Patrimoine, éphémère : des opposés ?
1Interroger la place des éphémères dans notre patrimoine, analyser les processus de leur patrimonialisation, interpréter leur rôle dans la construction de notre histoire culturelle et souligner quelques-unes de leurs grandes fonctions — politique, sociale, religieuse ou esthétique —, est un exercice pour le moins complexe et source de paradoxe : « Patrimoine » et « éphémère » recouvrent en effet des mondes, des thématiques et des réalités bien différentes, voire contradictoires.
2Le patrimoine peut englober les héritages matériels et immatériels, immobiliers — monuments religieux, civils et militaires, sites archéologiques, architecture urbaine et rurale, bâtiments industriels, etc. —, mobiliers — œuvres d’art, archives, écrits divers, etc. —, culturels immatériels — langues, croyances, savoir-faire (gastronomie, danse, artisanat...), fêtes, traditions —, et aussi naturels — lieux, espaces, paysages, espèces, etc. —, ainsi que des personnages historiques devenus « objets patrimoniaux » lorsqu’ils ont donné une dimension identitaire à un groupe humain — et on rejoint ici l’idée de « lieux de mémoire ». On peut donc définir le patrimoine comme regroupant tous les héritages qui caractérisent une société, une époque, un pays, et sont transmis de génération en génération, chacune produisant des œuvres qu’elle lègue — avec le patrimoine ancien dont elle a hérité — à la suivante qui elle-même appellera « patrimoine » toutes ces œuvres. S’il peut donc être défini comme la somme des héritages qu’une société recueille, conserve et transmet, le patrimoine implique aussi une dynamique en faisant le lien entre le passé et le présent, et il est également vivant car il s’enrichit du présent et participe à la construction identitaire d’une société, d’un pays, reliant ainsi présent et futur.
3Partant, peut-on admettre que ce qu’une société considère comme patrimoine est soit legs reçu comme tel du passé, créé ou non pour être transmis, soit création du présent conçue ou non pour être transmise ? Ce postulat n’est-il pas trop définitif ? Évaluons-nous réellement et toujours ce que nous léguons ou ce dont nous avons hérité ? Savons-nous peser certaines influences réelles et pourtant inaperçues, quand la forme de ce qui nous a été légué ou que nous léguons est considérée comme relever de l’éphémère ?
4Étymologiquement, le mot « éphémère » vient du grec epi/hemera, « qui dure un jour » et le Trésor de la langue française définit l’adjectif « éphémère » comme « qui dure peu de temps, qui (s’)échappe, qui ne fait que passer ». Et, par rapport à la définition précédente du patrimoine, l’éphémère, écrit, matériel, oral, se définit comme son opposé. Ainsi, à propos des éphémères écrits et de la question de leur appartenance ou non à un patrimoine écrit littéraire, Morgane Leray explique que
la relation entre littérature et éphémère ne va pas de soi, loin s’en faut. […] D’un point de vue strictement matériel, le livre permet une transmission séculaire du texte littéraire, qui s’affranchit ainsi du travail destructeur du temps. Littérature et éphémère semblent donc être dans un rapport d’opposition1.
5Bien sûr, l’œuvre artistique, la création, peut être éphémère, tout comme elle peut être une tentative pour capturer l’éphémère, le passager, le périssable, et en garder ainsi trace et témoignage. Et ne vit-on pas aujourd’hui dans une époque du « temps réel », de la vitesse, de l’instantané, de l’éphémère triomphant donc, mais un éphémère que l’on s’efforce de plus en plus de capter, d’enregistrer, de conserver, de valoriser... Toute création — et peut-être n’importe quelle création, voire n’importe quoi… — aurait-elle donc vocation à être durable, transmise, à devenir patrimoine ? Tout dans notre présent aurait donc la même importance pour les générations futures ? Pourquoi cette frénésie dans nos sociétés à vouloir conserver, à moins d’avancer la conscience de l’impossibilité de déterminer ce qui sera retenu par la postérité avec pour conséquence de faire frémir les uns à l’idée de passer à côté de quelque chose de patrimonialisable, ce qui fait la fortune d’autres, qui jouent sur la possibilité d’une reconnaissance future de leurs productions parfois fort discutables. Alors, faut-il conserver, valoriser, transmettre à tout prix, ce qui validerait aussi l’hypothèse des organisateurs de ces journées selon laquelle la « consommation [des éphémères] à court terme et leur transmission à long terme mettent en évidence le caractère processif du patrimoine qui construit ses objets plus qu’il n’en hérite2 » ?
6Autant de questions auxquelles nous allons tenter de répondre à travers l’analyse de deux types d’éphémères, écrits et matériels, envisagés à deux périodes, moderne et contemporaine, d’abord des éphémères écrits, pièces de la Ligue, mazarinades, libelles arbitristes espagnols, pamphlets pré-révolutionnaires des années 1788-1789 jusqu’aux journaux de tranchées, pour voir ensuite si les questionnements sur ces éphémères écrits peuvent être transposés aux éphémères matériels tels que le fort éphémère construit sous Louis XIV dans la plaine d’Achères afin de préparer la prise d’une ville fortifiée — Maastricht en 1673 — et que l’INRAP a fouillé en 2011-2012, et les pavillons démontés de l’Exposition coloniale de 1931.
Éphémères écrits
7Les éphémères écrits tout d’abord. Leur définition est complexe : ni livres, ni périodiques, traces graphiques, imprimées ou numériques, attachées aux circonstances historiques qui les font naître, objets fragiles et complexes, non destinés à survivre aux circonstances qui les ont vu apparaître, à la croisée de la littérature, des arts et de la politique, mais aussi d’une histoire de l’événement et du quotidien3. Il s’agit là d’une définition proche de celle d’Alan Clinton — « des documents produits en relation avec un événement particulier et qui ne sont pas destinés à survivre à la circonstance de leur message4 » et que Nicolas Petit complète en l’étendant à toutes sortes d’autres documents imprimés, jusqu’à « tout ce qui n’est pas du ressort du “livre de bibliothèque”, c’est-à-dire du livre destiné à être conservé indéfiniment5 ».
8Envisageons par exemple les pièces de la Ligue pendant les guerres de Religion6, les libelles autour de la Querelle du Cid en 1638, ceux des arbitristes espagnols du xviie siècle, les mazarinades ou encore les pamphlets pré-révolutionnaires français des années 1788-17897 déjà bien étudiés : ils ont une fonction documentaire et se sont imposés comme des sources fondamentales pour l’histoire politique, sociale, religieuse ou littéraire8. Surtout, ils ont connu une évolution patrimoniale similaire9 : ainsi les mazarinades n’ont commencé à être collationnées que par les bibliothécaires du xixe siècle10 pour devenir au xxe des objets historiques analysés par Boris Porchnev et Roland Mousnier11. Au départ, tous ces écrits n’ont pas été réalisés pour passer à la postérité, mais au contraire pour servir dans l’instant, comme des brûlots, des écrits provocateurs de l’événement, des libelles racoleurs (par leur titre, leur « Une », leurs caractères typographiques visibles de loin ou leur illustration de couverture « choc »12 faite pour attirer l’attention ou permettre la mémorisation), des pamphlets partisans, des attaques directes et violentes dirigées contre un personnage public ou un parti ; ce sont des imprimés de périodes historiques extraordinaires, proches de l’oralité, présentant une faible valeur marchande, faits pour être « consommés sur place », en tous cas non conçus pour être lus et relus, et dont la production l’emporte alors sur celle des livres13. C’est d’ailleurs cette caractéristique — le contenu partisan ou de propagande — et non la forme qui donne une unité à ce type de littérature et en fait l’ancêtre des tracts contemporains14.
9Autres écrits éphémères, les journaux de tranchées, rédigés au front en 1914-1918 et imprimés avec des moyens de fortune. Entre 1914 et l’armistice, on compte plus de 450 titres, souvent constitués d’une seule feuille. Connus ou moins connus, chefs d’œuvre d’humour noir, poétiques, artistiques ou naïfs, quelques-uns ne vivent qu’un numéro, d’autres traversent toute la guerre, voire lui survivent comme le célèbre Crapouillot15.
10Éphémères ils sont, pourtant c’est la « vraie » guerre et leur rôle est capital dans la conduite de celle-ci : en permettant au Poilu d’écrire sa propre guerre, ils l’aident à « tenir », à oublier la mort, à renouer avec la « vie d’avant », à se battre contre l’anonymat dans cette guerre de masse, à retrouver sa dignité, et concourent donc au moral des troupes. D’ailleurs, l’état-major français ne s’y trompe pas et n’exerce qu’une censure très légère : « Ces journaux ont pour but de distraire et d’amuser les combattants, écrit le maréchal Joffre le 5 mars 1915. J’estime que leur publication mérite d’être envisagée avec bienveillance16 ».
11Comme les imprimés éphémères des xvie-xviiie siècles, les journaux de tranchées sont des écrits de l’instant qui présentent eux aussi une fonction documentaire et se sont imposés comme des sources de grande valeur pour l’histoire politique et sociale de la Grande Guerre. Cependant, grande différence avec les mazarinades et autres libelles de l’époque moderne, ils font l’objet d’un processus conscient de patrimonialisation « de leur vivant », notamment grâce à l’action d’un couple d’industriels parisiens, Louise et Henri Leblanc, qui, dès 1914, entreprennent de collationner tous les documents se rapportant à la guerre, en particulier les gazettes des tranchées ; le 4 août 1917, ils font don à l’État de leur collection et c’est ainsi qu’est créée la « Bibliothèque-Musée de la Guerre », future BDIC. La patrimonialisation de ces gazettes intervient aussi grâce à l’institution qui, en France, empêche l’éphémère de l’être totalement : le dépôt légal, dans le cadre duquel 99 journaux de tranchées entrent dans les collections de la Bibliothèque nationale. Charles de La Roncière, directeur du Département des Imprimés et historien, prend aussi l’initiative de rassembler les feuilles calligraphiées et multigraphiées en adressant, en juin 1915, dans Le Petit Journal, cet appel : « Poilus, envoyez vos journaux à la Bibliothèque nationale » : 92 autres titres entrent ainsi dans les collections de celle-ci.
12Pamphlets, libelles, mazarinades et gazettes de tranchées sont donc devenus des archives et des sources pour l’historien. Comme il s’agit d’une « littérature » de l’instant, rédigée pour répondre à un événement précis et avoir prise sur lui, ils sont des témoins, des marqueurs de l’histoire événementielle17. Mais ils sont aussi riches d’enseignements dans bien d’autres domaines ; ainsi les journaux de tranchées apportent « une dimension autre que politique à la lecture des temps de crise18 ». Cependant, force est de s’interroger sur leur valeur historique car ils peuvent aussi contribuer à fausser la réalité, notamment en temps de guerre ou de troubles politiques, ou pire que la fausser, la fabriquer19… Tout dépend de la manière dont ils sont étudiés, comme le souligne Denis Pallier :
[…] pris séparément, ils ont une valeur documentaire du point de vue de l’histoire événementielle. […] Mais ce sont des sources à croiser avec d’autres sources, mémoires, documents d’archives […]. On trouve en effet dans les occasionnels une large part de ragots et de fausses nouvelles. En groupe, ces pièces peuvent apporter une nouvelle vision des événements et du contexte historique20.
13Ces écrits de l’instant, créés pour ne pas survivre, donc par nature spontanés et populaires, sont très précieux pour l’histoire des mentalités ; en effet ils « illustrent les bouleversements, les indignations ou les enthousiasmes de notre société, en des termes et un vocabulaire que l’on ne retrouve pas dans les publications formelles21 ».
Éphémères matériels
14Ces interrogations et ces premières analyses vues du seul point de vue de l’histoire et de l’historien sont-elles transposables aux éphémères matériels — ouvrages architecturaux, constructions, bâtiments, édifices ? En fait, oui, à une différence près : les seconds ne sont jamais produits en grande quantité et n’existent souvent qu’en un exemplaire, ce qui renforce encore leur caractère éphémère de bâtiments ou édifices construits à l’occasion d’un événement et destinés à ne pas durer, comme le fort d’Achères ou les pavillons de l’Exposition coloniale de 1931.
15En 2011-2012, une équipe d’archéologues dirigée par Séverine Hurard de l’Inrap, fouille, dans la plaine d’Achères, au nord de la forêt de Saint-Germain-en-Laye, le fort Saint-Sébastien, construit à l’époque de Louis XIV pour servir de camp d’entrainement à la prise d’une ville fortifiée. Édifié en 1669, il se présente comme un quadrilatère de 600 mètres sur 380. Il s’agit d’une fortification de terre, avec fossés, talus et palissades, permettant de reconstituer les conditions d’un siège et l’assaut d’une place. Entouré de larges fossés de 7 m. de large et de 3 m. de profondeur, il est garni de bastions d’angles imposants et de redans flanquant les portes et son talus interne — l’escarpe — est recouvert d’une maçonnerie de briques d’argile crue destinées à absorber le choc des boulets. Tout autour, s’étendent des réseaux complexes de tranchées d’approche servant de zone d’exercice, une technique d’attaque dont Vauban a fait un art et qui a été utilisée à grande échelle lors du siège de Maastricht en 167322.
16Il s’agit bien là d’une construction éphémère puisque le fort ne sert que deux saisons — de 1669 à 1670 — à accueillir lors des beaux jours de 20 à 30 000 soldats à l’exercice et plusieurs milliers de chevaux, sorte de grand « spectacle de plein air » que la cour vient admirer depuis Herblay. En août 1670, une fois entraînées, les troupes partent se battre en Lorraine puis aux Pays-Bas et dès 1671, le fort est rasé et les terres remises en culture. Les soldats combattent en Hollande (1672-1678) et s’illustrent notamment en 1673, en prenant Maastricht23 assez aisément, alors qu’il fallait jusque-là des mois de siège difficile avant d’arriver au même résultat. L’entraînement mené quatre ans auparavant a donc porté ses fruits.
17Même si la toponymie avait gardé la mémoire du fort, le terrain agricole sur — et sous — lequel il s’étendait n’avait jamais fait l’objet de fouilles24. Sa redécouverte — les 28 hectares fouillés portent sur la totalité du front d’attaque sud — permet de préciser nos connaissances sur la poliorcétique, l’art du siège, dans la seconde moitié du xviie siècle, ce que l’archéologie n’avait encore jamais abordé en France. Les archéologues ont aussi mis à jour les aires de campement et de cantonnement des troupes à l’intérieur du fort, des traces de bâtiments, écuries, celliers, latrines, puits et foyers et un mobilier très important — céramique, ossements animaux, verre, dés à jouer, pipes en terre cuite... — révélant les modes de vie et d’alimentation des soldats et plus largement leur vie quotidienne, ainsi que l’organisation sociale et spatiale d’une communauté militaire hiérarchisée, ces informations archéologiques étant par ailleurs recoupées avec des documents d’archives.
18Le service régional de l’archéologie (SRA) d’Ile-de-France envisage aujourd’hui la valorisation de la mise au jour du Fort Saint-Sébastien, avec, en perspective, 2015 et le 300e anniversaire de la mort de Louis XIV. Et cette question de la restitution et de la valorisation d’un édifice disparu — rappelons-le, construit pour ne pas être conservé — est une question importante qui ne manque pas d’interpeller l’historien.
19Autres édifices éphémères, les pavillons d’aspect monumental élevés à l’occasion de l’Exposition coloniale internationale et des Pays d’outre-mer de 1931, tout au long d’un parcours développé autour du lac Daumesnil, à l’orée du Bois de Vincennes. Les deux plus importants sont ceux de l’Afrique occidentale française sur le modèle d’un palais fortifié soudanais (tata), et celui de l’Indochine, reproduction très pittoresque d’Angkor Vat d’un volume comparable à celui Sacré-Cœur.
20Comme pour le fort Saint-Sébastien, il s’agit bien de structures à la fois éphémères et suffisamment solides pour recevoir des centaines de milliers de visiteurs sur plusieurs mois, de mai à novembre 1931. Et, comme pour les éphémères écrits, il s’agit d’objets mis en scène, de propagande, le message à faire passer ici étant de montrer le rayonnement de la République en tant que puissance coloniale et de persuader les Français de l’intérêt de l’Empire25.Une fois l’Exposition terminée, la plupart des pavillons réalisés dans des matériaux vulgaires, de faible coût, sont démontés, voire restitués à leur pays. Certains sont conservés, comme ceux du Cameroun et du Togo, transformés depuis en pagode bouddhiste dans le Bois de Vincennes, ou, en 1932, à la suite d’une souscription nationale lancée par Lyautey, le pavillon des missions catholiques rebâti en béton armé (!) à Épinay-sur-Seine, ou encore celui du Congo belge, réinstallé près de Bruxelles, dans le parc du château de la Rocq-Arquennes. En fait, ceux conservés sont ceux qui avaient été construits le plus solidement et dont le démontage aurait coûté plus cher que le montage — on rejoint ici le cas du meilleur exemple d’un éphémère matériel construit à l’occasion d’un événement et destiné à ne pas durer, la Tour Eiffel.
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21Pour conclure, à la différence des éphémères écrits, le fort Saint-Sébastien et surtout les pavillons de 1931 ont disparu ou presque, et seule l’archéologie et les documents conservés dans les archives écrites ou visuelles permettent d’imaginer la réalité de ces installations éphémères, comme celles de l’Exposition coloniale internationale et des Pays d’outre-merabondamment filmées, conservées, archivées26 dans un « primitif désir anthropologique de laisser une trace27 ». Cependant, une question se pose aujourd’hui quant à ce type de bâtiments construits pour ne pas durer et disparus, celle que soulève leur reconstitution, soit par l’archéologie expérimentale, soit en 3D. Alors que le patrimoine existant, éphémère ou non, est de plus en plus important, la reconstitution réelle ou « virtuelle augmentée » d’édifices n’existant plus est-elle un acte de patrimonialisation ? Les conclusions d’un colloque sur le patrimoine semblent bien aller dans ce sens :
L’authenticité d’un tel patrimoine [éphémère], qui repose en grande partie sur des objets en perpétuelle évolution, voire de caractère immatériel, ne peut être appréhendée que dans sa continuité, sa capacité à se reproduire. Finalement, une telle démarche rejoint les conceptions du patrimoine matériel dans certaines cultures, qui l’envisagent plus dans sa capacité à se renouveler que dans ses productions mêmes28.
22Écrits des époques moderne et contemporaine conçus comme éphémères, dont nous avons conservés des exemplaires et qui sont ainsi devenus des archives, éphémères architecturaux qui n’existent plus et que l’on essaie de reconstituer : les uns et les autres peuvent-ils être considérés comme objets patrimoniaux ? Oui, si l’on admet avec Dominique Poulot que la patrimonialisation procède d’une médiation et que l’objet patrimonial se construit dans une relation entre celui qui le produit et celui qui en fait usage, celui qui le met en valeur et celui qui le découvre29, qu’il répond à une demande sociale de racines et de continuité. Mais pour l’historien ? Quelle est l’attitude de ce dernier en présence d’un objet qualifié de patrimonial ? De par le processus qui aboutit à sa patrimonialisation, il résulte forcément d’un choix, une sélection, un tri, opérations produites en général à des fins politiques, sociales, culturelles, liées à un contexte, à un présent. Nous reprenons ici les analyses de François Hartog30 qui analyse ce « régime d’historicité31 » — c’est-à-dire « les modalités d’articulation des catégories du passé, du présent et du futur32 » dans une société — et ces choix de conservation, restauration ou reconstruction, comme relevant de ce qu’il nomme le « présentisme », c’est-à-dire « l’expérience contemporaine du temps, soit un présent omniprésent33 ». Et, selon lui, ce « présentisme » donne la priorité à la mémoire — les traces que le présent conserve des passés successifs — sur l’histoire — la reconstruction et la mise en perspective des dits passés.
23Il existerait donc une contradiction fondamentale entre patrimoine et histoire : si l’histoire tend à l’objectivité, ce n’est pas là le but de tout patrimoine, ou plutôt il ne peut pas toujours être objectivité, et en cela il a quelque lien avec la « mémoire », sœur ennemie de la discipline historique. Partant, pour l’historien, patrimoine et « devoir de conservation » du patrimoine posent les mêmes questions, les mêmes problèmes que la mémoire et le « devoir de mémoire », d’ailleurs objets d’histoire, c’est-à dire de distanciation34…