L’embarras du choix ? Complexité & perplexité dans le catalogage des éphémères de la John Johnson Collection
1En quoi consiste une collection ? On débute peut-être avec une idée, un thème, un genre qui nous intéresse, et on commence à acquérir. Petit à petit on trie, on affine les critères, et on devient spécialiste soit du thème d’origine, soit d’un sujet dicté par l’évolution de la collection elle-même. C’est l’organisation qui différencie la collection de la pure accumulation. Dans un monde idéal, on passe ensuite à la documentation pour faire l’inventaire de ce que l’on possède et le rendre public, aussi bien pour éviter d’acquérir des doubles que pour évaluer la collection au sens culturel et financier. Et la collection prend vie avec l’interprétation, l’apport intellectuel.
2Les éphémères peuvent constituer des collections entières ou faire partie de collections consacrées à des thèmes plus larges – les personnages comme Napoléon, par exemple, l’histoire de l’optique, ou bien les histoires de villes, de lieux publics, etc.
3Les institutions sont remplies de collections privées, devenues publiques soit par le souhait du collectionneur, soit par le manque d’intérêt des héritiers. Elles s’entrecroisent pour donner des aperçus parfois inattendus de notre histoire. C’est à cette juxtaposition de collections disparates, complémentaires, tributaires au fil des ans et du hasard et des objectifs du moment de l’institution qui les conserve, qu’ont affaire la plupart des professionnels du métier : archivistes, documentalistes et bibliothécaires.
La constitution d’un catalogue : l’exemple de la John Johnson Collection
4Mon cas est un peu à part. Je m’occupe d’une seule grande collection, comprenant quelques collections préexistantes, certes, mais choisies (pour la plupart) par le collectionneur d’origine, John de Monins Johnson. Une collection limitée à des éphémères mais volontairement illimitée quant aux thèmes et aux genres. Comme la collection de Maurice Rickards à Reading (conçue pour être la base de l’encyclopédie des éphémères), la John Johnson Collection a été créée pour être une collection de référence, pour montrer justement ce que pouvaient apporter les éphémères à notre compréhension de l’histoire.
5 C’est une collection préservée dans une grande bibliothèque, mais qui a eu une relation assez ambiguë avec la Bodleian, qui a supprimé les éphémères dans les années 1930 – suite à un manque d’espace, mais aussi, plus profondément, parce que les éphémères étaient censés manquer de sérieux, n’apportant rien à la science :
Une nouvelle disposition des Statuts permet à la Direction d'éliminer de la bibliothèque tout document sans valeur littéraire ou artistique ou de genre éphémère, si elle n’a pas d’intérêts à l’inclure dans son catalogue ou à le garder sur ses rayonnages1.
6John Johnson appelait sa collection « a museum of common printed things » mais rêvait parfois qu'elle devienne une aile typographique de la Bodleian. La bibliothèque a fait volte-face douze ans après la mort de John Johnson et sa collection y a été transférée en 1968.
7Johnson a trié la plupart de sa collection par thème mais une partie est consacrée aux genres, tels que les cartes-adresse, les billets d’entrée, les menus ou les marques-page. Les grands thèmes se distinguent à première vue par la couleur des boîtes. Pour chacun des 680 sujets, il y avait un répertoire, simple et efficace. Nous avons hérité de ces répertoires de John Johnson et nous les créons toujours, de plus en plus détaillés en complément de notre catalogage, pour donner une vue d'ensemble du contenu de la collection, ce qui manque dans le catalogage. Pour les maintes sections de la Collection qui n’ont pas encore été cataloguées, c’est tout ce qui est disponible d’ailleurs.
8Au cours de ma vie professionnelle d'une trentaine d'années, j'ai fait des listes écrites à la main ou tapées à la machine, et des fichiers. Tout a brutalement changé pour le mieux dans les années 1980 avec nos premiers ordinateurs. On est passé aux listes électroniques et ensuite aux PDF et aux bases de données en très peu de temps. Les microfiches, les microfilms, les photos et les diapositives ont laissé la place à la numérisation et à l'océrisation. Nos experts en « ballads » expérimentent actuellement à la Bodleian la reconnaissance électronique des images, qui permet de constater qu'un bois gravé a pu être utilisé pour une multitude de « ballads» différentes. Il faut toujours se réinventer et, parfois s’y reprendre à plusieurs reprises – reculer pour mieux avancer !
9Je pense à la bénévole qui a travaillé avec moi il y a 25 ans, qui a fait un fichier des programmes de théâtre, dépassé ensuite par le catalogage, et à un professeur américain qui a gagné un prix pour sa bibliographie des représentations théâtrales des romans de Dickens, travail pour lequel il lui a fallu parcourir des centaines de boîtes, et qui est maintenant possible avec quelques clics de souris !
10Cette évolution du catalogage a une conséquence majeure : les gens n’ont plus besoin de venir sur place (ou d’écrire au bibliothécaire) pour consulter nos catalogues (ou au moins ceux qui sont en ligne : il y a une grande différence !). Ils s’attendent à ce que tout soit, comme par miracle, en ligne et accessible par des moteurs de recherche sophistiqués sur les écrans de leurs ordinateurs, tablettes ou portables. Il faut donc trouver les moyens de communiquer avec ce public invisible mais exigeant et l'aider à trouver ce qu’il recherche par le plus grand nombre de voies possibles, y compris les média sociaux tels que Twitter (@jjcollephemera), les blogs (l’un consacré aux ressources numériques sur les éphémères et l’autre à l’actualité de la John Johnson Collection) ou bien Facebook (avec la page de la John Johnson Collection). On peut initier un nouveau public aux éphémères en privilégiant des documents qui se rapportent à l'actualité ou aux « tendances » du moment, en utilisant des hashtags, établissant ainsi des liens non seulement avec le passé mais avec le présent. Et l’on peut aussi facilement annoncer et diffuser des nouvelles. C’est ainsi que je prends connaissance de ce qui se passe dans d’autres collections partout dans le monde.
11Mais je voudrais revenir un peu sur l'histoire du catalogage de la John Johnson Collection. Si, par l'exposition phare de 1971 qui a introduit à la fois la collection et les éphémères au grand public, la Collection a été quelque temps la vedette, elle est restée dans les coulisses en ce qui concerne le catalogage, manuel, bien sûr, à l’époque.
12Cependant Donald Wing avait inclus les éphémères typographiques dans le Short Title Catalogue pour le xviie siècle ; le ESTC (Eighteenth Century Short Title Catalogue, puis English Short Title Catalogue) a fait de même pour le 18 xviiie, améliorant ainsi la réputation des éphémères au sein de la communauté universitaire en les introduisant dans ces bases de données bibliographiques. C’était capital pour faire reconnaître l’importance des éphémères, même si les documents gravés restaient et restent toujours exclus.
13On n'a commencé à cataloguer (au sens propre du terme) la John Johnson Collection qu'en 1995. Les ordinateurs nous permettant un nombre presque illimité de renvois, on n’était plus obligé de se fier à la mémoire bien faillible de la documentaliste !
La spécificité du catalogage des éphémères
14Mais comment faut-il au juste cataloguer les éphémères?
15D’une certaine manière le système, ou du moins la manière de penser, est dicté par le type d’institution où l'on travaille. Les bibliothèques, les musées et les archives ont tous vite développé leur propre système de catalogage mais sans que les éphémères constituent la préoccupation majeure, bien entendu. Ce qui fait que les éphémères, déjà jugés difficiles, ont eu de nouveaux obstacles à surmonter : se plier aux exigences des systèmes de catalogage conçus pour les objets (dans les musées), les archives (où le document individuel est soumis au fonds dont il fait partie) ou les livres pour les bibliothèques. Les professionnels spécialisés dans les éphémères étant très peu nombreux et très dispersés, il n’a jamais été question de créer un système pour eux, comme cela a été fait dans le monde de la cartographie.
16Le regretté Nicolas Petit, et bien d’autres, ont qualifié les éphémères de « non livres ». On pourrait aussi les qualifier de non artefacts, de non manuscrits et de non estampes. Ma compétence est strictement limitée aux bibliothèques et c’est de cela que je vais parler.
17La plupart du temps, les éphémères manquent des éléments essentiels au catalogage de livres : les titres, les auteurs, les éditeurs et les dates. On peut les cataloguer en utilisant le standard bibliographique AACR2 en MARC (Machine Readable Catalogue), mais avec beaucoup de champs vides ou en fournissant des titres factices.
18Pourtant, les éphémères ont des atouts importants qui sont leur format et leur graphisme. Le format de feuilles volantes fait qu’on voit tout de suite le document entier. En plus, la mise en page et l’éventuelle illustration sont conçues pour qu’on tire à première vue l’essentiel du document, qui ne saurait se réduire en titre, auteur et nom d’éditeur. On est quasiment contraint de tenter de cataloguer le contenu, que ce soit le texte ou (pour les éphémères illustrés) les éléments graphiques. De plus, le catalogage et la numérisation libèrent les éphémères de leur classement physique en permettant aux chercheurs de créer des séquences virtuelles en fonction de leurs intérêts.
19J’ai eu la chance de convaincre les responsables de la Bodleian que les éphémères ne rentraient ni dans le système bibliographique MARC, ni dans le système EAD (Encoded Archival Description) que nous utilisons pour les archives. J’ai donc eu la chance, ou bien la folie (ce n’est pas à moi d’en juger !), de partir d’une feuille blanche, avec un collègue spécialisé dans nos collections chinoises (et doué en technologie et en l'occurrence, en allemand, ce qui est très efficace pour comprendre le manuel !), qui avait adopté, surtout à cause des caractères chinois, le système allemand Allegro, base de données très flexible, et très utilisée en Allemagne pour le catalogage traditionnel de livres dans le système MARC. C’est David Helliwell qui a travaillé sur l’aspect technique de notre système de catalogage naissant. Toujours en évolution, ce dernier a pour but de mettre en valeur les atouts des éphémères et non pas leurs manques. On a créé des champs pour chaque élément identifié, avec l'idée d'en inclure le maximum possible dans nos notices. Mes expériences passées avec les chercheurs m’avaient appris que ce qu'on exclut est précisément ce que les chercheurs de l'avenir vont réclamer. Nos notices sont donc longues !
20Je ne vais pas rentrer dans les détails. Vous pouvez facilement trouver notre format sur la toile. Vous allez rapidement vous rendre compte que ce système doit beaucoup au catalogage des livres.
21Il y a bien sûr les titres, les auteurs, les éditeurs et les dates quand ils existent, mais aussi les titres de divertissement (titres certes, mais non pas du document), les noms de comédiens, de criminels, d'artistes, de lieux (quelle que soit leur fonction), l'iconographie. La différence avec le catalogage traditionnel est que chaque élément a son propre champ afin de pouvoir l'isoler facilement. Cela a permis à notre partenaire ProQuest du projet The John Johnson Collection : an archive of printed ephemera de créer cinq écrans de recherche différents pour chacun des grands thèmes du projet. C’est ProQuest aussi qui a fait l’océrisation avec le « hit highlighting ».
22Notre système de catalogage s'exporte facilement, ce qui nous a permis de l'employer pour tous nos projets, collaboratifs ou non. Les index sont très flexibles aussi, créés non seulement avec des champs principaux mais avec des sous-champs et même avec des listes délimitées avec un point-virgule. Étant donné l’absence de système universel pour les éphémères, j’avoue que je ne regrette rien ! Cependant l’idéal reste bien un système universel et international pour les éphémères.
Quelle terminologie ?
23Mais… après avoir erré librement dans nos champs (si vous me permettez le jeu de mots), on a bien envie de revenir au bercail et de rentrer au maximum dans les cadres. Et c’est là, bien sûr, le rôle des thésaurus. Nous piquons dans les assiettes des thésaurus, surtout ceux conçus pour les bibliothèques anglophones : le LCNAF (Library of Congress Name Authority File) pour les noms ; le LCSH (Library of Congress Subject Headings) pour le sujet des textes ; le LCTGM (Library of Congress Thesaurus for Graphic Materials), Iconclass et parfois AAT (Art and Architecture Thesaurus de Getty) pour les images. Tout cela dans le but de rendre notre catalogue (qui restera à part) accessible à la recherche à travers SOLO – le moteur de recherche de la Bodleian qui vise à être, comme le nom l’implique, le moyen de trouver tous les documents de la Bodleian, dans tous les catalogues à la fois. Beaucoup de travail de « mapping » reste à faire avant d’atteindre ce but, mais la moindre des choses est d’avoir un vocabulaire commun.
24Reste la terminologie propre aux éphémères, celle des genres. Il y en a tellement. Jusqu'à maintenant on a choisi dans les thésaurus existants : le Library of Congress Thesaurus for Graphic Materials (genre terms), le thesaurus de la Rare Books and Manuscripts Section of the Association of College and Research Libraries, le Art and Architecture thesaurus (Getty) et le thésaurus en brouillon de l'Université de Reading dont Michael Twyman nous a parlé et qu’on nous a autorisés à employer bien avant la publication. J'espère qu’il sera adopté par les professionnels pour qu'on puisse avoir au moins une norme en commun. Nous avons ajouté la source de chacun de nos termes et nous pourrons facilement remplacer des termes avec ceux de Reading. Ce travail magnifique est un véritable pas en avant dans ce monde négligé des éphémères.
25Que nous réserve l'avenir ? Je voudrais bien avoir une boule de cristal ! Mais je suis certaine que l’ère des éphémères est arrivée et que l’évolution sera passionnante.