Colloques en ligne

Rosine Bénard

L’image atmosphérique : adaptation cinématographique d’une technique picturale

1La Renaissance fut une époque charnière où se sont entremêlés, dans tous les domaines et plus particulièrement dans les arts, retour à l’Antique et innovation. Le retour en arrière permettait alors de mieux avancer. Notre époque nous semble également marquée par ce double mouvement. Face au développement technologique extrême, un certain « retour à la nature » est de plus en plus prisé, voire prôné, sans que les deux soient totalement opposés. En effet, comme le souligne Anne Cauquelin pour le paysage, « le tournant – technologique – loin de détruire la "valeur paysage" – aide au contraire à en démontrer le statut : la technologie met en évidence l’artificialité de sa constitution en tant que paysage »1. Il est un art qui, au sein des productions contemporaines, pourrait être le reflet de cette ambivalence : le cinéma. Dans les salles obscures, se côtoient films où effets spéciaux, montage rapide et 3D deviennent des éléments récurrents, et films que l’on pourrait qualifier de « contemplatifs » du fait qu’ils laissent le temps au spectateur de s’imprégner des images. L’agrandissement vertical des formats cinématographiques a d’ailleurs, selon nous, joué un rôle majeur dans cette mise en avant d’une contemplation presque picturale du cinéma. En laissant plus d’espace autour du personnage, le Cinémascope et les différents formats panoramiques redonnent aux décors et plus particulièrement aux paysages toute la vitalité expressive qu’ils avaient acquise en peinture à la Renaissance.

2Léonard de Vinci, génie universel de la Renaissance, s’est longtemps passionné pour la représentation des paysages. Selon Paul Valéry, la particularité du travail de de Vinci était de réaliser une « étude constante, rigoureuse et amoureuse des choses de la nature »2. Cette attention portée aux phénomènes naturels va le mener à développer notamment des théories illustrées sur les quatre éléments primordiaux : eau, air, terre et feu. En s’inspirant des textes antiques, il va, par exemple, réfléchir aux mouvements de l’air et à sa composition3. Chez de Vinci, c’est donc l’expérience et l’observation qui permettent de rendre en images le « rythme du monde »4.

3La technique du sfumato dont l’invention est attribuée à Léonard de Vinci est une des avancées picturales majeures de la Renaissance pour le rendu des paysages mais également des portraits. Au sein de cet article, nous souhaiterions ainsi avancer quelques réponses à l’interrogation de Jacques Aumont, en ne nous intéressant pas à des motifs ou à la mise en scène à proprement parler, mais plutôt à un « effet », le sfumato : « Visible pour visible, le cinéma […] n’a-t-il vraiment rien repris de la peinture, c’est-à-dire de l’histoire des arts figuratifs en Occident de la Renaissance à l’abstraction ? »5.

Le sfumato : de la peinture au cinéma

4Le travail de Léonard de Vinci se distingue par une grande appétence pour la compréhension et la représentation de la nature. S’intéresser à la nature implique chez l’artiste la restitution de « la valeur de sensualité et la puissance émotive des choses »6. Pour atteindre cette restitution picturale, de Vinci va proposer aux jeunes peintres de nombreuses recommandations basées sur l’observation des choses de la nature. Il semblerait que l’artiste applique à la lettre la mimesis d’Aristote, et sa définition de τέχνη (art en grec) en tant que « façon d’agir comme agit la nature »7. Pour Paul Valéry, « l’exigence même de sa pensée le reconduit au monde sensible, et sa méditation a pour issue l’appel aux forces qui contraignent la matière »8. Dans son Traité de la peinture et ses Carnets, de nombreuses pages sont ainsi consacrées à la description de l’air et de l’atmosphère qui entourent les corps et tous les objets du monde. Pour de Vinci, l’air a un statut particulier dans la mesure où « il s’imprègne de la nature et de l’image des choses qui le touchent et qu’il a en face de lui »9. L’air acquiert alors un caractère sensible indéniable, comme le suggère Stefan Zweig au sein de son ouvrage Le Monde d’hier : « l’air autour de nous n’est pas mort et vide, il porte en lui la vibration et le rythme de l’heure »10. Pour peindre n’importe quel objet, il faudrait donc selon de Vinci, restituer l’intime relation qui existe entre celui-ci et l’élément aérien qui l’entoure. Cette interdépendance entre sujet et atmosphère va être matérialisée par une atténuation des contours et des lignes. Pour preuve, Léonard adresse deux préconisations explicites aux jeunes peintres : « ô peintre, ne cerne pas tes corps d’un trait »11et « veille à ce que tes ombres et tes lumières se fondent sans traits ni lignes, comme une fumée »12.

5À une époque où le traitement pictural de la lumière va être particulièrement étudié et expérimenté par les peintres, Léonard va inventer le procédé du sfumato, étroitement lié à la technique du clair-obscur. Le sfumato, dérivé de l’italien fumo qui signifie fumée, se définit comme « un modelé vaporeux faisant imperceptiblement passer le coloris ou le ton du clair à l’obscur »13. Par la superposition de plusieurs couches de glacis, un jeu subtil d’ombre et de lumière fait apparaître un voile de fumée sur la toile qui donne aux contours un aspect flou, imprécis. Ce procédé va être particulièrement utilisé à la Renaissance pour mettre en œuvre la perspective atmosphérique. Cette perspective basée sur la lumière consiste à estomper les formes et à adoucir les couleurs des objets éloignés pour suggérer la profondeur. Pour de Vinci, cette extinction de la lumière et des couleurs serait causée par les différentes formes que peut revêtir l’air : vapeurs humides, brume, fumée, poussière, ou simplement une atmosphère dense14.

6On retrouve le sfumato dans les perspectives atmosphériques des paysages situés à l’arrière-plan de nombreux tableaux du peintre italien, notamment son Annonciation(huile et détrempe sur bois, 1473-1475, 98x217cm, Galerie des Offices, Florence, c. 1472) ou, bien entendu, La Joconde (huile sur bois, 1503-1519, 77x53cm, Musée du Louvre, Paris, 1503-1505). Toutefois, ce qui va faire la véritable particularité de certains tableaux de l’artiste est l’utilisation du sfumato pour les portraits : la « brume » quitte l’arrière-plan pour envahir l’intégralité de la toile et donner aux visages et corps humains un aspect « flottant », flou, voire fantomatique. Il semblerait que ce soit, en partie, cette technique qui confère aux visages de La Jocondeet de Saint Jean-Baptiste (huile sur bois, 1513-1516, 69x57cm, Musée du Louvre, Paris, 1513-1516) un caractère si unique, voire étrange.

7Il nous semble que cette utilisation systématique du sfumato, qui contamine l’entièreté de l’image, opérée par de Vinci renvoie à un certain nombre d’images cinématographiques. Comme le souligne Etienne Souriau, « il y a dans l’univers filmique une sorte de merveilleux atmosphérique presque congénital »15. On retrouve en effet, dans nombre de films des débuts du cinéma, une texture de l’image semblable à celle des tableaux de Léonard. Le grain de l’image cinématographique rejoindrait le grain de l’air, de la matière du monde, en évoquant la « perception gazeuse », chère à Vertov et reprise par Deleuze. Selon Vertov, il existerait une perception gazeuse de l’univers qui reposerait sur le fait que les différents éléments du monde seraient doués d’une vie propre. L’avant-garde cinématographique (Epstein, Dulac…) et certains cinéastes contemporains (Grandrieux plus particulièrement) ont usé de cette caractéristique de l’image sur pellicule en la couplant à l’utilisation du flou. L’image se pare alors d’un relief granuleux (que l’on retrouve également dans les premières œuvres de l’art vidéo, comme dans « Slow Angle Walk » de Bruce Nauman)16 qui permet de filmer l’invisible, de le rendre sensible, voire "tangible". L’air peut parfois paraître si épais qu’il semble même freiner les personnages dans leurs mouvements. On pensera notamment à la magistrale scène17 de La Chute de la maison Usher (1928) de Jean Epstein dans laquelle les personnages, qui portent le cercueil de Lady Madeleine, sont cernés par une fumée qui semble ralentir leurs pas, comme une métaphore visuelle de la peine pesant sur leur esprit et leur corps. La représentation de cet air "lourd" est accentuée par l’utilisation du flou et l’apparition en surimpression de chandelles qui, elles aussi, produisent de la fumée. Tous ces procédés permettent une certaine matérialisation de l’air et président à une représentation sensible et cénesthésique du monde, de nature à « démasquer la réalité, à révéler les identités et surprendre la nature dans des détails jusqu’alors invisibles »18. Nous souhaiterions nommer cet effet cinématographique « image atmosphérique », en rapport avec la citation de Souriau énoncée précédemment. Elle se caractériserait donc par une nuée qui entoure les personnages, comme si l’air autour d’eux était d’une densité extrême.

8Plusieurs cinéastes contemporains proposent, au sein de leurs films, des « images atmosphériques » similaires à celles-ci, à une exception près : elles ont la particularité d’être composées à partir des propriétés intrinsèques des quatre éléments, et donc, dans la plupart des cas, sans avoir recours à des effets spéciaux. Si Léonard de Vinci a mis au point un effet pictural pour réaliser une imitation parfaite de la nature, certains réalisateurs opèrent, eux, le schéma inverse : utiliser les spécificités ontologiques de la nature pour créer un effet artistique. Il semblerait ainsi qu’Andreï Tarkovski, Théo Angelopoulos ou encore Nuri Bilge Ceylan, entres autres, se soient inspirés, pour de nombreuses scènes, du précepte de Léonard de Vinci : « tu exécuteras ton portrait à la tombée du soir, quand il y a […] de la brume, car cet air-là est parfait »19. Air donc, mais aussi terre, eau et feu vont permettre aux cinéastes de réaliser ce voile, caractéristique de l’image atmosphérique, qui pourrait également répondre à la définition du flou cinématographique et photographique énoncée par Souriau : « effet esthétique caractérisé par l’effacement des lignes et contours, et plus généralement par un estompage des formes clairement délimitées, en faveur d’une impression de voile »20.

9L’air étant par essence invisible, c’est en fait sa rencontre avec un autre élément qui lui fait prendre vie à l’écran. Ainsi, les associations de l’air avec l’eau, avec la terre et avec le feu produisent de nouvelles matières qui peuvent permettre l’« effacement des lignes et des contours » à l’image :

  1. l’association de l’air avec l’eau crée la brume et le brouillard,

  2. l’air couplé avec la terre fait naître la poussière,

  3. la rencontre de l’air et du feu produit la fumée.

10Brouillard, poussière et fumée sont donc les combinaisons élémentaires sur lesquelles les cinéastes contemporains s’appuient afin de mettre en place le flou naturel des « images atmosphériques ». La brume et le brouillard – nuages à la surface de la terre – sont les formes les plus récurrentes du cinéma contemporain, notamment chez Tarkovski, Nuri Bilge Ceylan et Angelopoulos21. La poussière, elle, est particulièrement présente dans la filmographie de Kiarostami : elle fait écho aux multiples occurrences à l’image de la terre ocre des paysages iraniens. L’utilisation, plus rare, de la fumée et des étincelles issues du feu participe également de la mise en place du même effet. L’image atmosphérique contemporaine pourrait donc se définir selon un critère principal : la présence au premier plan d’un élément (eau, terre, feu), qui, couplé à l’air, confère un caractère flou et vaporeux au plan (dans sa totalité ou en grande partie) et rend la vision des événements et des personnages imprécise.

EXEMPLES D’IMAGES ATMOSPHERIQUES

Brume et brouillard

Le Regard d’Ulysse (1995), Théo Angelopoulos

Les Climats (2006), Nuri Bilge Ceylan

Poussière

Le Goût de la cerise (1997), Abbas Kiarostami

Tropical Malady (2004), Apichatpong Weerasethakul

Fumée et étincelles

Au travers des oliviers (1994), Abbas Kiarostami

Katalin Varga (2008), Peter Strickland

Pluie

Stalker (1979), Andreï Tarkovski

Antichrist (2009), Lars von Trier.

11Ainsi, nous considérons que l’accumulation de gouttes d’eau sur l’objectif de la caméra et l’apparition d’un « rideau » de pluie au premier plan peuvent être considérées comme des cas particuliers de l’image atmosphérique. Par ailleurs, il convient de noter que certains cinéastes utilisent un procédé similaire pour leurs œuvres photographiques. On retrouve, en effet, au sein des photographies d’Andreï Tarkovski22 et d’Abbas Kiarostami,23 la même ambiguïté visuelle qui fait émerger des lieux « fantastiques » à la fois proches et lointains, familiers et étranges.24

12Ces images semblent donc relever d’une certaine poétique de l’inachèvement, ou plus exactement d’incomplétude, qui a un attrait artistique non négligeable dans la mesure où elle laisse le soin au spectateur de chercher, de deviner et d’imaginer. Nietzsche considère, en effet, que l’incomplet est en général plus efficace que le complet :

13Parfois l'exposition incomplète, […] d'une pensée, d'une philosophie tout entière, est plus efficace que l'explication complète : on laisse plus à faire au spectateur, il est excité à continuer [...], à achever la pensée, et à triompher lui-même de cet obstacle qui jusqu'alors s'opposait au dégagement complet de l'idée.25

14Nietzsche ajoute quelques pages plus loin que :

15L'incomplet produit souvent plus d'effet que le complet, [...] on a besoin précisément d'une piquante lacune, comme d'un élément irrationnel, qui fait miroiter une mer devant l'imagination de l'auditeur et, pareil à une brume, couvre le rivage opposé, par conséquent les bornes de l'objet qu'il s'agit de louer.26

Poétique du flou naturel

16L’utilisation du sfumato au premier plan par Léonard et celle de l’image atmosphérique par les cinéastes contemporains auraient, de plus, à plusieurs siècles d’écart, la faculté de cristalliser les théories présocratiques d’Aristote et d’Empédocle d’Agrigente relatives aux quatre éléments. Ces théories reposent sur le fait que tous les matériaux du monde – y compris les êtres humains – seraient composés d’un ou plusieurs des quatre éléments. La redécouverte des textes antiques à la Renaissance a influencé Léonard de Vinci qui va s’en inspirer et les développer dans ces différents écrits. L’artiste énonce ainsi que : « les anciens ont appelé l’homme un microcosme, et en vérité cette épithète s’applique bien à lui. Car si l’homme est composé d’eau, d’air et de feu, il en va de même pour le corps de la terre »27. Il va même plus loin en disant que « les images des objets  se trouvent, partie et tout, dans le tout et dans chaque partie de l’atmosphère qui est en face d’eux ; et la substance atmosphérique est reflétée dans le tout et dans chaque partie de leur surface »28. Le sfumato permettrait ainsi de rendre visible cette conception du monde qui relie sans cesse microcosme et macrocosme, le corps humain étant le reflet de l’univers dans son ensemble et inversement. L’image atmosphérique participerait, elle aussi, des siècles plus tard, de ce rendu sensible de l’ineffable corrélation qui existe entre êtres humains et éléments naturels. Au sein de ses écrits, le cinéaste Andreï Tarkovski actualise cette vision antique : « Je suis parfois traversé d’un sentiment de bonheur éclatant, qui ébranle toute mon âme, et dans ces minutes d’harmonie, le monde qui m’entoure revêt son aspect véritable – équilibré et nécessaire, et ma structure intérieure, spirituelle, correspond à la structure extérieure des choses, au milieu, à l’univers – et inversement »29.

17L’image atmosphérique et le sfumato, éléments constitutifs d’une poétique du flou naturel, pourraient alors également évoquer le « sentiment océanique », expression qui apparaît pour la première fois dans une lettre de Romain Rolland adressée à Sigmund Freud en 1927. Rolland définit ce sentiment comme « le fait simple et direct de la sensation de l’Éternel (qui peut très bien n’être pas éternel, mais simplement sans bornes perceptibles et comme océanique) »30. Il nous semble que les termes entre parenthèses ont une grande importance : « sans bornes perceptibles »  pourrait renvoyer directement au flou qui rend les limites imprécises et l’« océanique » à la conception antique d’un monde où l’eau est « la materia prima de l’univers incréé, une substance fluide pas tellement différente de la hylè aristotélicienne, la matière encore indistincte et dépourvue de forme : ce que le langage poétique médiéval appelle la silva et la mythologie ancienne l’Océan cosmique »31. Le flou des images atmosphériques constituerait alors un « espace à la fois cosmique et cénesthésique : celui de mon corps uni à la chair du monde, en une sorte d’Einfühlung, où le dedans et le dehors sont indissociables »32. Ces images seraient ainsi à même de créer chez le spectateur une expérience, à plusieurs titres, émouvante et bouleversante, en quelque sorte un état modifié de conscience qui permettrait de s’éprouver Un avec le Tout, ce que décrit Freud comme « un sentiment d’union indissoluble avec le grand Tout, et d’appartenance à l’universel »33.

18Ces images proposeraient alors une possible résolution visuelle de la nostalgie d’une unité et d’un idéal perdus. Dans son article sur le sentiment océanique, Daniel Fischer écrit : « L’océanique émane d’un stade de développement de l’enfant où la délimitation du Moi d’avec le monde extérieur est encore incertaine, où un lien intime relie l’enfant à son environnement immédiat, particulièrement sa mère »34. L’océan brumeux dans lequel se meuvent les personnages des films contemporains ne serait-il alors pas relié au retour à un temps originaire propre au fœtus, un « monde non ordonné, illimité, où le Moi se confondrait avec le cosmos »35 ? Les derniers plans de Nostalghia suggèrent une correspondance entre la fusion avec les éléments et l’union avec le corps de la mère. Après la mort d’Andreï, le spectateur se retrouve dans un lieu onirique, élémentaire, un everyman’s land, où un enfant est rejoint par sa mère. Sur le dernier plan, Andreï réapparaît près d’une mare derrière un fin rideau de neige sur lequel s’inscrit : « Ce film est dédié à la mémoire de ma mère ». L’image atmosphérique évoquerait ainsi un glissement, « une remontée du temps »36 passé vers le présent. Le spectateur des images atmosphériques se trouve alors en proie à un « éclair de conscience par lequel le sujet reconnaît soudain, dans cette image du passé qui lui revient, son actuel fantasme »37. Regarder à travers l’écran élémentaire de l’image atmosphérique pourrait revenir à regarder à travers le placenta, cette peau intermédiaire entre la mère et l’enfant. Le placenta est la première enveloppe qui fait office de pare-excitation et protège le fœtus des réactions de rejet maternel comme corps étranger. L’image atmosphérique deviendrait un voile permettant de préserver le spectateur tout en l’intégrant au "corps" du monde fictif. Comme le placenta, elle devient « un filtre sélectif qui assure ou interdit le passage d’un certain nombre de composés, dans un sens ou dans l’autre »38 et convoque l’opposition amour/haine fondatrice de la relation d’objet. Cependant, il convient de souligner que le "calme utérin" est, plus tard, remplacé dans l’imaginaire par le trouble du locus terribilis. L’image atmosphérique contient en elle-même cette ambivalence entre protection et inquiétude car, comme le remarque Léonard de Vinci, « l’air même sera effrayant, à cause des sinistres ténèbres faites de poussière, de brumes et de nuages épais »39.

19Ainsi, un autre terme relié à la psychanalyse pourrait nous permettre d’approfondir cette poétique du sfumato pictural et cinématographique : la mélancolie. En effet, la nostalgie (étymologiquement « douleur du retour ») ne serait-elle pas un cas particulier de la mélancolie où l’objet perdu, en étroite relation avec le Moi, serait le lieu originaire ? Le « flou naturel » figurerait alors cet « espace hostile, qui bloque ou englue toute tentative de mouvement, et qui devient de la sorte le complément externe de la pesanteur interne »40, comme nous l’avons vu précédemment pour La Chute de la maison Usher. À l’origine, ou tout du moins du xiiie au xve siècle, le mot flou signifiait « faible », « fatigué », « fluet ». Ce frémissement nébuleux des contours serait-il alors la conséquence d’un regard fatigué sur le monde ? Ou bien, la vision subjective (du réalisateur ou des personnages) d’un regard embué par la « contemplation en larmes »41 du mélancolique ? La mélancolie, comme le souligne Starobinski peut également être « dépersonnalisante, dévitalisante »42 : « devenir miroir, c’est se réduire à n’être qu’une surface réfléchissante : la conscience muée en miroir éprouve la réflexion sur le mode passif. […] Le Je-Miroir figure un aspect extrême de la mélancolie : il ne s’appartient pas, il est pure dépossession »43.

20L’aspiration à l’unité avec le monde se verrait alors assouvie par le biais d’une "dissolution" de l’être dans l’atmosphère, un effacement, voire un engloutissement identitaire. Le passage du discontinu au continu, de la dyade à la monade, du Un au Tout, ne serait alors réalisable que s’il coïncide avec une dissolution du moi. La brume, le brouillard, la fumée, la pluie et la poussière mettent ainsi en place de véritables scenarii d’effacement qui conduisent les personnages et le spectateur vers une dislocation ultime. Dans la scène finale des Climats de Nuri Bilge Ceylan, où le visage de Bahar disparaît progressivement (tout comme les bruits environnants) sous les flocons de neige,44 témoigne de ce phénomène de disparition par effacement, par absorbement.

21De même, la fin du film Nostalghia45 démontre que la fusion avec les éléments ne serait possible qu’à la condition d’une disparition, qui prend ici la forme de la mort. Andreï, le protagoniste principal, décide, en effet, de traverser le bassin de Bagno Vignoni avec une bougie allumée entre ses mains. La réussite de ce parcours le conduira à périr, tout comme le personnage de Dominique qui s’est donné la mort en s’immolant dans la scène précédente. L’image atmosphérique devient alors dans ces films le reflet d’un lien intime et originel avec les éléments qui sous-tend une certaine « mélancolie nostalgique ». Mais l’art ne témoigne-t-il pas également de cette même nostalgie ?

L’aura de l’œuvre d’art

22La redondance des images atmosphériques au sein des films contemporains proposerait ainsi une appréhension du monde par le biais d’un écran naturel, qui redouble l’écran de projection et souligne ainsi le dispositif cinématographique. Le spectateur est invité à voir à travers le prisme de la matière élémentaire. Le premier plan ne pouvant que difficilement être distingué de l’arrière-plan, l’effet atmosphérique crée, dans le même temps, un aplatissement et un relief : positionner un élément naturel au premier plan réduit considérablement la perception de la profondeur du champ tout en conférant à l’image une certaine texture granuleuse. Parée du flou naturel, l’image cinématographique semble s’élancer vers le spectateur comme pour mieux l’inciter à se projeter, à son tour, au sein de ce monde fictif élémentaire qui le rappelle à lui-même. L’image atmosphérique révélerait ainsi une modalité visuelle permettant une certaine résolution de la dialectique du proche et du lointain, tout en soulignant l’impossibilité de notre perception à être complète. Dans son ouvrage sur la poétique de l’espace, Bachelard souligne l’importance de l’effacement des distances qu’opère le spectateur en contemplation devant la nature : « le rêveur, devant ces spectacles de la nature lointaine, détache ces miniatures comme autant de nids de solitude où il rêve de vivre ».46 Cette dialectique renvoie également à la notion de l’aura de l’œuvre d’art définie par Benjamin en ces termes : « une trame singulière d’espace et de temps : unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. Un jour d’été, en plein midi, suivre du regard la ligne d’une chaîne de montagnes à l’horizon ou d’une branche qui jette son ombre sur le spectateur, jusqu’à ce que l’instant ou l’heure ait part à leur manifestation – c’est respirer l’aura de ces montagnes, de cette branche »47

23 Par conséquent, on remarquera que l’effet atmosphérique s’oppose donc à la première fonction du sfumato : la représentation de la profondeur et des distances par le biais de la « perspective atmosphérique » ; le flou naturel cinématographique fait ainsi prendre au fond la place de la figure en l’invitant au premier plan. L’image atmosphérique représenterait alors un moyen d’ouvrir « à la possibilité d’une relation avec l’infini, qui est la vraie fonction de l’image artistique, dans son sens le plus élevé, nous découvrir l’infini…vers lequel s’élancent en hâte joyeuse et passionnée la raison et les sentiments »48. L’abolition des distances offre un cadre (au sens propre et figuré) propice à l’« é-loignement » heideggérien et au surgissement de l’« être-là » (Dasein) :

24En parlant de l’é-loignement comme d’un mode d’être de l’être-là relatif à son être-au-monde, nous n’entendons ni l’éloignement (au sens courant de ce mot, ou la proximité), ni la distance. Nous usons ce terme dans une signification active et transitive. Il vise une constitution ontologique de l’être-là par rapport à laquelle l’idée d’éloigner quelque chose, comme lorsqu’on met quelque chose de côté ne désigne qu’un mode déterminé et facticiel. É-loigner vise l’acte de faire disparaître la « distance », c’est-à-dire l’éloignement (au sens courant) de quelque chose, l’acte de la rapprocher. L’être-là est essentiellement é-loignement, il est l’étant qui, en tant que tel, permet à l’étant d’être rencontré à proximité. L’é-loignement découvre l’être-éloigné.49