Colloques en ligne

Johannes Dahlem

L’œuvre de Claude Simon : paradigme pour une nouvelle écriture de l’Histoire

Deux héritiers de Claude Simon

1Aucune œuvre d’un écrivain français ne reflète mieux la transformation subie par le récit historique au cours de ces dernières décennies que celle de Claude Simon. Dans ses romans, de La Route des Flandres à L’Acacia, en passant par Histoire et Les Géorgiques, Simon donne à lire l’Histoire : c’est‑à‑dire, le plus souvent, la guerre comme une succession désordonnée d’événements contingents et irrationnels. Cette vision se traduit également par la nature du récit historique qui, désormais, ne passe plus par la linéarité et la continuité, mais par le fragment et le « bricolage1 ». En même temps, le récit est souvent accompagné d’une réflexion méta-discursive sur la possibilité même de représenter l’histoire, d’exprimer par le langage une expérience qui, en fin de compte, reste indicible.

2Or, un certain nombre d’auteurs contemporains héritent du soupçon simonien à l’égard de l’histoire et du récit historique. Ainsi Philippe Forest, dans Le Siècle des nuages, raconte‑t‑il l’histoire de son père (comme le fait Simon dans L’Acacia) tout en s’interrogeant sur la manière dont on peut écrire cette vie qui constamment se dérobe. Dans Waltenberg, et plus particulièrement dans les parties consacrées à la Première Guerre mondiale, Hédi Kaddour abandonne, à l’instar de Simon, la linéarité du récit pour faire place à une vision embrouilléede l’histoire, à une suite d’images incohérentes et à une polyphonie qui remettent en question la puissance unificatrice du récit.

3Les deux auteurs se réclament d’ailleurs explicitement l’un et l’autre de l’œuvre du Prix Nobel. Dans une interview avec Dominique Viart, spécialiste de la littérature contemporaine, Kaddour déclare : « Avant-hier on vous faisait habiter le Nouveau Roman, hier c’était l’autofiction… Qu’en reste-t-il de fort pour un écrivain qui a besoin de s’alimenter à la littérature ? Pour le Nouveau Roman, un très grand : Claude Simon2. » Si chez l’auteur de Waltenberg, l’œuvre de Simon apparaît ainsi comme une source d’inspiration, le rapport reste plus implicite chez Forest. Dans un article consacré à l’œuvre du Prix Nobel, celui-ci évoque la dette inconsciente qui lie son roman à l’esthétique simonienne : « Je croyais imiter Faulkner. Sans le savoir, je faisais peut-être du Claude Simon. Je le veux bien3. »

4Dans ce qui suit, nous allons donc essayer de mettre en rapport les romans de ces deux auteurs contemporains avec l’œuvre de Claude Simon afin de préciser dans quelle mesure cette dernière peut être considérée comme un paradigme esthétique pour une nouvelle écriture de l’Histoire.

« Faire exister l’indicible » (Simon et Forest)

5Première manifestation d’un soupçon à l’égard de l’écriture historique, les romans de Simon mettent en scène l’écart entre l’expérience passée et le récit postérieur qui est censé dire cette expérience. On retrouve cet écart au chapitre dix de L’Acacia, chapitre qui raconte un épisode de la Seconde Guerre mondiale bien connu du lecteur familier des œuvres de Simon : un brigadier, double fictif de l’écrivain lui‑même, bat en retraite avec son régiment à travers les Flandres sous les attaques incessantes de l’aviation allemande. Bientôt, les soldats tomberont dans une embuscade et le brigadier verra s’effondrer son capitaine sous une salve de mitrailleuse.

6Pourtant, au début du chapitre, c’est un tout autre combat que mène le brigadier : exténué par la fatigue et le manque de sommeil, il n’est plus en mesure de comprendre ou même de percevoir ce qui se passe autour de lui. Il ne reçoit toutes les impressions qu’à travers une sorte de « pellicule visqueuse et tiède4 » qui s’est posée sur son visage et qui le sépare du monde extérieur. Par la suite, un sentiment d’irréalité et de désordre s’installe : les événements semblent se dérouler au ralenti et le brigadier perd le sens de l’orientation temporelle et spatiale. Ainsi, à un moment donné, il perçoit des coups de canon, mais « il n’aurait pas pu dire à quel moment ils commencèrent ou plutôt à quel moment il commença à les entendre, ou plutôt à quel moment il prit conscience qu’il en était conscient : simplement, à partir d’un moment, ils se mirent à retentir régulièrement5 ». De même, lorsque les cavaliers atteignent un petit village, le brigadier remarque d’abord le scintillement des éclats de vitre sur la route avant de se rendre compte qu’ils proviennent des maisons alentour et que ses compagnons et lui sont effectivement entrés dans un village. Le brigadier paraît alors comme « jeté » dans un monde irrationnel et contingent où les choses sont simplement là, « sans raison ni but précis6 ».

7Or, c’est précisément ce caractère désordonné des événements qui se dissipe dès lors que le brigadier, devenu entre-temps narrateur, se met à les raconter :

[…] plus tard, quand il essaya de raconter ces choses, il se rendit compte qu’il avait fabriqué au lieu de l’informe, de l’invertébré, une relation d’événements telle qu’un esprit normal […] pouvait la constituer après coup, […] c’est-à-dire suscitant des images à peu près nettes, ordonnées, distinctes les unes des autres, tandis qu’à la vérité cela n’avait ni formes définies, ni noms, ni adjectifs, ni sujets, ni compléments, ni ponctuation […]7.

8Dans le récit des événements s’inscrit donc, en filigrane, un autre combat, celui que mène le brigadier-narrateur avec les mots et la syntaxe afin de restituer, un tant soit peu, la vérité de l’expérience passée. Ainsi, lorsqu’il appelle « peur » la sensation générale qui l’envahit au fur et à mesure qu’il avance sur la route des Flandres, ce mot ne semble en rien correspondre à la réalité vécue :

[…] pouvant maintenant sentir en lui cette chose qui dans le vocabulaire cohérent et logique devait avoir pour nom peur, sauf qu’elle ne se manifestait par rien de logique ou de sensé […] mais se traduisait au contraire sous le grand soleil par une innommable sensation de vide, de glacial, d’irrémédiable, et si ça avait une couleur, c’était couleur de fer, grisâtre […]8.

9Confronté à la défaillance de la langue, le brigadier-narrateur ne peut donc que déplacer son propos (« sensation de vide, de glacial », « couleur de fer, grisâtre ») afin de cerner une expérience synesthésique trop complexe pour être exprimée par un seul substantif. Toutefois, ce sont peut-être ces déplacements qui, justement, réussissent lemieux à « faire exister l’indicible9 », à dire une expérience qui resterait sinon « innommable ». On ne peut donc que partiellement souscrire à l’opinion de Michel Thouillot lorsqu’il déclare, dans son étude sur Les Guerres de Claude Simon, que ce dernier perd « de façon dramatique sa guerre contre l’“informe et l’invertébré”10 ».

10L’expérience du brigadier-narrateur dans le dixième chapitre de L’Acacia peut être comparée à un passage tout à fait semblable du Siècle des nuages de Philippe Forest. Dans ce roman à vocation biographique, le narrateur reconstruit l’histoire de ses parents qui grandirentà Mâcon à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Au troisième chapitre, la mère du narrateur assiste au bombardement de la ville par l’aviation allemande le 17 juin 1940. C’est donc à travers sa perspective que nous apprenons le déroulement de cet événement. Or, au début du chapitre, lorsque les avions allemands apparaissent à l’horizon, tout semble paisible, du moins pour le témoin oculaire qui ne sait pas encore ce qui est sur le point de se passer :

Les six appareils en formation, on les voit donc arriver de si loin que l’impression donnée est qu’ils avancent à peine et ne se pressent pas d’atteindre leur but. Si tant est d’ailleurs qu’ils aient un but car on les dirait plutôt en patrouille ou mieux : en promenade11.

11Rien n’indique, dans ce passage, l’intention mortifère des avions. Leur vol « a plutôt l’apparence d’un mouvement très gracieux d’acrobates se livrant ensemble à un exercice de voltige autour d’agrès invisibles suspendus dans le vide sous un immense chapiteau d’un bleu tout à fait transparent12 ». Pour la mère, l’événement se présente donc d’emblée sous la seule perspective esthétique d’un spectacle vaguement fascinant et en rien dangereux. Sa vraie portée, en revanche, lui échappe.

12Lorsque, peu après, les avions fondent sur leur cible, l’attitude de la mère ne change pas. Devant la destruction de sa ville natale, elle reste parfaitement interdite :

Elle n’a pas peur. Et même lorsqu’elle entend les sirènes des avions poussant leur hurlement strident et que la première salve vient heurter le sol avec un immense vacarme, elle reste un instant immobile car, quelle que soit la forme qu’il prenne, on ne croit jamais à l’impossible lorsque celui-ci survient, on le tient pour un pur prodige dont on reçoit passivement le spectacle excessif, se demandant seulement de quoi il peut bien être le signe […]13.

13Pour la mère, qui n’a jamais connu de guerre, c’est « l’impossible » même qui survient, un « pur prodige » qu’elle « reçoit passivement » et qu’elle n’arrive pas à comprendre. Comme le témoin d’une catastrophe naturelle, elle « échoue […] à réaliser ce qui vient juste de se passer. Se disant simplement : voilà14. » Victime d’un événement qui la dépasse, la mère du narrateur est aussi impuissante devant l’Histoire que le brigadier de Simon, « jeté » lui aussi dans un monde qui n’obéit plus à des règles logiques et rationnelles.

14Face à l’irrationnel, les mots aussi perdent leur sens. Ce n’est ainsi que peu à peu que la mère commence à « comprendre que “cela” qui se passe ici doit être ce que l’on appelle “la guerre”15 ». Si, bien évidemment, la mère n’ignore pas l’existence du mot « la guerre », sa vraie signification lui était restée jusqu’à présent inconnue. De surcroît, ce mot paraît tellement usé qu’il ne s’adapte que très vaguement à la suite d’événements inouïs que la mère est pourtant en train de vivre. Aussi est-il fort douteux qu’il soit vraiment capable de dire, et ne serait-ce que partiellement, la réalité de l’expérience vécue. Ce sont ainsi les métaphores qui, à l’instar des déplacements synesthésiques chez Simon, semblent donner une image plus adéquate de ce que les témoins ont éprouvé. Pour eux, l’attaque aérienne de Mâcon prend plutôt l’allure d’un « tremblement de terre », d’un « incendie » ou encore d’un « orage16 ». L’événement se trouve alors associé à une sorte de catastrophe naturelle dont l’apparition soudaine et aléatoire se soustrait à toute logique humaine. Or, on connaît l’importance que possède la métaphore naturelle, cosmique dans les romans de Claude Simon où la guerre est tour à tour désignée comme « cataclysme », « tornade » ou « inondation17 ». Chez Simon comme chez Forest, la parole poétique a donc son efficacité propre : elle transmet mieux l’expérience du passé que le compte rendu prétendument objectif qu’un historien ou un biographe pourraient en donner.

« L’espace d’une dispersion » (Simon et Kaddour)

15Autre procédé de mise en récit du passé propre au régime fictionnel, les romans de Claude Simon mélangent les intrigues, les temporalités et les voix. La représentation de l’Histoire ne passe plus ainsi par un récit cohérent et linéaire, mais par un collage de fragments divers et multiples. Aussi la conception de l’histoire selon Simon ressemble-t-elle fortement à cette « histoire générale » imaginée par Michel Foucault dans l’introduction de son Archéologie du savoir : « Une description globale resserre tous les phénomènes autour d’un centre unique – principe, signification, esprit, vision du monde, forme d’ensemble ; une histoire générale déploierait au contraire l’espace d’une dispersion.18 »

16Parmi les romans de Claude Simon, ce constat vaut certainement le plus pour Les Géorgiques, et notamment pour le premier chapitre, qui contient une sorte d’exposition des principaux « thèmes » de ce roman. C’est d’abord l’histoire de L.S.M., membre du Comité de salut public pendant la Révolution, puis général sous Napoléon, qui se trouve au centre du récit et qui en constitue comme l’intrigue principale. Cependant, parler d’intrigue dans ce contexte est sans doute excessif. Car le récit des événements composant la vie de ce personnage n’est aucunement organisé de manière linéaire, comme le suggère l’extrait suivant, tiré du début du chapitre :

Il a cinquante ans. Il est général en chef de l’artillerie de l’armée d’Italie. Il réside à Milan. Il porte une tunique au col et au plastron brodés de dorures. Il a soixante ans. Il surveille les travaux d’achèvement de la terrasse de son château. Il est frileusement enveloppé d’une vieille houppelande militaire. Il voit des points noirs. Le soir il sera mort. Il a trente ans. Il est capitaine. Il va à l’opéra. Il porte un tricorne, une tunique bleue pincée à la taille et une épée de salon. Sous le Directoire il est ambassadeur à Naples. Il se marie une première fois en 1781 avec une jeune protestante hollandaise. À trente-huit ans il est élu membre de l’Assemblée nationale à la fois dans les départements du Nord et du Tarn. Pendant l’hiver 1807 il dirige le siège de Stralsund en Poméranie suédoise. Il achète un cheval à Friedland. C’est un colosse19.

17Dans ce passage comme dans ceux qui suivront, le narrateur saute assez librement d’un moment à l’autre dans la biographie du général (« Il a cinquante ans », « Il a soixante ans », « Il a trente ans »), évoquant les moments les plus significatifs de cette vie (« À trente-huit ans il est élu membre de l’Assemblée nationale ») aussi bien que des détails apparemment mineurs (« Il va à l’opéra »), et ce dans un désordre si total qu’on a déjà pu parler de « pseudo-histoire20 » ou d’« anti-histoire21 » à leur égard. Le récit historique ne se compose donc plus d’une histoire au sens propre, mais d’une succession incohérente de fragments qui n’offrent, tel un kaléidoscope, qu’une image brisée de la vie du général.

18Pourtant, la fragmentation et le refus de la linéarité ne sont pas les seuls aspects qui entravent la cohérence du récit historique. En effet, avec l’histoire de L.S.M. viennent constamment s’entrecroiser d’autres fils narratifs qui envahissent le récit premier. S’y ajoutent donc, entre autres, des épisodes traitant de la Seconde Guerre mondiale ou de la Guerre d’Espagne. Comme ces éléments « perturbateurs » se distinguent souvent de l’intrigue principale par l’usage de l’italique, la fragmentation du récit devient aussi typographiquement visible. Certes, la distinction typographique est abandonnée au fur et à mesure que le chapitre avance ; mais cela n’ajoute pas pour autant à la lisibilité du récit, au contraire : confronté à une suite apparemment désordonnée d’impressions hétérogènes du passé, le lecteur est contraint de rétablir lui-même la structure et le sens du récit.

19Pour finir, la cohérence du récit historique n’est pas seulement perturbée par la pluralité des intrigues, mais aussi par la multiplication des voix. Si l’on apprend d’abord les événements par la voix d’un narrateur absent, d’autres voix commencent peu à peu à se mêler à cette dernière : celle du général, par exemple, qui rend compte aussi bien de ses prouesses militaires que de ses projets de construction ; celle d’un ténor, ensuite, qui chante un opéra de Gluck ; celle de Michelet, enfin, qui intervient à travers des citations de son Histoire de la Révolution française. Par la mise en scène polyphonique du passé, Simon se démarque une nouvelle fois de l’idée selon laquelle le récit pourrait encore exercer une quelconque puissance unificatrice sur l’histoire et le monde.

20Le même mouvement de dispersion et de fragmentation du récit historique est aussi à l’œuvre dans Waltenberg d’Hédi Kaddour. Selon la quatrième de couverture, ce roman se présente comme une vaste « fresque d’Histoire22 », une sorte de sommedu xxe siècle, de la guerre de 1914 jusqu’à la chute de l’Union soviétique, en 1991. Mais au lieu de resserrer son récit « autour d’un centre unique » – nous reprenons ici l’expression de Foucault citée plus haut –, Kaddour multiplie à volonté les dates, les lieux, les personnages et les intrigues. C’est donc avant tout une histoire éclatée, dispersée du xxe siècle que l’auteur nous donne à lire, d’autant plus qu’il abandonne, comme le fait Simon dans L’Acacia, la structure linéaire de son récit lorsqu’il arrange les chapitres de façon a-chronologique.

21Or, ce dispositif global du récit se reflète aussi dans sa microstructure, notamment dans les deux premiers chapitres du roman qui traitent de la Première Guerre mondiale. Comme dans le passage des Géorgiques analysé plus haut, on peut d’abord repérer une intrigue principale : la charge d’un régiment de dragons français contre une position allemande, charge qui a lieu près du village fictif de Monfaubert en septembre 1914 et à laquelle participent aussi, quoique moins directement, les deux protagonistes du roman, l’écrivain allemand Hans Kappler et le journaliste français Max Goffard. Toutefois, là encore, d’autres fils narratifs viennent contrecarrer la progression du récit : le lecteur est ainsi transporté tour à tour dans le passé des protagonistes ou dans le Paris de l’après-guerre ; il apprend l’histoire obscure de la mort de l’écrivain Alain‑Fournier, celle de Mme Caillaux tuant le directeur du Figaro et mille autres histoires encore. Comme chez Simon, le récit historique est alors remplacé par une succession de fragments qui ne comportent parfois qu’une seule phrase, donnant ainsi, tels « des instantanés qu’aucun œil photographique ne fixe23 », une dimension fortement éphémère à l’histoire.

22Ajoutons à cela le caractère fortement hétérogène des différentes intrigues. En effet, le passage d’une séquence à l’autre est souvent accompagné par un changement de contexte assez frappant. Ainsi, dans l’exemple suivant, un épisode presque lyrique, qui évoque une scène d’amour entre Hans et sa bien-aimée Lena et qui est situé avant la guerre, est immédiatement suivi par la description de la bataille meurtrière devant Monfaubert :

La peau était douce, j’ai cessé de rire, j’ai embrassé, je l’aimais soudain comme jamais je n’avais aimé […]. – Toujours les bruits secs, en rafales. Des cavaliers tombent dans la clairière de Monfaubert, sous les coups de la machine à coudre […]24.

23Le contraste est presque grotesque et ne saurait être plus brutal. Aussi la fragmentation du récit historique se trouve-t-elle encore accentuée par l’hétérogénéité des différents éléments qui en constituent la matière.

24De surcroît, la cohésion du récit historique chez Kaddour est également mise à mal par une impression croissante de désorganisation. De fait, pour une bonne partie des fragments, la date et l’endroit de l’action sont spécifiés par des formules telles que « Le jour de la déclaration de la guerre », « Après la guerre », « À Monfaubert25 », etc. Pourtant, ce n’est pas toujours le cas. Ainsi un épisode qui évoque l’emploi des gaz de combat commence-t-il par la tournure suivante : « Max, plus loin, plus tard, d’autres blessures, dans les tranchées, le front de la Somme, il voit arriver des fumées brunâtres26 ». Tout se passe ici comme si le narrateur n’était plus capable de situer l’événement dans un contexte spatio-temporel précis. La même situation se répète lorsque peu après, Hans rencontre un camarade revenant du front, grièvement blessé : « Encore plus loin, plus tard, un an, trois ans plus tard, en pleine guerre, en fin de guerre, on ne sait plus »27. Cette fois, les tâtonnements du narrateur pour indiquer la date et l’endroit de l’événement tournent à un véritable aveu d’ignorance (« on ne sait plus »), comme pour signifier que face au bruit et à la fureur de la guerre, les catégories rationnelles du temps et de l’espace ne donnent plus aucun moyen d’orientation. Même le langage s’en trouve affecté : il est devenu précaire, la structuration logique de la syntaxe ayant été remplacée par une simple juxtaposition asyndétique des éléments.

Le récit historique entre l’organisation et la dispersion

25On l’aura donc compris : la complexité du passé s’exprime, chez Kaddour aussi bien que chez Simon, non pas à travers un récit cohérent et rationnel, mais sous forme d’un collage proliférant qui se soustrait à toute entreprise d’unification. Or, réduire cette complexité, organiser le « chaos » de l’histoire peut pourtant être considéré comme l’enjeu central de ces deux projets littéraires. Aussi les deux auteurs semblent-ils avoir trouvé leur credo dans les deux vers suivants tirés des Élégies de Duino de Rainer Maria Rilke, vers qui sont cités par Simon dans Histoire et qui réapparaissent aussi en exergue au deuxième chapitre de Waltenberg : « Cela nous submerge, nous l’organisons. Cela tombe en morceaux, / Nous le réorganisons et tombons nous-mêmes en morceaux28. » Chez Simon comme chez Kaddour, écrire l’Histoire renvoie donc à une tentative toujours réitérée – et peut-être vouée à l’échec – de donner forme à l’inconsistance du passé.

26Pour conclure, il faudra néanmoins apporter une légère restriction à ce que nous venons de développer. Si Kaddour, comme on l’a vu, emprunte largement à l’esthétique simonienne, bien des points l’en éloignent néanmoins : la fragmentation du récit, par exemple, n’est jamais aussi totale que chez Simon et la trame principale garde pour l’essentiel sa linéarité. De plus, contrairement aux protagonistes anonymes de L’Acacia et des Géorgiques, les personnages de Waltenberg possèdent un nom et une identité concrète. Aussi le roman de Kaddour est‑il plus aisément « lisible », moins hermétique sans doute qu’un texte de Simon. Quoique l’écriture simonienne de l’Histoire représente donc effectivement un modèle esthétique pour certainsécrivains d’aujourd’hui, ceux-ci cherchent pourtant aussi de nouvelles voies, une « sortie […] hors de l’impasse avant-gardiste29 », comme l’écrit Forest dans un de ces articles théoriques. Aux lecteurs de juger s’ils l’ont trouvée.