Colloques en ligne

Benoît Denis

L’orgue de Barbarie : un nouveau système de représentations dans la littérature du XIXe siècle

À Jean-Noël Vanwesemael

1Bien que trônant encore au centre des chevaux de bois de quelque foire, l’orgue de Barbarie a aujourd’hui disparu de nos villes, de nos rues, cet instrument ayant connu son heure de gloire au milieu et à la fin du XIXe siècle. La littérature de l’époque se fait écho de l’importance prise par cet instrument au sein de la société. Outre le fait de présenter et de comprendre son fonctionnement, l’enjeu sera ici de mettre en relation l’émergence de l’orgue de Barbarie avec l’apparition et la mise en place d’une nouvelle esthétique et poétique littéraires au XIXe siècle. On pourra dès lors construire autour de l’orgue de Barbarie un réseau de représentations métaphoriques, comme on l’a fait précédemment pour la lyre ou l’orgue d’église. Mais avant d’étudier précisément cet instrument, pour en cerner toute la modernité et la nouveauté, il me faut rappeler brièvement le fonctionnement des systèmes de représentations classiques.

Les anciens systèmes 

Pour rendre compte de phénomènes sensibles, pour établir un discours à dominante esthétique, on fait appel à l’instrument de musique. Par sa capacité à répondre à une excitation, à toucher les sens, et par son organisation, il est un support imagé idéal1.

2Jusqu’à la Révolution française, la lyre et l’orgue d’église sont les symboles de l’harmonie. Étroitement liée au mythe de la musique des sphères, la lyre est synonyme d’équilibre, de juste rapport. Le roi des instruments, l’orgue, allie puissance et symétrie ; c’est l’organe de la pensée religieuse, il transmet la voix divine. Autour de ces deux instruments s’est développé un important réseau d’images métaphoriques. Pensons par exemple aux représentations du corps humain : le modèle vibratoire tire son origine de la lyre (les cordes de l’instrument correspondant aux nerfs), tandis que le modèle pneumatique provient de l’orgue (c’est la pensée du souffle).

3Le XIXe siècle, en particulier dans sa seconde moitié, remet en cause de telles esthétiques, incompatibles avec les exigences de ce que Baudelaire appelle la « vie moderne ». D’ailleurs la rupture avec ces anciens systèmes apparaît clairement avec l’auteur des Fleurs du Mal, puisque celui-ci précise, dans un projet de lettre à Jules Janin, qu’il ne peut plus y avoir de littérature qui ne « fasse pas mal aux nerfs », et que les « lyres modernes » sont « discordantes »2 . Étudions maintenant le visage d’une de ces lyres modernes : l’orgue de Barbarie.

Qu’est-ce qu’un orgue de Barbarie ?

4Le Dictionnaire des arts et métiers de 1840 définit l’instrument comme un « un coffre qui contient de petits tuyaux d’orgue, ayant deux à trois octaves d’étendue », et indique son mode d’utilisation : « une manivelle saillante sur le côté sert à manœuvrer un cylindre-note, lequel met en jeu divers petits leviers ; ceux-ci bouchent et débouchent les tuyaux de l’orgue, d’où résulte une succession de sons »3. Cette explication ne doit pas être restreinte à l’orgue à cylindre : elle est valable pour les autres types d’orgues, notamment pour ceux qui fonctionnent à partir de cartes perforées. Cependant, il est nécessaire pour cerner cet instrument de modifier notre approche, en nous intéressant non plus à la constitution technique de l’orgue, à sa mécanique, mais à la musique qu’il délivre. L’on peut alors proposer une autre définition, en s’appuyant sur celle avancée par le critique musical Émile Gouget dans son dictionnaire d’Argot Musical publié à la fin du siècle en 1892 : « Petit meuble à musique qui démontre que ce qui est commode n’est pas toujours agréable4 ». De fait, la musique de l’orgue de Barbarie – et par là l’instrument en lui-même – est essentiellement caractérisée par la négative. Et cet aspect désagréable, dérangeant de l’orgue des rues s’énonce clairement dans les différents textes où il surgit ; ainsi l’orgue « joue » rarement, le plus souvent il « nasille », « brame », « gueule », « vocifère », « gémit », « braille », « pleurniche », « glapit », « sanglote », « bourdonne », « serine », « écorche », « se lamente », « moud », « racle », « hurle », « égrène », « broie », « gronde », « pleure », « râle », « raille », « scie », « ulule », « rage », « criaille », « éclate » ; de même les qualificatifs qu’on lui accole ne sont guère reluisants, puisqu’il apparaît « faux », « pauvre », « banal », «pleurard », « strident », « criard », « grêleux », « lamentable », « farouche », « lourd », « terne », « navrant », « lugubre », « malade », « poussif », « mauvais », « canaille », « lourd », « détraqué » ; il est perçu comme « agonisant », « assourdissant », « insignifiant », « atroce », ou « éreinté ». Ajoutons que Gouget fait d’ailleurs de l’orgue de Barbarie le chef de file de ceux qu’il nomme, non sans une certaine ironie, les instruments de persécution, où il côtoie tambours, grosses caisses et autres cymbales. Ce déplaisir causé par la musique de l’orgue de Barbarie s’accompagne d’un reproche majeur fait à l’instrument : celui d’être répétitif, c'est-à-dire de rejouer continuellement les mêmes ritournelles5. Effectivement, l’orgue de Barbarie procède de manière extrinsèque, il se « nourrit » de morceaux de musique enregistrés au préalable. C’est ce qui donne à l’orgue son caractère itératif6 ; cet aspect récursif est d’autant plus marqué que les musiques enregistrées sont déjà, pour d’évidentes raisons commerciales, des airs connus et répandus. On faisait en permanence grief de ce ressassement à l’orgue de Barbarie, l’accusant de toujours « jouer le même air, de chanter le même refrain, la même antienne »7.

5En outre, tout cela va de pair avec le nom même de l’instrument. Car il me semble que l’explication qui prête à l’orgue de Barbarie une origine onomastique italienne, à savoir le nom d’un facteur d’orgue de Modène (Barberi), est en soi digne de peu d’intérêt ; au contraire, une fois encore, de l’idée suggérée par Gouget :

On devrait dire orgue de Barberi, comme l’avait baptisé son inventeur, mais le peuple a malicieusement substitué au nom du facteur italien une épithète qui peint mieux le rôle implacable et féroce que joue cette boîte à musique au milieu de notre civilisation8.

6Il est certain que ce remplacement, ou plutôt cette modification, voire corruption du patronyme italien ouvre un espace de rêverie et offre de nouvelles possibilités interprétatives. Il pose l’orgue de Barbarie comme un élément barbare, c'est-à-dire à la fois étranger et étrange9, et de par cette conjonction entre l’orgue et la barbarie, on peut lire une perte, une chute toute symbolique du XIXe siècle dans la barbarie moderne où règnent banalité, prosaïsme et trivialité. Par ailleurs, il n’est pas négligeable que ce soit le peuple qui soit à l’origine de cette altération, car il s’identifie pleinement à l’orgue de Barbarie.

Un instrument populaire 

7Il faut comprendre ce terme "populaire" de plusieurs manières ; d’abord au sens de « du peuple, aimé du peuple, dévoué au peuple »10. L’orgue de Barbarie appartient à la plèbe, c’est un instrument démocratique ; preuve en est qu’il ne nécessite aucun apprentissage : sa manivelle peut être tournée par tous. Symboliquement, au contraire de l’orgue d’église ou de la lyre, qui sont des instruments organisateurs, modèles d’une structure verticale hiérarchique, à l’image de la société d’ancien régime, l’orgue des rues, instrument de l’extérieur est toujours en mouvement ; il représente l’instabilité, l’agitation. Rien d’étonnant à ce qu’on le trouve alors sur les barricades lors des différents soulèvements populaires. Cette assimilation entre révolution et orgue de Barbarie est ancrée dans l’imaginaire du XIXe siècle. Pour les bourgeois notamment, avides d’ordre et de calme, l’orgue de Barbarie n’est pas seulement dérangeant, mais dangereux11. C’est cette stigmatisation et cette peur des classes moyennes vis-à-vis de l’orgue de Barbarie que Flaubert décrit dans L’Éducation sentimentale, lorsqu’il évoque les journées de 1848 :

Mais deux voix s’élevèrent dans l’antichambre.
– J’en suis certaine, disait l’une.
– Chère belle dame ! chère belle dame ! répondait l’autre, de grâce, calmez-vous !
C’était M. de Nonancourt, un vieux beau, l’air momifié dans du cold-cream, et Mme de Larsillois, l’épouse d’un préfet de Louis-Philippe. Elle tremblait extrêmement, car elle avait entendu, tout à l’heure, sur un orgue, une polka qui était un signal entre les insurgés. Beaucoup de bourgeois avaient des imaginations pareilles12 […].

8Cependant « populaire » peut s’entendre d’autres façons, qui renvoient à deux directions pour l’orgue de Barbarie : le vulgaire et le prosaïque.

9Vulgaire et sans manière, parce que l’orgue de Barbarie est ce que Gouget appelle, grâce à une nouvelle correction terminologique, un instrument cacophonique, ce qui qualifie « un assemblage de sons discordants »13. Mais surtout parce qu’il voyage de préférence dans les quartiers interlopes, souvent limitrophes (faubourgs, barrières) de la capitale, voisinant sans complexe avec les saltimbanques, les bandes louches, les parias, et bien évidemment les prostituées. L’orgue de Barbarie entretient même un rapport étroit avec la prostitution, puisqu’ils s’installent tous deux régulièrement aux carrefours14, et que telle une péripatéticienne15 l’orgue s’offre à tous16.

10Prosaïque et banal, du fait que l’orgue de Barbarie accompagne la plupart du temps les spectacles simples et naïfs qui se déroulent dans les rues des grandes villes. Ce qui doit être mis en avant ici c’est le caractère facile, attrayant et bon marché de la musique de l’orgue de Barbarie, qui trouve son complément dans les représentations foraines ou les manèges de chevaux de bois. L’extravagant, l’extraordinaire semble devenir accessible à tous ; le peuple se fascine pour les vitrines, les affiches, tout ce qui brille et donne l’illusion d’accéder à une forme d’art, à une part de beauté. C’est ce goût pour le kitsch17 que développe par exemple Nana dans le roman éponyme de Zola :

Elle [Nana] adorait le passage des Panoramas. C’était une passion qui lui restait de sa jeunesse pour le clinquant de l’article de Paris, les bijoux faux, le zinc doré, le carton jouant le cuir. Quand elle passait, elle ne pouvait s’arracher des étalages, comme à l’époque où elle traînait ses savates de gamine, s’oubliant devant les sucreries d’un chocolatier, écoutant jouer de l’orgue dans une boutique voisine, prise surtout par le goût criard des bibelots à bon marché, des nécessaires dans des coquilles de noix, des hottes de chiffonnier pour les cure-dents, des colonnes Vendôme et des obélisques portant des thermomètres18.

Nouvelle Littérature 

11Par cette rapide présentation, j’ai souhaité montrer que l’orgue de Barbarie n’est pas seulement un instrument historique de la culture populaire du XIXe siècle. Même si certains textes n’en font qu’une simple figure de la pauvreté, pensons aux poèmes de Jean Reboul19 ou d’Eugène Manuel20, il me semble que l’orgue de Barbarie, par le fait qu’il soit – tout comme l’orgue et la lyre avant lui – « le produit d’un certain moment et d’un certain milieu »21, concentre des enjeux esthétiques et poétiques. Et c’est pour cela qu’il apparaît chez la plupart des grands auteurs de la seconde moitié du XIXe siècle : s’interroger sur l’orgue de Barbarie, comprendre par exemple pourquoi cette mécanique populaire « fait désespérément rêver »22 Mallarmé et fait « rêver de si charmantes choses »23 à Baudelaire, c’est en fin de compte tenter de cerner une époque complète. En ce sens, l’illustration la plus parlante est celle de Jules Laforgue qui identifie, dans un article qu’il fait paraître anonymement dans La République Française le 21 août 1885, la création de ses Complaintes à l’orgue de Barbarie :  

M. Jules Laforgue […] a imaginé de reprendre, pour traduire ses conceptions poétiques, cette vieille forme populaire de la complainte à la métrique naïve, aux refrains touchants, forme qui correspond en musique à son congénère l’orgue de Barbarie. Hâtons-nous d’ajouter que l’orgue de Barbarie des Complaintes que voici n’a de populaire que le tour rythmique et quelquefois de vieux refrains empruntés et demeure un instrument très raffiné, capable de mille nuances psychologiques comme des derniers effets dans le métier du vers24.

12Laforgue construit un parallèle entre l’orgue de Barbarie et les nouvelles créations poétiques qu’il tente de mettre en place. Dès lors, utiliser l’instrument des rues dans ses œuvres, c’est faire acte de revendications sociale, politique et poétique, c'est-à-dire accepter et affirmer le changement d’époque, le basculement dans ce que Baudelaire nomme la modernité. Afin de mettre au jour cette nouveauté qui se dégage de l’orgue de Barbarie, j’ai choisi d’effectuer une lecture plus précise d’une poésie verlainienne.

Le Nocturne Parisien

13Tiré des Poèmes saturniens, le Nocturne Parisien25 de Verlaine nous emmène, comme le titre l’indique, dans une rêverie parisienne, à la tombée de la nuit, quand « le couchant met au ciel des tâches rouges »26. Le poème est une évocation de la Seine, qui est, en premier lieu, comparée à d’autres grands fleuves : le Rhin, le Tibre, le Nil… puis Verlaine nous promène le long des quais, et offre la vision d’un homme – un rêveur, un flâneur – venu « s’accouder au pont de la Cité »27 afin d’apprécier la chute de la ville dans la nuit, son passage dans l’ombre ; c’est là qu’entre en scène l’orgue de Barbarie :

1 – Puis, tout à coup, ainsi qu’un ténor effaré
Lançant dans l’air bruni son cri désespéré,
Son cri qui se lamente et se prolonge, et crie,
Éclate en quelque coin l’orgue de Barbarie :
5 Il brame un de ces airs, romances ou polkas,
Qu’enfants nous tapotions sur nos harmonicas
Et qui font, lents ou vifs, réjouissants ou tristes,
Vibrer l’âme aux proscrits, aux femmes, aux artistes.
C’est écorché, c’est faux, c’est horrible, c’est dur,
10 Et donnerait la fièvre à Rossini, pour sûr ;
Ces rires sont traînés, ces plaintes sont hachées ;
Sur une clef de sol impossible juchées,
Les notes ont un rhume et les do sont des la,
Mais qu’importe ! l’on pleure en entendant cela !
15 Mais l’esprit, transporté dans le pays des rêves,
Sent à ces vieux accords couler en lui des sèves ;
La pitié monte au cœur et les larmes aux yeux,
Et l’on voudrait pouvoir goûter la paix des cieux,
Et dans une harmonie étrange et fantastique
20 Qui tient de la musique et tient de la plastique,
L’âme, les inondant de lumière et de chant,
Mêle les sons de l’orgue aux rayons du couchant28 !

14L’apparition de l’orgue de Barbarie correspond à ce que l’on pourrait nommer "la logique de l’événement". Toujours dans le surgissement, l’orgue de Barbarie vient aux oreilles de l’auditeur, il accapare son espace auditif ; pas de rendez-vous dans un lieu fixe à une heure précise pour écouter l’orgue mécanique. L’émergence soudaine de l’instrument est ici marquée par la locution adverbiale « tout à coup », ainsi que par les deux verbes « lancer » et « éclater »29 qui lui succèdent. L’orgue de Barbarie n’est de fait mentionné qu’au vers 4 : il est d’abord reconnu musicalement, de par son long grincement distinctif, rendu par l’assonance en [i]30 dans les premiers vers. Ce côté criard31 de l’orgue de Barbarie est renforcé par la répétition du substantif « cri » ensuite réutilisé sous forme verbale « crie », résonnant à la rime avec « Barbarie ». Verlaine insiste en outre sur la stridence de ce cri, puisqu’il compare l’orgue à un « ténor effaré », le ténor étant la voix d’homme la plus aiguë.

15En outre, comme nous l’avons signalé précédemment, cet instrument ne fait que rejouer des chansons célèbres, des airs. Or, cette poésie porte des traces de reprise, de retour, comme si Verlaine avait voulu inscrire dans le corps même du poème ce phénomène itératif et automatique32 de l’orgue. Bien évidemment le terme « cri » que l’on a déjà évoqué, ou « air » (singulier puis pluriel) avec des sens différents, mais plus encore certaines structures grammaticales et métriques ; ainsi le vers 9 « c’est écorché, c’est faux, c’est horrible, c’est dur » (1-3/1-1//1-3/1-1), reprend le présentatif par quatre fois, ce qui introduit un rythme spécifique et répétitif ; de même au vers 11 « Ces rires sont traînés, ces plaintes sont hachées » (1-2/1-2//1-2/1-2) et au vers 20 « Qui tient de la musique et tient de la plastique » (1-1/1-1-2//1-1/1-1-2). A cela, il faut ajouter la capacité de l’orgue de Barbarie à passer, sans transition, d’une musique gaie à une musique triste, ce que Verlaine exprime lorsqu’il parle de ces airs « réjouissants ou tristes »33.

16Cette ambivalence émotionnelle contenue au sein de l’orgue de Barbarie, ne doit pas éluder le fait central et capital que la musique est fausse. En effet, quelle que soit sa musique, triste ou gaie, l’orgue reste criard ; et cependant, ce qui est le plus remarquable c’est que cette criaillerie de l’orgue de Barbarie, qui ne joue jamais dans le bon ton et dont « les notes ont un rhume et [dont] les do sont des la », provoque, probablement du fait même de ce caractère essentiellement faux, l’émotion. Ceux qui s’attendrissent, qui « vibrent » au passage de l’orgue de Barbarie, c'est-à-dire les marginaux de la société (« proscrits », « artistes »), qui savent écouter et comprendre l’orgue, ceux-là jouissent pleinement du pouvoir de l’instrument ; car l’orgue de Barbarie facilite la naissance des souvenirs, des images anciennes, produisant parfois la réminiscence d’un passé plus lointain, celui ce l’enfance. Signalons que ce rapport à l’enfance est indissociable de la musique de l’orgue de Barbarie et que cette référence, clairement mise en avant par Verlaine au vers 6, était déjà contenue dans les cris de l’orgue, comparables aux vagissements d’un nouveau né ; comme si la musique de l’orgue rappelait et redonnait accès à un langage originel, perdu34. L’orgue de Barbarie semble tourné vers le passé, il déclenche des souvenirs ; mais, en le plongeant en pleine rêverie, il emmène également l’auditeur dans un ailleurs, il provoque donc aussi une création. En ce sens, il est important de relever la rime « rêves » / « sèves », ce dernier mot étant à entendre comme "énergie créatrice". La musique de l’orgue de Barbarie délivre à l’esprit un laissez-passer pour la rêverie, lui ouvre un nouvel espace et stimule sa faculté créatrice. Tout ceci grâce à cette nouvelle harmonie qui sourd des entrailles de l’orgue des rues ; cette « harmonie étrange et fantastique »35, qui représente une nouvelle figure de la beauté, devenue instable, imparfaite, discordante.

17L’orgue de Barbarie est un puissant catalyseur d’émotions, il fait « bruire » en nous des souvenirs oubliés. Sa musique simple et naïve, à la fois triste et gaie ouvre des fenêtres sur l’enfance, sur l’innocence ; de plus, elle sert de tremplin à l’imagination et la création. Si le poète est celui qui « saisit les parcelles du beau égarées sur la terre, […] [qui] suit le beau à la piste partout où il a pu se glisser à travers les trivialités de la nature déchue »36 alors on peut être sûr qu’il croisera un jour un orgue de Barbarie.

  • 1  Claude Jamain, L’Imaginaire de la musique au Siècle des Lumières, Honoré Champion, Paris, 2003, p. 103.

  • 2  Charles Baudelaire, Projets de lettre à Jules Janin, in L’Art romantique, édition de Lloyd James Austin, GF, 1968, p. 410.

  • 3  Dictionnaire universel des arts et métiers et de l’économie industrielle et commerciale, T. 4, Au bureau du dictionnaire, Paris, 1840, p. 479.

  • 4  Émile Gouget, L’Argot musical – curiosités anecdotiques et philologiques, avec une introduction de Louis Gallet, Fischbacher, Paris, 1892, p. 263.

  • 5  Une ritournelle est une « chanson simple et naïve de genre traditionnel », mais on peut souligner l’idée de reprise qui est également contenu dans son étymologie : ritorno, « retour », déverbal de ritornare « retourner », ce verbe est formé de ri, marquant le mouvement en arrière (du latin re-) et de tornare (tourner) ; in Dictionnaire historique de la langue Française, T. 3, sous la direction d’Alain Rey, Le Robert, Paris, 2004, p. 3262.

  • 6  Que l’on peut déjà percevoir dans des verbes comme « moudre » ou « seriner ».

  • 7  Émile Gouget, op. cit., p. 13.

  • 8  Émile Gouget, op. cit., p. 263.

  • 9  Ici, « étrange » peut également être compris dans ses sens archaïques d’« épouvantable », d’« incompréhensible ».

  • 10  Dictionnaire historique de la langue Française, T. 2, op. cit., p. 2846.

  • 11  C’est une fois encore le motif du barbare qui est ici sous-jacent.

  • 12  Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Le Livre de Poche, édition de Pierre-Marc de Biasi, Paris, 2002, p. 505, 506.

  • 13  Émile Gouget, op. cit., p. 67.

  • 14  Les joueurs d’orgue sont fréquemment qualifiés "d’Orphée de Carrefour", dénomination dans laquelle on retrouve l’idée de chute.

  • 15  peripateticus : « se promener », « déambuler », le déplacement, le mouvement sont inhérents à prostitution et à l’orgue de Barbarie.

  • 16  L’orgue de Barbarie est d’ailleurs un instrument souvent utilisé en location.

  • 17  Le kitsch désigne précisément des objets qui ont l’apparence de l’art sans en avoir la substance.

  • 18  Émile Zola, Nana, Folio Classique, édition d’Henri Mitterand, 1977, p. 218.

  • 19  Jean Reboul, « Un Soir d’hiver », Poésies, C. Gosselin, Paris, 1836.

  • 20  Eugène Manuel, « Orgue de Barbarie », Poèmes populaires, Michel Lévy frères, 1872.

  • 21  Jules Laforgue, « Les Complaintes » de Jules Laforgue, article paru le 21 août 1885 dans La République Française, reproduit in Jules Laforgue, Œuvres Complètes, T. III, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1986, p. 153.

  • 22  Stéphane Mallarmé, « Plainte d’automne », Divagations, Nrf Gallimard, édition de Bertrand Marchal, 2003, p. 83.

  • 23  Charles Baudelaire, « [À Henri Hignard.] Tout à l’heure je viens d’entendre », Œuvres complètes, T. I, édition de Claude Pichois, La Pléiade, 1975, p. 201.

  • 24  Jules Laforgue, « Les Complaintes » de Jules Laforgue, op. cit.

  • 25  Paul Verlaine, « Nocturne Parisien », Poèmes saturniens in Œuvres poétiques complètes, édition de Yves-Gérard Le Dantec et Jacques Borel, La Pléiade, 1962, p. 83-86.

  • 26  Ibid., p. 84.

  • 27  Ibid., p. 84.

  • 28  Pour une commodité explicative j’ai numéroté les vers du passage.

  • 29  Ce verbe renvoie à la fois au bruit violent provoqué et à sa soudaineté.

  • 30  La voyelle [i], présente à la césure des deux premiers vers (« ainsi », « bruni »), se retrouve à la rime des deux suivants, provoquant dans le texte l’effet de lamentation (« plainte bruyante et prolongée ») et d’allongement évoqué vers 3. Grammaticalement, l’extension est produite par l’utilisation récurrente de la coordination « et ».

  • 31  Omniprésent dans les premiers vers du passage, puisque « se lamenter » c’est avant tout « pousser un cri », « gémir ».

  • 32  Dans le sens où ces enchaînements nous rappellent que l’orgue de Barbarie est un instrument mécanique.

  • 33  Opposition similaire au vers 11 entre « rires » et « plaintes ».

  • 34  Le jeu serait ici le basculement de ce que l’on nomme « arts enfantins » vers une enfance de l’art.

  • 35  A travers ces termes, et comme pour l’appellation « orgue de Barbarie », c’est toujours le même enjeu qui s’instaure : l’orgue est par essence l’instrument de l’harmonie, on lui accole le syntagme « de Barbarie », de la même manière les deux adjectifs « étrange et fantastique » viennent perturber et contredire l’harmonie.

  • 36  Charles Baudelaire, Salon de 1859, in Œuvres complètes, T. II, édition de Claude Pichois, La Pléiade, 1976, p. 650.