Colloques en ligne

Laura Laborie

Ensauvagement et Nature primitivistes chez C. F. Ramuz et Claude Simon

1En 1994, au cours d’un colloque consacré à C. F. Ramuz, Lucien Dällenbach établit un parallèle entre l’œuvre de l’auteur vaudois et celle de Claude Simon ; un même goût pour l’originel, l’archaïque ou encore le primordial témoignerait du « primitivisme1 » de ces deux écrivains : en effet, le rejet de l’illusionnisme, l’omnipotence des sensations et la force des images organiques semblent des points communs manifestes, invitant à questionner ce courant de pensée ayant marqué toute la pratique artistique du xxe siècle. Viendra ensuite en 2007 un article d’Antonin Wiser et de Rudolf Mahrer2 analysant une même représentation phénoménologique du temps chez les deux auteurs. Pourtant, leur rapprochement ne va pas de soi et lorsqu’on demande à Simon s’il connaissait l’œuvre de Ramuz, il répond avec l’humilité qu’on lui connaît : « […] je suis un autodidacte et je ne me souviens pas, à ma grande honte, d’avoir jamais lu Ramuz3 » ; un décalage générationnel les sépare, l’œuvre de C. F. Ramuz commençant au tout début du xxe siècle pour se terminer dans les années 40, moment où celle de Claude Simon débute pour se clôturer cinquante ans plus tard, dans les années 2000. Si l’auteur suisse est trop souvent considéré comme un écrivain régionaliste, Simon, en revanche, est encore réduit au formalisme du Nouveau Roman, deux classifications opérées par l’histoire littéraire qui se révèlent fallacieuses. L’approche primitiviste pourrait nuancer cette catégorisation et souligner les affinités entre leurs univers romanesques.

2Cependant, le terme de « primitivisme » pose quelques problèmes définitoires : ce néologisme, spécifique au domaine des Beaux‑Arts, est apparu à la fin du xixe siècle, et désigne « l’imitation des primitifs » ; les arts primitifs englobent alors la peinture d’avant la Renaissance ne connaissant pas la perspective, l’artisanat paysan, les estampes japonaises et l’art tribal. S’ajoute à cela un enjeu idéologique : lorsque Darwin élabore sa théorie évolutionniste, le primitif se situe au plus bas de l’échelle de l’évolution et désigne l’homme issu de sociétés moins développées sur le plan technique que l’Occident. Cette acception péjorative est intimement liée à un contexte scientifique désirant classer les espèces et ne doit pas faire oublier les autres sens de « primitif » ; il faut attendre le xxe siècle pour que le terme se spécifie en qualifiant principalement l’art africain et océanien, imposant une définition plus restreinte du primitivisme qui correspond, selon William Rubin, à « un intérêt […] par les artistes modernes pour l’art et la culture des sociétés tribales4 ». Réduire ce mouvement artistique à un dialogue exclusif avec les arts extra-européens ne tient pas compte de la tendance primitiviste qui s’exerce dès l’Antiquité dans la littérature et qui est parvenue jusqu’à nous ; c’est-à-dire « la tendance à admirer des sociétés très anciennes, moins développées sur le plan matériel5 », permettant de critiquer les mœurs occidentales. Pour comprendre les choix esthétiques de nos deux auteurs, il convient de revenir à ces contours initiaux. Le primitivisme témoignerait d’un engouement pour ce qui est perçu comme originel et premier, comme antithèse de la technique et pouvant prendre des formes diverses, chaque auteur, chaque époque et « chaque civilisation inventant le primitif dont [ils] [ont] besoin6 ». Contrairement au primitivisme des siècles antérieurs, celui du xxe siècle occasionne des bouleversements formels, repensant les modes de la représentation. On ne s’étonnera pas que Ramuz et Simon s’écartent des codes du roman réaliste, en refusant les liens de causalité et la linéarité de l’intrigue, tentant de retrouver une manière moins artificielle et plus authentique de figurer le réel. La langue normative est aussi remise en question au profit d’une écriture « maladroite », volontairement chaotique, cherchant à rendre compte des sensations premières.

3Dans le cadre limité de cet article, les multiples configurations proposées par Ramuz et Simon, illustrant leur « préférence pour le primitif » (écho au célèbre titre de l’ouvrage d’Ernst H. Gombrich7), ne pourront être abordées ; en revanche, la mise en valeur de deux motifs remarquables permettra d’articuler le développement et d’apprécier plus précisément la teneur de leur primitivisme. L’expérience de l’élémentaire à travers l’ensauvagement d’Antoine dans Derborence et du brigadier dans L’Acacia occupera la première partie de la démonstration, tandis que la représentation de la nature sera étudiée dans ces deux textes au cours de la seconde partie de l’analyse. Publié en 1934, Derborence8 est un succès critique et commercial. L’écrivain vaudois, suite aux différents reproches visant son travail sur la langue, renoue avec la narration d’histoires simples privilégiant un cadre montagnard baigné dans une atmosphère inquiétante ; il prend appui sur un fait divers survenu en juin 1714 : un éboulement rocheux dans le Valais ayant fait plusieurs morts et au cours duquel un berger est parvenu à survivre un certain temps enseveli sous les pierres. Dans L’Acacia9, on retrouve une matrice référentielle : Simon s’inspire de son vécu pour narrer l’histoire du soldat enrôlé dans l’armée française en guerre contre les Allemands à partir de 1939. Le roman est publié en 1989, après un travail de plusieurs années ; l’écrivain entrelace deux histoires, celle des parents, marquée par la mort du père, tué sur le front en 1914, et celle du fils, brigadier dans un escadron de cavalerie en 1939.

Expérience de l’élémentaire : Antoine et le brigadier ensauvagés

4Le brigadier de L’Acacia, dont l’escadron tombe dans une embuscade au cours du mois de mai 1940, et Antoine, le berger qui reste prisonnier durant deux mois sous les pierres après l’éboulement sur l’alpage de Derborence, partagent une semblable épreuve, malgré les différences de contexte. Deux expériences de la mort frôlée, l’une liée à la guerre et l’autre à une catastrophe naturelle, et qui offrent une issue lazaréenne : l’imminence d’une fin, l’anéantissement de l’escadron ou l’effondrement de l’alpage, balaye tout savoir chez les deux hommes ; mais cette tabula rasa fait place à une renaissance au cours de laquelle les deux personnages posent un regard neuf sur le monde. En faisant l’expérience de l’élémentaire, leur corps rudement mis à l’épreuve retrouve une forme de sauvagerie. Est sauvage celui qui vit dans la forêt, en dehors des agglomérations humaines, et mène une vie fruste s’opposant à celle du civilisé. De façon remarquable, leur sauvagerie réunit deux aspects opposés : un versant positif montre les deux personnages dans un état pré-civilisationnel, goûtant avec bonheur à l’éveil sensoriel, libre du joug culturel ; l’autre versant, plus négatif, suggère les limites d’une vie entièrement gouvernée par les pulsions archaïques et refusant la confrontation avec autrui, gage d’humanité.

5Dans les deux récits, le déchaînement de la violence est vécu comme « une fin du monde » (D, p. 214). La rapidité et le caractère destructeur de l’éboulement rocheux sont décrits dans ces termes : « […] ça se passait à la fois dans les airs, à la surface de la terre et sous la terre dans une confusion de tous les éléments, où on ne distinguait plus ce qui était bruit de ce qui était mouvement, ni ce que ces bruits signifiaient, ni d’où ils venaient, ni où ils allaient, comme si c’eût été la fin du monde » (D, p. 214). L’ampleur du phénomène nous révèle sa dimension apocalyptique : ce passage de Derborence pourrait tout aussi bien décrire l’embuscade telle que l’a vécue le brigadier dans L’Acacia. De même, les deux auteurs insistent sur le corps souffrant du manque de nourriture et de soins parce que confronté à un environnement hostile. Sous terre, Antoine ne peut se tenir debout, l’espace au‑dessus de sa tête le contraint à se « traîne[r] à quatre pattes » (D, p. 284) : animalisation forcée qui rappelle la fuite du soldat guidée par des « réflexes d’automate », « comme si ressurgissait en lui ce qui confère à une bête […] intelligence et rapidité » (A, p. 90). La résurgence de réactions innées, capables de gouverner nos actions, rappelle le sens étymologique du terme primitif : princeps ne signifie pas simplement ce qui est premier mais aussi ce qui commande. Ainsi, l’origine bestiale ne semble pas avoir disparu de l’humain, mais se signale par sa permanence : animalité primitive qui, en se réactivant dans certaines circonstances, commande le comportement de tout un chacun.

6Plus largement, la perte des repères identitaires et temporels souligne leur ensauvagement. Rejoignant la société des hommes, le village pour Antoine, la ville du Midi pour le brigadier, tous deux semblent inadaptés. Antoine ignore le temps passé sous terre et le soldat, après avoir échappé aux tirs de mitrailleuses, se montre lui aussi « insensible à l’écoulement du temps, l’esprit vide » (A, p. 102). La déshumanisation du berger est encore plus évidente lorsqu’il s’approche de sa maison ; apercevant sa femme Thérèse, il tente en vain de se manifester mais sa voix rauque et faible peine à émettre un son ; le caractère désincarné du personnage se poursuit lorsque les villageois pensent que Thérèse a vu un fantôme, une apparition et non pas, comme elle le soutient, son mari, qu’elle croit avoir aperçu dans un petit jardin appartenant à sa mère (D, p. 261). L’épisode de la procession où le curé, venu du village voisin, s’assure qu’il ne s’agit pas d’une âme errante envoyée par le Diable, permet enfin à Antoine de rejoindre la communauté villageoise (D, p. 275-276) ; mais c’est Thérèse qui, par son amour, pourra réellement le réintégrer à la société des hommes. Dans les deux récits, il est intéressant de remarquer que ce sont des femmes qui permettent aux deux hommes de retrouver leur humanité : la prostituée rousse et Thérèse offrent aux deux protagonistes la possibilité d’accéder à un équilibre tempérant leur inadéquation au monde social. Comme le confesse le soldat, « tout [est] de nouveau simple, dur, élémentaire, facile » (A, p. 359) auprès des prostituées ; la relation charnelle n’est pas un rapport brutal mais réitère une expérience primitive, purement sensorielle et heureuse, semblable à la traversée de la forêt suite à l’évasion du camp : l’amour physique chez Simon conjure « la solitude, la mort, le doute » (A, p. 369) et transfigure la sauvagerie en lui conférant une aura édénique. On comprend que la vie élémentaire est pourvue d’un rayonnement particulier ; la valorisation de l’état primitif atteint son acmé chez Ramuz lorsqu’Antoine parvient à se dégager des roches et découvre le monde extérieur qu’il n’a pas vu depuis deux mois :

C’est comme quand on fait boire la goutte aux petits enfants ; le sang lui chante dans les oreilles ; il ne sait plus si c’est en lui que ça bourdonne ou hors de lui, ayant perdu l’habitude d’entendre, perdu l’habitude de voir et l’habitude des couleurs, perdu le goût, perdu l’odorat, perdu la faculté de connaître les formes et d’évaluer les distances.  Il ferme les yeux, […] il secoue la tête comme un chien qui sort de l’eau. Puis, peu à peu, la douceur de la vie a tout de même recommencé à se faire sentir autour de lui, […] (D, p. 253).

7Le récit insiste sur le degré zéro atteint par Antoine : son comportement pré-rationnel privilégie une progression à travers le monde tâtonnante, hésitante et euphorique, où « il faut tout réapprendre » (D, p. 267). Tel un enfant, le jeune berger découvre ce qui l’entoure avec surprise, étonnement, maladresse parfois. Comme on le sait, l’infans est celui qui ne parle pas, état le plus originel de l’être humain. Le défaut de qualités se transmue en richesse, occasionnant une redécouverte des sensations ; l’expérience sous terre s’apparente à une cure de désapprentissage telles celles prônées par Michaux ou encore par Novarina, nous enjoignant de « descendre, faire le vide, chercher à en savoir tous les jours un peu moins que les machines10 ». Comme le répète plusieurs fois Antoine, « la montagne est tombée » (D, p. 267) : tout autant que le savoir, pourrait-on ajouter. Le paradigme de l’idiot, cet être primitif, « sans qualités11 », ignorant, pourrait bien avoir guidé Ramuz lorsqu’il réalise le portrait du berger. Idéal de dépouillement qui rappelle celui de saint François ; en effet, le saint d’Assise met l’accent sur les dangers de la science, source d’orgueil, et définit « une idiotie franciscaine12 », selon Valérie Deshoulières. Antoine ne marche-t-il pas sur les traces de l’Assisiate lorsqu’il parle aux oiseaux, ces derniers « se leva[nt] en toujours plus grand nombre devant lui, lui montrant le chemin à suivre » (D, p. 266) ?

8Néanmoins, il faut noter que le retour à la vie se fait de manière distincte chez les deux personnages : Ramuz insiste sur la « bonne humeur » (D, p. 258) d’Antoine lorsqu’il parvient à s’extraire des roches, tandis que Simon décrit le brigadier évoluant dans un sentiment d’irréalité, dysphorique, qui l’accompagnera jusqu’à son arrivée dans la ville du Midi. Cependant, quelques moments de trêve s’esquissent, « la conscience lui [revenant] peu à peu » (A, p. 97). La résurgence des pulsions animales, suite aux épreuves traumatiques que sont l’embuscade et la fuite hors du camp, cèdent le pas, progressivement, à un émerveillement sensoriel. Son escadron anéanti, le soldat se montre, tout comme Antoine, attentif au chant d’un oiseau (un coucou), et « écout[e] le puissant silence végétal » (A, p. 99), « vaste rumeur » (A, p. 98) qui lui parvient et révèle une acuité semblable à celle d’un autre idiot : Antoine Montès, le personnage principal du Vent, scrutant « les jeunes pousses duveteuses […] s’extraire de leur gangue […], fragiles, impétueuses, triomphantes13 ». Cette finesse de perception, « cette méticulosité dans le détail, l’insignifiant14 » témoigne d’une saisie du réel authentique, singulière, et primitive, car tout entière vouée aux sensations, non médiatisée par un regard normatif. Ce moment de plénitude, au cours duquel le brigadier n’écoute plus que « l’invisible et triomphale poussée de la sève » (A, p. 98), fait écho à l’épisode de la traversée en forêt décrivant son errance en compagnie d’un pied-noir originaire de Constantine, traversée qui se clôt par un constat illustrant pertinemment le primitivisme à l’œuvre chez Simon :

[…] ils auraient pu être les premiers hommes, dans la première forêt, au commencement du monde. […] ils ne rencontrèrent aucune créature vivante, pas un forestier, pas un bûcheron, et à part ce puissant et grave chuintement de vent, ils n’entendaient aucun bruit, parfois, le chant d’un oiseau invisible et dont ils ignoraient le nom (A, p. 352).

9Comme dans le passage de Derborence précédemment étudié, le défaut de connaissance accompagne l’accès à un paradis perdu : ne pas savoir nommer « l’oiseau invisible » n’altère aucunement la régression heureuse au sein d’une forêt vierge, mais participe à l’utopie d’un monde premier, non encore vicié par la civilisation et le savoir. Simon se réapproprie la Genèse, montrant les hommes non encore chassés du jardin d’Eden qu’il figure tel un échantillon de nature non domestiquée.

Représentations de la nature

10Dans Tristes tropiques, Claude Lévi-‑Strauss décrit dans ces termes la forêt vierge qu’il découvre au Brésil : « Vue de dehors, cette nature est d’un autre ordre que la nôtre ; elle manifeste un degré supérieur de présence et de permanence15 ». L’anthropologue qualifie les troncs d’arbres de « troupe végétale pareille à un corps de grandes danseuses dont chacune aurait arrêté son geste dans la position la plus sensible16 » ; belle image anthropomorphe résonnant avec force avec l’univers simonien où, dans Le Vent, Montès contemple le « port lourd17 » des branches de platanes, pourvues de « mouvements lents, majestueux et paisibles18 »,et où les photographies intitulées « Ventre et cuisses19 » ou encore « Jambes20 » esquissent un ballet végétal, estompant encore un peu plus les limites entre animé et inanimé. Ramuz et Simon empruntent une vision animiste caractéristique des cultures primitives pour représenter l’environnement européen, lui conférant ce « degré de présence et de permanence » noté par Lévi-Strauss, qui ne serait plus seulement l’apanage du milieu tropical : le prisme littéraire nous offre la possibilité de voir l’environnement selon les modalités des peuples primitifs qui dotent la nature d’une âme au même titre que les êtres humains. Dès lors, il est peu surprenant que la montagne de Derborence soit une entité féminine avec une « poitrine de pierre » (D, p. 212). Quant à la nature simonienne, douée de volonté, elle se montre parfois malveillante : alors que le brigadier tente de fuir, sa cheville est « retenue en haut du talus comme par une main » ; son pied entravé par une racine, il déplore alors « qu’il d[oive] se battre non seulement contre des hommes mais aussi contre un ensemble de forces sournoises » (A, p. 95).

11Les Européens n’auraient pas la possibilité d’accéder à la nature vierge, « notre paysage [étant] ostensiblement asservi à l’homme21 ». Même la haute montagne ne serait pas à l’état sauvage ou primitif, mais résulterait « d’initiatives et de décisions inconscientes22 ». L’espace européen serait le pur produit de l’Homme, un artefact entièrement maîtrisé. Néanmoins, l’alpage de Derborence fournirait un contre-exemple, ce lieu s’imposant tel un espace sauvage, non domestiqué, où la nature reprend ses droits. L’auteur vaudois prend soin de mettre en scène un environnement où l’Homme n’est plus en position de force. La description de la vie des bergers dans les chalets de l’alpage est révélatrice ; s’il faut traire les bêtes « deux fois par jour et chaque jour faire le beurre ou le fromage » (D, p. 200), lorsque les activités cessent, des forces cosmiques, qui dépassent l’entendement humain, s’exercent :

[…] on avait senti grandir autour de soi une chose tout à fait inhumaine et à la longue insupportable : le silence. […] Le silence de la haute montagne, le silence de ces déserts d’hommes, où l’homme n’apparaît que temporairement ; […] on a beau prêter l’oreille, on entend seulement qu’on n’entend rien. […] Rien, le néant, le vide, la perfection du vide ; une cessation totale de l’être comme si le monde n’était pas créé encore, ou ne l’était plus, comme si on était avant le commencement du monde ou bien après la fin du monde (D, p. 201).

12L’alpage confronte l’Homme au néant, au vide, et fait ressurgir le temps de l’origine, celui d’« avant le commencement du monde », ou encore le temps apocalyptique, celui qui viendrait « bien après la fin du monde ». Le monde à ses origines n’incluait pas les êtres humains, et Ramuz de le rappeler pour mieux suggérer notre peu de pouvoir. Dans L’Acacia, l’indifférence de la nature contraste avec l’atrocité de la guerre. Les combats, simples détails de surface, n’ébranlent pas la permanence des éléments se régénérant sans fin. Dans une lettre datée du 25 janvier 1983 et adressée à Jean Dubuffet, Claude Simon précise la place de l’Homme au sein de l’univers :

L’homme non plus régnant sur mais englobé, ou plutôt encastré au sein de la nature […] qui parfois le submerge, le biffe, l’enveloppe de filets plus ou moins enchevêtrés, jusqu’à l’effacer en certaines circonstances (pourrait-on dire le “ digérer ” ?)23.

13Simon révèle le tournant épistémologique qui s’opère au cours du xxe siècle. Suite aux deux grands conflits mondiaux, une crise civilisationnelle s’amorce, qui conduit à l’abandon de la vision humaniste d’un Homme conquérant et maîtrisant le monde. Les deux œuvres que sont Derborence et L’Acacia reflètent pertinemment cette nouvelle façon de situer l’humain. En effet, les habitants qui découvrent Antoine sont surpris. Son expérience l’a transformé physiquement : le berger, avalé puis « digéré » par la montagne, a l’aspect « des plantes qui ont poussé sous les feuilles mortes » (D, p. 279). Le brigadier se confronte aussi aux pouvoirs d’absorption tellurique ; alors qu’il tente de se cacher en rejoignant la forêt, il tombe dans un petit barrage plein d’eau et parvient à se hisser avec peine sur la berge humide : c’était « [c]omme s’il essayait de s’arracher à la terre, à la boue originelle » (A, p. 96). On trouve ici l’image de la terre première dévoyée puisque elle n’est pas gage de fertilité, rassurante corne d’abondance, mais qu’elle soustrait ce qui lui appartient, avale et digère. La terra mater, dont Frazer a montré l’importance chez les Indiens ou encore au sein des premières religions24, est inquiétante chez Simon, pourvue d’une « vorace bienséance » et capable « d’ingurgiter […] bêtes et gens » (A, p. 42). L’Homme « effacé » pour un temps par la nature et qui revient à la vie : tel pourrait être le résumé de ces deux récits.

14En s’intéressant au noyau dur du primitivisme, Kirk Varnedoe le définit comme un mouvement « cré[ant] une tension en reconnaissant l’importance de ce qui est distinctement autre25 ». Reconnaissance et appropriation de l’altérité qui s’exercent chez nos deux auteurs par le biais des figures du sauvage et de l’idiot, mais aussi par l’utilisation de schémas de pensée propres aux peuples primitifs. On peut regretter que Ramuz et Simon n’aient jamais eu l’occasion de se rencontrer, car, à quelques années d’intervalle, on sait qu’ils ont côtoyé le même cercle d’intellectuels et d’artistes. Lorsque Simon correspond avec Jean Dubuffet, il admire « son goût raffiné26 », terme faisant écho au portrait idéal de l’artiste primitiviste tel que l’imagine Ramuz dans ses Souvenirs sur Igor Strawinsky :

[il faut être] un raffiné et en même temps un primitif, quelqu’un qui soit sensible à toutes les complications, mais aussi à l’élémentaire, capable des combinaisons de l’esprit les plus compliquées et en même temps des réactions les plus spontanées et les plus directes ; [...] il faut être ensemble un sauvage et un civilisé ; il ne faut pas être seulement un primitif, mais il faut être aussi un primitif27.

15Le primitivisme ne serait pas une valorisation univoque de formes simples, mais plutôt une subtile orchestration entre complexité et simplicité. Encore une fois, le vocabulaire employé par Ramuz convoque l’univers simonien : « combinaisons » et « élémentaire », deux termes qui font se rencontrer étroitement leurs cheminements scripturaux.28