur préparant la performance (en fournissant un modèle de ce qu’il devrait transcrire comme dans l’Ex. 2, ou en suggérant de reproduire les strophes des poèmes sur des cartes individuelles à battre et à distribuer en vue d’une performance simultanée20) puis interprétant le texte. La page, point de départ de la performance, est un lieu hybride autant que l’est la performance qui devient lieu d’écriture. Le performeur, par ses gestes physiques issus de gestes interprétatifs, par sa voix, son écoute et ses éventuels prolongements (instruments, voix chantée), incarne, structure, fait advenir le poème d’autant plus littéralement que ce dernier est indéterminé structurellement et matériellement sur la page. C’est ce que révèlent les « Free Gathas »cités précédemment : leur version enregistrée les (r)écrit en les déroulant dans une séquence temporelle leur conférant le statut de texte. Ces poèmes lacunaires sont comme une carte à explorer grâce à laquelle le performeur s’oriente, une sorte de « milieu performable »21 (à la fois lieu et medium) exigeant d’être déchiffré par un long travail préparatoire.

27Cette articulation du corps et du signe invite la comparaison avec deux autres catégories de textes hybrides, la partition de musique et le texte théâtral. Dans l’œuvre de Mac Low plus que dans n’importe quelle autre, ce rapprochement prend toute sa pertinence dans la double acception du mot anglais « performance »qui englobe autant le sens pluriséculaire d’interprétation scénique (théâtrale, musicale, chorégraphique) que l’acception nouvelle issue des formes éphémères de la création contemporaine du type happening. Il laisse à la postérité des partitions à la fois assez complètes et lisibles, et assez indéterminées et ouvertes pour que chaque actualisation soit une création à part entière. D’une part, l’inachèvement sape le caractère définitif de l’inscription : le corps du texte résiste à se constituer comme objet. L’indétermination induit un questionnement de la structure et de la matière qui s’inscrit dans le prolongement de certaines avant-gardes musicales en les radicalisant. Dans Aria, Cage note un carré noir pour désigner any sound, refusant ainsi de déterminer un son spécifique, comme Mac Low avec ses signes polyvalents – reste que any a lieu ici et maintenant, là où le carré est inscrit. La démarche de Mac Low se rapproche donc plutôt des explorations cagéennes de la notation graphique, comme avec « Cartridge Music », aux vingt feuilles et quatre feuillets transparents, tous superposables, sur lesquels diverses formes sont inscrites : « Drawing-Asymmetries » témoignent d’un même rapport cartographique indéterminé à la page.

28D’autre part, la tentative d’écrire cette articulation au corps, à la voix et au geste, aussi délibérément lacunaire soit-elle, se trouve corrélée à une prolifération textuelle. Les paratextes explicatifs en sont une manifestation évidente ; le prolongement du processus d’écriture (moins visible en tant que tel) hors de la page sur scène par l’action de l’interprète en est une autre. L’articulation de la page à la scène n’est pas une simple transposition d’un espace à l’autre. Elle témoigne moins d’une limite, d’une insuffisance de l’écriture, qu’elle ne provoque l’expansion de son champ d’action. Par exemple, le parcours de la page à la scène se fait sur le mode d’une dialectique de l’inscription et de l’effacement : pas de retour au même possible dans la confrontation entre la notation et la transcription d’un Gatha. Ce phénomène qu’Hélène Aji analyse si justement dans son article consacré à Mac Low, est parfaitement synthétisé dans son titre : « Impossible Reversibilities »22. Plus qu’à une « matérialisation » (d’un texte en surface à celui mis en volume) telle que celle qui s’opère dans l’interprétation théâtrale ou musicale classique, on assiste à la substitution-cumulation d’un corps textuel à un autre, à une opération d’écriture et de création seconde mais point secondaire. Le texte réalisé scéniquement efface la présence de celui sur la page tout en matérialisant (en actualisant) l’un de ses possibles suivant une double logique de remplacement et d’ajout – tout comme les signes typographiques font écran à une présence concrète scénique qu’ils préfigurent. Chaque instanciation succède aux autres performances du texte et s’ajoutent à sa totalité ouverte, actuelle et virtuelle ; le corps du performeur devient à la fois support et medium de transformation, d’appropriation (non subjective), de « décomposition musicale » du texte écrit. Dans cette continuation de l’écriture sur scène, où le signe s’incarne et le corps signifie, où le langage devient matière et la matière devient langage,« le corps du performeur est non plus seulement agent du medium, mais medium aussi lui-même », pour citer Jean-Pierre Bobillot23.

Ceci n’est pas un texte, ceci n’est pas un happening

29Si l’on garde le terme d’« écriture » dans le contexte d’une œuvre centrée autour de la performance, c’est pour l’étendre au-delà de la simple genèse du texte, pour qu’il désigne aussi la configuration d’une forme hybride et délibérément incomplète incluant l’improvisation, ainsi que la transmission hors de la page (matière-medium). Autrement dit, « Le « texte » écrit n’(y) est pas le texte »24, et Mac Low scénarise son avènement à tous les stades. Son suicide de l’auteur – car il assume la « mort de l’auteur » au point d’autoriser la récriture de ses textes – fait de lui un technicien, un simple maillon de la chaîne de création. Les Asymmetries, les « Biblical Poems », les « Gathas », comme tant d’autres poèmes de Mac Low,s’apparentent à une constellation demots et de lettres de toutes origines (textes religieux, journalistiques, littéraires, scientifiques, phrases de la vie de tous les jours) détournés de façon durable. L’intégration de la voix de l’autre pourrait paraître productrice de disjonction et de dislocation à la manière des collages poétiques. Le lecteur se doit pourtant de passer de l’autre côté du miroir pour faire corps avec un texte qui ne peut plus être un espace de projection du moi étant donnés les effets de ruptures multiples qu’il active.

30Le corps et la voix échappent à l’ordre de la logique syntaxique et sémantique de la poésie et du théâtre, ainsi qu’à celui de la logique dominante (harmonique, rythmique, et mélodique) de la musique occidentale. Cela explique notamment l’évitement judicieux de Mac Low du terme de « polyphonies » au profit de celui de « simultanéités » pour désigner les performances à plusieurs voix de ses textes, car la verticalité non-harmonique générée par la superposition aléatoire des voix qui bloque la compréhension du texte, relève bien de la simultanéité fortuite plutôt que d’un agencement transcendant programmé. Cette production immanente de formes éphémères sabote méthodiquement les machines à fabriquer de l’ordre et du sens que sont l’harmonie musicale, la syntaxe verbale, et la production de textes écrits. C’est par une appropriation qui n’est pas subjectivation, par le geste et la voix, c’est à travers le performer au sens anglais d’interprète, que l’organicité textuelle s’établit. Le performer est à la fois co-auteur, et le principal medium (intermédiaire et matière) de l’esthétique mac lowienne. Ainsi s’opère une métamorphose – certes,une transformation, mais aussi aux sens plus étymologiques qui découlent du grec meta (parmi, au-delà) : une exploration parmi les formes et une élévation au-delà d’elles. À l’instar des « blank forms » de Dick Higgins25, les détails des poèmes de performance de Mac Low ainsi que leur forme transitoire sur la page importent moins que ce que leur structure indéterminée rend possible. La jonction discursive, syntaxique et sémantique, est appelée sans cesse à se muer en jonction d’une autre nature dans un langage scénique et musical inspiré des avant-gardes contemporaines.

31Le terme de « musique » est en effet à entendre dans ce contexte musical expérimental – et plus avec ses corollaires habituels que sont la mélodie et l’harmonie tonale, ni avec les poncifs qui en dérivent dans le contexte poétique (le mélodieux ou l’harmonieux comme répétition de sons venant soutenir le sens, le rythme comme récurrence et régularité structurantes). La musique mac lowienne est musique au sens cagéen d’« organisation des sons », quoiqu’il s’agisse plutôt, au stade de l’écrit, d’une désorganisation en règle incluant la plénitude fantomatique d’une lecture muette de mots virtuellement démembrés dans des espaces blancs (Ex. 1, 3). Cette musique s’inscrit bien dans la lignée de Cage qui, suite à son expérience dans la chambre anéchoïde, composa 4’33’’, pièce organisée comme une sonate classique suivant trois mouvements, mais formés de silence minuté. Le bouleversement des oppositions binaires entre sons, bruits, silence, musique, et langage que nous avons soulevé au sujet des Asymmetries s’inscrit bien dans la continuité théorique (musicale, esthétique, philosophique) de celui qui écrivit dès 193926 :

img-6-small450.pngLa disposition du texte des Asymmetries, à l’instar de celle de « Lecture on Nothing »27, nous met en présence du domaine sonore dans son intégralité, convertit les ruptures (blancs typographiques) en sutures (respirations, silences palpables), et permet une expérience organique (pas simplement rationnelle) du texte :

img-7-small450.png

32Autrement dit, la poésie de performance de Mac Low témoigne d’un lyrisme revisité qui réactive poétiquement le paradigme musical en l’appliquant à la lettre dans le contexte historique et esthétique de l’avant-garde de son époque : une « continuité » non conditionnée à la structuration harmonique mais inhérente à la totalité du domaine sonore. Cage lui-même qualifie l’entreprise de Mac Low de musicale, lorsqu’il compose ce poème pour la quatrième de couverture des Asymmetries en épelant « diastiquement » le nom de leur auteur :

  img-8-small450.png

Pour une poétique protéiforme : enjeux esthétiques

33Le texte écrit, chez Mac Low, est ainsi à la fois en défaut et en excès par rapport à sa réalisation instrumentale ou vocale, tout comme la partition musicale : il lui manque son medium, condition de sa qualité artistique et esthétique, mais la totalité des performances possibles y est présente. La large part de création dans l’interprétation n’est pas nouvelle, car les signes musicaux ne peuvent représenter l’essentiel : les dynamiques rythmiques et de phrasé, les attaques et les timbres, les respirations, la mise en valeur de telle couleur harmonique en lien avec, ou au détriment de telle autre, ne peuvent être notées. L’introduction de signes de phrasés et d’accents précis au XIXe siècle, puis la prolifération de signes dans la notation musicale contemporaine pour plus de précision dans la caractérisation des timbres, des modes d’attaque, qui affichent l’idiosyncrasie de chaque compositeur28, n’ont pu déjouer cette aporie. Les signes ne seront jamais que des entités figées qui suggèrent des valeurs rythmiques abstraites, des changements quantitatifs de nuances sans leur tension, des simultanéités de sons sans timbre. Le poème mac lowien, fort de cette expérience pluriséculaire de la limitation inhérente à tout système sémiotique pourtant inévitable, accepte d’être une sorte de soma sema inversé,le signe-tombeau29 du corps de la performance en ce qu’il autorise l’avènement de textes et de sens pluriels, contingents, ductiles, non arrêtés par l’auteur ni par l’ordre du langage. La notion d’« exscription » que nous devons à Jean-Luc Nancy caractérise le double mouvement de l’écriture à la fois véhicule et obstacle, masque et révélateur, porté à son paroxysme chez Mac Low :

« writing exscribes meaning every bit as much as it inscribes significations. It exscribes meaning or, in other words, it shows that what matters – the thing itself, Bataille’s « life » or « cry », and finally, the existence of everything that is « in question » in the text (including, most remarkably, writing’s own existence) – is outside the text, takes place outside writing.
At the same time, this « outside » is not that of a referent that signification would reflect (something like Bataille’s « real » life, signified by the words « my life »). (…) The fact that there is being – or some being, or even beings, and particularly the fact that we are, as community (of reading-writing): this is what provokes all possible meanings, this is the very place of meaning, but it has no meaning. »30

34Ce que Mac Low cultive par son refus de produire un texte qui possède une « signification » et une structure préconçues stables est ce maintien d’une tension créatrice de formes inédites entre le texte et ce qui lui est extérieur, vers cet ailleurs exscrit hors de la page. Seul cet ailleurs, le corps du texte qui a lieu dans un ici et maintenant, fait sens – non pas sur le mode d’une Vérité immuable et transcendante, mais sur celui de la contingence d’une création collective lors de la performance. « [W]hat matters[...] is outside the text » : ce qui importe est hors du texte, c’est peut-être la matière (« matter ») elle-même, à la fois informée et informulée par lui. À l’instar de la khôra du Timée, le poème de performance mac lowien est ce réceptacle, cet intervalle entre être et non-être, qui contient toutes les formes pouvant advenir.

35La figure du lecteur idéal de Mac Low est celle d’un musicien qui, face à une partition, ne pourrait s’empêcher d’en explorer les formulations possibles en musique. Le performeur, agent d’exécution de ces partitions indéterminées, est aussi nécessaire que l’est l’instrumentiste pour que la multitude de signes noirs prenne corps et fasse sens – que le texte se réalise dans sa forme sonore dans le déroulement temporel et rythmique d’une lecture silencieuse, ou qu’il soit « joué » sur son instrument (la voix parlée pouvant être qualifiée ainsi) pour en prolonger l’écoute. Le musicien mac lowien est agent d’une dynamique « pure » et « désaffectée », d’une action dépourvue d’expressivité affective, en ce qu’il entretient un rapport uniquement sensoriel au monde des sons. L’écoute n’est pas seulement tournée vers le texte, mais aussi vers la communauté qui advient lors de la performance et vers ce texte fortuit que chacun voit advenir comme par enchantement. « Listen and relate » constituent le leitmotiv des instructions de Mac Low – pour que ses poèmes permettent l’avènement d’une communauté régie par l’attention, l’adaptation et le respect mutuels. Il rabat de cette manière le langage sur sa matérialité pour former des sujets poétiques et politiques ; et c’est de l’ensemble des aspects du texte performé qu’émerge un sens : certes, ça ne veut rien dire (a priori), mais ça peut dire énormément.

36Le poème de performance mac lowien est donc un texte en mutation perpétuelle et irreprésentable. Il est pure présentation, pure action, mimesis d’un texte qui ne lui préexiste ni ne lui succède : corps et texte s’entremêlent à tous les stades de la création (notation, écriture, performance). En dépit de l’importance scénique des corps, son œuvre est aussi adramatique qu’elle est proche de la musique, art non-mimétique par excellence. « Rien n’aura eu lieu... que le lieu... excepté, peut-être, une constellation » dans laquelle les éléments n’ont d’existence qu’en tant qu’ils sont dépendants les uns des autres : cette constellation s’inscrit dans une « œuvre » en mouvement dont l’ouverture et l’inachèvement sont à la fois le paradigme du poétique, du poiein comme processus quin’atteint jamais son terme, et le nœud de leur valeur notationnelle. Ce rejet de la clôture dans l’articulation de la page à la scène et au corps est avant tout un rejet du telos comme principe de causalité finale qui constitue toute œuvre en tant qu’objet destiné à la consommation.

37Dans quelle mesure le terme d’ « œuvre » est-il encore pertinent dès lors que ses propriétés structurelles échappent ? Le jeu de mots soma sema est ravivé dans sa circularité par cette nouvelle pratique de l’écriture qui est tout sauf un tombeau poétique. Comment conclure autrement que par la forme du questionnement, tel que le fit lapoétesse franco-norvégienne Caroline Bergvall au sujet de l’écriture de la performance : « Where does a text start? Where does it not end? »31.