Colloques en ligne

Thierry Depaulis

« Vieux papiers » et ephemera : regards croisés des deux côtés de la Manche

Histoire d’une société & d’un bulletin

1Invités par un courrier d’Henry Vivarez daté du 20 janvier 1900, et réunis le mois suivant, une dizaine de collectionneurs de petites images, cartes postales, papiers timbrés, autographes, jeux, etc. décidèrent de fonder une association appelée « Le Vieux Papier », que la Préfecture de Police de Paris, en la personne du célèbre préfet Lépine, agréa par arrêté du 19 mai 19001.

2Le nom de la nouvelle « amicale » – la loi de 1901 n’était pas encore votée, et c’est ainsi que les autorités qualifiaient ce regroupement culturel – s’inspirait clairement du livre de John Grand-Carteret, Vieux papiers, vieilles images, tout juste paru quatre ans plus tôt, en 1896. L’éclectisme des thèmes abordés par Grand-Carteret, mais unis par le support (papier) et le caractère peu pérenne, fut suivi par les fondateurs du Vieux Papier2.

3C’est qu’à la fin du xixe et au début du xxe siècle, collectionner les vieux papiers était relativement à la mode ; de l’imagerie populaire encore vivante aux chromos tout neufs, en passant par les petites images pieuses, anciennes ou modernes, les menus, les cartes-adresse, etc., nombre de messieurs en vue – et quelques dames – avaient réuni des collections diverses. En Angleterre, après s’être jeté éperdument dans la collection du « Grand Art » du xviiie siècle (meubles, peintures, objets divers, orfèvrerie, etc.), rassemblée dans le château néo-renaissance de Waddesdon Manor, en Angleterre, Ferdinand de Rothschild (1839-1898) se laisse gagner à son tour par la collection de vieux papiers3. Et Lady Charlotte Schreiber (1812-1895) mit toute son énergie, à la fin de sa vie, à amasser cartes à jouer, feuilles d’éventail et jeux de l’oie, généreusement légués à sa mort au British Museum.

4Conscients de l’étrangeté de leur démarche, Henry Vivarez, Paul Flobert et leurs collègues avaient toutefois pris soin de préciser « Société historique, archéologique et artistique “Le Vieux Papier” », une appellation compliquée, et de plus en plus décalée au fil des ans, mais que l’association et son bulletin ont porté pendant plus d’un siècle4. Dès sa naissance, la société avait établi ses deux grands repères : un bulletin, au début bimestriel, vite devenu trimestriel, et des dîners, qui permettaient de réunir les membres dans une atmosphère conviviale et d’y écouter une « causerie ».

5Peu ou prou, ces deux activités ont perduré jusqu’à nos jours, même si les dîners ne sont plus mensuels et tendent même à s’espacer tant la formule paraît aujourd’hui moins en phase avec son temps.

6Le bulletin Le Vieux Papier a quant à lui continué sa carrière contre vents et marées, traversant deux guerres mondiales sans trop de dégâts, et surtout un véritable « trou noir » entre 1932 et 1935, marqué par l'interruption du bulletin et des dîners, conséquence probable de la crise boursière et financière, qui paraît avoir frappé tout particulièrement les membres de la société, recrutés dans la bourgeoisie aisée. Relevée dès 1936, et malgré les épreuves d’une nouvelle guerre, la société « Le Vieux Papier » a repris ses activités et les poursuit depuis lors. À ses traditionnels dîners, assortis d’une « causerie », sont venus s’ajouter des réunions plus informelles (les « Samedis du François-Coppée », nom de la brasserie où nous nous retrouvons) et quelques trop rares colloques – l’un, en 2000, pour marquer le centenaire, l’autre plus récent (18-19 octobre 2014), mais appelé à se renouveler.

7Le Vieux Papier entretient depuis longtemps des relations amicales tant avec les institutions, comme le département des Estampes de la Bibliothèque nationale de France, qu’avec les marchands, et notamment le Salon du livre et papiers anciens, familièrement dénommé « Salon du Vieux Papier », comme si nous en étions les créateurs… Et comme des groupes proches se sont constitués dans certains pays voisins, des contacts confraternels se sont noués, presque spontanément, avec le cercle de travail Bild-Druck-Papier, en Allemagne, dont plusieurs membres sont aussi au Vieux Papier, et The Ephemera Society, au Royaume-Uni (échange de publications, d’informations, contacts personnels des dirigeants).

8La qualité du bulletin a valu au Vieux Papier d’être « couronné » par l’Académie française en 19615 et d’être reçu par de nombreuses institutions françaises et étrangères, bibliothèques, musées, centres d’archives. Depuis peu, une convention entre la société et la Bibliothèque nationale de France a permis la numérisation d’une partie substantielle de nos collections : la revue est ainsi accessible en ligne (jusqu’en 1969) sur le serveur Gallica.

9Sans doute soucieux de rejoindre un des courants forts de l’histoire de l’art au xxe siècle, la société Le Vieux Papier a largement et longuement traité de l’imagerie populaire, qui fut longtemps son « cheval de bataille ». Ses membres les plus éminents collectionnaient les estampes populaires, et rencontraient par là un écho des plus favorables dans les institutions « patrimoniales » françaises soucieuses d’attirer à elles ces témoignages reconnus de l’art populaire. Pourtant, la raréfaction de ces objets après la Deuxième guerre mondiale, l’acquisition des dernières grandes collections privées par les musées et bibliothèques français semblent avoir « asséché » ce marché : non seulement on ne collectionne plus l’imagerie populaire mais le bulletin du Vieux Papier n’en traite plus6 ! D’autres « imprimés éphémères » s’y expriment peut-être plus facilement… Cette place centrale de l’imagerie populaire dans la thématique du Vieux Papier a marqué durablement l’esthétique de ses membres, toujours avides d’images, plus que de textes, souvent traités pour leur contenu historique plus que pour leur aspect typographique, régulièrement négligé, quand les Britanniques font de la typographie et de la mise en page des ephemera un objet de recherches particulièrement fécond.

10Le Vieux Papier accueille aujourd’hui à la fois des collectionneurs, des historiens et des chercheurs, des conservateurs de bibliothèque ou de musée à titre personnel, et bien sûr nombre d’institutions. Si sa base est assez centrée sur l’Île-de-France, les provinciaux et les étrangers (jusqu’au Canada et aux États-Unis) sont bien représentés, institutions comprises. Le bulletin, progressivement modernisé – nouvelle charte graphique, volume augmenté des pages couleur, refonte de la maquette –, continue de proposer des articles variés, tant dans le ton que dans l’objet. C’est la seule revue de son espèce en langue française.

11Le Vieux Papier a à cœur d’assurer un dialogue entre chercheurs et collectionneurs, dialogue parfois difficile en France – alors qu’il semble évident en Allemagne et au Royaume-Uni, où les universitaires sont nombreux parmi les membres du cercle Bild-Druck-Papier et de l’Ephemera Society.

« Vieux papiers » ou « éphémères » ?

12Parler d’« éphémères » en français est clairement un anglicisme récent. Nicolas Petit paraît en être le premier utilisateur avec son livre L’Éphémère, l'occasionnel et le non livre, paru en 19977. On peut relire avec profit les pages d’introduction, où N. Petit se pose la question de savoir de quoi il va parler… Il avoue être gêné par le terme « vieux papier », qu’il juge familier, et le condamne d’une phrase sèche : « Tout ceci se situe du côté du collectionneur ou de l’amateur ». Il s’en explique un peu plus loin : « le terme même de vieux papier […] ne semble pas propre à une activité de réflexion théorique »8.

13Faute d’un terme convenable, N. Petit choisit de se tourner vers l’anglais. Il signale la parution du livre de John Lewis, Printed Ephemera (1962)9 ainsi que la création de The Ephemera Society en 1975. Pourtant, la consultation du livre de Lewis ou de celui d’Alan Clinton, Printed ephemera : collection, organisation and access (Londres, 1981) ne lui a pas permis de trouver une définition satisfaisante. C’est presque par défaut qu’il parle de « ce que nous pouvons dorénavant nommer des éphémères ». Notons que N. Petit ne précise pas qu’il entend par là des objets imprimés sur papier. Ses sources anglaises emploient volontiers l’expression printed ephemera, signalant par là que tous les objets éphémères – papiers personnels, archives, graffiti, constructions fugaces et autres installations sans lendemains, décors à usage limité – ne font pas partie du champ couvert.

14N. Petit ne cache pas sa sympathie, par ailleurs, pour le terme « occasionnel », introduit par Jean-Pierre Seguin. Il le reprend dans son titre. Mais force est de constater que ni « occasionnel » ni « (imprimés) éphémères » ne sont connus des collectionneurs et des marchands français. Une vente aux enchères d’« éphémères » intriguerait fort les amateurs, alors que des ventes de « vieux papiers » ont lieu de temps à autre à l’hôtel Drouot. Pire, la version française de Wikipédia ne connaît que :

15éphémère : nom commun des insectes éphéméroptères (Ephemeroptera),

16éphémère : le concept dans l'art contemporain,

17tandis qu’éphémères, au pluriel, renvoie à « Ephemeroptera ».

18On serait tenté d’arriver aux mêmes conclusions pour l’anglais, car, si l’on s’en tient au plus vaste dictionnaire de langue anglaise, le Oxford English Dictionary, on ne trouve guère d’autres sens que :

19ephemera, n.2, « éphémère » (insecte), « objet éphémère » ;

20ephemera, adj. & n.1, « éphémère » (adj.), « fièvre éphémère », terme considéré comme éteint.

21Ainsi, le sens d’imprimés anciens paraît récent, puisque la dernière grande mise à jour du dictionnaire d’Oxford est celle de 1933, complétée, il est vrai, de divers volumes parus dans les années 1970 et refondus en 1989. Manifestement, comme cela est dit sur les notices : « This entry has not yet been fully updated ». Si l’OED faillit à sa tâche, Wikipedia et le Wiktionary viennent à notre secours. Ce dernier donne deux sens à ephemera : « transitory things » et « publications that are designed to be short-lived ». L’entrée Wikipedia anglais « Ephemera » (ici, dans le sens qui nous intéresse) est évidemment plus riche, mais, si l’on y repère des correspondances vers d’autres langues (danois, allemand, espagnol, hébreu, japonais, polonais, portugais, suédois et turc), le français, tout à fait logiquement, n’y figure pas. (Pas plus d’ailleurs, que « vieux papiers »…)

22La consultation des dictionnaires français les plus récents, Petit Larousse et Petit Robert, tous deux dans l’édition 2014, n’a pas permis d’y trouver ces « éphémères » de papier. Bref, le terme a encore du chemin à faire pour gagner un peu de reconnaissance.

23Certes, on comprend la répugnance des « scientifiques » à employer un terme aussi familier que « vieux papiers ». Et c’est si vrai que « Le Vieux Papier » est un nom lourd à porter pour une association… Le projet, un temps caressé, de créer un « Prix du Vieux Papier », pour récompenser un travail universitaire, a vite fait jaillir d’imparables ricanements : le prix du vieux papier, c’est 50 centimes la tonne ! Mais chercher sur Internet les ressources francophones en se contentant de taper « éphémères » dans un moteur de recherche risque de se révéler décevant. En revanche, « vieux papiers » recèle d’étonnantes initiatives : quelques blogs spécialisés, une « Banque Numérique » régionale de collecte en Aquitaine10, d’incontournables sites marchands, des annonces de foires et de marchés. Bref, c’est là que ça se passe…

The Ephemerist & Le Vieux papier : deux revues pour deux visions des éphémères

24Disons-le franchement, les vieux-papiéristes ont mis longtemps avant de s’apercevoir de l’existence, outre-Manche, d’un groupe fort actif et introduit jusqu’à l’Université, publiant une intéressante revue, The Ephemerist, plus ou moins consacrée aux mêmes sujets. Barrière de la langue – la « vieille génération » des membres du Vieux Papier était plutôt germanophone – et différence des approches rendaient les échanges difficiles. C’est heureusement un temps révolu, même si aucune rencontre commune n’a, à ce jour, été organisée, alors que ce type d’échanges existe depuis longtemps avec les Allemands de Bild-Druck-Papier.

25Est-ce à dire que l’anglais ephemera est l’exact équivalent de nos « vieux papiers » ? Il semble bien que oui, même si le regard n’est pas nécessairement le même.

26Un parcours comparé (et rapide) des dernières années de la revue The Ephemerist avec celles du Vieux Papier fait apparaître quelques différences significatives. Si Le Vieux Papier ne dédaigne pas les xixe et xxe siècles, The Ephemerist en fait l’essentiel de ses articles, la période antérieure à 1800 n’étant presque pas abordée, alors que le xviiie siècle est bien représenté dans la revue française. Peut-être cela est-il dû à une production anglaise plus modeste, moins rayonnante que la production française d’imprimés à grande diffusion. Il est vrai qu’il fut un temps où l’histoire de l’art britannique officielle ne voulait même pas se pencher sur son propre patrimoine, jugeant ces petits bouts de papier indignes d’une étude. Ainsi, quelques années à peine avant la naissance de l’Ephemera Society, paraissait en Italie et en Allemagne, puis en France, mais guère au Royaume-Uni, le livre, pourtant écrit en anglais, de James Laver, L'Imagerie populaire anglaise11. Ce livre est resté ignoré dans son pays, au point qu’Antony Griffiths, alors « patron » du Department of Prints and Drawings du British Museum, pouvait écrire dans sa préface à l’ouvrage de Sheila O’Connell, The popular print in England 1550-1850 (Londres, British Museum Press, 1999) : « there is hardly any survey of the comparable phenomenon in this country ». Inutile de dire que le livre de Laver ne figure pas dans la bibliographie.

27Côté français, paradoxalement, l’imagerie populaire a presque disparu des thèmes abordés par Le Vieux Papier, mais on remarque que la revue fait une large place à l’imagerie ludique – jeux de parcours, cartes à jouer, etc. – rarement traitée dans The Ephemerist. À l’inverse, on comparera le poids des « travaux de ville » – simples documents imprimés : bulletins de vote, prospectus publicitaires, titres de transport, cartes de visite, etc. – dans la revue anglaise, ainsi que dans The Encyclopedia of Ephemera de Maurice Rickards12, et sa très faible présence dans Le Vieux Papier… La culture typographique et la pratique de l’analyse matérielle semblent bien en retard de ce côté-ci de la Manche. Il est vrai qu’aucun centre universitaire n’offre de cours comme ceux que dispense l’université de Reading, où le centre fondé par Michael Twyman est devenu un pôle d’excellence.

28Par contre, on s’étonne de voir la très faible attention portée par nos amis britanniques au fait religieux tel qu’il s’exprime à travers toutes sortes de « vieux papiers ». Certes, l’Église d’Angleterre a moins favorisé les images de missel, de communion, de dévotion, que l’Église catholique, mais cette imagerie n’est pas tout à fait absente des pays de langue anglaise.

29Ces différences subsistent mais tendent à s’estomper. Les images sont nombreuses dans The Ephemerist, désormais publié entièrement en couleur, un luxe que ses collègues français lui envient. Les regards et les thématiques se rapprochent, les rencontres individuelles se multiplient. Viendra le temps où nous pourrons nous pencher sur les mêmes objets avec – forcément – des regards différents mais complémentaires.