Colloques en ligne

Sylvie Brodziak

La patrimonialisation de la correspondance de Georges Clemenceau. Des cendres du Crédit Lyonnais aux scanners de la Bibliothèque nationale

1En 2008, lorsque j’ai publié, en compagnie de Jean-Noël Jeanneney, la correspondance de Georges Clemenceau, j’ai éprouvé la satisfaction de la chercheure heureuse du travail accompli mais également celle du pompier qui sauve un bien précieux, susceptible d’enrichir la connaissance des lectrices et lecteurs intéressés par le grand homme. Sans forfanterie, je dis bien « du pompier » car les lettres et l’ensemble des papiers de Georges Clemenceau sont des éphémères sauvés avant tout de l’épreuve du feu.

2En effet, le processus de patrimonialisation, qui aboutit, le 21 mars 2007, au don des documents précieux du Tigre à la Bibliothèque nationale nait dans les cendres pour se soumettre finalement, triomphant comme le Phénix, aux outils de la numérisation.

L’épreuve du feu.

3La première épreuve du feu que connaît la correspondance de Georges Clemenceau est celle de la guerre. Lors des 136 jours du Siège de Paris entre le 19 septembre 1870 et le 2 janvier 1871, un des rares moyens de communiquer avec l’extérieur fut le ballon monté. Soixante-sept ballons vont s’envoler pour forcer les lignes ennemies. Le 20 décembre 1870, Clemenceau envoie à sa jeune femme Mary, alors en Vendée, une longue lettre d’amour écrite en anglais. Ce courrier est posté dans le ballon « Le Général-Chanzy » parti de la gare du Nord à 2h30 du matin. Léopold Verrecke, un ancien gymnaste, conduit la montgolfière. Il transporte 25 kilos de courrier, et 6 pigeons. Son vol dure 7h30. Il est capturé par les Prussiens à Auspach en Bavière. Le pilote et les trois passagers (De l’Epinay, Jullac et Jouffryon) sont faits prisonniers. Ainsi, cette lettre ne fut jamais délivrée. En 1933, par hasard, Charles Wesmann, collectionneur de timbres, la retrouve puis la donne au Musée Clemenceau.

4Près de 50 ans plus tard, le 10 juillet 1927, Clemenceau écrit à Marguerite Baldensperger : « J’ai stupidement brûlé les lettres qui m’indiquaient les lettres dont l’adresse était à changer. » Cette remarque fait référence au pacte épistolaire qu’a conclu Georges Clemenceau avec presque toutes les femmes qu’il a aimées. Souvent mariées, elles lui demandaient de faire la promesse de brûler leurs missives. Clemenceau, amoureux discret, s’est exécuté. Heureusement, les dames n’étaient pas engagées de la même façon et, au fond de tiroirs ou dissimulées à l’intérieur des cadres des photographies, elles ont collectionné les lettres du personnage avec lequel elles ont vécu une passion toujours sublimée en grande amitié à l’instar de la comtesse d’Aunay, de Violet Maxse ou de Marguerite Baldensperger.

5En 1928, un an avant sa mort, Clemenceau décide de brûler lui-même ses dossiers, télégrammes, lettres dans le poêle de sa salle à manger. Il ordonne en même temps à son exécuteur testamentaire Nicolas Piétri et à son secrétaire Jean Martet de s’associer à l’autodafé. La Commune, la Séparation de l’Église et de l’État, la paix de Versailles, toutes les archives sur ces « vieilles histoires1 » ont été brûlées, à l’exception du dossier Blanqui conservé et du dossier Poincaré retrouvé jeté, sur le haut d’une armoire.

6En conséquence, la majeure partie des archives privées est constituée de dons faits à la Fondation du Musée créée dès 1930. Ainsi en est-il de la correspondance avec Claude Monet apportée par Blanche Hoschedé, belle-fille de Monet, après la mort de Clemenceau.

7Conservées au Musée, au 8 rue de la rue Franklin, ces lettres et pièces, inventoriées dans un cahier d’écolier par origine de don par Sylvie Napoly et Hélène Demarre, sous la direction de Jean-Baptiste Duroselle – dont la biographie de Clemenceau, publiée chez Fayard en 1988, n’a toujours pas été dépassée – ne pouvaient être consultées par le public et, en 2007, le don à la BNF a réalisé le souhait du grand historien qui, dans l’essai documentaire de son Clemenceau, écrit : « il va de soi que cette règle [de non diffusion] sera assouplie lorsque nous aurons réalisé un grand projet qui est la publication intégrale de la correspondance de Clemenceau2. » Décédé en 1994, Jean-Baptiste Duroselle n’a pu réaliser son projet. J’ai eu l’honneur de m’y employer.

8Soucieux de la conservation des papiers, le 7 juillet 1980, Jean-Marcel Jeanneney, alors président de la Fondation Clemenceau, exprime le souhait que les documents du Musée soient placés en lieu sûr en raison de la très grande valeur marchande et historique que présentent ces pièces.

9Commence alors une véritable odyssée.

10Le 29 juillet 1980, à titre provisoire, un carton est confié en dépôt à la Banque d’Escompte des frères Wormser, membres fondateurs et animateurs de la Société des amis de Georges Clemenceau. Puis, le 10 juillet 1981, un coffre sous la responsabilité directe de la Fondation est loué dans la salle forte de l’agence centrale du Crédit Lyonnais située 19 boulevard des Italiens.

11Le 5 mai 1996, le siège du Crédit Lyonnais et l’Agence centrale sont brûlés de fond en comble. La tension est alors très vive. Que sont devenus les documents ? Heureusement, le coffre 168 – compartiment 17 – n’a pas été particulièrement endommagé. Après moult démarches facilitées par Pierre Joxe, ancien ministre, parent des Clemenceau et membre actif de la Fondation, le coffre est extirpé des cendres, récupéré et déposé de façon provisoire à la BNP. Une fois arrivées, les archives sont immédiatement extraites et vérifiées quant à leur état. Par bonheur, l’incendie et son extinction n’ont causé aucun dommage aux documents.

12Lors de la séance du 30 avril 2003, Monsieur Jean-Noël Jeanneney, alors président de la Bibliothèque nationale de France depuis un an, propose au comité de la Fondation de déposer les documents « les plus précieux » du Musée à la BNF. Le conseil accepte.

13Conduit implicitement par deux tutelles, à savoir la Fondation Clemenceau et la Société des amis, l’entrée en patrimoine fut parfois agitée. Et le passage du statut de dépôt en celui de don engendra des discussions animées entre les deux instances. Finalement, un consensus se dégagea et il fut acté que l’accord de dépôt se transformerait en don dès l’instant où la BNF aurait achevé le travail de numérisation.

14Pour ma part, chargée de la publication de la correspondance, je commençai à m’installer durablement rue de Richelieu pour saisir les 1 000 lettres avant leur passage sous le scanner.

La correspondance de Clemenceau… : un patrimoine in progress

15À côté de l’heureux concours de circonstances que fut la nomination, en 2002, à la tête de la Bibliothèque Nationale de France d’un historien clemenciste « de cœur et d’esprit », le temps de publier cette correspondance était incontestablement venu. En effet, son édition a bénéficié d’un climat politique plus favorable au personnage de Georges Clemenceau et d’une approche historiographique plus attentive aux révélations des « petits détails » post-mortem.

16Venant tardivement, presque 80 ans après la mort du grand homme, cette publication est arrivée à point nommé et n’a pas entravé la construction du discours historique et du mythe national. La vérité des faits, tout comme la construction de la figure du grand homme par l’imaginaire politique et social, s’est accomplie lentement au rythme de l’histoire. L’écriture de l’histoire de l’homme d’action et de l’homme d’État s’est faite en accord avec le discours historiographique de son temps. Ainsi, l’intérêt pour la vie privée et intime est récent. On ne fait pas l’histoire de la Guerre de 14 au sortir de la Seconde Guerre Mondiale comme aujourd’hui. L’histoire, celle des manuels et de la République, n’a eu besoin, pendant longtemps, que de la figure du Père la Victoire résolu et inébranlable, sauveur de la Patrie. Qu’aurait-elle fait du Clemenceau du 2 octobre 1914 qui a peur pour son jeune frère tant aimé Albert ? Quelle attention aurait-elle manifesté pour le Clemenceau esthète, écrivain et poète ?

17De plus, malgré la thèse pionnière de Jean-Jacques Becker en 1976 sur L’opinion publique française et les débuts de la guerre de 1914, l’intérêt pour les simples soldats, les humbles civils et le quotidien s’est construit petit à petit. Le temps de la célébration de la mémoire des Poilus victimes ou hostiles à la guerre n’est venu que depuis une dizaine d’années et s’est incarné dans l’évènement médiatique fondateur que fut la sortie de l’ouvrage Paroles de Poilus3en 1998.

18D’autre part, le proche xxe siècle fut incontestablement le grand siècle de Jaurès et des études jaurésiennes. L’utopie socialiste, qui a animé le siècle dernier, a quelque peu ralenti voire amoindri l’intérêt porté à celui qui fut nommé par ses contemporains puis par Jacques Julliard en 1965 le « briseur de grèves »4. Pourquoi s’intéresser à la personnalité de celui qui a fait emprisonner des syndicalistes à une époque d’expansion de l’histoire ouvrière et du mouvement social ? Pendant longtemps, complexifier et nuancer le mythe de « l’homme de marbre » fut peu attirant scientifiquement et politiquement incorrect. Et seule, au rond point des Champs-Elysées, sa statue, érigée en 1932, qui le représente au front, y a tout particulièrement veillé.

19La patrimonialisation par la correspondance est un long travail qui se déroule en plusieurs étapes. Chacune pouvant être caractérisée par un verbe d’action propre à souligner l’effort physique que nécessite aussi l’entreprise. Rassembler, lire, trier, classer et annoter, tel est le processus. Toutefois, avant de commencer, le chercheur qui est le plus souvent face à un ensemble de papiers archivés doit s’interroger immédiatement sur l’objet de sa recherche : la lettre. En effet, le terme de correspondance est large ; peut entrer dans le genre épistolaire non seulement la missive mais aussi toute trace écrite envoyée, autrement dit tout texte qui s’inscrit dans une logique d’aller-retour, dans l’acte de communication destinateur-destinataire. En l’occurrence, le destinateur qui nous préoccupe est un homme d’État et, de ce fait, un simple rendez-vous jeté sur une carte de visite suivi d’un « Tout à vous » peut, une fois le destinataire caractérisé et le contexte revisité, être surprenant. Que faut-il faire alors des cartes postales ? Des cartes de visite ? Des billets apportés par un chauffeur, un ami ou un appariteur de l’Assemblée Nationale ou du Sénat, des notes corrigées et renvoyées avec un petit mot ?

20Cette dimension patrimoniale du destinateur et l’importance des éphémères m’a fait longuement réfléchir. Après en avoir débattu avec Jean-Noël Jeanneney, nous avons décidé de ne garder que ce qui, au delà du petit fait quotidien, pouvait avoir une importance pour la compréhension de l’homme et, plus largement, de l’époque. Cette sélection s’est faite en accord avec la modestie naturelle du personnage. En effet, Georges Clemenceau n’attachait pas un prix particulier à ses missives. La pensée que l’on pouvait vouloir conserver précieusement ses lettres ne l’a guère traversé, sauf peut-être lorsqu’il répondait à des admirateurs (surtout après 1918) ou à des amours illégitimes. J’ai donc choisi d’accepter une définition relativement étroite de la correspondance. À savoir : un échange de lettres, prolongé ou non, tout en admettant des entorses à la forme canonique de la missive. Ainsi, parfois la date, le lieu, la traditionnelle formule de politesse en ouverture « Chère Madame, cher Monsieur » et celle de la fermeture ont pu disparaître. J’ai écarté toute note, toute carte postale utilisée le plus souvent pour sa dimension iconique, toute carte de visite de pure civilité et tout « petit bleu » stipulant une heure d’arrivée ou de départ.

21Georges Clemenceau a pratiqué l’art de la correspondance quotidiennement. Chaque lettre, dès sa réception, est rangée dans deux poches à courrier. L’une pour les réponses urgentes, l’autre pour celles qui peuvent attendre5. En général, il répond le matin, après avoir accompli son exercice physique, manège ou gymnastique selon son âge, mais il peut aussi écrire de longues lettres dans la solitude de la nuit. Sa réponse est faite le plus souvent en fonction de l’horaire de la levée de la boîte. Dans la correspondance amoureuse, Clemenceau, passionné, répond très vite. Ainsi, au début de sa liaison avec Madame Baldensperger, il essaie d’écrire entre l’arrivée du facteur et la levée, faisant courir son domestique à la boîte aux lettres dès qu’il a terminé. Tout retard déclenche mauvaise humeur et colère. Ces jours là, Clemenceau joint volontiers ses récriminations à celles de ses contemporains et peste sur la lenteur du courrier et la paresse des postiers :

Je ne comprends plus rien aux opérations de la poste. C’est la fête aujourd’hui et demain. Si je n’envoie pas chercher mes lettres à Jard, je n’aurai rien. J’envoie donc ce matin. On répond : le courrier de Paris n’et pas arrivé ce matin et l’on me donne en même temps votre lettre qui ne m’était pas parvenue hier6.

22Clemenceau faisait donc usage de la lettre comme un moyen de communication ordinaire, sans intention particulière. Ả la différence des grands écrivains tels que Stendhal, Flaubert ou Zola, il n’a jamais considéré la lettre dans sa puissance heuristique. Chez lui, la lettre n’a pas une dimension exceptionnelle ou tragique. Toute circonstance peut donner lieu à une lettre. Tout destinataire mérite, a priori, une lettre. En conséquence, la collection brute d’autographes est la source majeure des lettres réunies. La signature ou simple paraphe (initiales GC) de Georges Clemenceau à la fin de chacune d’elles a retenu notre attention. Cette attitude non discriminante est commode parce que banale. Elle suit le réflexe de tous ceux et de toutes celles qui – pour des raisons fort différentes –, s’attachent à posséder un papier « signé de ».

23Parmi les 1 000 lettres des papiers numérisés, mon travail fut et est toujours d’en découvrir d’autres en activant le réseau : archives, bibliothèques françaises et étrangères7, marchands d’autographes8, collègues universitaires spécialistes des amis de Clemenceau9 ou ayant travaillé sur Clemenceau, et particuliers. Ces derniers sont très divers et doivent être approchés avec tact et précaution. La famille et les intimes peuvent opposer acquiescement ou refus à la quête du chercheur. Les secrets de famille ont parfois des durées de vie fort variables, et peuvent se transmettre de génération en génération si l’heure de la révélation n’est pas venue. Dans ce cas le chercheur peut être évité ou rapidement congédié. Ainsi, la lettre souvent lue comme écriture de soi peut ne pas être communiquée par les héritiers refusant d’afficher les faiblesses de l’aïeul, surtout si celui-ci est une célébrité. Pour Clemenceau, la famille et les proches, depuis longtemps, ont choisi la transparence en conformité avec l’insolence légendaire de leur ancêtre et nul document n’est interdit. Dans ce travail de détective, plus problématique est de solliciter l’aide des érudits locaux. Ceux-ci, souvent vendéens, furent parfois rétifs à livrer « leurs trésors » et, arguant de leur grand âge et de leurs multiples activités, à donner suite à nos demandes. Faut-il au nom de la science persister ? Faut-il revendiquer « l’autorité de la Faculté » ? Je ne sais. Mais le chercheur doit bien l’admettre : il est soumis, lui aussi, au bon vouloir et aux caprices des hommes et des femmes. Enfin, les particuliers et les anonymes sont également ceux qui, un jour, vous expédient ces lettres retrouvées au fond des greniers. Elles arrivent parfois seules ou en petits paquets avec un mot souvent bref qui commence par « je suis la petite fille de… » ou « je suis le dernier descendant de… ». Ces modestes lignes vous rappellent qu’établir une correspondance est aussi entrer dans la vie privée de vos contemporains et peut susciter d’autres lettres, une autre correspondance, d’autres éphémères.

24En dernier lieu, parce que désargentée, je n’ai eu et n’ai accès qu’à de très rares lettres mentionnées dans les catalogues des ventes publiques. Avec grand intérêt mais frustration, j’ai lu bon nombre de ces résumés insipides faits par les commissaires priseurs, mais ne pouvant acheter les pièces, je suis souvent restée sur ma « faim », sauf en quelques occasions où le Musée et la Société des Amis de Clemenceau ont pu acheter la lettre tant désirée.

25Toutefois, l’entrée à la BNF et donc en patrimoine a libéré économiquement la chercheure que je suis. Désormais, découvrant ou avertie par des amis dénicheurs du web, que chez Sotheby’s à New York ou ailleurs sont mis en vente des lettres inédites, je contacte la BNF qui, souvent, participe à la vente et achète les lettres que je vais découvrir avec joie rue de Richelieu. Dernier exemple de cette collaboration : j’ai pu saisir le 23 décembre 2013 douze lettres écrites par Clemenceau à son ami Lafont entre 1870-1871, véritable petit trésor épistolaire.

26Ainsi, non seulement la patrimonialisation des éphémères peut être une véritable aubaine pour la recherche, mais elle fait aussi d’un objet tel que la correspondance un work in progress.

La fabrique du patrimoine : quelle correspondance pour Clemenceau ?

27Faire des choix donne un certain souffle à une publication même si elle met en cause la doctrine de l’exhaustivité, considérée bien souvent comme la caution scientifique de la démarche. Face à une correspondance, ensemble polymorphe et étrange par nature, faire preuve de discernement n’enlève rien à la qualité de celle-ci et évite de l’ennui au lecteur. Toutefois, confrontée à un auteur centaure, mi-homme d’État mi-écrivain, il a été nécessaire de savoir comment j’allais utiliser le dépôt fait à la BNF et quelle figure de l’homme je voulais figer temporairement par le biais de la correspondance. Allais-je conforter l’image monolithique de l’homme politique ou au contraire allais-je trier pour complexifier la représentation patrimoniale du Tigre ? Confrontée à un corpus hétérogène, j’ai choisi de sélectionner en respectant l’originalité profonde du personnage. J’ai voulu cultiver les deux dimensions, publique et privée, qui composent le destinateur. En effet, je ne pouvais pas fixer l’image de Clemenceau uniquement au fronton du Panthéon des grands hommes politiques de la Troisième République puisque, à la différence de la correspondance de Charles de Gaulle, les lettres privées et intimes sont largement présentes dans ses papiers. En conséquence, contrairement à Philippe de Gaulle qui établit la correspondance de son père en affirmant « qu’un certain nombre de lettres ont été retenues à cause de leurs caractéristiques de style ou de relations personnelles, de leur destinataire illustre ou de l’indication d’un état d’esprit du moment » et qui choisit de retenir très peu de lettres intimes ou très personnelles, je n’ai pas voulu résolument placer la sélection sous les auspices de l’Histoire.

28La sélection faite, les lettres doivent être ordonnées. Devions-nous le faire par thème ? La jeunesse, la Commune, la construction de la République, l’Amérique, les voyages, l’affaire Dreyfus, la Grande Guerre… Cette entreprise fut impossible parce qu’elle aurait supposé une intention clairement définie de la part de l’auteur, alors que le propre même de cette correspondance est d’obéir au fil de l’eau et des humeurs. Clemenceau, qui a particulièrement apprécié la correspondance de Madame de Sévigné, est un de ses disciples dans sa pratique. L’envie et la verve sont les moteurs de l’écriture et notre destinateur ne fait pas ou très peu de brouillons. Lorsque ceux-ci existent, ils sont réservés aux grandes lettres diplomatiques ou politiques, celles où la décision a des conséquences nationales ou internationales. Notre auteur se conforme donc à l’idéologie dominante qui prévaut depuis Madame de Sévigné jusque dans le courant du xixe siècle et qui, renforcée par la logique romantique, juge le courrier à l’aune de l’émotion partagée par le destinataire et le destinateur. Une lettre doit être écrite « à la volée », rédigée au courant de la plume. L’impératif de naturel est consubstantiel à l’écriture, et tout comme Balzac le dit à sa sœur Laure dans une lettre de 1842, Clemenceau n’écrit pas « de lettre méditée » et son esprit « bat la campagne10 ». C’est ce qui lui permet de « faire la pige » à Madame de Sévigné11.

29Nous avons par conséquent choisi de suivre l’ordre chronologique, de nous fonder sur une perspective historique en phase avec le continuum de la vie et des rencontres. Classer les lettres selon un thème aurait dénaturé la nature de la correspondance, sa fluidité, son absence d’homogénéité, sa spontanéité et sa fantaisie. Nous n’avons pas voulu fabriquer la correspondance d’un homme d’État, mais celle d’un homme qui, tout en étant fortement engagé en politique, était un érudit, un esthète, un ami, un amoureux, un ennemi ou un partenaire, un homme qui s’est surtout rêvé écrivain…

30De plus, sa correspondance fonctionnant selon la loi des séries et du réseau, Clemenceau, adulte, a, selon les périodes, un interlocuteur privilégié. Il n’a pas de relations épistolaires prolongées avec les ténors de la politique ou les artistes du moment. Contrairement à certaines correspondances d’hommes politiques ou d’écrivains célèbres, l’intimité ici dévoilée est, en définitive, peu surplombée par « la figure publique et le destin construit. »

31En conséquence, pour un homme qui n’a jamais écrit de mémoires ni tenu de journal (« Cela n’est pas pour moi », dit-il à Jean Martet lors d’un entretien en 1928), la fabrication de la correspondance tient lieu d’autobiographie et ce n’est pas un hasard si son plus grand biographe Jean-Baptiste Duroselle a beaucoup travaillé à partir des lettres collectionnées par le musée Clemenceau, tout en les maniant avec prudence. En effet, confondre l’homme et sa correspondance n’est pas sans danger car les lettres sont pleines de mensonges et d’aveux. La communication n’étant lue que dans un seul sens, nous n’avons pas les réponses des destinataires, et le corpus épistolaire est sujet à caution. En fait, malgré les multiples précautions d’usage érigées en remparts de la démarche scientifique, les lettres de Clemenceau jouent un rôle majeur dans la constitution de sa biographie. La correspondance est presque toujours considérée comme un possible document par les historiens successifs. Cette attitude est cependant modulée selon les temps de la vie observés. Si la pauvreté des informations sur l’enfance et l’adolescence du personnage met à l’écart la subjectivité des lettres de jeunesse, qui révèlent de véritables données sur la vie du personnage, il n’en n’est pas de même pour les lettres du Clemenceau adulte. Parce que rares et non discutées par les témoignages (livre, article, réponses) de contemporains, les lettres de jeunesse sont incontestablement valorisées et constituent une source pour l’histoire. Pour Clemenceau, elles nous apprennent la prison dès 1862, les années de médecine et l’action politique sous le Second Empire, le partage du temps entre la Vendée et Paris, le départ précipité pour New York, les voyages…

32La démarche des historiens rejoint ici celles des littéraires qui lisent souvent les correspondances de jeunesse de grands écrivains comme une marche vers l’accomplissement. « Symptôme d’un exceptionnel vouloir être12 », la lettre qui narre le fait – révolte, délit, rupture – devient signe avant-coureur, indice de l’extraordinaire avenir. Cette utilisation téléologique fait de la correspondance un élément fondamental de l’écriture de l’intrigue historique. Toutefois, celle-ci est maniée avec beaucoup plus de précautions lorsque les sources abondent, la masse d’informations extérieures allant croissant avec l’autorité et la renommée du personnage vieillissant. Vérifiée, confrontée avec d’autres témoignages et d’autres lectures de l’événement, la lettre n’est plus document et rejoint le statut du journal intime. Elle perd en autorité. Devenue interprétation personnelle du fait, suspecte de parti pris et d’émotion, elle est nécessairement replacée parmi d’autres interprétations et devient simple illustration de l’événement. Sa charge cognitive s’amoindrit au profit du témoignage juste mais toujours soumis à caution et recoupement.


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33Pour conclure, il est important d’ajouter qu’une fois patrimonialisée, la correspondance, corpus plastique et en perpétuelle évolution, peut être travaillée selon de multiples modes. Au chercheur de questionner, d’analyser et d’attaquer à sa guise les éphémères numérisés. Mon article « Fin d'Empire et débuts de République, l'histoire scandée par la correspondance de Georges Clemenceau », sorti dans la revue Epistolaire13, en est un modeste exemple.