Colloques en ligne

Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval

Rire de la guerre de Troie sur les planches au XVIIIe siècle : Le Jugement de Pâris

1La guerre de Troie intéresse toutes les scènes et tous les genres représentés au XVIIIe siècle, en une période dominée par le système des privilèges qui accordent genre(s) et scène(s), exceptions faites des lieux présentant un éventail plus largement ouvert tels la Comédie Italienne, les Théâtres de la Foire et les théâtres de société qui sont les seuls à refléter l’ensemble de la vie théâtrale du siècle. Une recherche autour de la guerre de Troie et de ses héros révèle la présence de tragédies – y compris dans les collèges jésuites –, de tragédies lyriques, de comédies – avec, plus tard dans le siècle, des vaudevilles et des ariettes –, de pantomimes, de spectacles pyrrhiques, de parodies rattachées à un texte cible dans ce jeu intertextuel pratiqué par le XVIIIe siècle. Au sein de cette large moisson, je privilégierai une série autour du jugement de Pâris1 parce que cet événement déclencheur appelle souvent l’évocation du futur sac de Troie, parce qu’il est porté par des textes de genres différents, joués sur diverses scènes, et que les liens avec la matière troyenne et d’éventuels autres hypotextes sont exploités selon des prismes divergents. Le sujet intéresse les dramaturges au moins entre 1637 (avec Le Jugement de Pâris et le ravissement d'Hélène de Sallebray) jusqu’à la veille de la Révolution (avec Le Jugement de Pâris, un ballet de Pierre-Gabriel Gardel créé en 1789 et repris avec un immense succès en 1798 et 1799), mais je me limiterai à une série composée entre 1718 et 1778 de cinq pièces propices à l’étude d’une typologie des prises de distance opérées par les textes comiques par rapport à leur hypotexte particulier et à la matière troyenne en général. Mon corpus se compose ainsi de :

2- deux pièces parodiques du même texte-source, Le Jugement de Pâris de Marie-Anne Barbier, une pastorale héroïque, en collaboration avec l’abbé Simon-Joseph Pellegrin2, sur une musique de Toussaint Bertin de la Doué, créée en juin 1718 à l’Académie royale de musique3. La première parodie est Le Jugement de Pâris de Pierre-François Biancolelli dit Dominique et Luigi Riccoboni dit Lélio père, représentée le 20 juillet 1718. Cette date intègre la pièce à la petite série qui s’élabore autour de la pastorale héroïque, même si ce texte des Italiens ne nous a pas été conservé et même si, d’après le bref compte-rendu donné par les frères Parfaict, il semble être fait de scènes composites, rapidement assemblées pour répondre à l’actualité théâtrale4. La seconde parodie du même texte-source est  Le Jugement de Pâris et la foire des amours, un opéra-comique de Jacques-Philippe d'Orneval, musique de Jean-Claude Gillier, en deux  actes5, représenté en juillet 1718 à la Foire Saint-Laurent, publié en 1721.

3Viennent ensuite trois pièces sans lien hypotextuel précis autre que la culture mythologique partagée :

4- Le Jugement de Pâris, une pièce en un acte, en prose, publiée à Londres, « frères Cadelle, dans le Strand, 1773 », d’un auteur inconnu dont l’anonymat est souligné par l’avertissement des éditeurs6,

5- Le Jugement de Pâris de Rétif De La Bretonne, Londres, les frères Cadelle, 17737,

6- Le Jugement de Pâris ou Les trois dards, comédie érotique, incluse dans le Théâtre d’amour de Delisle de Sales, Ms Arsenal8, de Delisle de Sales, sans doute jouée en 1778.

1 - Un traitement parodique « palimpsestueux » : l’exemple de la pièce de d’Orneval

7 La parodie de la pastorale jouée à un mois d’écart (juin et juillet 1718) applique les règles habituelles des transpositions burlesques. Elle commence par opérer une réduction du nombre de scènes : onze scènes sans actes chez d’Orneval contre un prologue (trois scènes) et trois actes (comportant sept, neuf et sept scènes soit vingt-trois au total), mais elle garde les scènes essentielles à la compréhension de l’action et celles qui sont inscrites dans la mémoire du spectateur afin de créer cette connivence sans laquelle la parodie d’une pièce particulière ne peut exister. Ainsi d’Orneval supprime-t-il l’amante Œnone et le couple symétrique Arcas-Doris, de même que la révélation par Junon de la filiation royale de Pâris (II, 8 chez M.-A. Barbier) et la vision de « l’embrasement d’Ilion » par Junon dans la scène finale (III, 7).

8  Le prologue de la pastorale, en trois scènes, montre le chœur, puis l’Hymen et l’Amour en duo sur le thème (« Puissent tous les époux être longtemps amants ») et fait apparaître dans sa troisième et dernière scène la Discorde, oubliée de la fête, qui donne la pomme à Jupiter, fière « D’avoir banni la Paix de la Terre et des Cieux ». D’Orneval ne garde pas le prologue de la pastorale, mais il en inscrit les éléments dans ses quatre scènes d’exposition avant l’arrivée de Pâris. Il opère, dès la première scène, la transposition parodique burlesque : l’Olympe « travesti » devient le monde des cabarets, puis des paysans. La scène se déroule, non sur le Mont Pélion, mais « à la Chasse royale, cabaret du Pont aux Choux » portant l’inscription « Ici l’on fait noces et festins » et ensuite « dans un hameau voisin de la Seine » à la place du Mont Ida. Cependant, la parodie garde les scènes marquantes de l’hypotexte, comme le monologue de Pâris, quitte à le réduire à un simple air qui traduit la simplicité du personnage:

Gardons nos moutons,

Lirette, Liron

Liron, Liré, Lirette (sc.6, refrain de l’air 120).

9De même, d’Orneval conserve la scène avec Mercure chargé d’expliquer à Pâris son rôle9 et l’arrivée successive des trois déesses (Pallas sc. 8, Junon sc. 9 et Vénus sc. 10) rassemblées à la scène 10. Le dénouement calque celui de la pastorale : Vénus et Pâris embarquent dans une conque (ce qui justifie les chœurs de matelots et de matelotes chez M.-A. Barbier) et le dernier air de Pâris dans la parodie :

Et vogue la galère

Tant qu’elle, tant qu’elle

Et vogue la galère

Tant qu’elle pourra voguer (sc. 11 et dernière, refrain de l’air 98).

10qui fait écho à celui de la pastorale :

Que tout célèbre, que tout chante

Votre nouvelle Gloire et son nouvel Amour (III, sc.6).

11Un même décalque s’observe pour les personnages : aux dieux (dont « Mme Junon », sc. 9) s’ajoutent « M. Gargot, cabaretier », des « garçons cabaretiers » et « Pâris-Arlequin », vedette de la Foire. La Discorde fait son entrée à la scène 4 précédée, commedans la pastorale, d’un grand fracas. Mais son arrivée est ainsi commentée par Jupiter : « qui diable fait un si grand sabbat [...] Voilà bien du rabat-joie. Jarni ! ». C’est une paysanne normande qui parle avec un accent marqué, en chuintant, échange des injures avec Jupiter et montre sa puissance (« pissance ») en évoquant l’université et les villes normandes gagnées par les querelles : « La Discorde : Cela est vrai. On a besoin de moi dans l’Université de Paris, où l’on va procéder à l’élection d’un recteur » et dans l’« air 6. (Menuet de M. de Grandval) » :

Domfront reconnaît ma puissance,

Ainsi que Valogne et Guibray ;

L’on m’adore à Vire, à Coutance ;

Tout Caen en jure que par mey.

12Conformément à la légende, elle laisse une pomme (... de Vire) : « Cette poume vo (sic) baillera du tintouin »... Quant à Pâris, proposé par Mercure, pour donner la pomme, c’est « un berger de Charenton, un virtuose, qui fait arrêter les carrosses et nouer l’aiguillette10 » (sc. 5) et qu’aucune révélation ne vient ennoblir.

13Les préoccupations de tous ces héros travestis sont bien sûr triviales : Mercure chargé de faire préparer la guinguette pour l’après-dîner et le souper veut du bon vin, pas du « chasse-cousin11», ce qui fait dire à Gargot :

Loin de trouver mes vins trop âcres

Je réponds que Messieurs les Dieux

S’en retourneront tous aux Cieux

Plus ivres que des fiacres (sc.1, air 5).

14Comme les spectateurs venus à la Foire, les dieux s’encanaillent : Jupiter veut se « réjouir comme un compère » et « goûter des plaisirs à la croque au sel12 » (sc. 2). Pâris est surtout intéressé par les « espèces », repousse la prudence vantée par Pallas et pense à un moment couper la pomme en trois afin d’avoir une peu de chaque « marchandise » (sc. 10).

15 Bien sûr, la parodie autorise des plaisanteries lestes sur l’Amour qui détaille ses pouvoirs (avec le magistrat, le marquis, un père à béquille qui rime avec « famille », un procureur et en profite pour donner une liste de lieux de rencontre (sc. 3) :

Sans moi, que deviendraient la Villette, Passy les Bois de Boulogne et de Vincennes, Charenton, la Rapée ? etc. Ces doux asiles des époux mal assortis, ces correctifs de la nonchalance des maris deviendraient d’affreux déserts.

16La comparaison entre les trois déesses autorise Pâris à risquer quelques allusions grivoises, que Delisle de Sales développera. Il s’extasie sur « l’essaim d’appas », les bras et les « petits doigts » de Vénus (sc. 10) et propose :

Il faut Mesdames les Déesses

Qu’à fond de ce fameux procès

J’examine toutes les pièces.

17ce qui le fait traiter par Vénus de « petit badin » (sc. 10).

18 L’écriture à travers les rimes et les vaudevilles (nouvelles paroles sur des airs connus dits encore « timbres ») relève de ce même traitement. Si Pallas arrive précédée de trompettes (comme dans la pastorale) auxquelles s’ajoutent des timbales, elle promet à Pâris un avenir de « combat » qui rime fâcheusement avec « Fier-à-bras » (sc. 8), amplifié par le jeu de scène puisque Pâris tombe à plat ventre et s’écrie : « Hoïmé ! Je suis mort ! ». Le choix des vaudevilles ajoute à la parodie et au mélange des registres soit par discordance :

air 66, sc.1 : Vous y verrez Pallas, Junon, bis

Et la mère de Cupidon

Dondaine, dondaine,

Et mainte autre Dondon

Olympienne.

19soit par concordance entre l’air et les paroles, mais avec une distance irrévérencieuse :

Allons, allons, allons

À la guinguette (sc. 2, fin de l’air 102).

20 Au delà des transpositions, la parodie se réfère directement à la pastorale au travers de citations et de critiques. Ainsi, dans la scène 3, l’Amour, joué par un enfant de six ans13, se dispute avec l’Hymen ce qui est un écho transposé de la scène 2 du prologue, le traite de « benêt », de « nigaud avec sa face de papier mâché », avec son « habit d’ordonnance »14, de « prête-nom », de « vil esclave » et chante :

L’Hymen vient quand on l’appelle

L’Amour vient quand il lui plaît (sc. 3, air 144).

21ainsi commenté : « L’Opéra met entre nous bien de la différence, comme vous voyez ». Le dénouement attendu est souligné par la référence à l’hypotexte : « L’Opéra fait-il autrement ? » sc. 1015). Toutefois, la parodie fait aussi office de critique en action en mettant en scène et en grossissant ce qui pouvait avoir été reproché à l’hypotexte. Ainsi, Gargot susurre à Mercure : « Ce Jupiter me paraît bon homme. Je le crois même un peu bête »(sc. 2), ce qui appelle une note en bas de page dans l’édition de 1721, qui, trois ans après les représentations, remédie aux défaillances de la mémoire en rappelant que dans le « ballet » [...] « Jupiter [...] paraît un peu de ce caractère16 ».

22 En conclusion, on a affaire à une parodie de la Foire assez caractéristique de la parodie sur un texte cible : actualité théâtrale immédiate, référence à l’hypotexte par des scènes décalquées, mais aussi par des critiques dramatisées et métatextuelles, jeux de transposition et de dégradation burlesques. Il en va autrement en 1773 avec deux comédies humoristiques.

2 - Variations souriantes sur un motif connu en 1773 : Momus et Mimeton

23 La pièce anonyme publiée en 1773 n’est pas une parodie, mais une comédie qui traite l’argument mythologique de manière souriante, grâce à l’adjonction du dieu Momus à la liste des personnages (Pâris et Œnone, les trois déesses). Celui-ci est très présent au fil de la pièce. De manière générale, il apporte un contrepoint humoristique et un commentaire métatextuel, comme le montre sa réplique expliquant pourquoi il est chargé de l’exposition : « J’ai eu beau représenter que ce message appartenait de droit à l’ami Mercure17», (sc. 2). Plus loin, il commente les démêlés des déesses (« Bon dialogue ; en trois mots, trois injures : nos déesses s’humanisent », (sc. 2). Il introduit les déesses, prévient chacune quand son « temps est écoulé » (sc. 6) et surtout commente avec bonhommie les propositions qu’elles font à Pâris. À propos de la sagesse vantée par Pallas, il explique l’aversion d’Œnone par ces considérations sexistes : « Vous n’êtes pas la seule, mon enfant ; entre elle et votre sexe l’antipathie est générale » (sc. 8) et fait bien sûr l’éloge de la folie : « C’est à cause de cela que je dois vous servir de guide ; apprenez, ma belle poulette, que l’empire des femmes ne tient presque jamais qu’à un petit grain de folie, assaisonné par la gaieté ».

24 Quand Vénus parle d’amour, il quitte la scène, arguant : « Que faire ici ? Ils vont parler d’amour, de sentiments : ces mots seuls me font bâiller » (sc. 9). Mais, il revient par peur de Jupiter : «[il] trouverait peut-être mauvais que j’abandonnasse ainsi mon poste, c’est un Seigneur qui n’entend pas raillerie et moi naturellement, je n’aime pas les affaires sérieuses » (sc. 10). Cette fonction de raillerie, propre à Momus dont on connaît l’importante présence sur les scènes comiques18, est relayée par Œnone qui caricature les déesses, ses rivales, Pallas avec son « vilain plumage et son grand bâton », Junon avec « sa gravité » et Vénus avec « ses tons sucrés et ses airs radoucis » (sc. 3) ou qui blâme la guerre en ces termes: « Fi ! le vilain métier que de détruire le monde ! » (sc. 8).

25 Mais c’est à Momus bien sûr que revient le mot de la fin, qui ne porte ni sur le départ de Pâris avec Vénus, ni sur les conséquences de son choix, mais qui évoque à quel âge Pâris, devenu le représentant de l’homme en général, sera digne des cadeaux des autres déesses : à trente ans pour Junon et « selon l’usage après la soixantaine » pour Minerve (sc. 11).

26 Cette dernière considération sur les âges de la vie souligne que la comédie introduit Momus pour réécrire l’histoire de son point de vue, en faisant du dieu à la marotte un spectateur idéal, prêt à collaborer de manière intellectuelle et ludique à cette énième version du récit mythologique, qui devient un prétexte à des considérations générales sur l’homme, le couple et les tensions entre amour, pouvoir et sagesse.

27 Rétif De La Bretonne s’est également intéressé au jugement de Pâris, et ce dès Le Pornographe ou idées d’un honnête homme sur un projet de règlement pour les prostituées (1769) dans lequel la « fiction » du jugement de Pâris lui sert à opposer la vertu à la volupté et à faire l’éloge du mystère. La « fiction » devient théâtre dans les Lettres d’une fille à son père, Adèle de Comminges, «V parties, 1772 » avec une comédie-ballet intitulée Le Jugement de Pâris que Rétif présente en ces termes, dans « La revue des ouvrages de l’auteur » qui clôt Le Quadragénaire ou L’âge de renoncer aux passions, Histoire utile à plus d’un lecteur, seconde partie, Paris, Genève, 1777 :

Le V tome (sic) renferme des pièces qui n’ont aucun rapport à l’action, mais qui seulement ont été citées par les personnages. Telles sont,

La Cigale et la fourmi, fable dramatique,

Le Jugement de Pâris, comédie-ballet, destiné pour un Théâtre particulier d’enfants, où elle a été jouée,

Une Apologie de l’Ambigu-Comique du sieur Audinot,

Un Conte en vers peut-être trop libre, intitulé Il recule pour mieux sauter ou mieux Le Carrosse-de-voiture.

Enfin un Contr’avis aux gens de lettres pour répondre à L’Avis aux gens de lettres de M. De Falbaire19.

28Rétif y revient dans Les Parisiennes ou quarante caractères généraux pris dans les mœurs actuelles propres à servir à l’instruction des personnes du sexe, III volume Les épouses à imiter : - à fuir, Neufchâtel, 1787. Il y développe les initiatives théâtrales et conjugales de deux épouses :

À cette théorie, Helisenne ajoutait une pratique admirable [...]. Je vous lirai quelque jour deux des pièces qu’elle fit composer et représenter chez elle, pour vous donner une idée de sa manière : la première est un drame, et la seconde, une comédie-ballet, intitulée Le Jugement de Pâris20.

29Enfin, Le Jugement de Pâris figure dans Le Drame de la vie, cette expérience théâtrale en treize actes. La séance consacrée aux « mères de grands enfants », accompagnée d’un discours sur la « conduite des mères avec les adultes » comprend plusieurs entrées dramatiques dont « La Belle-mère sage (Le Jugement de Pâris) ».

30 Au-delà de ce cheminement dans les œuvres et les références de Rétif qui montrent son attachement à cette pièce, comment se présente la comédie-ballet ? Rétif conserve l’essentiel de l’intrigue au cours des cinq actes et justifie les quelques changements qu’il opère comme la substitution d’Iris à Mercure « pour l’intrigue de la pièce » (II, 7). Le comique vient de l’adjonction du personnage de valet noir de Pâris, Mimeton, qui assume l’essentiel des fonctions comiques dévolues au valet de comédie. C’est ainsi qu’il reprend à son compte les procédés stylistiques de la mythologie travestie : «[...] c’est la femme du tonnerre » (I, 2), « Elle est jolie, pourtant, Madame Tonnerre ! (I, 2) ou le jugement lui-même (« Pâris n’est pas un sot ! ou j’aurais mangé la pomme ou je l’aurais donnée à Vénus » IV, 1), tout en trouvant que Vénus fait la « sucrée » (IV, 3). Par son vocabulaire, il déplace la pièce dans un cadre de comédie : il traite Enone de « bonne amie » de Pâris (I, 3), qualifie les déesses de « jolies poupées » (III, 3), double « grotesquement » les répliques de Pâris (II, 3) et donne des conseils d’inconstance à son maître (II, 5). Ces dérives langagières sont renforcées par la gestuelle et le caractère de valet de comédie italienne conférés par Rétif : « remplissant la scène par des lazzis et des charges » (I, 3), il « gesticule précipitamment » et singe son maître (I, 3) en tentant de se montrer rêveur comme lui après les révélations d’Iris (I, 3), il « lutine » Lycoris pendant que les déesses se montrent à Pâris (III, 3), mime ses sentiments envers Pâris comme l’admiration pour son « bon naturel » (I, 3). Il tremble à l’arrivée de la Discorde, se réfugie derrière Lycoris, tombe et se fait battre (I, 1) :

Paix, mignonne ! comme vous êtes jolies, elles vous épargneront, pour vous mettre femme de chambre auprès de Proserpine. (à part) Ou bien comme elle est appétissante, elles la mangeront la première.

(Lycoris renverse Mimeton et s’enfuit : ce dernier se relève étourdi, et va se jeter au milieu des Furies, qui le frappent de leurs serpents et  leurs torches).

Mimeton (à genoux) : Douces Furies ! agréables Euménides ! concordante Discorde ! ayez pitié d’un pauvre diable, qui vous en sera obligé ! (IV, 1)21.

31À l’invention de ce personnage burlesque, s’ajoute le traitement du personnage de Pâris qui se montre  supérieur avec Mimeton (« Ce drôle-là se familiarise » I, 3), imbu de ses conquêtes amoureuses (Pâris d’un air avantageux : « Peut-on refuser une belle qui demande un entretien ? » II, 2), séducteur et calculateur avec Enone (« Faisons durer la scène ; la bouderie d’une jolie femme, lorsqu’on est sûr du moyen de la faire cesser, est un ragoût délicieux » II, 7), comme avec Iris qui le perce à jour (« Il est coquet : je crains bien que Vénus ne l’emporte ! » III, 1). Il est vrai que la dérision n’épargne pas les déesses : Vénus « minaude », fait des nœuds, joue les ingénues en demandant que la Pudeur revienne sur scène, propose à Junon diverses danses qui présentent les récentes infidélités de Jupiter, tandis que celle-ci lui propose de danser ses propres défaites (III, 4) et que « Junon détaille longtemps » (selon les termes de Pallas) ses charmes en dansant (III, 4).

32 Ces deux pièces, parfois composites dans leurs différents registres, illustrent une marge de liberté de plus en plus grande vis-à-vis de l’argument mythologique, autrement mis à mal par Delisle de Sales...  

3 - Le prétexte érotique de « saturnales littéraires22 »

33Le Jugement de Pâris ou les trois dards au titre évocateur est une pièce « érotique » ainsi définie par son auteur Delisles de Sales dans le manuscrit du Théâtre d’Amour, composé de huit comédies d’un acte et un dialogue également « érotiques », un récit en prose et un monologue. L’ouvrage résulte d’une commande effectuée par le prince d’Hénin auprès de Delisle de Sales, connu entre autres pour sa traduction des Douze Césars de Suétone en 1770. La Bibliothèque de l’Arsenal conserve une copie manuscrite23, remaniée par Delisle, faisant référence à la mort du prince en 1794 et à celle de la cantatrice Mme de Saint-Huberty en 1812, ce qui date la copie entre 1812 et 1816, année de la mort de Delisle. Pour Thomas Wynn, son éditeur moderne, le recueil a été composé en deux temps : d’abord les cinq pièces antiques commandées par Hénin (Junon et Ganymède, La Vierge de Babylone, César et les deux vestales, Anacréon et Le Jugement de Pâris, qui, dans le manuscrit, clôt les pièces de théâtre après l’insertion de trois autres comédies d’inspiration contemporaine Héloïse et Abailard, Ninon et La Châtre, Minette et Finette ou Les épreuves d’amour d’une troisième Héloïse). Le Jugement de Pâris est la pièce la plus longue (quatorze scènes) et compose à lui seul la troisième partie du manuscrit. Les paratextes semblent indiquer que les pièces prolongent des festins rassemblant les trois personnages dont le commanditaire, amant en titre, mais non en faveur, et qu’elles furent écrites à la demande d’un commanditaire, le prince d’Hénin, pour le théâtre de société qu’il partage avec sa maîtresse, Sophie Arnould, et un tiers, chevalier de Malte, se disant issu du Gramont des Mémoires.

34 Le théâtre de Delisle repose sur un schéma de domination masculine répété et décliné dans des cadres mythologique et historiques variés. L’homme est toujours seul, entouré de plusieurs femmes et vierges. Il use souvent d’un pouvoir de domination dévolu par ses fonctions politiques, sociales ou religieuses tels César, Abailard ou le grand pontife de la Vierge de Babylone. La leçon érotique se pare de subterfuges religieux ou pédagogiques. Ici, les trois déesses décident de recourir à Pâris pour les départager, non sans avoir réfléchi au fait qu’il « voudra peut-être voir nos attraits en détail » (sc. 1). On comprend le parti que tire Delisle de la fable, qui permet non seulement la confrontation d’un homme et de trois femmes, mais surtout la comparaison des trois déesses et les récompenses offertes en un concours érotique, loin du système de valeurs qui s’affrontent (sagesse contre pouvoir ou amour). Sous couvert de vérification, Pâris compare les rondeurs, les fermetés, les carnations des globes et les charmes secrets au fil de jeux érotiques assez répétitifs, développant à l’envi ce qui reste à l’état d’allusion chez notre auteur anonyme et dans un échange entre Pâris et Calchas chez Offenbach24. Le Jugement de Pâris associe au don de la pomme une série d’ « expériences » sexuelles sur les dépucelages et ajuste le motif mythologique au cérémonial érotique propre à l’univers de Delisle : éloge du « dard », positions adoptées, « accessoires de la dernière licence25 », flagellations avec des bouquets de myrte, de roses avec et sans épines, vêtements et liens divers...

35 La rivalité féminine, justifiée par la fable, est amplifiée dans la mesure où Vénus inspire à Pâris une série de jeux amoureux destinés à tromper ses rivales, notamment dans la scène finale du jugement, qui consiste un triple acte sexuel avec deux « dards factices » pour Minerve et Junon, justifiant ainsi le sous-titre de la pièce... ce que Delisle souligne dans sa Préface : « Il est certain que la pièce présente une intrigue assez neuve, et qu’il y a des beautés nées du sujet dans le rôle de Vénus26 ».

36 Le Théâtre d’amour de Delisle est exemplaire de ce versant érotique que peut s’autoriser le théâtre de société dépourvu de censure et présente, semble-t-il, la particularité d’avoir été joué, contrairement à la plus grande partie de ce répertoire. C’est en effet Le Jugement de Pâris que Delisle mentionne pour attester la représentation, selon une modalité susceptible de garder le secret : « trois représentations, afin que les acteurs n’eussent pas le temps d’apprendre d’autres rôles que ceux qu’ils jouaient ; ensuite on me renvoyait mon manuscrit avec tous les rôles individuels à part, tels que je les avais transcrits moi-même ; rien n’a été copié par une main étrangère », tout en suppliant « l’homme honnête à qui ce Théâtre parviendra, quand je ne serai plus de mettre en récits les morceaux cyniques que j’ai eu l’audace de mettre en tableaux27». La pièce déplie en effet les ressources érotiques de la fable et plus généralement de la mythologie dans de nombreux récits intercalés qui jouent sur le voyeurisme (entre autres, celui de Minerve à Pâris sur la nuit de Junon avec Jupiter sc. 4 ; celui de Pâris à Junon de l’histoire de Ganymède et de Jupiter sc. 6 et ceux faits à Vénus des scènes entre Pâris et ses deux rivales), dans des répliques à double sens, sans oublier de très longues didascalies... et des tableaux redoublés puisque Delisle, contrairement à la tradition,  fait revenir Minerve (sc. 10) et Junon (sc. 13) après les entrevues particulières et finit par une scène sexuelle avec les trois déesses en lieu et place du jugement (sc. 14 et dernière).

37 L’intérêt de ces pièces, au-delà de l’histoire littéraire et de l’histoire des théâtres et de leur répertoire, réside moins dans le traitement largement comique et irrévérencieux que dans son inscription dans ce vaste courant de la « mythologie travestie » et de la « mythologie-prétexte », qui, au-delà de la parodie et de la connivence culturelle, vise à inventer un nouvel « intérêt » du spectateur-lecteur pour les héros mythologiques en réduisant la distance qui les sépare des spectateurs contemporains, faisant du jugement de Pâris, au gré des auteurs, une querelle entre femmes, arbitrée par un héros ordinaire, sensuel, intéressé, occupé à jouir du présent, avant l’Hélène « bourgeoise » d’Offenbach. La dégradation burlesque, l’invention souriante, la déformation sexualisée prétexte à la « pornotopie » selon l’analyse de Steven Marus cité par Thomas Wynn28 montrent selon les auteurs et les publics destinataires combien la matière troyenne – et spécialement ce jugement de Pâris – sont devenus plastiques, modélisables, culturellement modifiables tout en restant reconnaissables pour pérenniser le jeu.