Résonances musicales dans distancias de Susana Thénon
1Le nomadisme esthétique est l’une des principales caractéristiques de la poétique de Susana Thénon (1937-1990) ; elle n’a cessé d’explorer différentes sphères artistiques telles que la musique, la photographie et la danse, sans jamais abandonner la poésie. Une écriture hybride, composite et polymorphe résulte de ces traversées et de ces croisements artistiques. Car le sujet poétique thénonien semble circuler au sein d’une topographie de l’entre-deux. Dans cet article, j’aborde un aspect particulier de la dimension intersémiotique de l’œuvre thénonienne, à savoir l’interconnexion entre la musique contemporaine et l’écriture poétique, notamment dans son quatrième recueil intitulé distancias (distances), publié en 1984. Ma réflexion s’inscrit dans le prolongement de certains travaux, réalisés à partir du milieu du XXème siècle, qui interrogent la nature et les effets des liens entre littérature et musique1. Le rapprochement entre poésie et musique marque-t-il un tournant dans l’écriture poétique de Thénon ? Quels processus d’écriture met-il en jeu? Quel sens peut-on donner à ce tissu poétique parsemé d’oscillations, de perforations et de rythmes spasmodiques, à l’instar de la musique contemporaine ?
2Dans une première partie, je m’intéresserai aux mécanismes grâce auxquels l’écriture de distancias entre en résonance avec certains éléments de la musique contemporaine. Puis je montrerai comment l’entrecroisement artistique conduit progressivement à une ouverture dans le processus créatif de Susana Thénon.
Translation(s)
3Le choix d’une poétique à la croisée de plusieurs axes artistiques peut sembler a priori déconcertant. Dans distancias, la convergence entre poésie et musique contemporaine a souvent suscité des jugements négatifs chez certains critiques2, pour qui le nomadisme artistique de Thénon constitue plutôt un obstacle qu’une force. Or le caractère anti-canonique de cette œuvre ne peut se réduire à un mélange trouble résultant d’une volonté pseudo-érudite, voire snob, qui viserait à l’inscrire dans la lignée des avant-gardes européennes. La circulation artistique caractérise en effet la poétique thénonienne. S’agissant d’une écriture qui se place à la lisière de plusieurs sphères créatives, la notion de seuil et de « circulation » est essentielle à l’analyse. Thénon elle-même avait clairement formulé la connexion entre l’écriture poétique et la musique3. Elle assumait également l’affinité entre distancias et la musique contemporaine, en particulier avec des œuvres comme les Mikrophonies du compositeur allemand Karlheinz Stockhausen4. Par ailleurs Ana María Barrenechea et María Negroni mentionnent ce lien dans les prologues l’édition de l’œuvre de Thénon5. Le rapprochement avec la musique contemporaine, en tant que rupture avec la linéarité de la musique classique, constitue un paramètre-clé pour comprendre le glissement progressif vers une déconstruction du langage poétique que Thénon développe dans la dernière phase de sa poésie.
4A partir de distancias s’opère le changement formel le plus radical dans l’œuvre de Thénon. Il est donc essentiel d’étudier le mécanisme poétique et les influences de la musique contemporaine dans le travail sur le son développé par Thénon à partir de ce recueil. En ce sens également, distancias marque une rupture définitive dans le processus de création poétique de Susana Thénon car elle abandonne la dimension lyrique des premiers recueils. L’éclatement du langage y transforme les poèmes en véritables partitions poétiques : le rythme, le silence et le son deviennent des éléments interdépendants. Thénon souligne en 1982 le rôle essentiel de la musique dans la composition de ces poèmes :
La relation des poèmes avec la musique est d’une importance capitale. Si je savais composer de la musique je n’écrirais peut-être pas. Dans mes propres explications je parle souvent de « chœurs » ou de « duos », une voix se dédouble au sein d’un duo [distancias, n°4].
L’italique, les parenthèses et les autres éléments ne répondent pas seulement au souhait de retranscrire des mondes insolites mais aussi à une volonté précise d’ordre musical.La musique est, dans ce cas, la représentation de l’art le plus pur sans la rationalité des mots et des idées. […]6
5La musicalité convulsée qui émane de ces poèmes évoque l’écriture de la musique contemporaine. Elle s’inscrit dans la mouvance de la poésie du XXe siècle, marquée par son interrelation avec la musique7. Certains critiques, et c’est notamment la posture adoptée par Henri Meschonnic, considèrent que les rapprochements entre musicalité et poésie sont abusifs et superflus. Il s’agirait de deux systèmes complètement différents dans la mesure où « toute comparaison de la poésie avec la musique, du rythme dans la poésie avec le rythme dans la musique, est à contre-langage, à contre-poésie »8. Or il nous semble que l’étude des poèmes de distancias à travers le prisme musical peut se révéler fructueuse pour mieux comprendre le mécanisme de fragmentation et de perforation du langage poétique mis en place par cette poétesse.
6L’œuvre poétique de Thénon et l’œuvre musicale de Stockhausen constituent des ensembles esthétiques déroutants et novateurs qui, à première vue, partagent une esthétique de l’éclat. L’« organisation satellitaire de l’écriture »9, caractéristique de la composition du musicien allemand, est également un trait fort de l’écriture thénonienne, où le verbe gravite autour du vide. Stockhausen est « le premier à travailler sur la spatialisation du son et n’aura de cesse de créer un monde sonore inouï »10. Dans l’œuvre de Thénon, un travail de spatialisation de la poésie transparaît aussi. L’éclatement du langage n’aurait ici pour but que la production d’un état poétique, proche de « l’inexprimabilité »proposée par Valéry11.
7Les poèmes deviennent ainsi des constellations rythmiques disséminées dans la page blanche. Dans ce sens, la poésie de Thenon s’inscrit dans l’esthétique concrétiste déjà inspirée par le
8« Coup de dés » mallarméen. La sémiotisation des blancs produit une réverbération sonore, un fractionnement et une démultiplication des sens. Les glissements du signifiant débouchent sur des effets sémantiques. Les blancs typographiques représentent également les limites du langage, auxquelles le « je » poétique se heurte continuellement. La beauté de l’inexprimable et de l’indicible est ainsi cristallisée par les intervalles.
9Au-delà du travail de spatialisation, la poésie de Thénon se focalise à cette période sur la saturation sonore. À l’image de la musique stockhausienne, l’écriture poétique thénonienne instaure dans les années soixante une dimension expérimentale consolidée par l’addition de bruits et d’onomatopées. Dans les poèmes n°27 et n°31, l’onomatopée fonctionne comme vecteur de pure sonorité. Tout comme les sons filtrés par des anneaux dans les Mikrophonies de Stockhausen, l’onomatopée apparaît comme sonorité concentrée. Dans distancias se produit une véritable dé-tonation poétique. Le morcellement ou l’altération12 des mots, comme dans le poème n°31 («u n u/ main umain»)13 s’inscrit dans la même logique14. C’est le système d’échos qui est mis en relief au sein de ces poèmes, puisque la réverbération est un aspect essentiel de la poésie.
10On voit par-là que la musique joue un rôle central dans l’écriture de distancias. Mais cette musique laisse libre cours à l’improvisation. Les mots du poème surgissent avec la même liberté que les sons de la musique contemporaine. Dans une lettre adressée à Renata Treitel et datée d’octobre 1983, Thénon affirme :
Lorsque je parle de proximité à la musique je me réfère à la musique contemporaine où il n’y a pas nécessairement un programme ou une solution. Par exemple Mikrophonie de Stokhausen où les interprètes improvisent librement.
distancias : distances typographiques et distance musicale, le silence en musique est important et la distance entre les uns et les autres15.
11Le titre du recueil souligne l’importance de l’écart et du silence au sein du rythme poétique. Il renvoie également à l’idée d’intervalle musical. Le décalage par rapport aux conventions est représenté par l’absence volontaire de majuscule, soulignant également l’attention accordée aux interstices. La plupart des poèmes de distancias sont ainsi perforés par des capsules de vide et de silence16. Mais l’impression anarchique des vers n’est qu’illusoire, puisque la forme est guidée par un rythme accordé aux aléas de l’harmonie cosmique, aux cycles universels présents tant dans les poèmes que dans les compositions de Stockhausen. Dans le livre qu’il consacre à Stockhausen, Michel Rigoni souligne l’aspect stellaire de cette musique :
Les sons sont comme des étoiles au soir. On pense que c’est un chaos, mais quand on commence à l’étudier, on s’aperçoit que c’est une composition fantastique qui tient ensemble avec ses constellations, ses planètes.17
12La poétique de Thénon s’inscrit également dans un rythme constellé, composé de fissures et de soubresauts, à l’instar des changements propres à la nature et à la vie même. C’est pourquoi elle revendique une poétique du chaos où coexistent les forces contraires. Et lorsque sa traductrice Renata Treitel lui propose de réordonner le recueil, la poète lui répond dans une lettre datée du 14 novembre 1982 :
Ta suggestion d’un nouvel ordre est tout à fait logique et parfaite. […] Mais elle est impossible parce que les poèmes suivraient « un ordre ordonné », et c’est justement ce que je ne souhaite pas. Ici il n’y a pas de cercles concentriques ni rien de cette sorte, mais des sauts, des chutes, des élévations et divers accidents. Tout est mélangé et tout peut avoir lieu de manière contradictoire et simultanée18.
13L’énergie des poèmes est oscillatoire. Le sujet poétique est ainsi soumis à des fluctuations et des transmutations permanentes ; l’univers dépeint dans les poèmes s’articule autour d’un équilibre instable et précaire. Tout peut s’effondrer, renaître, muter. Telles sont les possibilités ouvertes par ces poèmes craquelés où le rythme, comme l’a démontré Benveniste, n’est pas synonyme de régularité mais apparaît comme :
La forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme de ce qui n’a pas de consistance organique. […] C’est la forme improvisée, momentanée, modifiable. Littéralement « manière particulière de fluer », rythmos décrit des « dispositions » ou des « configurations » sans fixité ni nécessité naturelle et résultant d’un arrangement toujours sujet à changer.19
14La musique de Stockhausen et la poétique de distancias partagent ainsi la spatialisation de sons éclatés, les oscillations et les structures contrapunctiques. Un mécanisme de connexité semble caractériser le rapport de l’écriture poétique à la musique contemporaine. Mais, au-delà de l’aspect formel, Thénon semble tout aussi bien s’inspirer de la liberté de création instaurée par Stockhausen dans ses Mikrophonies. S’agit-il d’échos, de reflets, de points de contact ?
Croisements et ouvertures
15On ne peut faire l’économie d’une description, aussi limitée soit-elle, des Mikrophonies de Stockhausen pour évaluer le degré d’influence de ces deux pièces sur l’écriture poétique de Thénon. Mikrophonie I (1964) et Mikrophonie II (1965) rompent avec les schémas d’écriture de la musique classique abstraite et s’inscrivent dans la logique de la musique concrète, au sein de laquelle l’interprète manipule directement le son sans avoir besoin d’autres supports. Dans les deux pièces, le dispositif d’enregistrement est employé comme instrument20. Le microphone n’est plus simplement un objet d’amplification du son. Il est également producteur de son. Par conséquent, « l’interprète devient l’acteur décisif des métamorphoses d’un son en un autre »21. Pour la lecture de distancias, la liberté d’interprétation et de mise en voix des poèmes est similaire, puisque aucune indication de lecture n’est donnée. Le lecteur ne compte que sur la base que constitue le poème. Il peut ainsi vocaliser le poème à sa guise en tenant compte des différentes voix qui coexistent et qui se différencient par l’emploi de l’italique. Le sens de la lecture est également libre, car elle peut s’effectuer de manière horizontale ou verticale.
16Mikrophonie I ouvre la voie à l’expérimentation électronique. Les sons produits par le tam-tam, soumis à quelques manipulations, sont captés puis filtrés par deux microphones. Ils sont ensuite rediffusés par des haut-parleurs. Le son de la percussion, qui n’est pas sans rappeler le « poum-tac » du rythme vital, est transformé, épuré et finalement répercuté. La pièce, comme le souligne François Decarsin, est une réflexion sur le présent pur, sur l’instant. Il s’agit d’une performance qui laisse une place à l’improvisation. La pièce est composée de trente-trois « moments » qui peuvent être connectés de manière aléatoire, selon diverses relations : constantes, contraires et différentes :
Par exemple, une structure peut être suivie d’une autre qui est similaire, dont la relation reste constante et qui la soutient ; ou une structure peut être suivie d’une qui lui est contraire et la détruit progressivement ; ou d’une qui est différente et devient de moins en moins neutre.22
17Plusieurs types de combinaisons sont ainsi possibles. L’improvisation, c’est ce qui permet le processus de métamorphose du son.
18Le procédé utilisé par Thénon est similaire. Le silence représenté par les blancs typographiques ou par les parenthèses constitue un filtre transfigurateur du son. L’isolement des mots ou des syllabes amplifie leur matérialité et crée un effet de concentration sonore. Le poème n°1 est empli d’intervalles. Le thème de l’interruption du mouvement circulaire est cristallisé dans les trois premiers vers par l’injection de blancs typographiques, par la mutilation des mots et du verbe « arrêter » :
la roue s’est arrêtée s’est arrê
téedeux trois deux la roue
s’est arrêtée rompue à l’intérieur23
19L’exérèse de la dernière syllabe du participe passé « arrêtée » renforce la puissance de l’interruption. Dans ce sens, la fragmentation du matériau poétique permet d’amplifier les effets de segmentation du langage et d’opérer une action directe sur lui, à l’image du procédé utilisé par Stockhausen dans Mikrophonie I. Mais c’est le poème n°31 qui est le plus signifiant à cet égard : les mots sont non seulement morcelés mais formellement modifiés ; les altérations orthographiques opèrent comme un catalyseur de sonorités et de silences. La volonté de rendre perceptible l’imperceptible est manifeste à travers la suppression du « h » initial de (« umain »24), restitué dans le dernier vers, (« RIENH »25). Le « H » majuscule, associé au néant sonore, clôt le poème. Il rend tangible ce qui est par essence intangible. La lettre muette aborde ainsi une dimension concrète. Par le biais de ce procédé, le silence devient visible.
20Mikrophonie II est également constituée de trente-trois « moments », mais la combinaison des sons est, dans ce cas, fixe. Stockhausen y cite un poème d’Helmut Heißenbüttel intitulé « Simples méditations grammaticales » (« Einfache grammatische Meditationen »). Il distribue les 44 vers au sein des 33 moments de sorte que toutes les parties du poème sont présentes dans la pièce. La greffe de plusieurs pièces à la base musicale crée une résonance et un effet de mise en abyme de l’œuvre dans l’œuvre, un emboîtement de pièces dans la pièce. Stockhausen ajoute des consignes précises concernant l’interprétation. On peut penser que Thénon s’inspire de la circularité mise en place dans Microphonie II et de sa dimension polyphonique. Cela apparaît clairement dans distancias à travers le poème inaugural et le poème final. Il s’agit du même poème. Or, trente-sept poèmes les séparent. La lecture vierge du début est différente de la dernière, puisque le lecteur se sera familiarisé avec ces poèmes au rythme abrupt, au relief accidenté. Le recueil distancias constitue une véritable scission au sein de l’ensemble de l’œuvre. En 1983, Thénon affirmait qu’elle expérimentait une nouvelle forme d’écriture :
Ces poèmes sont en train de s’approcher de l’art musical, parce qu’il ne faut pas le comprendre comme de l’art verbal. Je ne peux pas dire que je comprends Beethoven ou un autre compositeur. […] Je suis en train d’étirer le langage, de le rompre, en explorant au maximum toutes les possibilités que peut m’offrir l’espagnol même avec ces incohérences et ces non-raisons. Mais une certaine fracture a dû se produire au niveau mondial pour j’aie commencé à écrire de cette façon-là. L’école italienne Nani Balestrini, Edoardo Sanguinetti. L’allemand Heissebütel. On marchait au même pas mais nous ne nous connaissions pas du tout en même temps.26
21La référence au poète allemand n’est de plus pas anodine. Comme nous l’avons souligné ci-dessus, dans Mikrophonie II, Stockhausen cite lui aussi le poème « Simples méditations grammaticales » dudit poète. Les douze voix répètent de manière cyclique ce texte :
L’ombre que je projette est l’ombre que je projette
la situation dans laquelle je me trouve est la situation
dans laquelle je me trouve
la position dans laquelle je me trouve est la position
dans laquelle je me trouve
la situation dans laquelle je me trouve est oui et non
situation ma propre situation ma propre situation
spécifique27
22Les formules tautologiques cristallisent l’aspect périodique et répétitif (mais pas identique) du schéma musical. La projection, la situation, la position et la possession apparaissent comme les quatre piliers du poème.
23Du bref parcours des deux pièces de Stockhausen ressort leur caractère mouvant, ainsi qu’une mécanique de métamorphose et de transformation du son. Deux aspects qui pourraient constituer le point de contact entre deux œuvres de natures très différentes, mais articulées autour de « l’éternel retour du même » nietzschéen : la figure de la spirale, de l’ouvert et du momentané pourrait ainsi fonctionner comme clé de lecture.
24Les poèmes d’ouverture et de clôture de distancias sont identiques. Ils dessinent un mouvement de retour à l’origine, une boucle, une spirale. De plus, leur structure est traversée par une colonne vertébrale hélicoïdale composée de blancs typographiques. On retrouve ce mécanisme dans les poèmes n°6, 7, 9,18, 20, 21, 23, 25. L’aspect sinusoïdal de ces poèmes renvoie aux courbes productrices de son dans la musique contemporaine. La résonance entre l’œuvre de Stockhausen et celle de Thénon s’étend au-delà des Mikrophonies. La spirale constitue un motif clé de ces deux esthétiques28. Pour Stockhausen, la spirale représente l’accès à une dimension spirituelle et sublime. Elle constitue également un motif nodal dans la conception de sa musique.
25Dans certains titres des compositions stockhausiennes comme dans plusieurs poèmes de Thénon, la forme circulaire et cyclique a rôle central. Dans le poème n°4, la réverbération de l’harmonie cosmique se filtre à travers les corps célestes chargés de musicalité et d’échos polyphoniques. Dans une lettre adressée à Renata Treitel, Thénon affirme, en se référant à ce poème, l’importance de la musique dans la composition poétique : « Dans mes propres explications je parle souvent de ‘chœurs’ ou de ‘duos’, une voix se dédouble en duo [distancias, n°4] »29.
26Les parenthèses stratifient ainsi plusieurs niveaux de voix, parmi lesquels surgit celle de l’étoile : (« et ainsi chante l’étoile en son temps libre »30). La musicalité céleste est développée par Stockhausen dans Son d’étoile (Sternlang)et dans Poussière d’or (Goldstaub), qui renvoient à l’harmonie des constellations et à l’importance du fragment. La poétique de la segmentation est clairement développée dans distancias à travers la mutilation des mots (poème n°1) et à travers l’infiltration d’un coagulum de vide comme dans le poème n°8 (« chan ( ) te »31) et n°3132, au sein duquel toute unité semble impossible (« u n u », « plus u n déjà »).
27La répétition s’inscrit dans le mouvement fluctuant héraclitéen de la métamorphose du même. C’est dans la même logique que surgit la fascination pour l’ouvert aussi bien dans la poétique thénonienne que dans l’écriture musicale stockhausienne. Le premier poème de distancias s’ouvre sur le motif de la roue. Le recueil est placé sous le signe de la circularité : les poèmes inaugural et final sont identiques. Cette dynamique rejoint en quelque sorte le principe développé dans Monophonie pour orchestre : « œuvre pour une seule note suivant l’idée que tout est devenir, un et pourtant reste soi-même »33. Dans l’écriture musicale stockhausienne, la « forme ouverte » désigne une nouvelle disposition dans laquelle le hasard joue un rôle important.
28L’importance accordée à l’aléatoire et à la fragmentation constitue un fil reliant la musique contemporaine à sa poésie. Rappelons le procédé d’écriture de Stockhausen pour la composition de Punkte (1952-1993): « A certains moments la musique est constituée par les sons, qui sont dans l’air, mais à d’autres par les trous que j’ai faits dans le son. J’ai gommé le son »34. De la même manière, les poèmes de Thénon sont transpercés par le vide, par le silence. La perforation et l’atomisation du verbe créent un langage poétique ouvert, au sein duquel le vide n’est pas seulement le vecteur du néant, mais est susceptible de se transformer en un espace d’où tout peut surgir. Il serait porteur de potentialité, dans la mesure où aucun sens n’est prédéterminé, aucun repère fixé à l’avance.
29Les poèmes de distancias se composent d’une matière sonore dense, d’une topographie poétique escarpée, au sein de laquelle la complétude se superpose au vide, la durée au momentané. En quelque sorte le blanc typographique et les lacunes scripturales font écho aux « notes muettes, avec des touches enfoncées sans être jouées, qui produisent des phénomènes de résonances »35, mises en place par le compositeur allemand en 1954 pour la création des pièces V à VII pour piano.
30Tant l’œuvre de Stockhausen que celle de Thénon s’efforcent de libérer et d’ouvrir l’espace de la création, s’émancipant ainsi à tout schéma linéaire.
Conclusion
31Le tissu poétique de distancias est complexe : ruptures, perforations et convulsions composent l’espace au sein duquel évolue le sujet poétique. Au-delà de la simple filiation revendiquée par Thénon entre l’écriture de distancias et la musique contemporaine (notamment les compositions de Stockhausen), on voit qu’il existe une véritable résonnance entre ces deux œuvres. Thénon recourt à des mécanismes de rupture et d’atomisation du langage poétique similaires à ceux du compositeur allemand et crée une poésie polyphonique, dissonante, traversée par des capsules de vide afin de cristalliser la dimension pulsionnelle et organique du langage poétique. Les poèmes de distancias se placent ainsi sous le signe d’une musicalité éclatée, d’un rythme spasmodique et d’un mouvement convulsé.