Colloques en ligne

Violaine Challéat-Fonck, Denise Ogilvie et Émeline Rotolo

Quelques observations concernant les ephemera présents dans les Archives nationales

1Dans sa communication « Aux marges du fétichisme livresque : les ephemera dans l’histoire sociale de l’écrit », Antonio Castillo Gomez énonce quelques propositions qu'il adresse à une communauté scientifique étendue à tous ceux qui rencontrent ou poursuivent les ephemera et doivent en rendre compte : chercheurs, archivistes, bibliothécaires, conservateurs de musées, documentalistes, collectionneurs ou gestionnaires de collections, qu'elles soient publiques ou privées. Ces propositions simples insistent sur l'intérêt de mêler l'observation des pratiques de l'écrit à la délicate construction des typologies, suggérant d'explorer les services d'archives, où les matériaux ephemera « font d'ordinaire partie de cahiers et liasses de documents divers ». L'auteur souligne par ailleurs que ces ambitions « dépendent de la visibilité dont bénéficient les différents textes là où ils se trouvent » et compte sur « les facilités qu'offrent les archives et les bibliothèques numériques » pour les atteindre.

2En réponse à ces propositions nous présentons ici quelques exemples de rencontres entre ephemera et archives, pour observer quels peuvent être les effets de ces rencontres sur l'interprétation des éphémères, leur traitement ou leur signalement.

Entre enregistrement & feuilles volantes, les édits & leurs avatars

3La première de ces observations concerne les cas où sont dispersés dans les collections d'ephemera des documents qui sont régulièrement présents, en fonds constitués, dans les services d'archives. On trouve par exemple de nombreux exemplaires imprimés d'édits, arrêts, décrets, circulaires dans les collections d'ephemera.À ce titre ils figurent dans la plupart des définitions ou des typologies d'éphémères, et forment quelques-unes des entrées du thésaurus récemment publié par le Centre for Ephemera Studies de l'université de Reading. La présence de ces pièces dans les collections comme dans les typologies et les thésaurus s'explique par la concordance de certaines de leurs caractéristiques formelles ou fonctionnelles avec celles qui figurent dans les définitions existantes des ephemera. Ce sont en effet de petits imprimés, à faible contenu d'auteur, qui échappent au circuit traditionnel de diffusion et de commercialisation, qui représentent généralement, au moment de leur émission, une faible valeur marchande et dont le contenu est en lien avec la vie quotidienne, administrative, sociale et commerciale.

4Il est une au moins de ces conditions que ces pièces ne semblent pourtant pas remplir (tout au moins du point de vue des services d'archives qui les conservent), c'est le fait de « survivre, par [leur] inertie propre, à l'émission d'un message immédiat qui ne songe pas à la postérité ». Auxiliaires de l'exécution des lois, ces documents (édits, arrêts, décrets, circulaires ou instructions) sont en effet assujettis à un système très contraint de production, de validation, de circulation et de conservation qui, leur conférant leur légitimité et leur autorité, les inscrit dans une continuité administrative et juridique strictement référencée : une traçabilité sans faille, nécessaire à leur authentification, leur est assurée par leur enregistrement dans des registres qui les ordonnent, par ordre d'émission, dans des collections organisées indissociables des instruments qui contribuent à leur constitution. Les registres d'enregistrement, répertoires et fichiers qui donnent accès aux pièces enregistrées et la collection elle-même forment des fonds dont la conservation est partagée par les bibliothèques et/ou les services d'archives internes aux administrations (ministères, préfectures, administrations communales), conservation prolongée et pérennisée par leur versement dans les archives publiques au même titre que les dossiers de travail des services administratifs. À ces fonds constitués auprès des services émetteurs répondent ceux que conservent, sous d'autres formes tout aussi contraintes, les services destinataires qui sont les usagers des documents produits.

5Il est vrai cependant qu'en marge de leur insertion rigoureusement contrôlée dans des séries conservées avec soin par et pour l'usage des administrateurs, ces documents législatifs ou règlementaires ont pu faire l'objet d'impressions en feuilles volantes, livrets ou recueils, voire même être diffusés sous forme d'abonnements. Le succès de l'entreprise de la famille Prault, imprimeurs-libraires à l'origine du Dépôt des Arrêts puis Dépôt des Décrets, devenu en 1793 Dépôt des Lois, témoigne de la faveur de ces impressions, d'un prix modique, auprès d'un public nombreux. Les collections du Dépôt des Lois étaient d'ailleurs organisées en cabinet de lecture où les documents étaient disponibles moyennant l'acquittement d'un droit de consultation.

6Ces collections privées, achetées en 1804 pour renforcer la documentation juridique de la secrétairerie d'État sur ordre du premier consul, finirent par entrer aux Archives nationales avec les grands versements consécutifs à la Révolution de 1848, où elles formèrent le cœur d'une série dénommée « Archives imprimées » (Série AD). Vingt ans plus tard cette série accueillera une nouvelle collection d'éphémères administratifs réunie au moyen d'une forme de dépôt contractuel sollicité auprès des administrations par le directeur des Archives nationales, inquiet du tarissement de versements d'archives retenus par des ministères trop bien équipés en services et bibliothèques propres. Voilà ce qu'il écrit dans son rapport au ministre de 1872 :

Les Archives nationales ne renferment pas seulement des papiers manuscrits; elles ont aussi un riche ensemble de ces pièces imprimées qui furent jadis exclusivement destinées au service des administrations et n'ont point, en conséquence, été mises dans le commerce. C'est ce qui fait de ces impressions des documents presque aussi précieux que les manuscrits eux-mêmes. Il importe que cette collection soit tenue aussi complète et aussi au courant que possible; et, dans ce but, j'ai sollicité des diverses administrations le dépôt aux Archives de deux exemplaires au moins de chacune des instructions, circulaires et pièces analogues qu'elles font imprimer pour leur usage.

7Tout comme les collections du Dépôt des Lois, ces « pièces imprimées qui n'ont pas été mises dans le commerce », réunies sous la dénomination volontairement ambigüe d'« Archives imprimées », finirent par cohabiter avec les fonds d'édits, arrêts, ordonnances, circulaires et instructions constitués par les administrations centrales, entrés par versements administratifs et intégrant les séries régulières du cadre de classement des Archives nationales. Le lecteur s'y perd parfois, mais on y fait souvent de très utiles découvertes.

8Que conclure de ce long périple au bout duquel se côtoient (sans se rencontrer) dans une même institution patrimoniale les mêmes documents, d'abord constitués en séries « organiques », puis imprimés à la feuille, enfin réunis en collections, patrimonialisées, à leur tour ? Comment nommer ceux de ces documents que l'on trouve dispersés dans les collections d'ephemera, témoins d'autres types d'appropriation et de circulation ? Sans doute faut-il admettre, comme nous y engage Antonio Castillo Gomez, qu'une pièce n'est pas un éphémère par nature mais bien plutôt selon ses conditions d'usage ; et que de la variété des usages peuvent naître des avatars documentaires, fruits d'intéressantes mutations.

Des collectes systématiques sans collections : les ephemera dans les dossiers d'affaires de police administrative ou de procédures judiciaires

9Autre type de rencontre : les éphémères retenus dans certains dossiers administratifs ou judiciaires. C'est le cas des dossiers d'instruction des affaires de police administrative ou de procédures judiciaires, dossiers bien connus des historiens qui en exploitent les ressources depuis déjà longtemps.

Des éphémères dans les dossiers de police administrative : le cas des affiches de spectacle

10Dans le cadre d'un travail sur les spectacles de marionnettes au xixe siècle, une série de dépouillements menés dans différents services d'archives à la recherche de demandes d'autorisations de représentations d'un spectacle ont permis d'identifier ces dossiers comme étant régulièrement alimentés en affiches, tracts ou programmes de spectacles. Les lois et règlements en vigueur au xixe siècle attribuaient la police des théâtres aux maires, en province, et au préfet de police, à Paris, où le recueil obligatoire des affiches déposées par les entrepreneurs de spectacles pour obtenir l’autorisation de donner une représentation relevait des commissariats de l'arrondissement d'implantation du lieu de spectacle. On peut observer, par exemple, que le dossier du Théâtre Holden comprend bien une affiche et un tract programmatique des spectacles de clown et de marionnettes fournis par la troupe, déposé par le directeur, selon le règlement en vigueur, en même temps que sa demande d’ouverture de la salle du 11, faubourg Poissonnière : il s’agit bien d’une mesure de surveillance préventive qui s’accompagne par ailleurs d’un service posté devant veiller au respect de l’ordre public. De la même manière, les dossiers de la série « Police locale » consacrés à la surveillance des théâtres conservés dans les archives municipales de la ville de Charleville, révèlent la présence assez systématique de tracts d’entreprises de spectacles forains venant se produire temporairement dans la ville. Dans ces deux cas, nous sommes bien face à un recueil systématique (mais pas une collection !) de la part de l’administration locale. À l’inverse, les fonds provenant du bureau des théâtres du ministère de l'Intérieur conservés aux Archives nationales concernant les dossiers de demandes d'ouverture de théâtres et spectacles en salle pour la ville de Paris ne conservent qu'exceptionnellement cette typologie documentaire : l'absence d'affiche paraît normale, les procédures de contrôle ou de gestion entrant dans les attributions de ce bureau ne prévoyant pas le recueil d'affiches ou de programmes des spectacles pour l'instruction de ses propres dossiers. A contrario, la présence exceptionnelle (tout aussi invisible dans l’inventaire) dans le dossier du Gymnase enfantin d’une affiche timbrée annonçant une représentation s'explique par le fait qu'elle sert de preuve, en complément du procès-verbal, pour constater les faits d’infraction à la règlementation autorisant l’ouverture de cette salle et lui interdisant de jouer tout ouvrage appartenant à l’art dramatique, infraction entraînant une fermeture administrative de la salle.

11Ces exemples appellent trois observations. La première concerne la collecte : une administration peut être le lieu d'une collecte d'éphémères très productive, qui peut parfois avoisiner un idéal d'exhaustivité rarement atteint par les collectionneurs, si et seulement si le recueil de ces documents lui est règlementairement prescrit pour justifier une décision dont elle a la charge. La seconde concerne le signalement : il y a peu de chances pour que les pièces retenues dans ces conditions dans les dossiers administratifs fassent l'objet d'un signalement spécial dans les inventaires, leur recueil allant de soi dans la définition de l'activité de l'administration concernée, qu'il faut donc pouvoir identifier. La troisième concerne la constitution de ces pièces en collections : les exemplaires recueillis restent isolés les uns des autres, dispersés parmi les pièces de chacun des dossiers. La collection existe virtuellement, mais il est impossible de bénéficier des effets scientifiques que créent la juxtaposition et l'organisation matérielle des pièces au sein d'une collection véritable. L'extraction de ces documents, quelquefois pratiquée, annule tout à la fois la juste lecture du dossier et les moyens de mesurer le degré de représentativité de la collection réunie. La solution d'une collection factice constituée à partir des représentations numériques des pièces est en ce cas très pertinente. Elle est souvent réalisée par les lecteurs avec leur propre matériel photographique, mais aussi mise en œuvre dans le cadre de programmes de recherche ou de conservation patrimoniale.

Tracts & affiches dans les dossiers de procédures judiciaires

12Les dossiers de procédures judiciaires offrent un autre exemple d'éphémères « organiquement » intégrés dans des dossiers de travail. C'est le cas des dossiers des juridictions d’exception instituées par le gouvernement de Vichy (loi du 14 août 1941 réprimant l'activité communiste ou anarchiste) auprès de chaque tribunal militaire ou maritime ou, à défaut, auprès d'une section de la cour d'appel. Ces sections spéciales ont eu pour mission de juger, directement et sans instruction préalable, les individus arrêtés en flagrant délit d'infraction pénale résultant d'une activité communiste ou anarchiste. Organe de la répression judiciaire des organisations communistes en France, leur champ d'action s'étendit à partir de la loi du 18 novembre 1942 à la « subversion sociale et nationale » avec pour objet de juger les crimes et délits commis contre la sûreté extérieure de l'État. On trouve dans les scellés des dossiers de ces sections spéciales du matériel de propagande (brochures et opuscules, journaux, tracts, affichettes, etc.), des documents sur les membres des réseaux (liste de militants, cartes d'adhérents, livret militaire, etc.) et sur leurs modes opératoires (fausse carte d'identité, faux ausweiss, autorisation de circuler, etc.). Plus de 3 000 pièces uniques qui peuvent être considérées comme des « éphémères » ont été recensées : presse clandestine et tracts (brouillons et versions diffusées) clandestins manuscrits, ronéotypés, dactylographiés, imprimés, stencils, brochures clandestines imprimées, ronéotypées, dactylographiées, affiches clandestines manuscrites, ronéotypées (brouillons et version diffusées).

13La description à la pièce de tous ces documents, qui s'effectue selon un modèle inspiré de la description bibliographique, permet de mesurer l'intérêt majeur de ce fonds qui constitue un instantané de l'activité clandestine du PC réalisé entre 1941 et 1944 par le biais du travail de la police, notamment des brigades spéciales, puis de la justice : des centaines de corpus ont été figés par les scellés, révélant ainsi le contenu des dépôts communistes clandestins à partir desquels s'effectuait la distribution de la propagande. Bien évidemment aucune des publications qu'on y trouve n'a fait l'objet d'un dépôt légal. Quant aux autres documents, de par leur contenu ou leur matérialité modeste, fragile, ou encore du fait des consignes de discrétion et de destruction des stocks données aux militants, ils n'avaient pas vocation à perdurer dans le temps. La description des pièces saisies faite par les policiers indique par ailleurs souvent le nombre d'exemplaires de chaque tract, papillon ou brochure détenu par l'inculpé (qui peut aller dans certains cas jusqu'à 100 000 exemplaires d'un document comptés dans un seul dépôt ou une seule cache). Le dépouillement de toutes ces informations, ainsi que la comparaison du contenu de chaque dépôt en termes de « titres » pourra permettre de mesurer les moyens et l'ampleur de l'organisation de conception, fabrication, duplication et diffusion de ces supports mise en place par le parti communiste clandestin.


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14Le traitement de ces scellés est en cours aux Archives nationales. Les questions méthodologiques qui sont en jeu concernent un grand nombre de fonds où doivent être conservés sans les dissocier des documents qui appartiennent à des mondes documentaires différents et dont cependant l'analyse et la lecture doivent rester communes. Ménager les continuités qui existent entre les procédures judiciaires, décrire la structure interne des documents saisis, permettre la lecture en série des tracts, des brochures, des revues clandestines en respectant leur enchevêtrement au sein de chaque scellé, ces exigences représentent un condensé des difficultés et des défis qui entourent le traitement des fonds d'archives contenant des éphémères comme celui des éphémères dans les fonds d'archives. L'interopérabilité de plus en plus grande entre systèmes de description bibliographiques et archivistiques, « les facilités qu'offrent les archives et les bibliothèques numériques » qu'évoque Antonio Castillo Gomez et la multiplication de projets interdisciplinaires qu'il appelle de ses vœux devraient contribuer à mener à bien le traitement de ces fonds.