Colloques en ligne

Kirill Feferman

La Shoah dans le prolongement de la Guerre civile de Russie

1Même si l’on considère généralement que la Shoah est le fait de l’Allemagne nazie, on doit reconsidérer ce problème lorsqu’il s’agit des massacres perpétrés contre les Juifs sur le territoire soviétique. L’occupation allemande a fourni à toute une partie de la population non juive des territoires occupés la possibilité de régler à la fois d’anciens comptes avec les Juifs datant de la Guerre civile et des comptes nouveaux apparus durant la période soviétique.

La guerre civile (1918 à 1921)

2La guerre civile, qui a duré trois ans, a touché le pays dans son ensemble1, dans toutes ses régions. Elle a affecté des millions de personnes de tous groupes ethniques et ce qui a valu dans la communauté juive n’a pas été une exception. La violence physique contre les Juifs a connu un niveau sans précédent, s’exprimant principalement dans une vague de pogroms de grande ampleur dans de nombreuses parties du pays.Il faut toutefois porter une attention particulière aux pogroms perpétrés pendant la Guerre civile en Ukraine, car c’est là qu’une deuxième vague de pogroms s’est déchainée lorsque cette région a été occupée par l’Allemagne nazie. Dans d’autres régions (pays baltes, Biélorussie) où la population locale a pris une part active à la « solution » de la question juive de 1941 à 1944, on n’avait cependant pas enregistré une telle explosion d’attitudes anti-juives pendant la Guerre civile2. Cela est lié aux particularités de l’histoire de ces territoires qui, de 1917 à 1920, ont connu une stabilité politique plus grande. Elle a été parfois le résultat de la victoire rapide et décisive de l’Armée rouge (Biélorussie) ou parfois la conséquence de la victoire des adversaires des bolcheviks (États baltes). Quant à l’Ukraine, elle s’est distinguée par une période assez longue d’instabilité qui s’est exprimée dans l’effondrement du contrôle du gouvernement central, une sensible augmentation du pouvoir des chefs de guerre locaux, le déchaînement de la criminalité, le passage fréquent du pouvoir régional de main en main (rouges, blancs, administration centrale ukrainienne), la détention d’une grande quantité d’armes par la population3. Il faut sans doute y ajouter un degré particulièrement élevé de l’état d’esprit antijuif dans la population locale. En raison de tous ces facteurs, ce sont les Juifs d’Ukraine qui se sont trouvés dans la situation la plus vulnérable au cours de la Guerre civile.

3La violence subie par les Juifs durant cette période a été sans précédent dans l’histoire contemporaine en général et même dans l’histoire des juifs russes, pourtant habitués à l’obligation de ne pas sortir de la zone de résidence, à la discrimination et aux pogroms4. Des dizaines de milliers de Juifs ont été tués, des milliers de femmes juives violées, un nombre considérable de Juifs ont perdu leurs biens5. Cela représentait le plus grand pogrom anti-juif depuis la période de Khmelnitski. En effet, presque toutes les catégories de la population, y compris les gouvernements locaux dans toutes les régions où la guerre civile a sévi ont été impliqués dans cette violence. Ils représentaient différentes forces politiques : nationalistes russes dans les armées blanches, nationalistes ukrainiens dans les forces subordonnées au gouvernement ukrainien, et en outre de nombreuses bandes opéraient sur les terres où il n’y avait aucun gouvernement. Ironie du sort, la seule force qui protégeait les Juifs à cette époque dévastatrice était l’armée allemande, mais elle s’est retirée de Russie à partir de novembre 1918.

4Les Rouges se sont peu à peu avérés être la seule force prête à arrêter cette vague croissante de violence contre les Juifs6. Lénine lui-même n'a pas hésité à déclarer publiquement son opposition radicale à l'antisémitisme7. Il a expliqué la violence anti-juive comme une tentative pour détourner l'opinion publique de la lutte des classes. Toutefois, il faut rappeler que les troupes rouges ont été également impliquées de temps à autre dans les pogroms contre les Juifs, mais à un degré moindre que les autres belligérants. La seule différence, mais de taille, entre les Rouges et tous les autres belligérants, était que les Rouges s’en sont pris à ceux qui avaient participé aux pogroms. Cependant les bolcheviks ont persécuté leurs ennemis de classe juifs avec plus d'acharnement que ceux des autres groupes nationaux. On peut supposer qu'ils ont ainsi essayé de démontrer qu'il ne fallait pas les associer avec les Juifs.

5La question à laquelle nous n’avons pas de réponse univoque, est de savoir si la violence anti-juive s’est dès lors tarie à l’issue des trois ans de guerre ou si, après avoir été réprimée par les bolcheviks triomphants, elle est restée en sommeil, n’attendant qu’un déclic pour renaître ?

La période de l’entre-deux-guerres : l’antisémitisme ne disparaît pas

6Dans les années 1920-1930, le régime bolchevique est devenu peu à peu un totalitarisme de plus en plus soucieux de trouver des ennemis à travers le pays8. D’autre part, dans le cadre de la politique nationale soviétique, les Juifs, de même que les autres peuples victimes de discrimination sous le régime tsariste, ont profité de leurs nouveaux acquis9. Les restrictions visant les Juifs ont été complètement annulées et ils ont fait des progrès considérables sur l’échelle sociale10. Cette avancée a été très remarquée par la population non juive qui comparait la situation nouvelle des Juifs avec celle qui prévalait sous l’Empire, où leur présence était relativement faible dans les postes-clés.

7Les manifestations d’antisémitisme étaient interdites dans le domaine public11 et, compte tenu du caractère autoritaire de l’État soviétique, l’effet en était ressenti dans la sphère des relations privées entre Juifs et non-Juifs12. C’était là un net contraste avec les vagues d’antisémitisme peu réprimées et parfois encouragées par l’État dans la Russie prérévolutionnaire13. Certains Juifs, en particulier ceux de la nouvelle génération qui furent soumis à un travail idéologique particulièrement minutieux de la part des autorités, en tirèrent la conclusion que c’en était fini de l’antisémitisme de masse en Union soviétique.

8La politique de l’État soviétique conduisit à une large intégration des Juifs, inconnue jusqu’alors, dans l’appareil d’État. Il faut spécialement noter le niveau très élevé de la représentation des Juifs dans les organes répressifs soviétiques (Tchéka- Guépéou-NKVD)14. Leur disgrâce a lieu à la fin des années 1930 (dans le cadre des « grandes purges »). Elle ne revêtait pas de caractère antisémite explicite et n’était pas affichée comme telle par la propagande soviétique, mais il s’agissait de briser la vieille garde bolchevique dans laquelle les Juifs étaient largement représentés. C’est pourquoi, même si les purges ont réduit sensiblement la part des Juifs dans l’appareil administratif soviétique, y compris dans les services de sécurité, ce phénomène n’a pas ébranlé les convictions de la population.

9D’autre part, les répressions incessantes et de plus en plus violentes de la part du régime soviétique contre des groupes variés et mal définis de la population (lors de la collectivisation, la famine artificielle (Holodomor) etc.)15 firent un grand nombre de victimes. Il est évident que ces répressions ont abouti à un large mécontentement envers le régime et parallèlement, comme l’ont montré les événements de la Deuxième Guerre mondiale et la Shoah, à un rejet croissant et parfois à la haine à l’égard des Juifs.

Les facteurs d’apaisement

10Cependant la stabilisation et parfois le renforcement de l’antisémitisme dans la population de l’URSS ont été, dans une certaine mesure, contrebalancés par les mutations qui ont eu lieu au sein de la société soviétique dans les années 1920–1930. Il s’agit avant tout de la conception bolchevique de l’internationalisme au nom de laquelle on éduquait les Soviétiques dans l’esprit de « l’amitié des peuples ». Une partie de la population soviétique, surtout la jeunesse, qui subissait une pression idéologique particulièrement forte, se mit dès lors à considérer les Juifs comme des égaux. C’était là un facteur nouveau par rapport à la Guerre civile. Il joua un rôle positif qui accrut le nombre de ceux qui manifestèrent de la sympathie envers les Juifs pendant la Shoah16.

11En outre la suppression des limitations mises à l’accès à l’emploi et aux déplacements fit que des masses de population juive avaient quitté les shtetls pour rejoindre les grands chantiers du socialisme. Très souvent leur cercle d’amis s’était élargi à des collègues non juifs. Ces relations de travail, nouées dans la période d’avant-guerre, permettront qu’une partie des non-Juifs, anciens collègues de Juifs, tendent la main aux Juifs persécutés durant la Shoah. De même, beaucoup de Juifs s’étaient engagés dans des mariages mixtes. Cela n’empêcha pas la présence de l’antisémitisme, souvent même parmi les membres de ces familles. Cependant, ce phénomène donna naissance à une couche nouvelle de population non juive mais unie par les liens du sang avec des Juifs. Ce facteur nouveau, qui était très rare dans l’Empire russe et dans la période des pogroms de la Guerre civile, jouera un rôle important pendant la Shoah et entraînera une augmentation importante du nombre des non-Juifs qui sauveront des Juifs devenus leurs parents.

12Il faut aussi noter une intéressante tentative des milieux juifs des pays étrangers qui visait à faire baisser la pression de l’antisémitisme en URSS en faisant parvenir des colis alimentaires « juifs »17. Ces milieux restaient sceptiques face aux prédictions officielles optimistes sur la disparition rapide de l’antisémitisme en URSS. Il faut dire qu’il n’existait pas à cette époque d’organisations juives soviétiques se fixant pour but de combattre l’antisémitisme en URSS. Les diverses structures juives, dont les dernières ont disparu au début des grandes purges (sections juives du PC (b), OZET Komzet, Organisation et Comité pour l’installation des travailleurs juifs sur les terres), considéraient l’antisémitisme sous l’angle de l’idéologie marxiste en renvoyant à la lutte des classes et estimaient que le problème se résoudrait à mesure de l’avancement de la construction du socialisme en URSS. On croyait que les contradictions nationales disparaîtraient avec la résolution des contradictions économiques et l’élimination de la couche des exploiteurs et des nationalistes au sein de tous les peuples, parmi lesquels les Juifs18. C’est ainsi qu’on encouragea les Juifs à travailler la terre19. La Shoah a montré qu’une grande partie de ces vues relevait du dogme idéologique et était coupée de la réalité. Cependant, l’effet des mesures mises en place par ces organismes et l’encouragement soutenu à l’intégration de la population juive, a favorisé dans une certaine mesure l’augmentation du nombre des personnes ayant une attitude positive envers les Juifs.

13Cependant ces tentatives se sont avérées insuffisantes pour briser les tendances au développement de l’antisémitisme avant l’entrée en guerre de l’Allemagne contre l’URSS en juin 1941. Parmi les mesures que l’on aurait dû adopter, mais qui ne l’ont pas été pour des raisons idéologiques ou suite à des considérations pragmatiques, il aurait fallu avant tout une politique étatique visant à inculquer aux Soviétiques l’idée du caractère inadmissible de la violence physique, en particulier si elle se fonde sur critère racial ou religieux. Il va de soi que des procès publics envers des individus coupables de pogroms et d’incitation à la haine contre les Juifs auraient pu jouer un rôle formateur important. Mais de tels processus ne pouvaient pas se produire dans la société telle qu’elle était conçue par les dirigeants soviétiques dans l’entre-deux guerres. Cette société n’accordait pas de place à la discussion ouverte, en particulier sur la question de l’antisémitisme. A la veille de l’invasion allemande, la société soviétique avait perdu l’habitude de telles discussions, par contre, elle était imprégnée par la dénonciation, la peur et le cynisme, qu’orchestraient les organes de répression et la machine de propagande20.

L’antisémitisme, une bombe à retardement

14Ainsi, nous avons toutes les raisons de considérer les années 20 et 30 comme la phase réprimée de la Guerre civile. Bien entendu, la « question juive » ne constituait qu’une part des dissensions qui opposaient les différentes couches de la société soviétique, et qui n’étaient pas exprimées étant donné que les bolcheviks, vainqueurs de la Guerre civile, n’étaient pas enclins à laisser pratiquer un dialogue, quel qu’il soit, entre les forces de la société soviétique. En conséquence, dans la période de l’entre-deux-guerres, l’attitude envers les Juifs passa au rang des questions que l’on cessait de discuter21. Officiellement, on condamnait l’antisémitisme. Une partie des citoyens soviétiques qui exprimaient publiquement des opinions antisémites étaient condamnés dans le cadre du code pénal en vigueur. Cela se produisait en général suite à des plaintes déposées par les Juifs concernés. Dans la société occidentale contemporaine, ces actes ont été inclus depuis longtemps déjà dans le mécanisme judiciaire. Dans la société soviétique d’avant-guerre, ces plaintes étaient considérées par ceux qui étaient hostiles aux Juifs comme une pratique de délation et n’étaient alors qu’une preuve de plus de ce que les Juifs et le pouvoir soviétique ne formaient qu’un.

15Il semble que les autorités ne se faisaient pas d’illusions sur la fin de l’antisémitisme dans la société soviétique. Le réseau d’informateurs de la GPU-NKVD en avait enregistré des formes de manifestation dans toutes les couches de la société soviétique22. Il semble également que la direction soviétique ait cherché à desserrer un peu le lien étroit qu’elle entretenait avec les Juifs et qui ne pouvait que nuire à sa popularité en politique intérieure. C’est ce qui peut expliquer le nombre insignifiant de déclarations officielles sur ce sujet et en premier lieu de Staline. Le cas le plus éloquent est l’interview donnée par Staline à l’Agence télégraphique juive en 1931, dans laquelle il condamnait vivement l’antisémitisme, mais qui n’a jamais été publiée en URSS. Cette déclaration de Staline a été mentionnée publiquement par Molotov en 1936, ce qui avait bien entendu une résonnance moindre qu’un discours direct du chef.

La Deuxième guerre mondiale : la rupture des digues

16L’occupation allemande a établi un retour à la situation antérieure. Les Allemands présentaient leur arrivée comme une sorte de revanche sur la victoire des Rouges lors de la Guerre civile, ce qui leur permit dans une certaine mesure de légitimer leur occupation. Dans ce cadre, tout ce qui s’associait au pouvoir soviétique était aboli. Sous le règne de l’« Ordre nouveau », toute personne accusée d’être un activiste soviétique risquait sa vie. L’annulation totale de l’émancipation des Juifs fut un des premiers décrets du régime d’occupation. Les Juifs furent immédiatement rejetés dans le statut d’individus de seconde sorte qui était le leur sous l’Empire. Cependant il apparut bien vite que ce n‘était là qu’une première phase, alors que le véritable but des nazis consistait dans l’anéantissement physique des Juifs et dans le retour à l’absence totale de droits qui était le leur pendant la Guerre civile23. Toutes les formes de violence contre les Juifs étaient autorisées et même encouragées par les nouvelles autorités.

17Mais les autres « survivances » du pouvoir soviétique comme les kolkhozes, furent maintenues en l’état, car les Allemands considéraient que cela leur était utile. En fait, sous le slogan du « judéo-bolchevisme », l'administration allemande a tenté de concentrer dans la violence contre les Juifs toutes les formes du mécontentement qui n’avaient pas pu s’exprimer sous le pouvoir soviétique.

18Pour la population locale, la nouvelle guerre et l’occupation allemande ont non seulement permis le pillage des biens juifs, mais ont aussi offert l’occasion de régler de vieux comptes de l'époque de la guerre civile. C'était une sorte de soupape qui avait été maintenue artificiellement fermée pendant vingt ans et qui s’ouvrait à présent. Durant la première phase de pogroms qui se déroula pendant quelques semaines après le début de l’occupation, tout non-Juif pouvait impunément tuer un Juif, violer une Juive et faire tout ce qu’il voulait des biens juifs. Mais par la suite, tout fut strictement contrôlé. La vie et les biens des Juifs appartenaient au Reich et au petit nombre de collaborationnistes que les autorités d’occupation autorisaient à s’approprier une partie des biens juifs spoliés24.

19Cependant le ressentiment contre les Juifs s’est accru également dans les territoires qui n’ont jamais été occupés par l'Allemagne nazie25. Nous ne pouvons affirmer avec certitude s’il s’agit là d’une manifestation d’antisémitisme proprement dit ou seulement de xénophobie26. Et on peut supposer que le brusque affaiblissement du pouvoir soviétique central, qui se battait pour sa survie27, conduisit à la « rupture des digues » concernant l’antisémitisme y compris dans les territoires contrôlés par les autorités soviétiques. Cependant, en dépit de cet affaiblissement et d’une certaine recrudescence de l’antisémitisme en URSS pendant la guerre, le pouvoir soviétique s’est fermement opposé à toute manifestation d’une violence physique active à l’égard des Juifs. Et pour toutes sortes de considérations, en particulier idéologiques et de politique extérieure, il ne pouvait accepter des explosions de violence de la population contre les Juifs28.


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20Beaucoup de Juifs soviétiques ont été surpris de voir la montée soudaine d'un antisémitisme génocidaire (dans les territoires occupés) et de l’antisémitisme « ordinaire » (dans les territoires soviétiques). Mais ces phénomènes n’étaient absolument pas soudains. L'antisémitisme radical qui sévissait dans l'Empire russe n’avait en rien disparu. Mais dans l'Union soviétique telle qu’elle était dans les années 30, il était presque impossible de le détecter. Il faut mettre au crédit de l'État soviétique d’avoir éduqué certaines parties de la population dans l'esprit de la « fraternité des peuples ». Mais au final, on constate que le résultat majeur de la politique soviétique avant la guerre a été d’étouffer tout ce qui concernait les dissensions entre Juifs et non-Juifs. Elle a fait naître une foi excessive, presque religieuse chez beaucoup de Juifs soviétiques, dans la puissance de l'État soviétique qui, en vingt ans, aurait réussi à guérir totalement la maladie incurable de l'antisémitisme.

21Contrairement à ce qui s’était produit pendant la Guerre civile, la persécution sous la forme de la destruction physique des Juifs, n'a pas eu lieu dans l'ensemble des territoires soviétiques, mais seulement dans les zones occupées par les Allemands. La Shoah a cependant trouvé un écho dans de nombreuses régions contrôlées par le pouvoir soviétique, où une forte augmentation des manifestations d'antisémitisme a été enregistrée. À cet égard, la Shoah en URSS, même si elle a été initiée par une puissance étrangère, peut être considérée comme la poursuite d'une évolution interne, ce qui nous permet de la considérer comme une nouvelle phase de la Guerre civile russe.