Colloques en ligne

Gaëlle Théval

Hypervisibilité et illisibilité dans l’écriture « logosonoscopique » de Jacques Sivan

1« Je suis un logosonoscope » : cette affirmation, formulée par « Jake » Sivan au seuil du Dernier télégramme d’al jack1, ressemble à un programme. S’identifiant à une machine complexe, le poète2 pense ses ouvrages, depuis le début des années 1990, comme autant d’interfaces, espaces d’accueil et de transformation de codes : des dispositifs. Cette dimension connaît cependant une évolution dans l’œuvre de Sivan. Aux premiers textes déjà travaillés par la question de l’image, désignée mais absente3, laissant place à une spatialisation des textes jouant sur le blanc, succède une intrusion progressive du graphisme et de l’image iconique, de sa désignation oblique dans Le Bazar de l’Hôtel de Ville (2006) à son infraction massive dans Similijake (2008)4. C’est à ces deux ouvrages que nous nous intéresserons, pour interroger les relations multiples et complexes entre texte et image qui s’y jouent. Celles-ci peuvent être appréhendées comme une mise en tension entre une « hypervisibilité » du texte, fondée sur l’emprunt et le détournement de codes rhétoriques et visuels propres à la communication de masse, et, d’autre part, une forme d’illisibilité temporaire du texte, due précisément à sa mise en image5.

Modalités de mise en visibilité du texte et de mise en lisibilité de l’image

2Devant le foisonnement visuel auquel le lecteur se voit confronté, commençons par dresser une typologie des modalités de mise en visibilité du texte, et en lisibilité de l’image, que l’on peut y recenser.

Lisibilité de l’image 

On rencontre tout d'abord, dans ces deux ouvrages, un modèle classique, associant une image à sa légende, qui n’est cependant convoqué que pour être subverti. Dans le Bazar de l'Hôtel de Ville, les légendes décrivant les articles proposés à la vente par le catalogue sont bien présentes, directement puisées dans celui-ci, mais les photographies attendues des produits manquent (FIGURE 1). img-1-small450.png

3Image iconique et légende verbale coexistent bien dans Similijake. Cependant l’inscription de la seconde directement sur la première accuse le statut de ces images, assujetties à leur légende par un détournement qui les fait basculer dans la fiction d'une démultiplication du sujet nommé « Jacques / Jake », qui trouve à s'incarner dans de multiples objets du monde. On note également la présence de vignettes de bande dessinée, et des modalités de relation texte-image qui leurs sont propres (bulles de dialogues, légendes narratives). Ces images, et les textes qui y sont associés, viennent littéralement trouer le texte principal, voire, dans certains cas, se superposer à lui.

4Mais ces deux ouvrages sont essentiellement marqués par des processus divers de mise en visibilité du texte.

Visibilités du texte 

5L'écrit se fait d'abord image au sein-même des images convoquées, sur le mode de la citation visuelle. Similijake constitue ainsi une sorte de répertoire photographique des divers supports de communication graphique : panneaux routiers et signalétique urbaine, enseignes, vitrines peintes, emballages, affiches, étiquettes, logotypes, encarts publicitaires prennent place au sein du livre sous la forme de citations. Ces codes visuels sont aussi utilisés de manière détournée. Un graphisme publicitaire fondé sur une rhétorique visuelle basique, criarde, usant de couleurs agressives censées capturer l’œil du consommateur potentiel, vient, en plusieurs endroits, interrompre et perturber la lecture cursive. Enfin, la mise en image du texte passe par des variations typographiques, de police, de corps (alternance de caractères gras, d’italiques, de lettres évidées), et, surtout de couleurs (le texte est imprimé en jaune, bleu, rouge, vert etc.) (FIGURE 2).

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6On note également des effets de spatialisation, le texte étant par endroits éclaté sur la page. Dans Le Bazar de l’Hôtel de Ville, la place-même du texte, qui apparaît en lieu et place de l'image, le désigne comme tel, ce que le choix d'une typographie en capitales et caractères bâtons, associée à un alignement parfait insistant sur la géométrie de l'ensemble, fait encore ressortir.

Lisibilité et visibilité

7Ces modes de mise en visibilité du texte possèdent ainsi des statuts différents que leur mise en relation dans l’espace de la page fait émerger. On note en effet une opposition nette entre les genres cités ou détournés, et le texte inscrit. Lorsque les premiers fondent leur existence-même sur la recherche d’une meilleure lisibilité du texte, garante de la réussite de la transmission du message à un récepteur dont il faut capter l’attention, le second fonde sa visibilité, outre les variations typographiques décrites, sur une utilisation de la langue qui en rend la lecture ardue : le texte est en effet, par endroits, inscrit phonétiquement. Marque distinctive de l’écriture de Jacques Sivan l’orthographe – approximativement6 – phonétique est en effet une écriture de surface où les mots, privés de profondeur étymologique, sont comme désancrés, se faisant, selon le néologisme forgé par le poète, « mot-lécules ». Ce choix induit, pour l'auteur, une « spatialité non seulement formelle […] mais structurelle » par l' « éradication totale de la dimension étymologique de la langue7 ». Il s’agit là d’un premier obstacle à la lisibilité dans la mesure où l’identification de la morphologie globale des mots y est rendue impossible. Or,

 « l'œil exercé, dans son travail de lecture, ne déchiffre plus comme l'enfant qui apprend à lire, lettre par lettre ou syllabe après syllabe. Il perçoit le mot selon un dessin général dont la particularité évoque une signification. La lecture ne peut donc être immédiate qu'à la condition d'épargner à l'œil tout travail de déchiffrage8. »

8L’utilisation systématique d’un caractère bâton en capitales dans Le Bazar et les variations de tailles de caractères au sein-même des mots dans Similijake accentuent encore le phénomène. Le lecteur voit dans un premier temps une image de texte qu'il doit déchiffrer et oraliser s'il veut accéder à son sens. Si l’illisibilité n’est que provisoire, le texte étant in fine déchiffrable, un véritable effort est ainsi demandé. Une tension s'installe entre une certaine dématérialisation du mot, et une forme de re-matérialisation de l'écriture dont la résistance première à la lecture accuse la visibilité.

9A ce premier effet de brouillage du lisible par le visible s’ajoutent les effets produits par la disposition des textes sur la page, qui contribuent à mettre ces régimes de visibilité en relation, et en tension. Dans le Bazar, l'opposition est nette : le texte phonétique occupe la place de l'image, barré par endroits par des annonces criardes quant à elle directement intelligibles. Dans Similijake, ce sont les agencements graphiques de certaines pages qui les rendent difficiles à lire, peu accueillantes pour l’œil par leur surcharge. La superposition de textes imprimés sur des images comportant elles-mêmes du texte ou encore les effets de juxtaposition des strates textuelles par l’occupation des interlignes, viennent en quelque sorte brouiller et annuler l'efficacité visuelle supposée des genres détournés (FIGURE 3).

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10Le travail sur la visibilité du texte conduit ainsi à la mise en tension d’une « hypervisibilité », celle de la communication visuelle, et d’une forme d’illisibilité, qui vient en perturber l’efficace. En ce sens, la démarche de Sivan s’inscrit en faux avec les propositions de mise en visibilité de la lettre et du mot portées par la poésie concrète et spatialiste des années 1960, lesquelles, se fondant sur les théories de l’information alors naissantes, se donnaient pour ambition de créer des objets à réception immédiate, sur un mode comparable à celui de la publicité, qu’elle entendait concurrencer sur son propre terrain. Pour Liliane Louvel et Catherine Rannoux, dire d’un texte qu’il est illisible, c’est « pointer quelques chose de l’ordre de la résistance ». L’illisible serait le revers d’une transparence de la parole, mettant à nu « l’illusion d’une représentation du jeu du sens comme simple transmission entre encodage et décodage. L’illisible tient alors du trompe l’œil9 ». Une telle attitude témoigne, nous semble-t-il, d’une évolution plus générale tendant vers une méfiance vis-à-vis des ressources de la communication visuelle, ce que montrent également, sur un mode en apparence opposé, les œuvres de poètes conceptuels comme Day de Kenneth Goldsmith, ou encore les travaux de Anne-James Chaton où l’image comme la mise en forme graphique des textes empruntés sont évitées10.

11Il est à noter cependant que la poésie de Jacques Sivan prend place dans des livres, ce qui, au regard d’autres pratiques de détournement des codes visuels, contemporaines ou non, est loin d’être neutre. Les différents régimes de visibilité sont pensés, dans Le Bazar comme dans Similijake par et pour le support livresque. Envisagé au sein d’un contexte technologique qui donne pour ainsi dire au poète le choix des armes d’une part, et de l’histoire littéraire (le poème hors du livre a une histoire, depuis les poèmes-pancartes de Pierre Albert-Birot au début du xxe siècle par exemple, ou les poèmes affiches Dada, aux pratiques virales contemporaines utilisant le réseau du Web), la publication en livre doit apparaître comme un choix technologique porteur de sens, et non comme un choix par défaut. Jacques Sivan choisit de ne pas se placer sur le terrain-même de la communication de masse, de ne pas adopter la logique virale partagée par certaines pratiques de détournement (initiées par les théories de Burroughs dans La Révolution électronique en 1970 notamment), et c’est cette pensée du livre, envisagé comme dispositif, que nous nous proposons maintenant d’interroger.

Du livre comme dispositif 

Modèles : de la machine représentée à au livre-machine

12La notion de dispositif apparaît tout d’abord, à l’intérieur de Similijake, sur un mode référentiel. L’imaginaire de la machine imprègne en effet l’ensemble de l’ouvrage, que ce soit par la représentation photographique de différents appareils, ou, dans le texte, par la référence constante à des machines futuristes, jusqu'à la convocation du modèle cinématographique avec le retour, à intervalles irréguliers, de fragments de script. Surtout, le texte construit, dès le seuil de l’ouvrage, une fiction au sein de laquelle le livre est lui-même présenté comme un appareil révolutionnaire : le « logosonoscope ».

13A l’instar du « logoscope »11 pongien, le « logosonoscope » fait non seulement de la poésie, mais, nous semble-t-il, du livre lui-même un appareil de visualisation et d’observation du langage, lecteur, interface au sein de laquelle le monde se réfracte et se redistribue. Dans Le Dernier télégramme d’Al Jack, Sivan en donne la définition suivante :

« Ce petit robot gère la multiplicité des codes par lesquels tous les éléments de notre réalité l'agissent et interagissent. […] Il est le seul à même de générer des connections, débloquer des situations, révéler des réalités proprement insoupçonnables12 ».

14Cette fiction commence dès le seuil intérieur de l’ouvrage, dont la conception est attribuée à une instance productrice nommée « Universal real TV ». L’instance prend directement la parole à plusieurs endroits de l’œuvre, à travers la production (sur papier à en tête) d’avis, de lettres, de recommandations diverses, où le processus en cours dans le livre-même que nous tenons entre les mains est mis en abîme. Celui-ci est décrit comme le protocole expérimental d’une nouvelle téléréalité qui serait notre seule réalité :

« Similijake est un complexe hétérogène qui n’a pas à proprement parlé de limites. […] nous vous informons que, déjà […] tous les aspects et événements de votre vie quotidienne alimentent […] Universal Real TV qui, dans le même temps, vous produit […]. Par votre entremise, nous garantissons le bon équilibrage et le contrôle strict de vos opérations de filtrage, capture ou émission13. »

15Partant, c’est l’objet livre dans son intégralité qui est mis en jeu : hormis la couverture, l’ensemble des espaces paratextuels est en effet investi par cette fiction, tant d’un point de vue graphique que de la manière dont les informations sont délivrées. Les mentions traditionnellement inscrites sur la page de titre sont fournies de manière détournée, le nom de l’auteur devenant « marque », le titre « nom du modèle », et le livre étant désigné comme un « produit », dont le « producteur » est la maison d’édition. La deuxième page, occupée par un avant-propos, comporte une image où s’inscrivent les injonctions « entrez » littéralisant la métaphore genettienne du « seuil » et « appuyez sur le bouton » qui identifie le livre à une machine à mettre en marche. A l’autre extrémité du livre, la liste finale des autres œuvres de l’auteur devient liste de gammes de produits « dans la même série ». Le paratexte du Bazar de l’Hôtel de Ville subit le même traitement, avec un mode d'emploi inséré au début, et une liste alphabétique des produits disponibles à la fin.

16Dans les deux cas l’ensemble du paratexte éditorial est détourné, apparentant le livre à un catalogue commercial ou plus paradoxalement encore, à un vulgaire produit, ou à un appareil de visionnage, venant pervertir certaines des valeurs symboliques traditionnellement associées à cet objet. Si, dans Le Bazar, la forme livre est celle-là-même du catalogue dont le modèle est emprunté, n’y a-t-il pas, cependant, dans Similijake, paradoxe à convoquer des modèles de dispositifs technologiques pour décrire le codex, objet « archaïque » s’il en est au regard des machines de visionnage décrites ? Il faut y voir autre chose qu’une simple métaphore : désigné comme dispositif par la fiction, le livre est bien utilisé et pensé comme tel dans les différents aspects de sa matérialité et dans l’expérience que le lecteur est amené à en faire.

Fonctionnement 

17Pour Bernard Vouilloux, le dispositif « est un agencement qui résulte de l’investissement ou de la mobilisation de moyens et qui est appelé à fonctionner en vue d’une fin déterminée14. » C’est ce fonctionnement que nous allons tenter de décrire en nous plaçant successivement au niveau du texte, de la page et enfin du livre.

18Les textes dont sont constitués Similijake comme Le Bazar sont eux-mêmes ce que Jacques Sivan nomme des agencements « motléculaires », résultats de prélèvements sur des textes préexistants. Dans Le Bazar, le texte en écriture phonétique est constitué de mots empruntés de manière semi-automatique par l’auteur au cours d’une lecture flottante, puis réassemblés selon une logique qui exclut la structure classique sujet-verbe-complément ainsi que toute ponctuation. Le mot se fait alors, « mot-lécule », unité autonome venant s’agréger à ses semblables au sein de configurations mouvantes, non stabilisées par la structure logique d’une phrase, « agrégats » dont on a l’impression d’avoir affaire à la capture provisoire. Le vocabulaire dominant indique en outre que les sources appartiennent à des domaines divers, essentiellement scientifiques. Cette (dés)-écriture de l’ordre du cut-up « mental » crée au sein de ces discours-mêmes qui prétendent cerner, expliquer et donc fixer le réel, des brouillages qui rendent le sens instable, fuyant.

19A l’échelle de la page, le rapprochement d’éléments hétérogènes crée des effets d’associations sur le mode du montage. L’unité paginale est utilisée comme cadre temporaire de fixation d’un ensemble, ce que la présence de certains échos thématiques au sein de chaque unité laisse percevoir. Une lecture tabulaire est alors sollicitée, qui fait de la page un espace plastique. Chaque page présente plusieurs fragments textuels dont l’hétérogénéité est thématique, stylistique mais aussi sémiotique, instaurant une nouvelle discontinuité dans la lecture à chacun de ces niveaux. L’utilisation d’encres de couleurs différentes sert en effet à distinguer différentes strates textuelles, une dizaine environ, inégalement réparties, distinguées également à certains endroits par des changements de caractères typographiques. Une première strate (S1), en noir et orthographe classique, est introduite par des dates et se présente sous la forme d’un journal de bord, sur le modèle de certains récits d’anticipation. La seconde (S2), de couleur mauve, n’apparaît qu’au début, puis de manière très ponctuelle : il s’agit d’un texte pseudo-scientifique, également en prose, revenant sur les origines du nom « jake », présenté comme source de toute civilisation, mettant en place la fiction d’un « jake / monde ». Cette strate est perturbée par une troisième couche (S3), écrite en caractères légèrement plus gros et évidés, cette fois en orthographe phonétique, se présentant comme une suite d’onomatopées (« biiiiip »), puis de cris d’avertissements (« mé kouré donc ! »). Une quatrième strate (S4) apparaît ensuite, de couleur rose, d’abord intégrée à S2 dont elle colore différemment les verbes, qui s’autonomise ensuite et se délinéarise, laissant place à une suite de verbes à l’infinitif, disposés de manière spatialisée sur la page. La cinquième strate (S5) de couleur jaune, présente un texte en italien, non traduit. La strate 6 (S6) présente à nouveau un texte en écriture phonétique, en rouge, avec des caractères de tailles différentes, les strates 7 et 8 sont en écriture phonétique également, mais distinctes par les caractères utilisés (de couleur grise, et gras, d’une part, en italiques noirs d’autre part). Enfin, une neuvième strate (S9), ponctuante, de couleur verte, présente des citations non référencées et des aphorismes. L’ensemble se présente donc comme la perturbation progressive d’un récit d’anticipation par différentes énonciations qui viennent interférer dans le discours premier, puis s’enchevêtrer pour créer in fine un ensemble polyphonique et complexe.

20Ce fonctionnement en strates trouve son modèle chez Raymond Roussel, dans les Nouvelles Impressions d’Afrique, dont Jacques Sivan a édité une version colorée en 2004, suivant le projet original que l’auteur n’avait pu réaliser à son époque. Dans la postface de l’ouvrage, Sivan explique que « par un système de couleurs le texte ne cesse de s’ouvrir pour laisser apparaître un autre texte qui, toujours par le même procédé d’ouverture associative en laisse voir un autre, entraîne le lecteur dans un vertigineux délire verbal15 ». On retrouve quelque chose de cet ordre ici, le montage des différentes strates opérant comme les rouages d’un dispositif, qui impose une lecture double, faite d’une recherche des liens entre les strates présentes sur une même page, et du constat d’un retour de ces strates d’une page à l’autre, instaurant un rythme visuel et signifiant, une scansion continue et irrégulière.

21A l’échelle du livre, enfin, outre la convocation des modèles décrits plus haut, les paramètres propres à l’objet deviennent aussi partie intégrante du mode de fonctionnement : la temporalité séquentielle due à la succession des pages dans le codex est en effet exploitée.

22Le cadre fourni par le modèle du catalogue du Bazar segmente le livre en suite d'unités visuelles déterminées par l’ensemble formé par l’ « image de texte » et sa légende, là où le texte phonétique ignore cette unité pour se poursuivre de page en page. S’instaure alors une forme de tension, entre le statut d'image fixe du texte conféré par le cadre et le flux ininterrompu de la prose, rendu d’autant plus mouvant par l’absence de ponctuation. On retrouve une tension similaire dans Similijake. Le caractère séquentiel du codex y est exploité dans le retour à intervalles irréguliers de motifs thématiques et visuels, mais aussi des panneaux de circulation qui scandent l’ensemble du livre : leur multiplication ironique (associée aux multiples images de véhicules automobiles) induit l’idée d’une circulation à l’intérieur du livre, mais leur agencement la signale comme problématique, anarchique. La temporalité de lecture ainsi créée est plurielle et heurtée, à la fois tabulaire, continue et arrêtée, obligeant à s’y reprendre à plusieurs fois, provoquant différentes phases et strates de lecture.

23L’ensemble de ces micro-dispositifs contribue à créer un effet de mouvance au sein du livre, ce qui, associé à la métaphore de la machine à voir, vient pervertir la symbolique associée à cette forme, décrite notamment par Michel Melot. Pour ce dernier, le livre est un objet « complet et autonome », dont la fermeture matérielle permet d’incorporer « une vérité achevée dont la hiérarchie interne peut donc s’organiser d’une manière définitive et stable par rapport à un ensemble fini. » Partant, envisagé comme forme symbolique, il

« s’oppose à l’écrit électronique sans cesse ouvert sur des vérités multiples, provisoires et constamment inachevées. Le codex suppose un temps linéaire et mesurable, une origine et une fin, et par conséquent une conception unilinéaire de la causalité16. »

24Pris dans l’ensemble en mouvement de Similijake, le livre incorpore ici, nous semble-t-il, le mouvement et l’ouverture plutôt réservés au support numérique.

Le rôle actif du lecteur

25L’association de ces différents paramètres permet de comprendre quelle place est assignée au lecteur, dont une certaine posture est sollicitée. Rappelons en effet avec Bernard Vouilloux qu’un dispositif « ne se justifie que de son activation dans un fonctionnement17. » Celle-ci est prévue par la fiction : un communiqué de « Universal Real TV lab » nous propose ainsi de passer « d’un mode de fonctionnement rétencif à un mode de fonctionnement constructif18. » Le lecteur est désigné comme un agent indispensable pour activer le dispositif, posture opposée à l’anesthésie télévisuelle subie par le téléspectateur. De fait, cette activité est rendue nécessaire par les phénomènes de brouillages à l’œuvre, qui demandent une action de déchiffrement d’une part, de mise en relation des éléments présents sur la page et de circulation d’autre part. Instrument d’observation du langage par les agencements éphémères qui s’y produisent, le livre logosonoscope se fait aussi « opérateur », moyen d’action sur le réel par la mise en mouvement et le « parasitage » des formes langagières sclérosées.

26Mais l’action du lecteur n’est pas uniquement de cet ordre. N’oublions pas en effet que le dispositif évoqué est un « logosonoscope » : l’ajout de la racine « sono » au « logoscope » pongien nous indique qu’une dimension supplémentaire du langage est convoquée, d’ordre sonore. Si le livre est muet, la dimension sonore du signifiant n’est pas omise, moins en ce que l’écriture phonétique serait la transcription « au plus près » de la parole, son fonctionnement, nous espérons l’avoir montré, recelant d’autre enjeux, que par l’oralisation à laquelle le lecteur est contraint dans son action-même de déchiffrement. La double existence (visible / lisible) de l’écrit est ainsi exploitée de manière paroxystique, le rythme de lecture se modifiant considérablement de l’un à l’autre statut (passage de la lenteur du déchiffrement à l’ultra rapidité de la lecture à voix haute19). Quelle est alors la finalité de ce dispositif ?

Jacques, Jake, Jacqueline, Jacquou, Jacquot… Et Marcel

27Le traitement et la mise en œuvre du livre comme dispositif en fait un lieu d'agencements provisoires qui font du sens un objet fuyant. Un des passages auto-réflexifs de l'ouvrage décrit ainsi Similijake comme « l’état de turbulence, de tremblement, de brouillage permanent de l’image identitaire produit par les décalages et superpositions de phases paroxystiques associées à leurs phases d’affaissement, de pourrissement, d’échappement20». Se dessine ici une problématique fondamentale de l'œuvre, celle de l’identité impossible du sujet, et plus largement, du réel à lui-même : « similijake » désigne en effet l’identité fuyante de Jake et de Jacques, qui est aussi Jaqueline, Jaquou, héros de bande dessinée, de cinéma, réifié, éclaté, projeté, fictionnalisé, devenant un sujet-monde. On assiste ainsi à un recensement de tous les avatars du nom « Jacques », autant d’identités possibles pour Jake, de « similijake », tant dans les noms propres que les noms d’objets : Jacquard, « Jakousi », etc.

« En tentant d'ajuster l'incertain, parce que perméable et évolutif dispositif motléculaire que je crois être à un moment donné, à la multiplicité chaotique des dispositifs motléculaires qui m'habitent ou/et qui m'environnent, je régénère par des jeux provisoires […] l'ensemble des dispositifs qui, d'une manière ou d'une autre, me reconstituent, eux aussi, de façon provisoire21. »

28L’instabilité se retrouve à tous les niveaux du texte, que ce soit dans les expériences de perte d’identité narrées par un pseudo-récit à l’instance narrative elle-même instable, ou dans l’une des strates textuelles, par la succession de verbes à l’infinitif indiquant des mouvements en cours d’exécution, sans sujet ni objet.

29Cette idée fondamentale, l’auteur la retrouve chez deux de ses modèles d’écriture, Roussel et Duchamp. C’est à sa lumière qu’il analyse, dans ses écrits critiques, l’œuvre du premier, et les ready-mades du second22, ainsi que La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, mis en relation avec l'idée selon laquelle le réel ne serait que la projection momentanée d’un réel à n dimensions. Le Grand verre est d’ailleurs cité dans l’ouvrage (on aperçoit la Glissière), et le motif de la transparence, que Sivan développe également dans sa postface à l’œuvre de Roussel, revient à plusieurs reprises. Il est question dans les dernières phrases d’un « homme transparent et sans corps », et le motif de la vitrine est récurrent dans les photographies insérées. Surtout l’impression de textes sur des photographies rend les pages comme translucides, à l’instar du fond nécessairement variable que perçoit le regardeur du Grand Verre. Le livre, en tant qu’objet, est ainsi envisagé et exploité dans sa dimension visuelle et cinétique davantage que matérielle et tactile : comme Duchamp qui explique avoir voulu se passer du fond de la toile, Sivan se passe ici du fond constitué par le blanc de la page pour y substituer un espace transitif dans lequel le réel vient se réfléchir et se réfracter : un dispositif optique. Le modèle rêvé serait celui d’un « livre de verre », figuré dans l’ouvrage par la reproduction photographique d’un « livre de glace », aux pages transparentes, faisant passer, et se reconfigurer en fonction de la lumière, les éléments du monde qui s’y rendent visibles.

30La transparence à l’œuvre dans Similijake et dans Le Bazar n’est donc pas celle, dénoncée comme illusoire, de la langue « hypervisible », prise dans sa fonction de communication. La lutte contre cette illusion ne passe pas, chez Jacques Sivan, par un obscurcissement stylistique de la langue, mais bien par un travail, tant linguistique que visuel et graphique, sur cette transparence elle-même, et c’est de celle-là, pour paraphraser Duchamp, que provient l’effet de profondeur. En ce sens, ces ouvrages rejoignent les modes de fonctionnement dispositaux décrits par Olivier Cadiot et Pierre Alféri dans la Revue de Littérature Générale23, Objets Verbaux Non Identifiés (OVNI) dont l’effet de profondeur provient, précisément, d’un jeu de surfaces.