Les collaborations de Neil Gaiman et Dave McKean
1Neil Gaiman est un écrivain anglais, installé dans le Minnesota depuis 1992, et auteur d’œuvres essentiellement fantastiques : romans, nouvelles, contes, poèmes, pièces de théâtre radiophonique, scénarios de séries télévisées, deux courts-métrages qu’il a écrits et réalisés, deux longs-métrages qu’il a écrits, chansons écrites pour diverses formations musicales, récits en prose ou en bande dessinée composés pour les albums-concepts de son épouse Amanda Palmer ou d’autres musiciens comme Alice Cooper ou Tori Amos, et enfin, romans graphiques et séries de comic-books, la bande dessinée étant en fait le medium dans lequel il s’est le plus distingué, en quantité comme en qualité. Le glissement constant d’une forme artistique à l’autre est donc un aspect essentiel de sa pratique de la création d’œuvres de fiction.1 Outre cette grande polyvalence, et la prédilection pour un art hybride comme la bande dessinée, les formes et les pratiques artistiques se croisent de manière particulièrement appuyée dans les œuvres de Gaiman à travers ses fréquentes collaborations avec Dave McKean, autre artiste anglais, illustrateur de bandes dessinées, de livres, de pochettes de disques, peintre, graphiste et infographiste, photographe, cinéaste et musicien de jazz. Ses œuvres graphiques entremêlent peinture, photographie, infographie et bien d’autres aspects des arts visuels. McKean a aussi, toujours avec la même approche visuelle expérimentale, réalisé plusieurs courts-métrages d’animation et un long-métrage (MirrorMask) mêlant images de synthèse et acteurs et décors réels (à partir d’un scénario de Gaiman). Outre ce film, Gaiman et McKean ont aussi signé ensemble les bandes dessinées Violent Cases, Signal to Noise, The Tragical Comedy or Comical Tragedy of Mr Punch, Black Orchid et Sandman, ou encore les contes illustrés The Day I Swapped my Dad for Two Goldfish et The Wolves in the Walls.
2Violent Cases est la première bande dessinée publiée par Gaiman, en 1987 chez l’éditeur anglais Escape Books. On y trouve déjà des choix stylistiques singuliers de la part de McKean : les planches du récit mélangent des vignettes photoréalistes et d’autres très stylisées, parfois abstraites, dans lesquelles font irruption çà et là de vraies photographies ainsi que des lettres et des morceaux de textes aux typographies variées qui se mêlent au décor. L’histoire de Violent Cases comprend trois niveaux de narration. Au sein d’un récit-cadre incarné par les vignettes où apparaît le narrateur, s’enchâsse un second récit constitué des souvenirs d’enfance du narrateur, et un troisième, enchâssé dans le second sous forme d'histoire racontée au narrateur enfant : les souvenirs d’un vieil ostéopathe qui, avant de s’installer en Angleterre, aurait soigné Al Capone. A travers cette figure historique, c’est le thème du gangster, élevé au rang de « mythe » de la culture américaine par la fiction et notamment le cinéma, qui hante les planches de cette première collaboration. Un indice notable de l’intérêt de l’auteur pour le gangster en tant que figure mythique est le titre Violent Cases, qui fait référence à un attribut célèbre de cette figure : ces étuis à violon (« violin cases »), devenus « étuis à violence » (« violent cases ») car ils ne contiennent pas des violons mais des mitraillettes. L’intérêt du style visuel de McKean pour une telle bande dessinée est évident : les photographies et la couleur grisâtre/bleuâtre dominante donnent à l’histoire un ton, une ambiance, qui évoquent à la fois souvenirs d’enfance et vieux films de gangsters. On peut voir, dans les vignettes où le narrateur apparaît, que McKean s’est inspiré de photographies de Gaiman pour ce narrateur adulte, décidant ainsi de faire de lui la persona de Gaiman2. L’illustrateur a donc fait une autofiction d’un texte qui n’était pas initialement conçu comme tel, et ce, par un simple choix graphique.3 Le récit joue en outre avec le thème de la perception mémorielle. Le personnage de l’ostéopathe a en effet des visages différents au cours de l’histoire : d’abord un mélange incohérent du souvenir qu’en a le narrateur et de la description faite par son père après-coup4, puisun autre souvenir qui vient tardivement au narrateur (et qui est d’origine cinématographique5). On voit donc l’aspect graphique du personnage se transformer alors que le texte met en scène le narrateur en train de se perdre dans ses souvenirs contradictoires.
3Après avoir traduit ensemble, dans la langue polymorphe de la narration graphique, les incertitudes de la mémoire, Gaiman et McKean se sont intéressés à une autre forme d’introspection et de méditation : la conception d’une histoire. La bande dessinée s’appelle Signal to Noise (1989)et les deux artistes y racontent comment un vieux cinéaste atteint d’un cancer passe les derniers mois qu’il lui reste à vivre à écrire un ultime film situé dans la nuit du dernier jour de l’an 999, et consacré à l’attente de la fin du monde par la population. Deux nouveaux récits enchâssés forment donc chacun un reflet déformé de l’autre : l’attente résignée, curieuse, et un peu tragique de la fin du monde d’un côté, la course, non moins tragique, contre le temps et contre la mort (individuelle) de l’autre. L’atmosphère est bien sûr encore plus sombre que dans Violent Cases, et cela se traduit non seulement dans la structure du texte (le va-et-vient entre les deux récits est constamment entrecoupé de méditations très amères du protagoniste), mais aussi dans le style visuel. Les couleurs, bien sûr, sont très sombres, les expérimentations visuelles plus radicales, plus violentes et plus grotesques : ainsi, des fanatiques qui s’auto-flagellent, dans une planche consacrée au film, sont représentés comme des créatures presque inhumaines, mortes-vivantes6. Enfin, certains collages, loin d’être aussi harmonieux que ceux de Violent Cases, mettent en image une fragmentation très chaotique de leurs éléments, qui pose la métaphore visuelle du déchirement comme expression de la souffrance intime du protagoniste7.
4The Tragical Comedy or Comical Tragedy of Mr Punch (1994) raffine encore les méthodes de travail collaboratif de Gaiman et McKean en se situant au confluent des thématiques des deux premières bandes dessinées. Gaiman y retrouve sa persona d’auteur racontant ses souvenirs d’enfance, cette fois-ci pour conter les affaires douteuses d’un oncle qui est une sorte de forain de pacotille, en jouant beaucoup sur le point de vue naïf et mal informé de la persona enfantine, un peu à la manière d’Henry James dans What Maisie Knew (1897). On trouve à profusion des dessins très stylisés, rappelant eux-mêmes des dessins enfantins, et ils sont, encore une fois, mêlés à toutes sortes de collages photographiques ou utilisant le lettrage comme décor, ou comme fond de l’image. La principale différence avec Violent Cases et Signal to Noise est la prédominance de couleurs chaudes, qui donne un aspect plus ambigu, moins unilatéralement lugubre, à ces souvenirs, et participe à l’ambiance quelque peu nostalgique qui caractérise cette œuvre. Ainsi, les vieilles photographies insérées dans les vignettes pour figurer certains souvenirs et pensées, sont le plus souvent sépia, au lieu d’être en noir et blanc8. Les peurs enfantines y sont néanmoins décrites, que ce soit la peur des adultes tout-puissants (traduite visuellement par certains collages photographiques déformants de personnages adultes) ou la peur superstitieuse issue de l’imagination débordante de l’enfant : tout au long de l’ouvrage, il imagine, en effet, que les personnages du spectacle de marionnettes Punch & Judy prennent vie et viennent le hanter dans ses cauchemars. Une apparence terrifiante est conférée à la marionnette de Punch, du fait qu’elle n’est jamais dessinée, mais toujours photographiée : cela lui procure une substance, une matérialité que les humains dessinés n’ont pas, et accentue paradoxalement son aspect étrange et grotesque9.
5L’un des moments les plus intenses du récit est d’ailleurs un cauchemar de l’enfant. Sa peur est traduite par l’expression de son visage (pour une fois, il n’est pas dessiné mais photographié), tandis que l’aspect cauchemardesque du décor de son rêve s’incarne dans les couleurs crues (rouge sang, jaune maladif, gris noirâtre de suie) et dans les proportions complètement bouleversées10.
6Le style de McKean est donc très adapté pour raconter, plus que des actions, des mouvements introspectifs : souvenir, pensée, conception fabulatrice et, bien sûr, rêves. Sandman, série de bandes dessinées dont Gaiman a écrit les scénarios et qui est parue de manière mensuelle entre 1988 et 1996, est justement consacrée à ces derniers. Dessinée, encrée et colorée par nombre d’artistes différents, elle a bénéficié de l’implication de McKean pour la conception de toutes les couvertures. Sandmanraconte comment le personnage éponyme, sorte de divinité onirique universelle, évolue dans un monde de mythes et de délires hallucinatoires, et renonce à sa position initiale de dieu à la puissance illimitée et à la sensibilité quasi-inexistante, pour devenir progressivement un être humain. Cette série a été publiée par DC Comics, maison d’édition éminemment commerciale, dont les principaux titres de gloire, dans le domaine de la bande dessinée fantastique, sont Batman, Superman, Flash ou Wonder Woman, personnages de super-héros bien connus, dont la majeure partie des aventures s’adresse essentiellement à un public d’adolescents, et dont le style visuel, le style narratif et la composition des couvertures sont très codifiés. Les couvertures sont ainsi forcément figuratives, représentant le(s) héros, engagé(s) en général dans une action héroïque, ou figés dans une pose évoquant l’héroïsme11. Le protagoniste est invariablement présent, de sorte que le lecteur, lorsqu’il le trouve sur l’étalage d’un kiosque à journaux, reconnaît au premier coup d’œil le dernier numéro des aventures de son héros préféré. Assez abstraites, les couvertures de McKean pour Sandman bouleversent ces codes de composition12. Gaiman raconte, dans un entretien paru dans le livre Hanging Out With the Dream-King (2004), comment lui et McKean se sont battus avec l’éditeur pour imposer ce qui était alors une révolution pour ce type de bande dessinée : le fait de ne pas faire apparaître le protagoniste sur toutes les couvertures.13 Quant à McKean, dans un autre entretien dans le même livre, il signale son désir, à l’époque, de souligner le caractère abstrait et protéiforme d’un personnage et d’un univers oniriques dans leur nature :
Sandman didn’t seem to me to be like Superman. He wasn’t a visual thing, he was concept, a fluid thing. I think Neil kind of understood that, and that’s what I wanted to do with the covers. But I always felt a shame that a lot of the illustrators who came in felt hidebound by just one particular visual image. I think there were a lot of other places to go with the character.14
7Le personnage a en effet été représenté par les autres illustrateurs sous une même forme ténébreuse, byronienne, qui préfigurait la mode vestimentaire « gothique ». McKean ne s’y prend pas de manière très différente, mais joue avec le style de représentation, de manière à mettre en relief l’aspect insaisissable du personnage : peint ou photographié, il ressemble toujours à une photographie très floue15. En outre, cette figure fugitive est surtout noyée dans le collage de représentations d’objets hétéroclites, eux aussi photographiés ou peints. Il s’agit parfois d’autres personnages de la bande dessinée, parfois d’objets symboliques évoquant la vie, le temps et la mort (lierre16, fleurs17, papillon ou ciseaux d’Atropos18). Des citations, équations, graffitis et symboles graphiques, cabalistiques ou géométriques, sont incorporés dans les images sans forcément de logique mimétique d’appartenance spatiale à un décor, ainsi que des emprunts à d’autres œuvres visuelles (tel, par exemple, un détail du tableau Le Cri (1893), d’Edvard Munch, qui apparaît sur la couverture du premier numéro de la série)19.
8Les mélanges de styles ou de formes d’art visuel de McKean peuvent aussi parfois se mettre au service d’un ton plus léger, notamment dans deux livres illustrés pour enfants réalisés avec Gaiman. Dans le premier, The Day I Swapped my Dad for Two Goldfish (2001), le narrateur est un enfant qui a donné son père (sorte d’homme-meuble constamment assis à lire le journal) à un ami, en échange d’un bocal contenant deux poissons rouges. Quand sa mère rentre, elle se met en colère et l’enfant doit aller refaire l’échange. Malheureusement, l’ami a déjà échangé le père contre une guitare électrique. Le jeune narrateur est donc obligé de suivre à rebours un parcours d’échanges entre divers enfants pour retrouver son père. La majeure partie des illustrations se compose de simples dessins, très stylisés, imitant un style enfantin adapté au ton du livre. Le texte suit d’ailleurs la même rhétorique d’extrême simplification de la forme pour évoquer le parler enfantin. On trouve cependant encore, çà et là, des formes visuelles différentes mêlées aux dessins, les plus notables étant de vraies colonnes de journal reproduites dans le cadre dessiné du journal du père20, ou encore le bocal des poissons rouges, qui apparaît, comme les marionnettes dans Mr Punch, systématiquement sous forme de photographie21. Ce dernier procédé transpose, dans l’univers à deux dimensions des illustrations, la perception déformée que l’on a en général des poissons dans un bocal, du fait de l’effet grossissant des parois de verre. La situation est burlesque, digne d’un imaginaire de cartoon, et pousse le goût de l’absurde jusqu’à faire apparaître, le temps d’une page, de manière gratuite et sans incidence sur le reste du livre, une reine de Mélanésie coiffée d’une imposante caravelle, qui vient justepour applaudir au retour d’un lapin échangé dans la famille d’un des enfants22. On voit là une autre facette de l’écriture de Gaiman, le fait qu’il soit un disciple avoué des Monty Python, de P.G. Wodehouse, et de toute la tradition d’humour anglais souvent désignée par le nom anglais « nonsense ». Les jeux graphiques de McKean peuvent aisément s’adapter à un tel ton comique raffiné, comme le montre le passage où l’on voit le jeune narrateur en train de réfléchir. Sa réflexion est symbolisée par un phylactère contenant des reproductions de cartographies de cosmogonie héliocentrique, comme il s’en faisait au Moyen-Age et encore jusqu’à la Renaissance23. Ces schémas évoquent une période de l’histoire des idées, une entreprise sérieuse, philosophique, visant à comprendre l’univers, mais ils sont pourtant utilisés, comme des dessins naïfs d’engrenages dans certaines bandes dessinées pour enfants, pour symboliser de manière comique l’intense réflexion d’un personnage au sein d’une bulle.
9Cette utilisation comique des expérimentations de McKean se retrouve également dans leur autre livre illustré pour enfants, The Wolves in the Walls (2003), où certains objets, attributs burlesques des personnages de la famille, apparaissent sous forme de photographies : le tuba du père et le cochon en peluche de sa fille, les pots de confiture de la mère et les gants de jardinage de la reine de Mélanésie – qui surgit encore au détour d’une page, pour aider à entretenir le jardin. A d’autres moments, ces techniques de collage reprennent cependant les aspects inquiétants qu’elles revêtaient dans les bandes dessinées, notamment lorsqu’un des loups éponymes (qui sortent des murs de la maison de la famille) est représenté sous forme d’ombre chinoise photographiée et grotesque24, rappelant un peu le rôle, comme attribut terrifiant et dissuasif, de l’ombre du vampire dans le film de F.W. Murnau Nosferatu (1922).
10Le cinéma est aussi un medium dans lequel Gaiman et McKean se sont investis ensemble, en créant un petit film fantastique expérimental intitulé MirrorMask (2004) et produit par les studios Jim Henson. Gaiman a écrit le scénario à partir de ses idées et de celles de McKean, et McKean a assuré la réalisation. Le film mêle acteurs et décors réels et un univers et un bestiaire fantastiques en images de synthèse. L’un des buts des studios Henson était de permettre à l’univers visuel de McKean de passer du papier (et de la vidéo puisque McKean avait déjà réalisé deux courts-métrages d’animation en images de synthèse) au grand écran. Le résultat ressemble effectivement à une transposition kinésique et sonore de ce que McKean a pu réaliser jusqu’ici dans le domaine purement visuel de l’illustration de livres et de bandes dessinées25. On y retrouve aussi, sous une forme qui dépasse largement le cadre du simple mélange d’objets filmés et de créations infographiques, les dialogues intersémiotiques qui caractérisent non seulement le style de McKean, mais aussi le contenu thématique de ses collaborations avec Gaiman. La protagoniste est, comme l’Alice de Lewis Carroll, une adolescente transportée dans un autre monde absurde et illogique. Or, à mesure que le film déroule son intrigue, on s’aperçoit que cet autre monde, fait de collages bigarrés semblables aux illustrations de McKean, est en fait un monde composé des dessins de la jeune fille. En effet, dès le début du film, elle nous est présentée comme une artiste en herbe, qui fait sans cesse des dessins stylisés en noir et blanc, dont elle tapisse un mur de sa chambre. Ces dessins sont si nombreux, et ont pour thème principal tant de bâtiments aux architectures étranges et naïves, qu’ils en sont venus à former un monde autonome. Ainsi, les dessins, en réalité réalisés pour le film par McKean et par des collaborateurs imitant son style, deviennent un lien, une porte, entre la partie du film tournée en décor réel à Brighton, et la partie tournée sur fond bleu, et qui s’efforce, par le pouvoir de l’infographie, de donner « corps » aux dessins. Un passage montre ainsi la jeune fille en train de regarder par une fenêtre dans un bâtiment du monde imaginaire, et de voir, par cette fenêtre, sa propre chambre. Nous découvrons d’abord la pièce en vue subjective, puis la caméra passe en contrechamp puis s’éloigne du visage de l’adolescente, nous permettant de voir que la fenêtre est celle d’un des bâtiments dessinés qui ornent le mur de sa chambre26.
11En faisant d’artefacts graphiques des objets cinématographiques, Gaiman et McKean illustrent, dans le postulat fantastique même du film, ce processus d’acclimatation du style d’un medium à l’autre. Le spectateur initié verra peut-être, dans cet usage des dessins comme élément central de l’intrigue, un lien sans doute plus fortuit à une autre de leurs œuvres collaboratives : le roman Coraline (2002) de Gaiman, sorte de roman d’épouvante pour enfants, illustré par McKean. Ce roman était, à l’époque de la sortie du film, la seule collaboration Gaiman/McKean ornée de simples dessins en noir et blanc (comme ceux du film, donc). Il partage en outre beaucoup d’autres points communs avec le film, les moindres n’étant pas le motif carrollien d’une jeune fille précipitée dans un monde surnaturel étrange et absurde, et la raison de cet exil : dans les deux cas, une sorte de « reine des ténèbres » cherche à attirer la protagoniste à elle, pour la forcer à devenir sa fille de substitution.
12Sur un plan thématique, le film s’intéresse par ailleurs aux arts du spectacle en général. La protagoniste, Helena (interprétée par l’actrice anglaise Stephanie Leonidas), est la fille d’un couple qui possède un cirque itinérant, et plusieurs passages mettent donc en scène la vie bariolée, créative, mais aussi socialement aliénante, des artistes du cirque. McKean a aussi l’occasion de s’adonner à sa passion pour les masques : tous les personnages humains du monde imaginaire d’Helena portent systématiquement un masque. L’un des personnages, Valentine (interprété par l’acteur irlandais Jason Barry), explique à Helena qu’il faut nécessairement un masque, pour exprimer une émotion, et qu’il ne comprend pas comment elle fait pour se contenter d’un visage. La réponse d’Helena est une grimace qu’il qualifie, de manière assez comique, de dégoûtante.
13Toutes ces œuvres illustrent le goût de Gaiman et McKean pour la création d’un dialogue paroxystique entre les arts, parallèle dans la forme à l’intense mélange des genres et des tons qui caractérise l’écriture de Gaiman dans le fond. On peut aussi observer un décalage entre l’écriture de Gaiman seul, en général résolument fantastique ou merveilleuse, et la collaboration entre Gaiman et McKean, qui relève souvent d’un regard expérimental et introspectif porté sur un univers réaliste, et qui lui donne des allures fantastiques sans vraiment faire du surnaturel une donnée empirique de la diégèse. Cette dichotomie donne l’impression que l’écriture de Gaiman s’adapte à la personnalité créative de McKean lorsqu’ils collaborent, le premier étant très clairement un amoureux du fantastique pour lui-même, le second moins27. Les exceptions existent assurément : MirrorMask ou The Wolves in the Walls, bien sûr, mais aussi Sandman, quiest une œuvre résolument fantastique et merveilleuse, mais dont la richesse thématique, et la structure onirique et métaphorique n’en sont pas moins adaptées pour permettre à McKean de donner libre cours à sa folie créative. Black Orchid (1988-1989) est une bande dessinée de super-héros qu’ils ont créée avant Sandman, pour DC Comics, et qui était une œuvre de commande qui leur a permis, ensuite, de mettre en place l’ambitieux projet Sandman avec l’accord de l’éditeur. Enfin, un autre roman de Gaiman, The Graveyard Book (2008), est paru en deux versions, l’une avec des illustrations de McKean (de simples dessins en noir et blanc, très différents de sa production antérieure), l’autre avec des illustrations d’un autre artiste ayant lui-même un style distinct de celui de McKean. Dans la majeure partie de leur travail collaboratif, cependant, Gaiman et McKean se sont ingéniés à repousser, par la recherche frénétique d’une sorte de « polyvalence » artistique, toutes les limites que bande dessinée, littérature et cinéma pouvaient poser, comme un défi, à leurs ambitions créatives, et ont ainsi contribué à montrer les potentialités parfois insoupçonnées de ces media (notamment celui de la bande dessinée) et la fertilité toujours vérifiée d’un dialogue entre plusieurs formes d’expression artistique.