Colloques en ligne

Romain Thomas

L’historien & l’historien de l’art modernistes face à la patrimonialisation des éphémères : le cas des corpus néerlandais du xviie siècle

1S’il est une bonne raison d’étudier les éphémères produits dans les Pays-Bas (ou « Provinces-Unies ») à l’époque moderne, c’est d’abord pour leur nombre absolument prodigieux. Espace où la densité d’imprimeurs et de libraires est la plus importante en Europe, notamment en raison de la faible censure à laquelle ce secteur est soumis, mais aussi espace très urbain et très alphabétisé, les Provinces-Unies voient toutes sortes d’écrits — et notamment d’imprimés — y proliférer. Parmi ceux-ci, des productions qu’on peut qualifier d’« éphémères ».

2Plutôt que de faire une étude de cas, le propos de cette contribution est de donner une idée des fonds publics les plus importants qui regroupent des éphémères produits dans les Provinces-Unies entre le xvie et le xviiie siècle. Ces fonds, les historiens et historiens de l’art de la première modernité les exploitent pour écrire une histoire qui se joue bien avant l’histoire même de ces fonds, celle de leur patrimonialisation — qui ne débute qu’au xviiie siècle. Souvent, les catégories selon lesquelles ils ont été constitués ne sont apparues qu’au xixe siècle, dans une période qu’ils connaissent beaucoup moins bien, et selon des critères qu’ils pensent peu à remettre en cause. Il s’agit donc ici, non seulement de décrire brièvement la constitution des collections, mais surtout de proposer des réflexions méthodologiques, en montrant les difficultés créées par la patrimonialisation du xixe siècle pour l’étude historienne sur le xviie siècle1.

3Comment les historiens des Provinces-Unies définissent-ils les éphémères ? Le terme équivalent, vlugschriften (« écrits volants », homologue de l’allemand Flugschriften), n’est pas très usité. Il existe en revanche toute une terminologie de catégories génériques qu’on peut lier à la notion d’éphémères. On en citera trois : les pamfletten (le terme néerlandais désigne une catégorie nettement plus large que ce que le français entend par « pamphlets »), les historieprenten (estampes historiques), enfin les gelegenheidsgedichten ou poèmes occasionnels/poèmes de circonstance (Fig. 1 à 3).

img-1-small450.jpg

Fig. 1: exemple de Pamflet : ANONYME, Page de titre du Pamphlet « Ghy patriotten... », 1615, in-4°, Knuttel 2179. © Koninklijke Bibliotheek, La Haye.

img-2-small450.jpg

Fig. 2 : exemple de Gelegenheidsgedicht : ANONYME, « Epithalamium… », 1616, in-8°, KB 853 A 255. © Koninklijke Bibliotheek, La Haye.

img-3-small450.jpg

Fig. 3: exemple de Historieprent : ANONYME, « Rijm-ghedicht over de Vryagie vande Hollandtsche Bruydt », 1647 (?), in-plano. © Atlas Van Stolk, Rotterdam ; numéro d'inventaire : AVS 7325.

4La seule justification de ces catégorisations est liée non pas aux objets qu’elles recouvrent — non seulement, on y reviendra, ces derniers peuvent être variés, mais en outre des catégories différentes désignent parfois les mêmes objets —, mais plutôt aux collections qu’elles désignent : on trouve actuellement aux Pays-Bas des collections de pamfletten, des collections d’estampes historiques, des collections de poèmes de circonstance. Pour autant, ces objets correspondent bien à une définition possible des éphémères : ce ne sont pas des périodiques, ils ne sont pas destinés, au moment de leur création, à être conservés, et ils se marquent tous par leur rapport avec une actualité donnée.

Pamfletten

5Les plus connus et les plus étudiés sont sans conteste les pamfletten, produits et conservés en nombre très impressionnant, puisqu’on en recense aujourd’hui près de 40 000 pour la période allant des débuts de l’imprimerie à 1853. La plupart (32 000) sont conservés à la Bibliothèque royale (Koninklijke Bibliotheek, KB) de La Haye, qui a hérité au moment de la révolution batave, en 1795, d’une collection commencée dès la première moitié du xviiie siècle par Joan Duncan, un avocat de La Haye. Duncan avait réuni 20 000 pamphlets, datant du xvie siècle jusqu’à son époque2. C’est dans la seconde moitié du xixe siècle qu’on commence à cataloguer ce type de sources, comme en témoignent les publications successives suivantes :

  • P.J. Tiele, Bibliotheek van Nederlandsche pamfletten. Eerste afdeeling. Verzameling van Frederik Muller te Amsterdam [Bibliothèque des pamphlets néerlandais. Première partie. Collection de Frédéric Muller à Amsterdam], Amsterdam, 1858-1861. [L’ouvrage recense 9668 pamphlets.]

  • H.C. Rogge, Beschrijvende catalogus der pamfletten-verzameling van de Boekerij der remonstrantsche kerk te Amsterdam [Catalogue décrivant la collection de pamphlets de la bibliothèque de l’église remontrante d’Amsterdam], Amsterdam, 1862-1865, 2 tomes.

  • J.K. van der Wulp, Catalogus van de tractaten, pamfletten, enz. over de geschiedenis van Nederland, aanwezig in de bibliotheek van Isaac Meulman [Catalogue des traités, pamphlets, etc. sur l’histoire des Pays-Bas, présents dans la bibliothèque d’Isaac Meulman], Amsterdam, 1866-1868. [9 407 pamphlets qui n’apparaissaient pas dans l’ouvrage de Tiele.]

  • L.D. Petit, Bibliotheek van Nederlandsche pamfletten. Verzameling van Joannes Thysius en de Bibliotheek der Rijks-Universiteit te Leiden [Bibliothèque des pamphlets néerlandais. Collection de Joannes Thysius et de la Bibliothèque de l’Université de Leiden], La Haye, 1882-1934. [Presque 9 000 pamphlets supplémentaires].

  • W.P.C. Knuttel, Catalogus der pamfletten-verzameling berustende in de Koninklijke Bibliotheek [Catalogue de la collection de pamphlets conservés à la Bibliothèque royale], Amsterdam, 1879-1920. [30 000 pamphlets en tout avec un supplément de 2 500 autres.]

  • J. Broekema, Catalogus van de pamfletten, tractaten, enz. aanwezig in de provinciale Bibliotheek van Zeeland [Catalogue des pamphlets, traités, etc. présents dans la bibliothèque provinciale de Zélande], Middelburg, 1892, [3381 pamphlets.]

  • J.F. van Someren, Pamfletten niet voorkomende in afzonderlijk gedrukte catalogi der verzamelingen in andere openbare Nederlandsche bibliotheken [Pamphlets n’apparaissant pas dans les catalogues imprimés des collections des autres bibliothèques publiques néerlandaises], Utrecht, A. Oosthoek, 1915-1922. [977 titres supplémentaires.]

  • G. van Alphen, Catalogus der pamfletten van de Bibliotheek der Rijksuniversiteit te Groningen, 1542-1853 (niet voorkomende in de catalogi van Broekema, Knuttel, Petit, van Someren, Tiele en Van der Wulp) [Catalogue des pamphlets de la Bibliothèque de l’Université de Groningue, 1542-1853 (n’apparaissant pas dans les catalogues de Broekema, Knuttel, Petit, van Someren, Tiele et Van der Wulp)], Groningue, J.B. Wolters, 1944. [Pamphlets de la bibliothèque universitaire de Groningue, 2 779 nouveaux titres.]

6En réalité, le terme « pamflet » n’apparaît qu’au xixe siècle pour désigner ces objets, c’est-à-dire au moment où l’on commence à les cataloguer. Il provient bien sûr du terme anglais « pamphlet », usité lui dès le xvie siècle, mais dans les Provinces-Unies, la terminologie employée comprenait les mots libellen (libelles), maren (nouvelles), paskwillen (pasquilles), blauwboexkens (petits livres bleus), briefjes (petites lettres), boekjes (petits livres)3. La première personne à avoir promu le catalogage de ces objets, Frederik Muller, un libraire de livres anciens et collectionneur de pamfletten, en donne en 1871 la définition suivante (traduite du néerlandais) :

Les pamphlets sont des tracts plus ou moins gros sur les événements politiques, religieux et sociaux du moment, des écrits produits pour satisfaire une demande immédiate et temporaire, pour donner une information rapide et concrète, pour promouvoir ou critiquer des mesures ou des opinions ; des tracts de toutes sortes de sujets discutés par les gens, de l’assassinat d’un roi à celui d’un enfant, la décapitation d’un grand pensionnaire comme le rapt de la fille d’un maire — en un mot tout ce qui arrive dans une société. Ceci signifie que plusieurs tomes volumineux peuvent être considérés comme des pamphlets, s’ils sont écrits pour une demande immédiate (et il y en a beaucoup), tandis que d’autres ouvrages très minces ne peuvent pas être considérés tels4.

7Aujourd’hui, sur son site internet, la Bibliothèque royale de La Haye définit le terme d’une manière très proche de celle de Muller et insiste sur le caractère d’actualité, sur le contenu et sur l’absence de forme caractéristique :

Pamphlets are topical documents about current affairs in the field of politics, religion, and all other areas of current interest. The contents can be compared to a present-day article in a newsmagazine: from objective historical commentaries to one-sided personal polemics, from pious sermons to witty columns.

8Les historiens qui ont tenté d’en établir les caractéristiques ont en effet échoué à les définir par leur forme littéraire : on trouve des chants, édits, poèmes, pétitions, lettres, tracts, etc. Ils ne sont pas mieux parvenus à les caractériser par leur prix ou par des considérations de bibliographie matérielle : une partie d’entre eux prennent la forme de petites brochures imprimées in-4°, de 8, 12 ou 16 pages, mais quelques-uns, rares, sont manuscrits. Ils ont échoué enfin à les définir par leur audience : il n’existe pas de preuve qu’ils soient produits pour un lectorat populaire illimité, ni qu’ils soient absolument bon marché. La seule vraie caractéristique serait leur rapport à l’actualité5.

9Ainsi, dans les publications des trente dernières années sur les pamfletten6, chaque auteur a tenté de définir ce type de sources, mais il l’a fait à partir des corpus existants, souvent sans historiciser la constitution même de ces corpus7. Comparés pourtant aux poèmes de circonstance et aux estampes historiques, qui sont deux autres catégories avec leurs propres collections et leurs propres catalogues, les différences ne sont pas toujours si évidentes, comme on va le voir. Faute donc d’avoir fait l’objet d’une étude critique récente, la seule définition véritablement valable des pamfletten serait une définition tautologique : les pamfletten sont des documents rassemblés par des collectionneurs à partir du xviiie siècle, regroupés successivement par accrétion et catalogués sous ce nom au xixe siècle.

Poèmes de circonstance

10La plus grande collection de poèmes de circonstance, qui compte 4 000 pièces, se trouve elle aussi à la Bibliothèque royale. L’histoire de ce fonds commence en 1966, avec l’acquisition par la Bibliothèque d'une collection de 2 000 poèmes occasionnels, de 1616 à 18208. Pour la plupart, il s’agit de pièces au format très similaire à celui des pamfletten : des brochures in-4° de quelques pages. Ici, on pourrait croire la définition plus simple à donner : des poèmes imprimés qui se rapportent à un événement d’actualité, plus particulièrement un événement familial. D’ailleurs, le site internet de la Bibliothèque royale en donne une définition rapide :

It consists of poems on marriages, accessions to office, anniversaries and deaths of Dutch citizens. Poems on monarchs, stadholders, and on historical events are not included, because they are considered pamphlets.

11De manière révélatrice, la définition même opère un rapprochement entre les catégories de poèmes de circonstance et de pamfletten, pour éviter, semble-t-il, une confusion latente. Les événements princiers paraissent avoir, pour cette collection, un statut à part. Il faut sans doute l’expliquer par le fait que la collection de pamphlets de la Bibliothèque royale y est entrée avant celle des poèmes de circonstance, et que ce dernier ensemble aurait été expurgé, à son arrivée, de ses éléments « historiques » — ceux pouvant informer une histoire de la nation néerlandaise.

12En revanche, la collection de pamfletten comprend plusieurs poèmes de circonstance, notamment des épithalames — réalisés à l’occasion de mariages —, qui sont des doublons de la collection de poèmes de circonstances. On voit donc ici que ces deux catégories d’éphémères ne sont pas, en pratique, imperméables l’une à l’autre. Surtout, le processus de patrimonialisation influe sur la catégorie intellectuelle dans laquelle l’historien les rencontre et les étudie a priori. Si les études quantitatives connaissent un renouveau aujourd’hui, notamment grâce aux nouvelles technologies, ce type de biais originel pose donc un vrai problème.

13Enfin, que ces poèmes de circonstance sont-ils véritablement des éphémères ? Ne sont-ils pas destinés, à l’origine, à être conservés ? C’est difficile à dire en l’absence de source contemporaine qui en décrive, par des mots, le statut. En revanche, si l’on en observe l’usage, on constate qu’il existe quelques collections reliées d’épithalames, dont le processus de reliure est visiblement contemporain des événements en question. Surtout, on trouve un grand nombre d’épithalames dans les archives familiales, laissant penser qu’on les conservait comme souvenir dans les papiers de famille. Mais ce sont alors les épithalames de son propre groupe familial, et même de sa propre lignée, que l’on conserve. Or la majorité des pièces sont données aux amis qui assistent à la noce : en ce sens, ce sont bien des éphémères9.

Estampes historiques

14Enfin, les estampes historiques sont conservées essentiellement dans les cabinets d’estampes. L’un des plus connus, parce qu’il est spécialisé dans les historieprenten, est l’Atlas van Stolk à Rotterdam, du nom du collectionneur du xixe siècle, qui en a commencé la collecte. La collection, qui comprend aujourd’hui des estampes, des dessins, des photos et des affiches, est riche de 250 000 documents, considérés comme des sources pour l’histoire des Pays-Bas. Son catalogage a commencé en 1895, mais Frederik Muller avait réalisé un premier catalogue de historieprenten dès 186310.

15Il s’agit en général de feuilles volantes illustrées, dans lesquelles l’image joue un rôle important, par exemple dans une estampe (fig. 3) où l’on montre, pendant les négociations de la paix de 1648 avec l’Espagne, l’allégorie de la Patrie sous la forme d’une fiancée, courtisée à la fois par un prétendant espagnol et par un prétendant français. Un ensemble de lettres présentes dans les marges du texte et dans l’image permet un jeu de renvois systématiques entre celle-ci et celui-là.

16Or le processus de patrimonialisation que ce type d’objets a subi a donné à sa forme, et notamment à la présence de l’image, une importance primordiale. À tel point que la même image se retrouve dans la collection du cabinet des estampes du Rijksmuseum à Amsterdam (Rijksprentenkabinet), mais son statut y est profondément altéré (fig. 4) : l’image a été séparée du texte et conservée pour elle-même, transformant un éphémère, lié à un contexte historique précis, en une image de collection, quoiqu’elle manque des traits fondamentaux des estampes de collection de l’époque, notamment le nom de l’artiste.

img-4-small450.jpg

Fig. 4. Estampe du Rijksprentenkabinet catalogué sous le numéro RP-P-OB-68.295, avec la mention FM 1935 qui renvoie au catalogue de Frederic Muller. © Rijksmuseum, Amsterdam11

17Ce n’est plus qu’une belle image allégorique, désormais beaucoup moins compréhensible. Au fond, le phénomène est assez classique et s’observe fréquemment dans les cabinets d’estampes à propos de ces images qui sont des illustrations de livres découpées. Mais cette transgression, si on s’autorise à juger l’acte, semble d’autant plus facile que le statut initial de l’objet est flou. En tout cas, l’image est subitement décontextualisée par les simples modalités de sa conservation, et elle perd l’évidence de son statut premier d’éphémère. Seule la mention « FM 1935 », inscrite sous l’image sur le support cartonné sur lequel elle est collée (fig. 4), renvoie au catalogue de Frederik Muller, qui indique seulement qu’il existe un poème explicatif, quoique manquant12.

18On peut rapprocher ces objets des pamfletten13, car leur destination fonctionnelle initiale en semble très proche. S’ils étaient pour partie sans doute placardés, ils pouvaient aussi circuler de main en main, et avaient pour but de promouvoir une certaine idée politique : ici la méfiance vis-à-vis à la fois des Français et des Espagnols. Plus généralement, Frederik Muller lui-même — pionnier, on l’a dit, dans le catalogage des pamphlets au xixe siècle et le premier à réaliser un catalogue d’estampes historiques qui fait toujours référence — rapproche les deux catégories de sources : ce que les pamphlets disent avec des mots, les historieprenten le disent en images, et sont pour beaucoup autant de petits pamfletten14. L’ensemble est un témoignage des contemporains sur les événements du jour, et les deux catégories de sources peuvent servir la même cause : informer une histoire de la nation.

19Paradoxalement, dans son catalogue, les historieprenten sont classées en fonction de la date de l’événement qu’elles représentent, alors que les pamphlets le sont en fonction de leur date de publication. Certes, il refuse d’inclure les gravures créées longtemps après la date de l’événement, car il leur dénie le statut de témoignage. Mais sa différence de traitement entre pamphlets et estampes fait qu’il considère celles-ci comme des sources transparentes : elles valent par ce qu’elles montrent et non par ce qu’elles sont.


***

20Il faut insister d’abord sur les limites de ces trois catégories de sources, la plus importante étant que l’effort normatif pour les classer est insuffisant — mais au fond, cet effort est probablement voué à l’échec. Le statut d’« éphémères » des objets qu’elles regroupent se révèle ici certainement par la labilité particulièrement importante des appropriations auxquels ils peuvent être soumis, du moins tant que leur valeur patrimoniale ne fait pas consensus et que leur conservation n’est pas reconnue comme légitime. Ainsi, l’estampe historique, dont la valeur d’actualité se perd rapidement, peut subir un découpage sans choquer son détenteur, qui voit désormais en elle une image à valeur esthétique — ce qu’elle n’était sans doute pas au moment de sa création. L’enthousiasme suscité par les poèmes de circonstance au moment de l’événement qu’ils célèbrent disparaît vite — d’autant plus que la plupart d’entre eux sont considérés comme peu intéressants sur le plan littéraire —, sauf pour les descendants de ceux en l’honneur de qui ils ont été réalisés. Au xixe siècle, ils n’ont d’intérêt, sans doute, que parce qu’ils servent à constituer une collection : c’est leur valeur sérielle qui l’emporte. Aujourd’hui les historiens ne leur ont presque jamais accordé d’attention, et les historiens de la littérature les délaissent. C’est cette labilité de leurs appropriations, certainement plus importante que pour une source plus classique, qui a rendu possible le flou des catégories dans lesquelles ils ont été rangés.

21Constitués désormais en autant de corpus autonomes, la fortune historiographique en a été très diverse. Si les poèmes de circonstance ont été en grande partie dédaignés par les historiens de la littérature, on l’a dit, ils n’ont que peu été sollicités par les historiens ou les historiens de l’art. Un certain nombre de historieprenten ont fait l’objet de catalogues15, mais n’ont que peu été étudiées pour elles-mêmes. Plus commun a été leur usage à titre d’illustration par les historiens. En revanche, une partie de la collection de l’Atlas van Stolk vient d’être numérisée. Pour les pamfletten, la situation est bien différente : depuis quelques décennies, ils ont suscité des recherches touchant à l’histoire politique, l’histoire de la littérature, l’histoire du livre, voire l’histoire de l’art pour ceux qui sont illustrés. Ils connaissent actuellement un regain d’intérêt de la part des historiens du politique : pour eux, les pamphlets ne sont pas seulement des recueils de faits positifs informant une histoire événementielle, mais sont considérés, au fond, d’un point de vue constructiviste, dans une sociologie pragmatique où ils sont définis comme des actants. Ils ne font pas que refléter les événements mais participent à l’action et à la construction de ces événements. Si l’étude pionnière due à l’historien américain Craig Harline date de 198716, les dix dernières années ont vu la publication coup sur coup de pas moins de cinq ouvrages sur cette question17. Autre symptôme de l’engouement pour les pamfletten : le fonds de la Bibliothèque royale, qui avait fait l’objet d’un premier microfichage entre 1980 et 1998, a lui aussi été numérisé il y a quelques années18.

22D’autres biais existent dans la patrimonialisation des éphémères (d’hier ou d’aujourd’hui), comme le révèlent les autres contributions à ces journées d’étude. Il faut s’interroger sur la valeur des éphémères au moment de leur première patrimonialisation (par un individu ou une institution). Est-ce leur âge qui détermine cette valeur ? Le moderniste aujourd’hui ne se pose pas la question de savoir s’il faut conserver ou pas un document du xviie siècle : tout ce qui vient de cette époque a, par définition, une valeur historique. Est-ce l’un des possesseurs par les mains de qui il est passé ? Dans ce cas il s’insère plus sûrement à l’intérieur du patrimoine légué par ce personnage que dans une collection d’objets qui lui sont semblables. Est-ce son intérêt en tant qu’élément d’une série ? Un timbre sans valeur peut en acquérir une importante s’il est la pièce manquante d’une série. À ce propos, il faudrait également évoquer les dispositifs physiques qui accueillent les objets, c’est-à-dire parler du contenant dont l’existence légitime aussi la collecte du contenu, comme les albums de timbres ou de cartes postales. Les éphémères produits aujourd’hui voient leur destin changer selon qu’il existe ou pas des dispositifs matériels légitimant leur collecte. Dans tous les cas, cette appropriation peut varier lorsque l’objet change de mains, et jusqu’à ce qu’une institution lui accorde une valeur qu’elle est capable de rendre stable dans le temps.

23La numérisation déjà effectuée ou en cours de réalisation de ces collections d’éphémères, avec ses avantages — une accessibilité accrue des documents — et ses défauts — elle ne remplacera jamais une consultation des objets dans leur matérialité (couleurs, formats, nature du papier, etc. qui peuvent avoir une signification historique) — pourrait à vrai dire ne rien changer à la situation, et ne faire que sanctuariser les catégories existantes. Si les bases de données réalisées par les diverses institutions patrimoniales sont rendues interopérables, en revanche, on aurait là sans doute un début de réponse à la situation actuelle. Mais le plus important est de toute façon la prise de conscience par les historiens et des historiens de l’art de l’histoire de ces objets entre l’époque de leur création et aujourd’hui.