Colloques en ligne

Caroline de Mulder, Universiteit Gent

Poésie parnassienne : poésie scientifique ?

1 Dans cette communication, je me propose d’étudier la théorisation à laquelle donne lieu la poésie scientifique dans la seconde moitié du XIXe siècle et avant le symbolismei. À cette époque que C. Fusil considère comme l’âge d’or de la poésie scientifiqueii, tant les auteurs que les grands critiques (Bourget, Brunetière, Lemaîtreiii) se livrent à une réflexion très active sur les possibilités et les modalités de ce genre de poésie. J’essaierai donc, en d’autres termes, de déterminer de quelle façon est conçue l’interaction des deux sémiotiques que constituent la poésie et la science. Par ailleurs, il serait intéressant de revenir, pour la nuancer, sur l’idée que ce que l’on appelle, par commodité, « poésie parnassienne » se définirait par son caractère scientifique.

2Notons au préalable que, dans les écrits étudiés, la poésie scientifique est très souvent synonyme de poésie philosophique. Ma définition de travail des « sciences » est la suivante : tous les savoirs, sciences humaines ou exactes, nouveaux à l’époque concernée, y compris la philosophie. Même si certains auteurs, tels Zola et Du Camp, lient étroitement la poésie scientifique et la poésie industrielle (concernant la science appliquée), c’est bien sur la première que je voudrais me concentrer.

3Avant de parcourir les différents modes d’interaction possibles entre les deux sémiotiques concernées, il faut situer la problématique de la poésie scientifique sur fond d’un lieu commun qui traverse tout le XIXe siècle, celui d’une lutte entre les facultés imaginatives et les facultés rationnellesiv. Selon la plupart des auteurs s’intéressant à la question, la poésie découle tout naturellement des premières et la science des secondes. De ce point de vue, la poésie et la science sont perçues comme concurrentes.

4Ainsi, Baudelaire oppose d’une façon bipôlaire la poésie et la science et estime que le poète ne peut chanter que les « trous », les obscurités dans le discours scientifique, ce qu’il appelle les « conjectures ». En d’autres termes la donnée positive est exclue de la poésie qui se construit sur la rêverie :

Froide, calme, impassible, l’humeur démonstrative repousse les diamants et les fleurs de la Muse ; elle est donc absolument l’inverse de l’humeur poétique. Quel que soit le sujet traité, le ciel le domine et le surplombe comme une coupole immuable d’où plane le mystère avec la lumière, où le mystère scintille, où le mystère invite la rêverie curieuse, d’où le mystère repousse la pensée découragée. Ah ! malgré Newton et malgré Laplace, la certitude astronomique n’est pas, aujourd’hui même, si grande que la rêverie ne puisse se loger dans les vastes lacunes non encore explorées par la science moderne. Très légitimement, le poète laisse errer sa pensée dans un dédale enivrant de conjecturesv. (1861)

5Dans cette perspective, le regard poétique reste toujours en deçà ou au delà de la science et s’ouvre sur l’invisible, l’intangible et l’impossible.

6Si un grand nombre d’auteurs estiment que les progrès de la science s’accompagnent nécessairement d’un recul de la poésie, cette opinion n’est pas généralisée. La poésie scientifique au XIXe siècle repose en effet sur ce qu’on pourrait appeler un mythe fondateur : la poésie et la science auraient des origines communes. Mieux, elles auraient coïncidé. On retrouve cette idée chez de nombreux auteurs, tels Leconte de Lislevi ou Zola qui pose qu’« aux premiers jours, la science et la poésie ne faisaient qu’un »vii. À l’origine, tous les savoirs se recoupaient, selon Victor de Laprade, alors que l’époque actuelle – et c’est là encore un lieu commun – se caractériserait par leur fragmentation :

Le caractère de la science primitive, c’est donc l’universalité ; son principe, c’est l’inspiration ; son occasion et sa forme, c’est le sentiment de la Nature. […] La science morale, la science physique, la poésie, toutes les notions de l’industrie et des arts sont renfermées et forment un ensemble indissoluble dans une seule intelligence. Mais nous pouvons remonter avec certitude plus haut que Pythagore. Les livres de Moïse démontrent cette union, dans un seul esprit et sous la forme de la poésie, de toutes les connaissances d’une époque et d’une race, depuis la théologie jusqu’aux moindres procédés des arts mécaniques […]. La sagesse moderne, composée de mille petites sciences disséminées et qu’il faut laborieusement acquérir l’une après l’autre, n’a aucun rapport avec cet état de l’esprit qui constituait le patriarche, c’est-à-dire le savant, le législateur, le prêtre, le poëte des anciens joursviii. (1866)

7Cette unité originelle de la science et la poésie est volontiers située dans l’Antiquité, notamment par les œuvres théoriques de Louis Ménard, l’helléniste des parnassiens :

Le génie prophétique de l’antiquité devinait et traduisait par de vives images ces lois générales d’équilibre que la science moderne cherche à déterminer avec précisionix. (1863)

8Les auteurs qui croyaient en un renouveau de la poésie scientifique attribuaient fréquemment à la poésie un rôle d’intuition, de prémonition par rapport aux découvertes scientifiques contemporaines. L’idée de la poésie devançant la science par voie d’intuition n’était pas nouvelle ; on la trouvait chez les romantiques, ainsi chez Hugo. Elle réapparut – et c’est là tout ce que je dirai sur ce mouvement – chez les symbolistesx.

9On peut se demander sur quoi les auteurs fondent cette unité et quel est selon eux le lien entre la science et la poésie. Ils considèrent, semble-t-il, que science et poésie (dans certains cas plus généralement science et art) sont deux manières complémentaires d’interpréter le monde et les phénomènes naturels. Ainsi, dans sa Philosophie de l’art, Taine distingue deux voies dont dispose l’homme « pour atteindre à la connaissance des causes permanentes et génératrices desquelles son être et celui de ses pareils dépendent » :

la première, qui est la science, par laquelle, dégageant ces causes et ces lois fondamentales, il les exprime en formules exactes et en termes abstraits ; la seconde, qui est l’art, par laquelle il manifeste ces causes et ces lois fondamentales […] d’une manière sensible, en s’adressant, non seulement à la raison, mais au cœur et aux sens de l’homme le plus ordinairexi. (1865)

10La manière dont le scientifique Humboldt organise la matière de son œuvre est révélatrice : le premier tome de Cosmos présente « l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse » de la nature extérieure, le second une histoire de « la révélation primitive de l’idéal » qu’elle contient. II s’agit dans ce second cas, d’une révélation primitive « au sens intérieur, comme un vague pressentiment de l’harmonie et de l’ordre dans l’univers »xii. Cette conception de la poésie et de l’art évoque évidemment l’idée romantique selon laquelle l’origine de toute poésie (tout art) est l’impression de la nature sur l’homme avant qu’il eût analysé l’univers et lui-même . Il n’est de poésie que de la Nature. Corrélativement la science dans l’enfance des peuples était le fruit quasiment visionnaire d’un esprit encore synthétique.

11Pour Leconte de Lisle également, poésie et science découlent de deux manières complémentaires d’interpréter la nature : la poésie a été la révélation primitive de l’idéal contenu dans la nature extérieure ; la science en a été l’étude raisonnée et l’exposition lumineuse » (1852 ; APD, p. 119). Louis Ménard écrit que la source de la mythologie « est le spectacle de la nature. De ce spectacle multiple devaient sortir des symboles évidents, quoique tous également vrais.xiii » L’étude de cette même nature constituera la science.

12Qui dit unité perdue, dit aussi nostalgie. Leconte de Lisle et Louis Ménard expriment de manière réitérée le désir d’opérer une union nouvelle des deux termes. Ils ne précisent pas cependant les modalités exactes de cette ré-union. Dans la préface des Poëmes antiques, on lit qu’en attendant le renouveau de la poésie, « la science est chargée de rappeler à l’art le sens de ses traditions oubliées, qu’il fera revivre dans les formes qui lui sont propres » (APD, p. 119). Leconte de Lisle a intégré dans sa poésie des éléments issus de la biologie et de l’astronomie ; dans un grand nombre de ses poèmes cependant, il a surtout voulu « reconstituer » le passé, à l’aide des sciences historiques, de l’histoire des religions, de la philologie, de l’archéologie et même de la géologie. Ces reconstitutions qui se veulent scientifiques s’établissent suivant deux étapes : dans un premier temps le poète doit s’assimiler l’histoire, la religion, la philosophie de chacune des races et des civilisations disparues ; dans un second temps il doit « par un miracle d’intuition » se faire « une sorte de contemporain de chaque époque » et y revivre exclusivement (1887, APD, p. 208). C’est, à ma connaissance, le seul poète de cette époque qui, à une phase rationnelle, fait succéder une phase intuitive, et réunit donc dans sa démarche les deux pôles concurrents de l’art et de la science.

13L’importance un peu méconnue de Louis Ménard dans le groupe des parnassiens et ses relations avec Leconte de Lisle justifient qu’on insiste sur cet auteur. Pour Ménard, non seulement la poésie et la science ne faisaient qu’un dans l’Antiquité, mais la poésie antique, scientifique par définition, préfigurait les découvertes les plus récentes. On lit dans la préface des Poëmes que

les conceptions antiques renferment une notion plus juste de la vie universelle que toutes nos abstractions mortes, et ont de plus l’avantage de fournir des types à la peinture et à la statuaire. Là où nous voyons des forces et des principes, les anciens voyaient des dieux ; nous appelons l’attraction ce qu’ils appelaient Vénus ; c’est une question de mots, et l’un n’est pas plus clair que l’autre. Selon la différence des formes données aux mêmes idées, on formule des lois physiques ou on crée des œuvres d’art. Il est permis, je pense, d’être à la fois de l’avis de Newton et de l’avis de Phidiasxiv. (1855)

14Illustrons cette position par une autre citation, tirée du Polythéisme hellénique :

La poésie mythologique, comme la science moderne, reconnaissait deux sortes d’air, dont l’un seulement entretient la flamme et la vie ; et il ne serait pas plus raisonnable de s’offenser des amours de Zeus que d’accuser l’oxygène de débauche parce qu’il s’unit à tous les corps. Les innombrables hymens de Zeus dans les poëtes signifient seulement que l’éther, qui est la vie et l’âme du monde, prend mille formes pour produire, nourrir et renouveler les espèces vivantes. Les querelles de Zeus et d’Héré n’expriment rien de plus que les agitations de l’atmosphère ; la jalousie d’Héré contre les autres épouses de Zeus avait aussi, dans l’origine, un sens physiquexv.

15Selon Ménard, la poésie est fondamentalement symbolique et, à mesure que les races vieillissent, le symbole, l’image fait place à la formule.

L’esprit se sépare du corps, les mots se dédoublent, l’idée, pour se dégager, rejette l’image, la science brise l’urne du symbole où s’abreuvaient les peuples jeunes et forts. En quittant leur enveloppe, les vérités d’intuition arrivent à la conscience d’elles-mêmesxvi.

16Ménard fait dire à son Prométhée délivré : « La science est le dieu dont mon âme est le temple / La science a brisé l’entrave du symbole »xvii et à Hellas dans le même recueil :

On ne cherchera plus dans les formes sacrées
La révélation de l’ordre universel ;
On n’entend plus la voix des lyres inspiréesxviii.

17Ces idées qu’il exprime à diverses reprises dans ses différents ouvrages impliquent en fait l’opinion, répandue à l’époque, que la poésie est morte :

Jamais une formule scientifique n’a fourni de types à l’art. Quand les peuples, rejetant l’enveloppe du symbole, ne traduisent plus leur idéal que dans la langue abstraite du rationalisme, que devient la pauvre poésie ? Elle descend dans le tombeau des Dieux avec tout ce que l’homme a aimé, avec tous les rêves sacrés de la jeunesse du mondexix. (1866)

18Les théories de Ménard sur la question de la poésie scientifique antique inspirent à Leconte de Lisle plusieurs de ses « poèmes antiques ». Elles illustrent en outre l’impasse où la poésie scientifique se trouve acculée à l’époque. Le poète n’est plus capable de traduire en symboles et en images palpables les « idées pures » que lui inspirent la nature et les phénomènes naturels. Ce malaise et cet aveu d’impuissance – qu’on retrouvera également chez Sully-Prudhomme – tiennent notamment à ce qu’il établit une sorte de supériorité de la science sur la poésie :

Quelque nom qu’on lui donne, la science s’affirme aujourd’hui reine du monde. Elle abolit l’esclavage, ce que le christianisme n’avait pas fait. Elle fait du droit, base de la morale antique, le complément nécessaire du devoir, principe de la morale chrétienne. Elle promet d’affranchir l’esprit, de soumettre la nature, de nous ramener à l’intuition par le chemin de l’expérience, et de donner à la vérité conscience d’elle-même. Puisse-t-elle accomplir ses promesses ! l’avenir lui appartientxx.

19Et à la fin de la préface de ses Poëmes, Ménard, chimiste en plus d’être poète, affirme même qu’il abandonne définitivement la poésie pour se tourner vers la science. Pour lui, la poésie a perdu son rôle prémonitoire et ne pourra le recouvrer.

20C’est notamment le pessimisme des parnassiens que Zola tourne en reproche en ne leur reconnaissant aucune « scientificité » :

Leur cas est celui-ci. Il n’y a parmi eux aucun talent vigoureux et personnel, capable de comprendre les temps modernes et d’en tirer la poésie qui est au fond de toutes choses humaines. La large expansion de la science, le souffle d’analyse exacte qui a fécondé la littérature, passe sur leur tête avec des bruits d’ouragan. Et ils se courbent, pris de terreur panique, se disant que cette tempête doit briser les anciennes idoles et que le grand Pan va mourir. En face du dix-neuvième siècle, de ce siècle industriel et savant, ils se rejettent en arrière, aveuglés, ne voyant pas l’aurore du lendemain, ne pouvant croire que nos chemins de fer, nos ballons et nos télégraphes électriques entrent jamais pour quelque chose dans un poèmexxi. (1868)

21Et de reformuler, en le nuançant quelque peu, le portrait du futur poète scientifique :

Le grand poète attendu marchera droit à son époque, acceptera la sienne, découvrira en elle la matière d’un chant large et puissant. Je ne dis pas que les découvertes modernes, les applications industrielles puissent être transportées brutalement dans un poème ; je dis que l’analyse psychologique, qui a transformé la littérature, doit forcément entrer dans le monde poétique et le renouvelerxxii.

22Anti-parnassien virulent, Zola est donc du nombre des défenseurs de la poésie scientifique, et se voit avec un plaisir évident dans le rôle du poète à venir :

Dans les cieux dépeuplés, je montrerais le dieu Infini et les lois immuables qui découlent de son être et régissent les mondes. La terre, dépouillée de ses ajustements coquets, ne serait plus pour moi qu’un tout harmonieux où circule le flot de vie, sans jamais se perdre et tendant au but mystérieux. Faut-il le dire ? Je serais savant, j’emprunterais aux sciences leurs grands horizons, leurs hypothèses si admirables qu’elles sont peut-être des vérités. Je voudrais être un nouveau Lucrèce et écrire en beaux vers la philosophie de nos connaissances, plus étendues et plus certaines que celles de l’ancienne Rome. Que les poètes y songent. La science est à leur porte ; elle fait parler leurs fables aux clartés de son flambeau ; elle prend la plus large place dans l’attention publique. […] la poésie, nous y croyons fermement, y sera l’expression la plus haute des sciences proprement dites, philosophiques et sociales. C’est ainsi que ce développement des connaissances humaines, que ces conquêtes de l’homme sur la matière, dont on effraie le poète, deviendront eux-mêmes la source des inspirations les plus élevées. Les âges futurs qu’on se plaît à nous présenter comme devant être privés de toute poésie, auront la plus belle et la plus grande de toutes, celles de la vérité […]. Oui, l’humanité monte vers la cité idéale. La science lui ouvre les voies ; la poésie, dans les siècles nouveaux qui vont s’ouvrir, ne saurait rester l’éternelle ignorante des siècles passés. Les cieux de Dante ne sont plus, qu’elle chante les cieux de Laplace, plus vastes et plus sublimesxxiii. (1864)

23Maxime Du Camp, également hostile à Leconte de Lisle et à ses disciples, représente ce poète qui assume la modernité et estime que la poésie aura

à formuler définitivement le dogme nouveau ; elle aura à dépouiller la science des nuages obscurs où elle se complaît. [… Elle] doit la prendre [la science] corps à corps, lui arracher un à un les vêtements de convention dont on l’entoure malgré elle, et la montrer aux hommes étonnés telle qu’elle est, jeune, charmante, souriante, indulgente et radieuse. Elle parle encore une langue étrange, barbare ; elle est hérissée de termes singuliers comme une forteresse est hérissée de canons : il faut lui enseigner notre langage sonore, imagé, facile et à la portée de tous ; il faut la désarmer et lui mettre les diaphanes vêtements de la paix. Il faut, en un mot, que chacun puisse l’approcher, la toucher, la comprendre et lui donner le baiser de la communionxxiv. (1855)

24Selon Du Camp, le poète ne traduit donc pas (ou plus) la nature, mais un discours scientifique. En d’autres termes, le hiéroglyphe à déchiffrer n’est plus la nature, mais un discours qui préexiste. Il importe de considérer ces positions dans le cadre d’une époque bien précise, celle du postromantisme, où les poètes déplorent précisément d’avoir perdu tout contact direct avec la nature. Profanée et industrialisée, dépouillée de son caractère sacré, elle semble en même temps être devenue « intraduisible ».

25En revanche, le discours scientifique devient une ressource fondamentale – quoique discutée, on le verra – de la poésie. Et même Flaubert, que l’on aurait pu croire proche de l’opinion de Baudelaire, est convaincu de la possibilité d’une poésie scientifique :

Il faut […] tout accepter et tout imprimer et prendre surtout son point d’appui dans le présent. C’est pour cela que je crois les Fossiles de Bouilhet une chose très forte. Il marche dans les voies de la poésie de l’avenir. La littérature prendra de plus en plus les allures de la science ; elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactiquexxv. (1853)

26On note que d’importantes restrictions accompagnent l’idée de cette poésie scientifique selon Flaubert. Il la situe principalement dans le futur, car au présent il considère Les Fossiles de son excellent ami Bouilhet (1821-1869) comme « le seul poëme scientifique de toute la littérature française qui soit cependant de la poésiexxvi ». Quoiqu’on en dise pourtant, la différence entre la poésie « exposante » et la poésie « didactique » ne semble pas toujours claire dans le poème de Bouilhet.

27 Flaubert souligne par là une des difficultés majeures que rencontre la poésie scientifique. En effet, on a souvent reproché aux poètes ayant tenté de créer ou de recréer une poésie scientifique d’être non pas scientifiques mais « didactiques ». Parmi les auteurs qui dénoncèrent avec le plus de virulence la poésie didactique, on compte Leconte de Lisle, Louis Ménard, Flaubert, Brunetière, Bourget et les symbolistes auteurs de « La foi nouvelle du poète et sa doctrinexxvii ». Le poète didactique, c’est d’ailleurs toujours l’autre. On lui reproche son prosaïsme, ce qui découle logiquement d’une conception du rôle et de la nature de la poésie. En penchant trop du côté de la pensée et du rationalisme, la poésie deviendrait nécessairement prosaïque.

28 La difficulté à traduire la science en poésie tient non seulement au prosaïsme de la première mais aussi aux insuffisances de la seconde. C’est une sorte de complexe d’infériorité par rapport à la science qui apparaît chez le jeune Sully-Prudhomme, encore attaché à l’école parnassienne – et qu’on a également noté chez Ménard. Dans la préface à ses Stances et poèmes, il écrit que

La vérité est la récompense d’une étude opiniâtre et exclusive ; la poésie, naturellement contemplative ou passionnée, ne saurait sans outrecuidance viser à supplanter la philosophie et la science. Quand parfois elle se permet d’y puiser son inspiration, sa seule excuse est d’avoir cru voir tout au fond luire les vérités dont la révélation importe le plus au genre humainxxviii. (1865)

29Avec le temps, la conscience de cette difficulté s’exacerbe et tourne au pessimisme. Douze ans plus tard, Sully-Prudhomme dresse ce constat :

Les plus grands génies littéraires me semblent des enfants auprès du génie scientifique, qui, au lieu de défigurer la nature, l’étreint corps à corps telle qu’elle est, et lui ouvre, doigt par doigt, ses mains fermées pour en arracher des lambeaux de véritéxxix.

30La poésie défigure la nature ; c’est dire l’impuissance du poète à la traduire. Ainsi, sentiment d’impuissance tant chez Sully-Prudhomme que chez Ménard, les deux parnassiens que la tradition considère, avec Leconte de Lisle, comme les plus « scientifiques ».

31Quant au retour à l’unité originelle de la poésie et de la science, si les nostalgiques restent vagues, quant aux moyens de la réaliser, leurs adversaires donnent différentes raisons très concrètes à l’appui de leurs positions. La principale est que, suite aux progrès considérables de la science, le discours de la science actuelle est devenu trop complexe et incompatible en essence avec le discours poétique. Pour Ménard, outre le fait que la langue des symboles s’est perdue, la science moderne n’aurait pas « trouvé des lois assez simples et assez générales pour emprunter la voix d’Empédocle ou de Parménidexxx ». C’est incriminer une faiblesse de la science, tandis que d’autres visent la différence irréductible entre deux temporalités, deux progrès différents.

32 Ainsi, plusieurs grands critiques de la seconde moitié du XIXe siècle voient l’union de la poésie et de la science d’un œil méfiant. Sainte-Beuve nie toute possibilité d’une poésie scientifique actuelle ou future :

Est-il donc bien vrai que la maturité de la science la prépare, en effet, à un hymen suprême avec la poésie ? Non, la poésie de la science est bien à l’origine ; les Parménide, les Empédocle et les Lucrèce en ont recueilli les premières et vastes moissons. Arrivée à un certain âge, à un certain de degré de complication, la science échappe au poète ; le rythme devient impuissant à enserrer la formule et à expliquer les lois. Le style des Laplace, des Cuvier, des Humboldt (celui de Cuvier et de Laplace surtout), est le seul qui convienne désormais à l’exposition du savant systèmexxxi. (1861)

33C’est avec un argument différent que Gaston Paris indique cette même impossibilité dans Penseurs et poètes, où il dénonce les tentatives de Sully-Prudhomme : « les philosophies et les sciences changent trop vite et chacune de leurs évolutions fait paraître surannée la poésie qui s’en est inspirée »xxxii (1896).

34Nombre d’auteurs soulignent surtout la composante émotionnelle que comporte la poésie et qui selon eux l’aliène à la science. Pour Paul Bourget, poésie et science sont depuis toujours deux discours de natures différentes : il n’est « pas possible de mettre en vers une idée dont la transcription naturelle est autrexxxiii ». Tant et si bien que selon lui toute poésie scientifique a toujours été, est toujours impossible. La poésie est incapable d’interpréter la nature et les phénomènes naturels :

Il est bien certain que jusqu’ici tous les poèmes fondés sur la science, depuis le De natura rerum jusqu’à La Justice [de Sully-Prudhomme] donnent raison [aux adversaires de l’union de la science et de la poésie] puisque les portions poétiques de ces œuvres sont celles où l’auteur a exprimé non pas ce qu’il croyait être la vérité, mais ses émotions, mais ses songes, l’afflux de ses visions et de ses désirs, en un mot son âme. […] On peut aller plus loin et soutenir qu’une loi quelconque de la physique ou de l’astronomie ne saurait être exprimée en beaux versxxxiv.

35Émotion, songes, visions, désirs – c’est-à-dire non plus la science ni la nature, mais les sentiments que provoque le spectacle de la nature et des phénomènes naturels. Jean Lahor, symboliste souvent considéré comme un descendant des parnassiens, écrit de façon plus positive dans La Gloire du Néant :

L’art a pour objet d’exprimer les émotions de l’artiste devant la Nature : et c’est ainsi qu’un beau paysage reproduira « un état d’âme » […] ; l’art devient la réaction d’une âme émotive, émue, en présence des chosesxxxv. (1896)

36Lahor s’inspire pourtant des théories de Darwin dans certains de ses poèmes et C. Fusil le classe parmi les grands poètes scientifiques de l’époquexxxvi.

37Entre 1850 et 1880, les discours sur la poésie scientifique présentent un certain nombre d’idées récurrentes : la traduction en vers des formules ou formulations scientifiques n’est pas de la poésie et le poète est devenu impuissant à traduire ou interpréter la nature. Tandis que, dans l’imaginaire collectif, les premiers poètes interprétaient la nature directement, les poètes du XIXe siècle voient en effet s’accroître, entre eux et la nature qu’ils ont tâche d’interpréter, une pile d’ouvrages interprétatifs mais dont le code est strictement non-poétique. Ainsi, il devient impossible pour le poète d’être un interprète « de première main », pourrait-on dire.

38Les poètes qui se sont le plus préoccupés des sciences ne sont en outre pas perçus comme scientifiques par leurs contemporains. C’est le cas, plus particulièrement, pour les poètes dits « parnassiens », ceux du moins qui se sont inspirés des sciences, et dont la poésie est tout au plus désignée comme « didactique ». Les grands critiques du dernier quart du XIXe siècle, surtout, témoignent d’une assez grande dureté envers la « poésie scientifique » – car c’est vers la fin du XIXe et le début du XXe siècle seulement que lesdits parnassiens seront considérés comme des « poètes scientifiques », par Brunetièrexxxvii, Cassagne, et les grands critiques du mouvement parnassien.

39On a vu, enfin, que bon nombre des auteurs abordés s’accordent à estimer que la poésie scientifique est impossible à l’heure actuelle. Ménard relègue la poésie scientifique à un lointain passé. Zola, Flaubert et dans une certaine mesure, Leconte de Lisle la situent dans le futur, ainsi que Sully-Prudhomme qui dans Les Vaines Tendresses s’adresse aux « poètes à venir, qui saur[ont] tant de chosesxxxviii ». C’est dire déjà qu’au présent, « la poésie scientifique » a un petit goût d’échec, malgré un certain nombre de tentatives avouées (celles de Sully-Prudhomme, Du Camp, Leconte de Lisle, Bouilhet, Richepin). Comme la religion, la science est un domaine dont les poètes estiment qu’il leur échappe – à cette différence près que la religion est considérée comme mourante et la science en pleine expansion. L’Art pour l’art est aussi l’art qui a tout perdu et il implique un poète dépossédé de tout pouvoir symbolique sur la société.