Colloques en ligne

Fabien Gris

La référence cinématographique dans la littérature contemporaine française : la mémoire comme carrefour intersémiotique

1Nous partirons d’un constat : celui de la méfiance qui s’exprime de manière toujours vive dès que l’on évoque la possibilité d’une dimension visuelle portée par les mots. Malgré la fortune du fameux ut pictura poesis, la notion d’intersémioticité, appliquée au couple verbal-visuel, suscite encore une certaine circonspection : le texte ne pourrait jamais véritablement traduire ni transposer l’image ; le verbal et l’iconique ne seraient pas superposables et toute tentative en ce sens serait suspecte de métaphorisation peu scrupuleuse. Jamais les mots ne « donneraient à voir » ; cela ne serait que pure utopie littéraire, idéal inaccessible d’un texte qui voudrait abolir sa propre nature verbale au profit d’une sorte de transmutation vers l’iconique. Cette prévention, issue notamment des études littéraires de tendance structuraliste dans les années 1960 et 1970, a été salutaire car elle a remis en cause une certaine facilité analogique1. Toutefois, cette condamnation radicale paraît exagérée car elle ne rend pas compte de phénomènes qui se jouent concrètement dans le moment de la création comme dans celui de la réception. En effet, ce point de vue a tendance à oublier qu’un rapport intersémiotique se joue aussi et surtout dans les effets produits. L’un d’eux consiste précisément en l’activation et l’intervention de la mémoire : en l’occurrence, celles d’une mémoire des images filmiques. Par conséquent, au sein du corpus que constitue la littérature française contemporaine, comment la mémoire participe-t-elle à une « intersémioticité cinématographique » au sujet d’œuvres exclusivement verbales, c’est-à-dire d’objets sémiotiquement homogènes ? Comment se nouerait, à travers le jeu mémoriel, la possibilité d’un tel rapport intersémiotique in absentia – et non in praesentia – entre le texte et l’image2 ?

2Nous connaissons l’importance de la mémoire dans les théories de l’intertextualité et, plus précisément, de l’hypertextualité. La définition qu’en propose Gérard Genette y renvoie implicitement : « toute relation unissant un texte B (que j’appelle hypertexte) à un texte antérieur A (que j’appellerai, bien sûr, hypotexte) » ; il évoque ensuite un « texte dérivé d’un autre texte préexistant3 ». Antériorité, préexistence : les termes indiquent que l’intertextualité suppose, en elle-même, une mémoire des textes, qui est active du côté de la création comme du côté de la réception. Le titre de l’ouvrage de Genette, Palimpsestes, implique une dimension mémorielle, puisque le palimpseste est ce parchemin qui supporte des couches d’écritures successives. Dans sa synthèse critique, L’Intertextualité. Mémoire de la littérature, Tiphaine Samoyault a fait de la mémoire le centre même de la notion, ainsi que l’indique le titre de son ouvrage. Elle précise ailleurs : « […] toute création se fait sur un fonds d’existant, sur l’incorporation du passé, sur l’introduction de la pensée, de l’image ou de la formule d’un autre4 ».

3Ces brèves remarques sur l’intertextualité, portant sur les relations de texte à texte, valent aussi pour l’intersémioticité cinématographique en régime littéraire. Dans la littérature contemporaine, cela passe par le biais d’un élément fondamental : la référence5. La référence verbale à une œuvre d’art non verbale fait que, comme l’écrit Bernard Vouilloux, « le langage […] se tend en direction du visible : il trame et il indique. Il est ainsi le lieu d’une contradiction insoluble toujours en éveil : renvoi textuel à du non-texte6 ». Elle est censée provoquer, au cours du complexe mécanisme psychique et cognitif de la lecture, une échappée mentale « hors » du texte, sous la forme d’une vision intérieure, d’une « image de pensée7 ». La référence verbale à une œuvre iconique suscite ainsi ce que Liliane Louvel a nommé une « image en texte8 » ou un « tiers pictural ». Le texte s’ouvre à des formes d’altérités sémiotiques ; il crée un battement entre le lisible et le visible :

Le tiers pictural s’appuiera […] sur la notion d’écran intérieur, la vision, le regard intérieur, résultat d’un effet de texte, par un comment qui doit être différent de la description d’objets non "arrangés" en image9.

4La particularité du mécanisme référentiel réside dans le fait que, dans son fonctionnement normal, il fait appel à la mémoire culturelle du lecteur. La ré-férence implique l’idée d’un retour ; elle suppose un hors-texte qui est, d’abord, un avant-texte, nécessitant chez l’écrivain comme chez le lecteur une connaissance préalable. Parlant de l’allusion picturale, définie comme une référence implicite, Liliane Louvel note que « forcément rétrospective, anachronique, elle sollicite donc fortement la mémoire10 ». Elle précise son raisonnement :

L’allusion est indicielle et métonymique (un signal désignant autre chose ; de l’ordre du déictique), une survivance, une trace, une empreinte. Elle renvoie à l’origine qu’elle pointe, l’évoque par association […]. Mais elle est trace d’une présence mémorielle, empreinte d’un passage, d’un territoire déjà parcouru, mis en mémoire […]11.

5Or la présence du cinéma dans la littérature contemporaine française est, non exclusivement bien sûr, mais néanmoins massivement, d’ordre référentiel ou allusif12 : références à des films, par le biais de titres, de noms d’acteurs ou d’actrices, de récits de scènes célèbres, voire de descriptions de plans, mais aussi par le biais d’allusions génériques et stéréotypiques renvoyant à un savoir cinématographique commun. Alors que le Nouveau Roman envisageait le cinéma avant tout comme un outil formel et technique permettant à la littérature de remettre en cause la représentation réaliste, la littérature contemporaine française le considère comme un objet culturel incontournable, qui a une histoire, des auteurs, des genres, des figures connues et répertoriées, et que l’on évoque désormais comme un ensemble de savoirs.

6Avant d’en venir à des exemples, une dernière précision s’impose : la description classique, entendue comme hypotypose ou ekphrasis, se fondant sur les notions assez floues d’enargeia ou d’evidentia, suscite logiquement autant d’images qu’il y a de destinataires : en dépit des précisions apportées par le texte, chacun visualise différemment l’objet décrit. Au contraire, la référence cinématographique dans le texte littéraire renvoie à des images immuables, connues et, dans l’idéal, objectivement descriptibles. Il y a en elle « la solidité et la stabilité d’un repère archivique » qui permet « une identification sans équivoque13 ». Les menues différences qui se présentent d’un auditeur à l’autre résulteront, précisément, de la mémoire de chacun : l’un aura oublié ce détail, l’autre aura retenu tel élément au détriment de tel autre, etc. Dans tous les cas, on mesure concrètement le pouvoir mémoriel de la référence verbale et son implication intersémiotique, fondés sur une mémoire cinématographique collectivement partagée.

La mémoire du cinéma dans les récits à dominante autobiographique

7Le psycho-cognitiviste Michel Denis écrit que « l’imagerie de mémoire assur[e] essentiellement une fonction d’évocation, de restitution cognitive d’un événement relativement précis ou d’une partie d’un tel événement […]14 ». Lorsqu’un texte littéraire contemporain procède à une référence ou une allusion cinématographiques, il met en branle cette imagerie de mémoire chez l’auteur et chez le lecteur. L’image cinématographique « en texte » naît alors du processus de remémoration mentale qui se déclenche à travers la notation référentielle. La littérature contemporaine en a compris la force d’évocation : la circulation entre les arts littéraire et cinématographique a lieu, en ce cas, par ce biais référentiel qui investit quelques mots ou expressions de toute une mémoire d’images issue de l’histoire du cinéma. Un texte est à bien des égards fondateur sur ce point : il s’agit de Je me souviens de Georges Perec, datant de 1978. La question de la mémoire y est évidemment centrale, comme l’indique le titre. Mais ce qu’il y a de remarquable dans cet ensemble de 480 souvenirs, c’est que le je qui s’exprime renvoie toujours à un nous. Pourquoi le singulier acquiert-il cette dimension collective ? Cela vient de la nature même de ces souvenirs, qui relèvent d’un savoir collectif, d’une encyclopédie partagée. Ils n’appartiennent pas à la seule sphère intime du narrateur, mais à l’histoire commune d’une génération – le sous-titre du livre est d’ailleurs « Les choses communes ». Parmi ces souvenirs, ceux qui se référent au cinéma tiennent une place massive : c’est presque un souvenir sur cinq qui se rapporte au septième art : souvenirs de films, de salles, d’anecdotes, d’acteurs, etc. Quand Perec écrit : « Je me souviens que Shirley McLaine a fait ses débuts dans Mais qui a tué Harry ? d’Hitchcock », « Je me souviens de Brigitte Fossey et de Georges Poujouli dans Jeux interdits », « Je me souviens de Sissi avec Romy Schneider15 », le lecteur qui possède les mêmes repères culturels et cinéphiliques se souvient aussi ; plus précisément, il revoit mentalement Shirley McLaine, la toute jeune Brigitte Fossey et Romy Schneider dans ses robes bouffantes. Lorsque la référence est plus précise encore, le souvenir l’est tout autant : « Je me souviens de Robert Mitchum quand il dit "Children…" dans le film de Charles Laughton, La nuit du chasseur16 ». Ce n’est plus seulement le visage de l’acteur qui nous revient, mais également sa voix prononçant le dialogue en question, dans une scène particulière. Le film n’investit donc pas matériellement le texte, par inclusion de photogrammes, par adjonction d’un DVD d’accompagnement – comme cela pourrait se faire sur décision auctoriale ou éditoriale. Il double le texte par et dans le travail mémoriel que ce dernier enclenche. L’intersémioticité cinématographique en régime littéraire, considérée du strict point de vue textuel, repose ainsi sur une mémoire culturelle et générationnelle. Perec était conscient de cet effet :

Ce qui est le plus net pour moi dans le travail sur Je me souviens, c’est que je ne suis pas le seul à me souvenir. C’est un livre que je pourrais appeler « sympathique », je veux dire qu’il est en sympathie avec les lecteurs, que les lecteurs s’y retrouvent parfaitement. Ça fonctionne comme une sorte d’appel de mémoire parce que c’est une chose qui est partagée17.

8Or de nombreux textes contemporains prolongent le geste perecquien. Les Années d’Annie Ernaux, qui assume explicitement la filiation avec Je me souviens, se présente comme « une sorte d’autobiographie impersonnelle18 », qui parcourt chronologiquement les soixante-dix dernières années. La narratrice n’emploie pas la première personne, préférant significativement le « nous » et le « on », qui créent un effet de communauté avec le lecteur. Elle égrène alors un flux de souvenirs historiques, sociaux et culturels, qui rendent compte de ce qu’a été sa génération. Les Années est un récit entièrement fondé sur la mémoire, mémoire d’une partie du siècle. Mais cette mémoire n’est pas seulement intime, psychologique, historique, sociale ou livresque : elle est d’abord une mémoire de nature visuelle. Chaque souvenir est une « image ». Le terme est capital et sature le texte. La première phrase nous prévient : « Toutes les images disparaîtront19 ». Le récit d’Ernaux se fonde alors sur cet ensemble d’images qu’il faut rappeler avant qu’elles ne disparaissent. Se désignant à la troisième personne, la narratrice se fait plus explicite sur son projet :

La forme de son livre ne peut donc surgir que d’une immersion dans les images de sa mémoire pour détailler les signes spécifiques d’une époque […]. Ce sera un récit glissant, dans un imparfait continu, absolu, dévorant le présent au fur et à mesure jusqu’à la dernière image d’une vie. Une coulée suspendue, cependant, à intervalles réguliers par des photos et des séquences de films qui saisiront les formes corporelles et les positions sociales successives de son être – constituant des arrêts sur mémoire […]20.

9Parmi tous ces souvenirs, nombreux sont ceux qui ont trait au cinéma, comme si le septième art apparaissait comme l’art du xxème siècle par excellence, celui qui a cristallisé le plus ouvertement les sentiments, les attentes et les déceptions des êtres, et qui a le plus marqué les consciences. Sa place importante dans Les Années montre son efficacité en termes de capacités rémanentes. Dès la première partie du livre, qui présente un aspect fragmentaire proche de celui de Je me souviens, on note sa présence par le biais de références à des scènes précises, des images capitales qui se sont durablement imprimées dans la mémoire : « la figure pleine de larmes d’Alida Valli dansant avec Georges Wilson dans le film Une aussi longue absence », « Claude Piéplu en tête d’un régiment de légionnaires, le drapeau dans une main, de l’autre tirant une chèvre, dans un film des Charlots », « [l’image] de Scarlett O’Hara traînant dans l’escalier le soldat yankee qu’elle vient de tuer – courant dans les rues d’Atlanta à la recherche d’un médecin pour Mélanie qui va accoucher21 ». Ces références construisent des « images en texte », faisant de l’activité de lecture une pratique en elle-même virtuellement intersémiotique. Ernaux cherche à ranimer des images cinématographiques, qui sont passées de l’écran de cinéma collectif à l’écran intérieur de chacun22. La relation intersémiotique s’appuie sur une connivence et un jeu relationnel entre narrateur et lecteur. Le procédé est favorisé par la nature même du cinéma : art de masse, de groupes et de générations, collectivement partagé. Cela est particulièrement frappant lorsque la référence est fameuse : « […] on bloquait sa respiration de peur de laisser échapper son émotion quand Marlon Brando sodomisait Maria Schneider23 ». Dans cet exemple, la force de rémanence du medium cinématographique est évidente : le lecteur qui a une compétence cinéphilique moyenne repère rapidement qu’il est question du Dernier tango à Paris, bien que le titre soit absent. L’allusion à la scène mythique et scandaleuse du film permet cette reconnaissance immédiate. Mais cette dernière va jusqu’à la convocation mentale de la scène : la narratrice relie la référence à une expérience spectatorielle concrète (respiration bloquée, émotion écrasante) : la mémoire du film est bien une mémoire incarnée ; elle n’est pas de l’ordre de la pure intellectualité et ne se limite pas au strict niveau langagier. Elle implique le sensible et le visuel. Ernaux sollicite en nous une sorte de banque d’images accumulées à la suite de tous les films que l’on a vus. « Comme le désir sexuel, la mémoire ne s’arrête jamais. Elle apparie les morts aux vivants, les êtres réels aux imaginaires, le rêve à l’histoire24 » : la mémoire apparie tout autant les images aux mots, dans la mesure où le langage se fait opérateur de souvenirs visuels.

La mémoire du cinéma dans les récits non strictement autobiographiques

10On retrouve ce phénomène dans des récits contemporains qui ne se présentent pas comme des réflexions rétrospectives et dans lesquels la mémoire n’est pas le mécanisme générateur de la narration. Qu’il s’agisse de comparaisons ponctuelles, de brèves références, de descriptions de séquences, ou bien de passages plus longs, le récit renvoie à un avant-texte sémiotiquement différent, en l’occurrence un film. Lorsque, par exemple, le narrateur de Cherokee de Jean Echenoz écrit au sujet d’un personnage féminin : « elle était coiffée comme Angie Dickinson dans Point Blank25 », le lecteur est mis face à ses propres souvenirs filmiques et peut visualiser mentalement le personnage par rapport à l’image de l’actrice qu’il a conservée en mémoire. C’est le même procédé qu’emploie Antoine Volodine, dans Songes de Mevlido, quand il dit au sujet d’un personnage féminin nommée Maggie Yeung, qu’« elle aurait pu figurer sur les affiches des films de Hong Kong, à côté de Maggie Cheung, par exemple, autre Maggie26 ». Ces notations abondent dans les récits contemporains. Ce procédé utilise la mémoire cinématographique du destinataire pour court-circuiter la description traditionnelle et substituer au classique « donner à voir » de ce discours un « vu » relativement stable et connu – un « donner à revoir ». La description créatrice et développée laisse la place à une référence qui, considérée de façon autonome et littérale, ne décrit rien en elle-même, mais renvoie pourtant à une image filmique extratextuelle. C’est cette image qui vient, dans un battement intersémiotique, faire office de description. La connivence avec le bagage culturel du lecteur permet une sorte d’économie textuelle. On lit, dans Le Méridien de Greenwich de Jean Echenoz, un passage très drôle qui illustre narrativement cette mémoire cinéphilique à l’œuvre, sans cesse sollicitée. Nous sommes en pleine fusillade entre malfaiteurs quand le narrateur précise :

La rafale avait barré la porte dans sa largeur d’une série d’impacts en ligne pointillée, comme dans un plan célèbre d’un film célèbre, mais personne n’eut le temps d’opérer ce rapprochement contingent27.

11Il arrive que la référence filmique concerne le texte dans son entier et pas seulement des passages ponctuels. Le rôle de la mémoire n’y est que plus évident. En 2009, apprenant que Jean Rouaud a fait paraître une courte nouvelle intitulée Souvenirs de mon oncle, on a pu penser qu’il s’agissait d’un nouveau texte autobiographique de la part de l’auteur des Champs d’honneur. De surcroît, le texte est à la première personne du singulier et se présente à première vue comme une remémoration familiale28. Mais l’on comprend rapidement qu’il s’agit en fait d’une fiction écrite à partir du film de Jacques Tati, Mon oncle (1958), dans laquelle Rouaud imagine que le petit garçon du film – le « neveu » – se souvient de son excentrique parent. Le paratexte (la silhouette de Hulot dessinée sur la couverture et l’insertion de huit photogrammes dans le corps du texte) ne laisse aucun doute. Le titre du livre est alors à reconsidérer : « mon oncle » y fonctionne comme un désignateur rigide, c’est-à-dire comme l’intitulé du film. Bien que Rouaud s’amuse avec l’œuvre de Tati en créant ce point de vue interne original, tout le texte joue sur nos propres souvenirs cinématographiques. Il teste notre mémoire, conduit à la ranimation visuelle du film en nous. Personnages, décors, gags et séquences célèbres sont narrativisés, mais appellent irrésistiblement l’« image en texte ». Il est difficile de ne pas revoir mentalement les images du film en lisant les phrases suivantes :

Mais ce qui à mes yeux faisait plus que tout qu’il était mon oncle, c’était sa curieuse démarche, un peu mécanique, à la fois raide et sautillante, son long buste penché en avant comme s’il risquait à chaque pas de trébucher29.
Il habitait une sorte de petite isba à la couverture en zinc, bâtie au sommet d’un vieil immeuble de Saint-Maur […]. On y accédait par des escaliers tortueux et des coursives qui donnaient le vertige quand elles frôlaient le bord du toit30.

12Bien qu’il présente l’aspect d’un récit autobiographique, Souvenirs de mon oncle est à l’origine31 le souvenir verbalement reconfiguré d’un film, connu de nombreux lecteurs, qui induit chez ces derniers une activité mémorielle imageante.

Connivence cinéphilique de la littérature contemporaine

13Nombre d’écrivains contemporains s’appuient sur leur propre cinéphilie dans la rédaction de leurs livres et postulent également cette compétence cinéphilique minimale chez leurs lecteurs. Par sa nature référentielle, l’intersémioticité cinématographique en régime littéraire travaille aujourd’hui à partir de cette composante cinéphilique. Or la cinéphilie a partie liée avec la mémoire ; elle est elle-même une pratique mémorielle, en tant que connaissance, convocation et rappel réitérés d’images. Antoine de Baecque écrit ainsi :

L’écran de projection [du cinéma], le premier et le seul qui compte, est mental : il occupe la tête de ceux qui voient les films pour, ensuite, en rêver, en partager les émotions, en pratiquer la mémoire, la discussion, l’écriture32.

14La nouvelle de Tanguy Viel intitulée Hitchcock, par exemple, narre les affres d’un critique de cinéma à qui un journal a demandé la liste de ses dix films préférés33. Elle narrativise la posture du cinéphile et met en scène la question de la mémoire des films qui y est nécessairement attachée. Le narrateur-protagoniste en fait l’épreuve, mais le lecteur est également confronté à sa propre encyclopédie cinématographique, et ce dès l’incipit :

Quand l’avion pour la première fois apparaît tout au fond dans le ciel clair et chaud, que d’une ligne silencieuse il irrigue le maïs brûlé par le soleil, c’est à peine si l’on perçoit sa présence […] Cary Grant n’aurait jamais dû accepter ce rendez-vous bizarre, sur cette route désertique qui doit signer sa mort34.

15S’ensuivent cinq pages qui décrivent la scène mythique de La Mort aux trousses. Une telle description instaure une connivence entre le narrateur et le lecteur qui reconnaît rapidement la référence en question. Cette reconnaissance, qui nécessite par définition l’intervention de la mémoire, se fonde sur une relation intersémiotique entre les mots et les images cinématographiques : le texte en active le déroulement mental. À plusieurs reprises, le récit met en scène au niveau diégétique cette irruption des images à l’esprit :

[…] j’ai vu tout de suite Ingrid Bergman qui se promenait sur un volcan italien. Sauf que j’ai vu tout de suite aussi, en même temps pour ainsi dire, un landau en noir et blanc qui dévalait un escalier. Sauf qu’au même instant encore, j’ai vu Robert De Niro en train de s’énerver tout seul devant un miroir, tandis qu’à peine plus tard, je voyais déjà James Dean se jeter de sa voiture et Charlie Chaplin avec un globe terrestre et Gene Kelly sous un parapluie et aussitôt encore Clint Eastwood a craché une allumette à l’entrée d’un saloon tandis que Brigitte Bardot gisait morte dans une Alfa Roméo. J’ai même vu Louis de Funès en Rabbi Jacob35.

16L’énumération rapide de scènes mythiques, à laquelle s’ajoutent les effets de simultanéités temporelles, décrit la force des résurgences mémorielles et visuelles (le verbe « voir » apparaît à cinq reprises) à la conscience. Mais ce montage visionnaire met en abyme ce que la nouvelle elle-même provoque chez le lecteur, quand il lit ce passage : lui aussi se met à revoir ces scènes célèbres, appelées par la puissance évocatrice du langage et de la référence. De même que, pendant des siècles, la littérature a fondé sa dimension intertextuelle en jouant avec la bibliothèque, la littérature contemporaine fonde désormais l’un des versants de son intersémioticité en s’appuyant sur la culture cinématographique et la cinéphilie supposée de ses lecteurs. Tanguy Viel affirme ainsi :

Mais le cinéma, je crois, a surtout été un grand fournisseur d’images mentales qui sont devenues avec le temps autant de matière-mémoire ou de matière-sensation. Et cela plus encore que la littérature, dans la mesure où les images développées par le cinéma, du fait que ce sont des « images réelles » en quelque sorte, ont eu sur moi une capacité, non plus à développer l’imagination (comme peut le proposer la lecture) mais à la fixer en lui donnant en quelque sorte un corps, des corps, et même des décors36.

17Certes le récit contemporain s’amuse parfois à bousculer ou brouiller les repères de cette mémoire, en mêlant les références, en faisant le choix de l’allusion savante, confidentielle ou fausse. De même, le lecteur peut ne pas connaître la référence ou l’avoir oubliée, ne pas saisir telle allusion implicite. Dans tous ces cas, il y a échec partiel ou total, volontaire ou involontaire, de la relation intersémiotique. Comme le précise Liliane Louvel, « l’étendue [de l’image mentale] n’a de limites que l’imagination, la culture artistique et la capacité de mémorisation du lecteur37 ». C’est là la prise de risque de ce procédé propre à cette littérature française contemporaine volontiers cultivée voire érudite. Mais, au-delà de la diversité des occurrences, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’envisager ici l’intersémioticité non comme une pratique concrète et matériellement descriptible – ce sont les cas des dispositifs sémiotiquement hétérogènes et hybrides –, mais comme un processus in absentia, une pragmatique du texte, un effet produit. La scène intersémiotique se situe dans notre chambre obscure intérieure, dans une négociation perpétuelle entre encyclopédie collective et souvenirs individuels.

18Grâce aux études de plus en plus nombreuses portant sur la littérature contemporaine française, nous savons que celle-ci est un lieu de mémoire(s) : mémoire généalogique, familiale, historique, mais également culturelle, en excédant la stricte sphère des lettres. Les récits contemporains sont ainsi, parfois, les lieux d’une mémoire cinématographique, qui ne se limite pas à la seule mention d’un titre de film ou du nom d’un acteur : bien que nécessairement verbalisée, elle est une mémoire des images, qui implique un processus intersémiotique : rappel et désignation, à travers le verbal, du visuel et du sonore propres au film, ranimation et projection mentales d’images conservées dans notre mémoire cinéphilique. Le texte élabore des sortes d’hypotyposes référentielles, culturellement déterminées. Nous voyons qu’il ne s’agit pas de dire que le texte « montre » par lui-même ni qu’il restaure une quelconque puissance illusionniste du langage ; mais, bien qu’il n’ait pas la réalité concrète et perceptive d’une œuvre formellement hybride, il est engagé dans une activité imageante et sollicite une mémoire visuelle génératrice d’images déjà vues. L’intersémioticité cinématographique en régime littéraire « se fait sur un fonds d’existant, sur l’incorporation du passé, sur l’introduction de la pensée, de l’image ou de la formule d’un autre38 ». La littérature contemporaine française s’écrit avec le cinéma, son histoire et sa (jeune) mémoire ; cet « avec » permet d’ouvrir le texte à l’image, de créer en lui-même un intervalle intersémiotique, nouvelle preuve de l’étonnant pouvoir de suscitation des mots.