Ephemera & matrices littéraires ou artistiques : les opérations de dérivation transmédiatique
1La découverte de l’ouvrage de Paul Toinet consacré au roman de Bernardin de Saint-Pierre Paul et Virginie (1789),où sont répertoriées plusde 800 références à des livres et non-livres ou objets en rapport avec l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre1,m’a incité à imaginer un travail semblable circonscrit à l’Espagne2, et aussi à entreprendre, pour le domaine artistique, une collection en rapport avec L’Angélus de Jean-François Millet (1857) dont on dit que les deux paysans se trouvent représentés sur plus de 3 000 objets3. Dans les deux cas, le succès durable et quasi universel des œuvres concernées ne peut s’expliquer, me semble-t-il, que par les opérations de dérivation transmédiatique auxquelles elles ont donné lieu, avec les innombrables avatars qui en ont résulté. C’est ce phénomène qui sera analysé ici.
Les déclinaisons de Paul & Virginie & de L’Angélus de Millet
2Examinons d’abord les principales caractéristiques des collections réunies, puisque c’est à travers elles et l’inventaire descriptif auquel elles donnent lieu que le phénomène se trouve révélé et pour ainsi dire inventé.
3Dans le cas de Paul et Virginie, au delà des éditions en livres (plus de 500, sous toutes les formes et dans de nombreuses langues) et des adaptations (75 environ, pour le théâtre, les livres d’enfants, etc.), P. Toinet a répertorié quelque 250 représentations imagées de l’œuvre sous forme de gravures parfois organisées en suites romancées, d’imagerie populaire mais aussi de partitions, de découpures (comme « La chaumière de Paul et Virginie » à construire), de timbres ou de billets de loterie : des non-livres, donc. Mais on en trouve aussi sur d’autres supports que le papier, comme des assiettes et des tasses décorées, des tableaux et tapisseries fixés sous verre, un papier-tenture à panorama, de la toile de Jouy, une broderie sur soie, des films cinématographiques, et même des bretelles.
4S’agissant de L’Angélus de Millet, qui est parfois visible au Musée d’Orsay et a bien sûr été reproduit dans de nombreux ouvrages d’art spécialisés par procédé photographique, je n’ai pour ma part réuni des avatars de l’œuvre que sous forme de chromos de formats divers, de transferts sur toile, de quelques cartes postales (en noir et blanc et en couleurs), d’une partition, de canevas de trois sortes (dont L’Angélus d’après Millet, collection SEG de Paris, 40 x 50 cm), de tasses et de bols (de Badonviller, par exemple), d’un pichet, d’assiettes (certaines visiblement de décoration), d’un puzzle (50 x 80 cm), de différentes boîtes et, dans des interprétations en relief, d’une plaque de cheminée, d’un bas-relief, d’une plaque en cuivre embouti, sans compter les multiples traces trouvées çà et là4.
5Se pose alors le problème, souvent difficile à résoudre, de l’origine des objets et de leur datation, susceptible de faciliter l’identification des circulations transmédiatiques, mais aussi la question de leur accessibilité5.
De la déclinaison à la dégradation
6Par rapport à l’œuvre matricielle qui, dans le cas des œuvres littéraires prend on le sait des formes variables au fil des éditions, notamment avec l’adjonction d’illustrations ou la transposition dans d’autres langues, on peut dire que les objets dérivés, qui dans leur majorité peuvent être classés dans la catégorie des ephemera, ne sont fréquemment que des échos dégradés et souvent fragmentés de l’original.
7La dégradation provient bien sûr des variations que l’original subit sous forme d’interventions dans l’œuvre matricielle : manipulation du texte sous forme de traduction6, d’adaptation7, de résumé8 ; interprétation des formes9 ; sélection de certains épisodes ou motifs ; transposition (sous forme d’image ou en trois dimensions, par exemple) ; interprétation des couleurs ; changement d’échelle10 ; nouveaux cadrages nécessités par la forme de l’objet11 ; adjonction d’éléments exogènes12…
8Sont également en cause les procédés mécaniques ou industriels de reproduction qui sont appliqués, depuis les plus élémentaires (avec la xylogravure sommaire de vignettes de petite taille ou l’application de couleurs élémentaires au pochoir et la décalcomanie) aux plus sophistiqués comme la chromolithographie ou la photogravure, avec l’interprétation des couleurs que le procédé implique ou la transposition en noir et blanc, dans le cas de L’Angélus. L’interprétation de L’Angélus sous forme de canevas à remplir au point de croix avec de la laine de différentes couleurs rend bien compte de la simplification et schématisation imposées par le principe même de l’exercice et de l’inévitable approximation dans l’interprétation des unités chromatiques.
9Quant à la fragmentation, elle est observable dans les dérivations de l’œuvre littéraire à travers la sélection des scènes traduites sous forme graphique, le découpage en séquences pour les besoins de la narration graphique dans le pliego de aleluyas et, pour L’Angélus, à travers de nouveaux cadrages avec une focalisation sur les deux personnages sur un fond de vide ou, à l’inverse, la mise en pièces sous forme de puzzle, et dans les deux cas une déclinaison sur une infinité de supports et objets disparates de motifs imagés inspirés par les deux œuvres.
10En effet, si dans les produits dérivés la reproduction ou l’interprétation d’éléments iconiques de L’Angélus semble aller de soi, avec parfois l’adjonction d’éléments discursifs13, le recours quasi systématique à des représentations imagées dans les non-livres ou ephemera dérivés doit être remarqué à propos de Paul et Virginie et sans doute de toute œuvre littéraire dans cette situation. S’agissant de l’Espagne (le travail serait à faire pour la France et au niveau européen), on s’aperçoit en effet qu’au delà des traductions et adaptations ou des gloses et résumés, c’est la matrice iconique associée à l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre (les illustrations de Moreau le jeune, de Vernet ou de Schall, mais surtout celles de l’édition Curmer de 1838, via une édition madrilène de 1850), qui inspire les dérivés espagnols sous forme, par exemple, de neuf petites images des cartes de visite (4,8 x 6,5 cm) imprimées en bleu, œuvre de Vicente Peleguer (1793-1865), d’une suite de quatre estampes avec légendes en français et en espagnol, éditées à Lyon par Pintard jeune14, de douze couvertures pour papier à cigarettes de la Fábrica de José Simó, d’un livret de colportage, d’un pliego de aleluyas ou image d’Épinal, d’un éventail de foire (Depósito de José Clara) qui sont aussi autant de témoins d’une circulation transfrontalière et d’un medium à l’autre, sans qu’une généalogie stricte puisse être établie, pour les raisons antérieurement évoquées. On s’aperçoit — cela vaut certainement aussi pour la France — qu’au fil des traductions graphiques, après quelques hésitations ou tensions concernant par exemple la représentation du passage du torrent, l’image se transforme en un écho ou une confirmation d’un texte littéraire, avec ses moments obligés comme l’épisode de l’ondée de pluie, avec Paul et Virginie abrités sous un parapluie de leur invention, c’est-à-dire « sous le jupon de Virginie que celle-ci avait relevé par derrière », ce qui fait dire au narrateur que « sous ce jupon bouffant [ils]) me rappelèrent les enfants de Léda enclos dans la même coquille ».
11La capacité de synthèse de l’image est utilisée pour condenser en quelques représentations graphiques ou en une seule l’essentiel ou la totalité du récit : l’image expressive d’un moment remarquable peut devenir emblématique de l’ensemble de l’histoire et de l’œuvre, voire quelquefois en tenir lieu. On assiste donc, dans les produits dérivés de la matrice littéraire, à une progressive imposition de la dimension iconique, même lorsque des éléments discursifs l’accompagnent.
12Un exemple représentatif des conséquences de ce processus de dérivation sans frontières et des procédés qui l’accompagnent pourrait être la transposition sur un éventail de foire catalan de la fin du xixe siècle du tableau Atala au tombeau d’Anne-Louis Girodet de Roussy-Trioson (1806), accompagné de commentaires discursifs qui renvoient explicitement à un savoir lectorial préexistant15. C’est ce même savoir qui est évidemment requis lorsque le procédé utilisé est celui de la parodie, comme on peut l’observer à propos de « Paul et Virginie dans leur mansarde16 » ou du détournement de L’Angélus au bénéfice d’une publicité pour Le Monde17.
13Dans les deux cas on constate comment, à partir de l’œuvre unique et canonique, s’est produite une multiplication des objets dérivés grâce à la mise en œuvre de procédés industriels et à la migration de l’objet primitivement littéraire ou artistique vers d’autres sphères, comme celle d’une culture matérielle constituée d’assiettes, de bols, de pichets, de plaque de cheminée ou de bretelles.
Des instruments de diffusion & de consécration
14La renommée de L’Angélus de Millet ou de Paul et Virginie est considérablement redevable à la circulation de ces objets dits éphémères : plus que la copie de L’Angélus par Van Gogh en 1880, ce sont sans doute la variation, librement inspirée, de Salvador Dalí dans L’Angélus architectonique de Millet et Réminiscence archéologique de Millet, ou la photographie de Nestor Ps (41 x 51 cm) qui aujourd’hui marquent la culture visuelle du grand public – et peut-être ce panneau de buffet breton vu au Rastro à Madrid, cette girouette plantée dans les Jardins de Brocéliande ou cette boîte acquise dans une brocante d’Exeter où l’espace vide de la campagne de Barbizon se retrouve intensément arboré pour une version anglaise plus cosy ou aimable. Dans le cas de Paul et Virginie, retiendra-t-on que dans la version barcelonaise pour éventail de foire, les deux héros sont affublés de costumes de paysan et paysanne à la mode catalane, dans une posture amoureuse que le récit original ne suggère pas, pas plus que les chênes qui figurent en toile de fond ? ou bien que, de la sorte, l’histoire de Paul et Virginie a continué à vivre en dehors des cercles lettrés ou scolaires ?
15Il s’agit de démarches qui appartiennent, on le voit, aussi bien au domaine de l’art consacré qu’à celui de l’art décrié, ces dernières ne pouvant évidemment s’expliquer sans la mobilisation partagée de références disponibles à travers d’autres objets et images que les originaux, donc à travers des dérivés « éphémères » : qui se souvient précisément du passage où Bernardin de Saint-Pierre rapporte les conséquences de l’ondée de pluie et fait référence à l’œuf de Léda ? En revanche les multiples images représentant cette scène qui ont circulé ont progressivement alimenté une sorte de savoir lectorial qui permet de comprendre, par exemple, la version parodique donnée par Capoul, en 1876. On peut dire la même chose de L’Angélus qui doit d’avoir été visuellement disponible beaucoup plus aux ersatz qu’aux « reproductions ». Il en va de même pour le Quichotte dont la connaissance « universelle » s’explique certainement davantage par la circulation des illustrations de Gustave Doré et autres que par la lecture intégrale des deux parties de l’œuvre de Cervantes.
16Autant de nouvelles formes pour une même œuvre qui, comme le rappellent Mac Kenzie et Chartier, sont en soi signifiantes et méritent donc qu’on essaie de leur donner un sens particulier.
17Ces nouvelles formes sur des supports diversifiés renvoient, en effet, à d’autres circuits que le circuit lettré. Ces circuits sont alimentés par une production industrielle permettant la reproduction de ces biens, leur multiplication à des coûts réduits par rapport au circuit du livre et encore plus de l’art) et, par hypothèse, leur exposition à de nouveaux publics. Bien qu’ils appartiennent pour beaucoup à la vie de tous les jours, on ne peut cependant les délier totalement d’une consommation somptuaire liée à l’attrait que suppose l’appropriation symbolique du bien originellement unique, à titre onéreux ou à titre gracieux, comme lorsqu’il s’agit de primes ou de cadeaux — les chromos à collectionner ou les cartes postales reçues. Par l’appropriation partagée qu’ils permettent de valeurs symboliques, ils sont facteurs de démocratisation de l’art et de la culture, mais aussi d’insertion dans une culture nationale, pour partie construite à partir de la circulation de tels objets, et — pourquoi pas ? — facteurs de distinction.
18La dégradation évidente ne l’est que pour celui qui est en mesure de comparer avec l’original : combien de détenteurs de chromos de L’Angélus ou d’avatars de Paul et Virginie ont-ils eu la possibilité de voir le tableau de Millet ou de lire l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre ? La réduction de l’histoire de Paul et Virginie à l’épisode de l’ondée et de l’œuf de Léda, la simplification des codes visuels ou chromatiques dans les reproductions de L’Angélus, ont pu être des facteurs d’accessibilité pour des lecteurs ou spectateurs plus à même de décoder des images que de longs textes et aptes à sentir le sens profond d’une scène sans toutes les nuances expressives des couleurs de l’original. Remarquons que dans presque tous les cas, les propriétaires de ces objets, y compris les plus usuels, ne semblent aucunement leur associer ce dédain avec lequel sont communément traités les chromos ou les ephemera. Il s’agit d’objets appartenant à un patrimoine, modeste certes, mais précieux, et estimé en conséquence : d’ailleurs ne les trouve-t-on pas fréquemment encadrés avec soin ?
19De la matrice, telle qu’elle est traitée dans les objets dérivés comme les ephemera, il ne reste au final que l’emblème, dans l’oubli du texte ou de l’original et de son auteur18. On peut y voir l’illusion de quelque chose, un succédané fonctionnant comme un comprimé susceptible de libérer des principes qui ne sont pas toujours conformes à l’intention initiale. Mais l’essentiel est que Paul et Virginie puisse être aussi disponibles que Tristan et Iseult ou Pyrame et Thisbé, et que l’Angélus, grâce à sa popularisation médiatique,puisseservir de toile de fond référentielle ou implicite pour la lecture d’un nouveau sous-produit dérivé, comme ce fut sans doute le cas dans une des affiches utilisées lors de la campagne de François Mitterrand en 1981, sans le premier plan du couple recueilli, mais avec tout le silence solennel de l’espace qui sépare du clocher lointain, emblématique de la France tranquille et éternelle.
20Ces exemples suggèrent ainsi un vaste champ, et d’autres études similaires pourraient bien sûr être menées sur le Don Quichotte19, Atala, le Tres de Mayo de Goya, La Paimpolaise de Théodore Botrel20,etc.
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21Une remarque finale : en fonction de la définition plus ou moins restrictive qui sera donnée des ephemera (depuis une hypothétique doxa à justifier et interpréter), une partie des pièces sur lesquelles s’appuient ce bref essai de démonstration pourra être interdite21. Mais qu’importe, puisque de toute façon restera, avec une certaine consistance et insistance, concédons-le, le phénomène de partage et d’appropriation dont rendent compte l’existence et la conservation de tels ephemera.