Colloques en ligne

Marie Frisson

Petits châteaux de Bohême, Prose et poésie de Gérard de Nerval : un prosimètre fantaisiste ?

« Loué soit Dieu ! puisque dans ma misère,
De tous les biens qu’il voulut m’enlever,
Il m’a laissé le bien que je préfère
O mes amis, quel plaisir de rêver,
De se livrer au cours de ses pensées,
Par le hasard l’une à l’autre enlacées,
Non par dessein : le dessein y nuirait.
L’heureux loisir qui délasse ma vie
Perd de son charme en perdant son secret ;
Il est volage, irrégulier, distrait ;
Le nonchaloir ajoute à son attrait,
Et sa douceur est dans sa fantaisie. »
Charles Nodier, Le Fou du Pirée, conte (1835)

.

« Supposez que je rêve. »
Jacques Derrida, Fichus (2002)

1À un Alexandre Dumas un peu trop prompt à enterrer sa raison, faisant rimer imagination avec hallucination, Gérard de Nerval répond dans la célèbre lettre-préface des Filles du feu : « Moi, je m’étais brodé sur toutes les coutures. – Du moment que j’avais cru saisir la série de toutes mes existences antérieures, il ne m’en coûtait pas plus d’avoir été prince, roi, mage, génie et même Dieu, la chaîne était brisée et marquait les heures pour des minutes. Ce serait le Songe de Scipion, la Vision du Tasse, ou la Divine Comédie du Dante, si j’étais parvenu à concentrer mes souvenirs en un chef d’œuvre1. » Par l’image de la broderie, c’est une des clés de l’œuvre nervalienne qui est donnée – une écriture masquant et exhibant les sutures, conjuguant goût de l’ornement et liberté de l’invention, dans le vœu tantôt jubilatoire, tantôt désespéré, de réunir des traits épars. On le voit, le poète s’inscrit ici dans la filiation d’une tradition allégorique pour mieux mêler ensemble imagination et souvenir, fiction et autobiographie, mais aussi dimensions temporelles du présent, du passé et de l’avenir.

2Dans cette défense des facultés créatrices, du rêve et de la libre imagination, se laissent alors deviner les liens privilégiés que Nerval a pu tisser avec la fantaisie, notion complexe et polysémique définie, selon Le Trésor de la langue française, comme la « faculté imaginative » de l’être humain, puis comme les productions de celle-ci et enfin, par métonymie, comme une œuvre composée librement, sans souci des règles formelles2. Une signification esthétique de la notion, objet de nombreuses et fécondes réflexions3, convient particulièrement à un écrivain dont la carrière se confond avec la recherche d’une forme hésitant entre le fragment et le tout, le souvenir et le rêve, l’autojustification et le détour pudique4.

3C’est pourquoi les Petits châteaux de Bohême, parus en 1853, paraissent si intéressants pour étudier la fantaisie, dans toute sa complexité et sa plasticité, mais également celle de sa réalité historique et historiographique, au tournant moderniste des années 18505. En faisant miroiter toutes les virtualités sémantiques de celle-ci, ils semblent proposer une sorte de bilan artistique tant personnel que générationnel, au-delà du cadre romantique qui, inspiré par la littérature allemande ou anglaise, a consacré la notion en France contre les défenseurs des valeurs esthétiques du classicisme.

4Pour commencer, thématiquement, cette œuvre associe, en jouant métaphoriquement sur l’étymologie ambiguë du mot bohème, la rêverie fabuleuse inspirée du lointain géographique de la Bohême et l’évocation autobiographique de la bohème artiste parisienne. De plus, formellement, elle témoigne de ses affinités esthétiques avec ce que la critique a pu appeler « l’école de la fantaisie» ou « l’école fantaisiste » ; que ce soit par l’insertion de poèmes écrits dans la jeunesse, c’est-à-dire durant le premier tiers du xixe siècle, par la référence à certaines figures tutélaires comme Charles Nodier, auteur de l’Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux, ou, enfin, par la revendication d’une certaine hybridité formelle. En effet, Petits châteaux de Bohême sont conçus comme un volume rassemblant « les trois âges du poète », selon la formule de Nerval lui-même6 font alterner vers et prose, au point de s’apparenter à la forme mixte appelée prosimètre7. Mais étrangement, ils n’ont jamais encore été étudiés comme tels ; tout au plus, ont-ils souvent été perçus, en raison de leur structure originale, comme un hapax au sein des expérimentations romantiques et post-romantiques. Petits châteaux de Bohême feraient également allégeance à la tradition de l’autobiographie spirituelle illustrée, entre autres, par Dante avec La Vita nuova8 – le texte italien servant, par ailleurs, de modèle explicite à Aurélia, texteachevé dans les mêmes années – et témoignent de la recherche nervalienne d’une forme originale pour se dire9.

5Voilà qui nous paraîtra étrange : il faut faire entrer les masques de la fantaisie pour que la parole personnelle se dévoile en leurs présences. Mais si la forme mixte et la fantaisie semblent se rencontrer sur un même terrain formel où dominent hybridation et modes de rupture, quelle cohérence donner au projet mémorialiste et à l’anthologie personnelle par la disparate, par la discontinuité discursive, suivant les caprices d’un récit qui se dérobe ? Comment concilier fantasmagories et remémoration, légèreté badine et nostalgie, dérision et confession, refuge dans le rêve et adhésion à ce qui est ? Comment, enfin, restituer, par le langage poétique, l’unité secrète entraperçue en songe qui se cache dans les méandres de la mémoire et dans la fragmentation des souvenirs, si les mots séparent de l’être et s’ils détruisent, paradoxalement, cet absolu – qui ne peut être que rêvé – en l’imaginant ?

I

Le besoin le plus pressant de notre époque pour un homme raisonnable qui apprécie le monde et la vie à leur valeur, c’est de savoir la fin de l’histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux.10

6À Houssaye qui lui propose de raconter ses débuts poétiques dans la revue L’Artiste, Gérard de Nerval adresse La Bohême galante, parue en feuilleton du 1er juillet au 15 décembre 1852. Il reprend et remanie cette première version ensuite, pour la faire paraître en un volume original, en 1853, sous le titre de Petits Châteaux de Bohême. Sans doute, par ce projet, Houssaye a-t-il voulu encourager le goût de Nerval pour le récit autobiographique, qui prendra finalement la forme de ce récit rétrospectif en prose, mêlé de poèmes en vers et d’un acte dramatique en prose. Présentant ainsi un des aspects de sa vie, évoquant les fêtes, les rêves et les désillusions de la bohème artiste parisienne, Nerval insère dans son récit des sections de onze puis de sept poèmes, ainsi qu’une saynète de vaudeville, réunissant des pièces écrites entre 1830 et 1852, comme autant d’exemples représentatifs de son œuvre poétique11 – notamment par leur diversité formelle et chronologique.

7À constater les nombreuses modifications que Houssaye a opérées sur le feuilleton initial de La Bohême galante, au fur et à mesure des parutions, on en déduira que, malveillance de sa part ou pas, il lui importait visiblement d’être associé à cette évocation de la jeunesse et des débuts littéraires de Nerval. Ils ont notamment partagé, entre 1835 et 1836, le pittoresque appartement de l’impasse du Doyenné décrit dans la première section de chacun des deux récits, ce « royaume de la fantaisie12 » selon la formule même de Houssaye. Si Jacques Bony relativise l’implication de ce dernier en rappelant qu’il était fréquent que les rédacteurs en chef interviennent dans l’écriture des articles de leurs collaborateurs, on serait tout aussi bien tenté d’y voir, avec Michel Brix, une marque de l’opportunisme bien connu du directeur de L’Artiste13. Plus encore, les attentes de ce dernier ne nous paraissent pas anodines dans le contexte des années 1850. Elles coïncident en effet avec un moment d’apogée de la mouvance littéraire fantaisiste tant dans sa condamnation par la critique d’obédience classique que dans le plébiscite de ses partisans : confortée dans ses préférences esthétiques, héritées du romantisme, par les attaques de ses détracteurs, tenants du « bon sens » et du bon goût, et par l’arrivée vivifiante d’une nouvelle génération de jeunes débutants (Cladel, Glatigny, Daudet ou Mendès), selon Filip Kekus14. Tout se passe comme si la fantaisie s’épanouissait durant plus d’une vingtaine d’années dans l’affirmation de ses valeurs littéraires, esthétiques et éthiques – sur lesquelles nous reviendrons – jusque dans les condamnations de ses opposants, portant ainsi en elle, paradoxalement, les éléments de son triomphe et de son futur délitement.

8On voit quelle part peut prendre Nerval à la défense des codes et des valeurs de la fantaisie, lui, «le spirituel Gérard, », jugé pour « fantaisisme», ainsi que « pour crime de vagabondage et de troubadourisme exagéré15 », dans le récit de rêve mêlé d’humour et d’angoisse des Nuits d’octobre. Publié un an avant les Petits Châteaux de Bohême, ce texte a déjà été une manière pour Nerval, elle-même hautement fantaisiste par sa dimension onirique et parodique, de rappeler la part active qu’il avait pu prendre aux débats qui avait agité le champ littéraire dans la dernière décennie. N’est-ce pas, tout autant, être fidèle aux préoccupations de la fantaisie que d’évoquer ses propres débuts poétiques, non sans bonheur, mais non sans nostalgie, et de les faire suivre d’une sélection d’odelettes composées en partie au même moment ? Que d’inscrire ce récit, en multipliant les effets de rupture16, dans la tradition du récit excentrique17 si bien incarnée par Sterne ou par Nodier et son Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, mais toutefois, sans aller jusqu’aux bizarreries typographiques et à l’extravagance paratextuelle caractérisant celle-ci ? N’est-ce pas également faire l’éloge de la jeunesse et d’une poésie renouvelée, comme rafraîchie par « une pensée de poésie, légère et brillante18 » héritée ici de Ronsard, selon les conceptions fantaisistes ? N’est-ce pas, enfin, tenir tête aux critiques et particulièrement aux attaques d’un Alfred Crampon que de placer ce récit rétrospectif sous le parrainage bienveillant de Théophile Gautier, l’ami fidèle, portraituré ici en personnage fantasque, probablement en référence au curieux exercice d’histoire littéraire, c’est-à-dire de promotion des poètes mineurs et de l’excentricité que constituent Les Grotesques19 ?

9L’ensemble de Petits Châteaux de Bohême (et non le seul poème « Fantaisie20 » abondamment cité par les critiques) pourrait en effet refléter les étapes essentielles de l’évolution de la fantaisie en France, telle qu’elle a été réinvestie à l’époque romantique, pour s’épanouir à la génération suivante. Trois moments-clés peuvent être rappelés ici, que croise l’écriture des œuvres poétiques diverses et variées que Nerval choisit d’insérer dans ce récit. L’histoire de la fantaisie se révèle riche, de l’apparition de la notion en France sous la plume de Nodier et de Hugo autour de 183021, à la désignation nominative par la critique journalistique, une dizaine d’années plus tard, d’une « école de la fantaisie », caractérisant ainsi, tout à la fois, une mouvance littéraire et le groupe d’écrivains qui appartient à cette tendance, pour finalement aboutir à une forme d’apogée poétique et théorique avec Caprices et Zigzags puis la préface aux Grotesques que Gautier publie en 1852 puis en 1853 – apogée accompagné, on l’a vu, d’une condamnation virulente dans la presse des mêmes années22.

10Bien plus, la structure du texte par juxtaposition générique et le principe de discontinuité qui régissent le récit semble rejoindre les revendications fantaisistes de l’hétérogénéité et de l’hybridité comme principe esthétique. En effet, comme l’analyse Thiphaine Samoyault, l’hétérogénéité constitue un principe dynamique qui construit l’hybridité du texte par les procédures à la fois antithétiques et conjointes que sont l’emprunt et la création, dans le but de reconfigurer les habitudes formelles et esthétiques et de dépasser les conceptions traditionnalistes du « bon goût » classique. Petits châteaux de Bohême expérimentent tout d’abord le recours à la citation dans la première section, participant ainsi à une mémoire de la fantaisie, en tout cas de celle revendiquée par la revue L’Artiste, par l’insertion de strophes de Houssaye, de Ronsard, érigé en symbole du romantisme artiste23. Mais à cette logique d’emprunt, s’ajoute une volonté d’invention qui convoque, à la fin du récit du « Premier château » et jusqu’à la fin du texte, les poèmes originaux de Nerval pour les redistribuer, ainsi que la saynète « Corilla », jamais représentée au théâtre. Tout se passe comme s’il s’agissait d’ajouter un supplément à la mémoire de la fantaisie. Cette exploration des ressources de l’hétérogénéité semble s’apparenter à une réponse supplémentaire aux critiques et à la charge dirigée par Alfred Crampon contre Gautier, particulièrement à la théorie de l’hétérogénéité qu’il énonce pour condamner la littérature fantaisiste comme une littérature dévoyée, selon un « principe de corruption24 ». Par conséquent, le prologue « À un ami » qui propose de retracer le parcours du poète en lui attribuant une valeur universelle25, sonne comme une revendication des principes esthétiques de la fantaisie et, plus largement, une revendication de modernité.

11Petits Châteaux de Bohême sont donc « ces petits mémoires littéraires26 », comme les qualifie lui-même Nerval, qui conjuguent ressaisie autobiographique du passé et rappel historisant, à toute une génération, d’une jeunesse et d’un idéal artistique communs. Mais, ils se singularisent aussi en tant que réécriture de La Bohême galante en vue d’une publication indépendante et peuvent même être lus, selon Michel Brix, comme une prise de distance vis-à-vis de Houssaye et de toute tentative d’annexion27 – ce que suggère la disparition, d’une version à l’autre, de toute référence directe au directeur de L’Artiste dont les vers sont pourtant insérés à quatre reprises, comme autant de strophes, dans le récit de la première section.

12En effet, si l’amorce de ces deux récits semble sensiblement la même, c’est-à-dire autobiographique et poétique, leurs enjeux diffèrent totalement. Si les deux textes adoptent une structure narrative non linéaire, le premier obéit à une logique temporelle régressive, du Paris des années 1830 au pays de l’enfance heureuse de Nerval dans le Valois, tandis que le second dévoile une progression temporelle, rythmée en trois étapes, ou autant de « châteaux », orientée vers l’avenir de l’œuvre, mais unifiée par l’emploi du présent gnomique, au point qu’aucune fin conclusive ne semble, aux yeux de Nerval, pouvoir lui être apposée. De plus, si les changements formels et thématiques opérés d’une version du texte à l’autre ont déjà fait l’objet d’analyses précises28, on retiendra, pour notre part, le passage du « vagabondage poétique29 » de La Bohême galante, propre au feuilleton, qui multiplie les digressions, les mélanges génériques et les citations d’auteurs divers, à la forme mixte de Petits Châteaux de Bohême, essentiellement centrée, dans sa structure globale, sur les compositions du seul Nerval. Ainsi, le « Premier château » est ponctué par un ensemble de poèmes, rassemblés sous le titre d’« Odelettes », le « Second château » introduitla saynète vaudevillesque en prose intitulée « Corilla », enfin, le « Troisième château » se ponctue de quelques sonnets qui rejoindront plus tard l’ensemble des « Chimères »et se termine presque en chansons : en vers d’opéras destinés à être chantés. Petits Châteaux de Bohême se distinguent donc, en partie, de La Bohême galante en ce qu’ils recentrent le propos sur la création poétique de Nerval et s’affirment plus fortement encore comme une sorte d’anthologie personnelle30, redessinant les traits du parcours singulier d’un poète, et de son éthopée, en une forme mixte qui paraît inédite.

13Et ce n’est pas le moindre des enseignements de ce texte que sa fondamentale ambiguïté justement, à ne peut-être pas essayer de départager d’une manière trop définitive entre prolongement de la veine fantaisiste et affirmation d’une singularité poétique. Quelle est donc cette forme poétique qui, paradoxalement, semble prolonger les aspirations esthétiques de la mouvance fantaisiste et tout à la fois les distancer ?

II

Il est vrai que cette pantoufle n’était point à dédaigner. On aurait fait bien du chemin sans rencontrer une pareille pantoufle31.

14On a coutume de définir Petits châteaux de Bohême en les requalifiant de « petite anthologie » ou encore de « florilège». Ce terme suggère bien ici l’idée d’un mélange, ici formel, générique, temporel, mais suggère également la volonté d’une sélection assurant une continuité avec la vocation poétique formulée dans les années 1830 par le jeune Nerval. Par son étymologie, le florilège nous rappelle que les poèmes sont les fleurs d’une même hampe, plongeant aux racines de la jeunesse et de l’affirmation d’une vocation poétique. On peut aussi parler d’anthologie personnelle, toujours dans l’idée d’un choix opéré par le poète, dans un double mouvement de conservation et de réélaboration critique. Ces appellations ont le mérite de mettre en valeur les poèmes et de souligner une certaine cohérence, esthétique et autobiographique, dans les choix opérés par Nerval, recomposant après coup un sens autobiographique dans un geste de ressaisissement des traits épars32. La forme colligée se définit, on le voit, par son hétérogénéité constitutive, qui se révèle aussi créative : reconfigurant l’œuvre, elle lui donne une forme et un sens inédits, confirmant son originalité, que l’on considérera au triple sens de création personnelle, de nouveauté et de singularité.

15Mais, par ce mouvement d’alternance entre récit en prose et sections poétiques qui les rythment, Petits Châteaux de Bohême s’apparentent aussi, on l’a dit, à une forme-genre ancienne, héritée de la satura latine, théorisée par la tradition poétique et rhétorique depuis le xiie siècle33 et fort exploitée à la Renaissance et à l’âge classique : le prosimètre.

16Certes, comme le précisent les critiques en préambule, le prosimètre n’est pas aisé à définir strictement, en raison justement de cette riche tradition dans laquelle il s’inscrit et du corpus divers et varié que cette dernière investit34. Mais pour avancer ici une définition, on notera, chez la plupart des spécialistes, la prise en considération, d’une part, de la dimension mono-auctoriale des œuvres concernées, d’autre part, du caractère organique de cette alternance entre vers et prose35 qui se joue à l’intérieur d’une même structure narrative ou thématique, selon le mode de la discontinuité discursive36. Petits Châteaux de Bohême se présentent ainsi, en marge de l’autonomisation progressive de la poésie en prose et de l’usage croissant du poème en prose, comme une des formes les plus radicales d’hybridation. Ou plutôt comme un retour à une forme hybride qui repose sur une coexistence nettedu vers et de la prose, tout en intégrant les recherches de fusion entre prose et poésie.

17Si, au début du siècle, la prose poétique était comparée négativement par l’abbé Delille à un être hybride, semblable à une chauve-souris37, le prosimètre de Petits châteaux de Bohême se fait au contraire l’héritier et l’incarnation textuelle de ces fabuleux monstres produits par l’imagination ou tout aussi bien chimères, c’est-à-dire produits de la raison endormie qu’un Goya n’aurait pas reniés38. C’est en tout cas l’une des particularités de l’œuvre de Nerval, des premières traductions de poèmes allemands à Aurélia en passant par Les Nuits d’octobre et Angélique, que de faire jouer sans cesse l’opposition traditionnelle entre les genres en mêlant prose et poésie, luttant contre elle, tout en cherchant à la fois à la maintenir et à la résoudre, en tout cas, à en éprouver les limites39. Surtout, mélanger vers et prose dans le même texte, à la façon de Petits Châteaux de Bohême, pouvait encore passer, en 1853, pour une marque de singularité et même, par l’ajout du sous-titre Prose et poésie, pour une sorte de provocation vis-à-vis de certains tenants du classicisme40.

18En ce sens, Petits Châteaux de Bohême s’inscrivent donc bien dans le prolongement de la mouvance fantaisiste car ils se fondent sur la même notion d’écart et de rupture avec les modèles préexistants. En effet, comme l’analyse Bernard Vouilloux, le texte fantaisiste « ne rompt avec les modèles contestés – la beauté classique, la prose utilitaire, le récit réaliste – que pour multiplier les ruptures internes, au gré d’un marquage qui s’effectue sous la pression, séparée ou conjuguée, de facteurs d’ordre externe et interne41. » D’une part, le contexte favorable à l’essor de la presse au xixsiècle doit être pris en compte, on le sait désormais, pour comprendre l’évolution des formes, comme le prouve celle du poème en prose avec les enjeux qui lui sont propres42. Petits châteaux de Bohême, préparés, en quelque sorte, par les articles de La Bohême galante, sont bien issus de ce creuset créatif où les fantaisies publiées dans les revues et les journaux avoisinent le genre des chroniques, des contes et autres spéculations diverses et variées que valorise la contestation de la hiérarchie classique des genres, amenée par le premier romantisme ; et cela, dans le souci de produire des textes inclassables, obtenus par hybridation et reposant sur un effet d’étrangeté et de sidération. Cela est connu désormais, les parutions mélangeant vers et prose – parmi lesquelles il faut compter nombre de textes fantaisistes – se sont multipliées dans la petite presse à partir des années 1820 jusqu’après les années 185043 ; que l’on songe notamment à la vogue des keepsakes, ces livres-albums ou recueils d’éditeurs,comme les Annales romantiques, le Keepsake français, L’Album britannique, où se mêlent librement vers et prose, y compris pour les traductions de poètes étrangers, auxquels s’ajoutent aussi vignettes et gravures. Petits châteaux de Bohême s’inscrivent aussi dans cette logique de recueil, mais, contre la fuite du temps et contre l’oubli, dans le souci de faire œuvre.

19D’autre part, le texte de Nerval reflète parfaitement les recherches formelles qui caractérisent la première moitié du xixe siècle et qui croisent partiellement la mouvance fantaisiste sur un même terrain expérimental où dominent hybridation, discontinuité discursive et recherche d’originalité, au double sens de la nouveauté et de l’étrangeté, voire de la bizarrerie. Certes, en 1827, dans la préface de Cromwell, Victor Hugo prônait déjà, et non sans audace, le mélange de la prose et de la poésie dans le drame, au nom d’un dépassement des règles classiques. Mais cette idée de mélange était conçue comme englobée dans le vers primant comme « une forme qui doit tout admettre44 ». Certes encore, en 1829, le poète inclut dans son recueil des Orientales les traductions en prose des textes qui l’ont inspiré, dont une majorité de ballades et cette perspective de lecture non linéaire s’apparente à une forme connexe du prosimètre, associant vers et prose, inaugurée par la poésie didactique avec la publication, en 1808, des Trois Règnes de la nature de l’abbé Delille, accompagnés des notes explicatives en prose de Cuvier. Mais c’est alors en rejetant la prose en notes des poèmes à la fin du recueil et l’on peut avancer, avec Lieven D’hulst45 que la rhétorique hugolienne de la liberté du poète par l’art était plutôt une manière de concilier, dans une bataille commune, prosateurs et poètes, moyennant une entente factice au regard des attitudes réellement adoptées envers des productions proposant des formes différentes d’hybridation, comme la forme mixte ou le poème en prose.

20On voit ici comment Nerval cherche, à sa manière, à innover et à sortir des normes classiques dont l’influence perdure. Mais, rejouant autrement le conflit de générations qui a pu se jouer entre romantiques et fantaisistes46, cela se fait aussi en marge de la présence importante, parfois peut-être encombrante d’un Victor Hugo, Nerval s’aventurant sur un terrain formel que celui-ci n’a pas vraiment investi et proposant ainsi une formule alternative et originale de l’alliance des contraires, du mélange du vers et de la prose. S’interroger sur une poétique propre à la fantaisie conduit à rechercher et à dénombrer les formes qui l’incarnent plus particulièrement que d’autres, voire qui en synthétisent les principes et les valeurs, comme le ferait, par exemple, le poème en prose47. Peut-être le prosimètre pourrait-il être l’une de ces formes et Petits châteaux de Bohême une de ses incarnations, mais parce qu’ils transforment l’hétérogénéité propre à la fantaisie en principe de variété, la désinvolture en audace formelle.

III

Quand je devrais emprunter (pour y aller) l’essor aventureux de l’hyppogriffe,

me suspendre comme Montgolfier à une vessie de toile gommée, chassée par

le vent, ou me jucher comme Sindbad le marin sur les épaules d’un afrite maudit…J’irai !48

21Toutefois, la forme de Petits châteaux de Bohême diffère du mélange disparate et hétéroclite qu’offrent les revues ou les livres-albums, les éditions de recueil avec notes et compléments wd’information en annexe ou encore les anthologies et les manuels didactiques. Assurément, il s’agit ici, et le fait est encore remarquable en 1853 pour un tel exemple d’hybridation formelle, d’un recueil d’auteur et non d’un ouvrage collectif, malgré l’insertion, dans le récit du « Premier château », de deux tercets et de deux quatrains empruntés à Houssaye – mais non explicités comme tels contrairement aux citations insérées dans La Bohème galante. De même, en ce qui concerne la production du seul Nerval, Petits châteaux de Bohême sont à distinguer du recueil des Filles du feu, publié en 1854, mêlant lettre, récits en prose plus ou moins hétérogènes et sonnets des « Chimères ».

22En plus de la dimension mono-auctoriale des pièces ainsi rassemblées, la forme du prosimètre implique en effet, dans sa stricte définition, l’insertion de celles-ci dans une continuité thématique et/ou narrative. Les sections poétiques de Petits châteaux de Bohême, bien que séparées de la prose narrative par un blanc à la fin de chacun des trois « Châteaux », sont soumises au cadre du récit, et plus particulièrement, d’un récit à vocation autobiographique, en tout cas, hésitant entre autobiographie et fiction49. À part l’exemple contemporain de Vie, pensées et poésies de Joseph Delorme que Sainte-Beuve publie en 1829, le modèle de La Vita nuova de Dante semble avoir durablement marqué Nerval, comme le montre le choix d’une structure tripartite pour Petits châteaux de Bohême, la genèse d’Aurélia ou, par ailleurs, l’allusion à la Béatrice de Dante dans Sylvie50. En effet, plutôt réputées obscures au début du xixe siècle, les œuvres de Dante sont remises à l’honneur par Germaine de Staël, mais leur diffusion, qui tient davantage à la qualité des éditions qu’à leur quantité, se généralise surtout à partir de 184051. Par ailleurs, le Voyage de Chapelle et Bachaumont, réédité et préfacé en 1825 par Charles Nodier, a probablement été une autre source d’inspiration pour Nerval – ce que confirme la lecture de Jacques Bony52. Ce sont là, en amont de la conception formelle de Petits châteaux de Bohême, deux références indéniables d’écriture personnelle, c’est-à-dire d’autobiographie spirituelle et de récit de voyage et par ailleurs, deux exemples aboutis, mais distincts, de la forme prosimétrique. Toutefois, si Nerval les reprend à son compte, c’est pour mener, on l’a vu, un récit plutôt excentrique et rhapsodique, cherchant à se dérober à l’anecdote, à la description et aux péripéties.

23Mais, le prosimètre de Petits châteaux de Bohême présente également une forte cohérence thématique où rêve et fantaisie se mêlent au gré d’un jeu sur l’écriture du mot bohême. L’acception de ce terme commun, dès le titre, à La Bohême galante et à Petits châteaux de Bohême, illustre bien ce glissement de la réalité au rêve qu’appelle la fantaisie et favorise un emboîtement multiple des niveaux de représentation en entretenant une certaine ambiguïté. Au moment de l’impression du texte, Nerval a rectifié l’accent typographique du terme « bohème », écrit de la main d’Arsène Houssaye sur le manuscrit de La Bohême galante, en « bohême », jouant de la confusion entre les deux termes53 : que l’on songe à Nodier, à Balzac (Un Prince de la bohème, paru en 1840), à Murger (Scènes de la vie de bohème,publiées entre 1847 et 1851) ou encore à Georges Sand qui évoque dans Consuelo, en 1843, le périple de l’héroïne éponyme sur les terres des comtes de Rudolstadt, entre Tchéquie, Moravie et Silésie. Choisissant d’abord de privilégier une orthographe sur une autre, ensuite de rebaptiser La Bohême galante en Petits châteaux de Bohême, à un an d’intervalle, Nerval se réfère, de toute évidence, à l’œuvre de Nodier, mais s’émancipe, on le voit encore ici, des demandes historiographiques et « publicitaires » de Houssaye. Il fait ainsi basculer son propos de la vie de bohème et d’artiste de l’impasse du Doyenné, au monde des rêves et des chimères54. Deux tendances de la définition de la fantaisie, bien représentées durant les années 1850, coïncident alors55 : entre le lointain du rêve et le proche de la vie moderne, entre description d’un milieu marginal – qu’il soit ou non idéalisé –, tel qu’il est peint dans la première section de Petits châteaux de Bohême et évasion dans la rêverie, dans le merveilleux des châteaux imaginaires, doté d’une mention fantastique ou diabolique pour le « Troisième château ».

24La structure en trois parties, figurées en « châteaux », ne fait que confirmer ce balancement entre réalité et rêve. Certes, il était déjà fréquent de livrer dans les journaux la description historique d’un véritable château, dans le contexte d’une découverte du patrimoine historique français au xixe siècle, notamment médiéval56. Certains critiques ont d’ailleurs identifié le « château de brique à coins de pierre » du poème « Fantaisie » et du « Troisième château » (« ce fameux château de briques et de pierre, rêvé dans la jeunesse57 ») comme étant celui de l’enfance en Valois, à Mortefontaine, qui est décrit dans Sylvie, d’autres comme référant plutôt au château de Saint-Germain qu’on retrouvera évoqué dans Promenades et souvenirs. Mais les chroniqueurs de l’époque établissaient déjà une comparaison entre les murs des châteaux et les pages d’un livre, faisant de la surface de pierre réelle le support d’une rêverie historique et littéraire58. C’était d’ailleurs plutôt le programme avoué de La Bohême galante, visant à rebâtir les ruines du « château » du Doyenné sur ce même modèle59. Ne faut-il pas plutôt voir, avec Jean-Luc Steinmetz, le poème « Fantaisie » comme le lieu originel d’une image mentale, sans cesse reprise dans l’œuvre ultérieure, plus exactement comme « une sorte de réserve imaginaire que [Nerval] épancha ensuite dans son écriture (comme le rêve dans la vie)60 » ? Le poète construit en effet, à partir de l’image réelle ou rêvée du château, quelques métaphores qui lui servent d’ellipses narratives au sein du récit rétrospectif pour éviter une confession personnelle trop directe : le « Premier château » s’apparentant ainsi, non sans nostalgie et non sans ironie, au logement du Doyenné, le « château d’Espagne, construit avec des châssis, des fermes et des praticables61 » du « Deuxième château » suggérant les espoirs déçus d’une carrière d’auteur dramatique et le « château du diable62 » du « Troisième château » évoquant pudiquement la clinique du Dr Blanche, ou plus largement, la crise de 1841 qui valut à Nerval les commentaires indiscrets ou blessants que l’on sait de la part de Dumas mais aussi de Janin et de Houssaye, entre autres.

25Les conceptions esthétiques de la fantaisie, telles que les définit Bernard Vouilloux63, c’est-à-dire le jeu sur l’effet de surprise (du fait, par exemple, de la discontinuité du récit), ainsi que la rupture avec les codes doxiques de la vraisemblance et avec les codes rhétoriques de la cohérence textuelle, au profit des ellipses narratives, mais aussi du mélange des registres et des modalités de discours64, offrent à Nerval les moyens d’une redéfinition de l’écriture mémorialiste dans le but de court-circuiter tout épanchement trop intime et tout dévoilement trop personnel.

26Ainsi, Petits châteaux de Bohême offrent l’exemple paradoxal d’une expérience d’écriture autobiographique qui éviterait la confession pure, telle que Nerval a pu la critiquer chez Restif de la Bretonne ou chez Rousseau65, mais qui modifierait aussi le rapport que le récit rétrospectif entretient avec le temps, permettant à l’auteur de nier la chronologie, en prélevant dans le passé quelques épisodes de son parcours seulement. Comme l’écrit Philippe Destruel, le récit de Petits châteaux de Bohême s’inscrit dans la continuité du formalisme excentrique de La Bohême galante, inspiré par Sterne et Nodier, mais l’œuvre ne fait plus de la rhétorique oppositionnelle et du jeu excentrique une priorité. Le mémorialiste nervalien recentre le propos autour de quelques jalons, éludant le souvenir trop précis d’événements intimes et gommant les caractérisations, jusqu’au dédicataire (« À un ami66 »). Grâce à un déplacement et à un dédoublement de l’énonciation, à un « je/nous » plus universel, il évoque le passé depuis le présent pour mettre en valeur son œuvre poétique, en fonction de quelques moments jugés exemplaires et prélevés au fil du temps67.

27En effet, comme l’écrit Jean Starobinski au sujet du style propre à l’autobiographie : « C’est parce que le moi révolu est différent du je actuel, que ce dernier peut vraiment s’affirmer dans toutes ses prérogatives. Il ne raconte pas seulement ce qu’il est advenu en un autre temps, mais surtout comment, d’autre qu’il était, il est devenu lui-même68 ». Dans Petits châteaux de Bohême, la discursivité de la narration se prolonge dans les poèmes intégrés au récit. Cela semble particulièrement le cas, par exemple, dans les « Odelettes », puisque, comme le souligne Jean-Luc Steinmetz, le choix opéré par Nerval dans l’ensemble des pièces qu’il a composées entre 1830 et 1835 et l’ajout de pièces un peu prosaïques comme « La Cousine » publiée en 1852, témoignent d’une volonté de réunir des pièces à timbre autobiographique, faisant allusion par petites touches à des souvenirs personnels69. Délivré des méandres du récit par l’écriture fantaisiste, par l’omission d’un certain nombre de faits antécédents et par la préférence accordée à l’allusion, le prosimètre de Petits châteaux de Bohême offre un espace favorable pour accueillir les connaissances récapitulatives et la réflexion présente du « je » sans nier la multiplicité des états révolus70.

28Ainsi, tout en continuant à s’écrire avec une mémoire, cette œuvre de Nerval essaie d’apporter autre chose, qui serait comme un supplément à cette mémoire – « mémoire du présent » qui n’est pas le présent comme l’analyse Tiphaine Samoyault71. Singulier, intrigant, le prosimètre, tel qu’il est modelé dans Petits châteaux de Bohême, ne se réduit pour autant, ni à l’unique souci de la forme pour elle-même, ni à l’idée d’un heureux divertissement qui permettrait à Nerval de détourner l’attention de lui-même et de court-circuiter toute tentation d’épanchement personnel. Utiliser une ancienne forme, le prosimètre, comme si elle était nouvelle, ce n’est alors pas faire preuve d’originalité pour l’originalité, de singularité pour la singularité – extrémité à laquelle est parfois conduite la fantaisie –, c’est plutôt faire la place à l’hétérogène, à l’hybride dans le but de mettre en œuvre une vision inattendue. Par la surprise du nouveau, Nerval tente ainsi d’être lu différemment ou peut-être, vu autrement, par une image de soi recomposée au présent72.

29La fantaisie serait, pour Nerval mémorialiste, le détour nécessaire par lequel se dire, paradoxalement, sans se dévoiler et l’écriture fantaisiste, le ressort escapologique pour se rejoindre. Mais comment parler de soi par ce détour par l’imaginaire ? Quelle est cette écriture autobiographique qui emprunte à la fantaisie son pouvoir fictionnel pour se dévoiler ?

IV

[…] J’ai suivi l’ornière avec tant de soin – ou je m’en suis écarté

avec tant d’adresse ! Les fossés sont en vérité profonds

comme l’espace. Ils donneraient le vertige à un aigle !73

30La dimension fragmentaire de Petits châteaux de Bohême, la ligne zigzagante de leur récit entrelaçant des éléments divers et contrastés, qui l’apparente ainsi à l’arabesque74, renversent les rapports habituels entre le dit et le non-dit, le dévoilé et le voilé. L’écriture personnelle qui voudrait retrouver l’origine du moi, au-delà du souvenir des « fêtes naïves de la jeunesse75 » – celles de l’impasse du Doyenné où déjà le désir est troublé et fait « lâch[er] la proie pour l’ombre76 », celles de l’enfance où s’est fixée l‘image du château – et l’écriture fantaisiste qui multiplie les ruptures et en appelle à l’imaginaire, se nouent et se dénouent autour d’un événement central. Certes, celui-ci n’est jamais traité comme tel, néanmoins, il est annoncé, dans le récit, dès le prologue « À un ami » : « La Muse est entrée dans mon cœur comme une déesse aux paroles dorées ; elle s’en est échappée comme une pythie en jetant des cris de douleur. Seulement, ses derniers accents se sont adoucis à mesure qu’elle s’éloignait. Elle s’est détournée un instant, et j’ai revu comme en un mirage les traits adorés d’autrefois !77 ». Puis, la perte est ensuite évoquée brièvement, dans le récit du « Troisième château » : « Ma cydalise, à moi, perdue, à jamais perdue !...78 ». Quelqu’un était là en effet, qui n’est plus.

31Et il nous importe peu, ici, de savoir s’il s’agit de l’actrice Jenny Colon, reine de la nuit ou d’une autre « reine du matin79 », d’une inconnue rencontrée au bal ou de la reine de Saba, ou encore, de loin en loin, de la mère précocement soustraite dont il ne reste rien à son fils, pas même un portrait. On voit bien en quoi, là encore, La Vita nuova a pu intéresser le poète puisque la trame fondamentale de cette œuvre de Dante, à partir de laquelle tout se joue, est la rencontre du poète et de sa muse, puis la perte de celle-ci, c’est-à-dire la poursuite d’une éternelle absente. Elle devient, mythifiée, la Muse, c’est-à-dire une idée de cet objet d’amour perdu, qui se confond avec l’idée de poésie. Comme l’écrit Yves Bonnefoy, « Si l’immédiat se dérobe à l’instant même où il reparaît, chez Nerval, si l’imaginaire s’y substitue, c’est avant tout, et voilà qui n’est que logique, parce que ce poète n’a eu, pour quoi que ce soit de ce monde, cet attachement irraisonné, absolu, absolument non imaginatif – parce que comblé par son objet – que l’amour peut être80». En effet, Petits châteaux de Bohême décomptent des figures absentes, où femme et œuvre se confondent, et semblent assez proches de La Vita nuova en ce que passion amoureuse et création littéraire ne peuvent être dissociées dans ce « double amour81 ».

32Mais cette œuvre diffère de celle de Dante par une forme de chimérisme qui lui est propre – pour convoquer ici une autre virtualité de sens de la chimère – qui est aussi, selon Bertrand Marchal, une forme de pygmalionisme, d’idolâtrie de l’art82. Nerval poursuit tour à tour des figures féminines, interchangeables et insaisissables, et des projets poétiques dont la formule idéale longtemps convoitée s’incarnerait dans le livret d’opéra ; mais ayant abandonné le bras de celle qu’il a rencontré au bal83, c’est le rendez-vous avec Meyerbeer qui est annulé et l’espoir d’écrire un livret musical qui s’échappe84, et ce jusqu’au drame, elliptiquement évoqué dans le récit du « Troisième château », qui en est pourtant le point nodal : derrière le nom générique de « Cydalise », fort employé par la littérature des xviiie et xixe siècles, qui finit par désigner toutes les figures d’amoureuses et de muses gravitant autour de Nerval et de ses amis85 (ce que confirme à la fois la première section du « Premier château » et le poème des « Odelettes »intitulé « Les Cydalises »), on pourrait donc tout aussi bien voir, en raison de l’étymologie grecque supposée de ce prénom86, une représentation allégorique de la gloire, la gloire poétique qu’a poursuivie Nerval.

33Le drame évoqué serait ainsi un double drame qui déjoue tous les espoirs forgés par le poète, mais il ne conduit pas celui-ci, forcément ou définitivement, à un renoncement à l’amour et à un renoncement à la poésie. Il répète plutôt, inlassablement, ce « drame de l’écriture », que Nerval a eu le mérite d’énoncer et d’affronter, comme le rappelle Yves Bonnefoy87, où femme et poésie se confondant, le poète croit pouvoir saisir par les mots ce qui est, ce qui s’offre dans l’immédiat, mais qui se dérobe toujours : « Et la poésie, plus tard, ce besoin suspect d’en passer par les mots au lieu simplement de vivre, n’est-ce donc pas tout aussi souvent, n’est-ce pas toujours, le consentement à l’absence, l’enferrement dans le rêve ?88». Et c’est bien, par le dédoublement de la forme, le prosimètre qui nous invite à la lecture d’un double-sens, inhérent à celle-ci, comme l’a montré la tradition médiévale et renaissante qui en a exploité les ressources esthétiques, philosophiques et même politiques.

34 En effet, comme dans La Vita nuova qui théorisait en définitive un dépassement de la poésie amoureuse, le poète nervalien est conduit à se détacher du réel pour se retourner vers sa propre intériorité. Et l’on voit vers quels horizons fuyants la fantaisie peut ouvrir la perspective, dans sa capacité de création et de dépassement, jusqu’à offrir une transition vers une réalité supérieure et jusqu’à même accueillir, pour les reformuler, certaines thématiques platoniciennes que le xixe siècle n’a cessé d’interroger et de moduler. Le poème intitulé « Vers dorés » ponctuant la section « Mysticisme » du « Troisième château » s’achève en effet sur ces mots, où microcosme et macrocosme dialoguent ensemble :

Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché ;
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres !89

35Dans ces quelques vers, une nouvelle forme de vision est annoncée, qui prend naissance sous des paupières fermées – celles du sommeil ou celles de l’autre vision, en deçà de la conscience : une vision qui, se détournant du monde extérieur, s’ouvrirait à la contemplation intérieure, selon un mouvement énoncé auparavant par Victor Hugo90. Par cette conversion du regard, le poète accède à une réalité supérieure qui lui dévoile l’unité ontologique du cosmos. À la trinité définie par le christianisme (Verbe, Dieu et Saint-Esprit), succède une forme d’unité non définie, non délimitée, que souligne l’emploi de l’indéfini justement (« un verbe », « un Dieu caché », « un pur esprit »91), mais inaccessible à l’homme matérialiste et « libre penseur». Ainsi, par l’évocation de l’œil, devenu organe de l’âme et de l’imagination par rapprochement métaphorique, on comprend qu’il est possible d’acquérir, pour Nerval, une forme de connaissance métaphysique à travers la connaissance subjective qui s’aventure dans les profondeurs de l’être.

36C’est pourquoi sans doute Petits châteaux de Bohême font entendre quelques accents mystiques, nous laissant entrapercevoir, par la dernière section poétique intitulée « Mysticisme » et par l’image du « château », des références aux méthodes d’oraison contemplative – que l’on songe au titre de Sainte Thérèse d’Avila, Château intérieur ou les sept demeures de l’âme, pris ainsi comme pendant spirituel et mystique des sept châteaux de Nodier. Un fantasme semble traverser le « Troisième château », celui d’une libération de l’âme des méandres de la matière et de l’identité, affranchie des accidents de la vie et du récit : être « un pur esprit », en effet, échappé du corps qui nous délimite et du temps qui nous définit, à la clôture de « Mysticisme », comme l’âme d’un enfant mort qui s’envole avec un nuage, au dernier poème réécrit de Uhland, « Lyrisme92 », concluant Petits châteaux de Bohême sur une note de douceur tragique qui rappelle Goethe ou Rückert.

37La dernière étape du parcours envisagé par le récit de Nerval, que seule l’image poétique pourra formuler et qui ne fera donc pas l’objet d’un ultime chapitre, est désignée comme un château difficile d’accès, si ce n’est après un long chemin initiatique : « et peu d’entre nous arrivent à ce fameux château de briques et de pierres, rêvé dans la jeunesse93 », selon une définition de la plénitude perdue dans la première enfance qui correspondrait, par jeu métaphorique, à la plénitude d’une vision céleste de la terre. Mais si le désir de se connaître, chez un Nerval hanté par le thème platonicien de la réminiscence, emprunte sa formulation au schéma philosophique et mystique, pour autant, il n’en emprunte pas complètement le contenu. Comme l’écrit Paolo Tortonese : « Le palais céleste où l’âme a séjourné avant la naissance humaine ne peut donc pas être confondu avec le monde où l’existence enfantine se déroule. Et pourtant, une certaine confusion s’établit entre les deux, du moment où ce monde enfantin est transfiguré par le souvenir encore frais de la demeure primordiale. D’où un glissement d’images, du paradis à l’enfance, nourrissant des ambiguïtés fécondes94. » La vision enfantine ressemble alors à un rêve par l’émergence d’un souvenir autre que le souvenir au sens où on l’entend d’ordinaire. Femme, château, poème, paysage : Nerval témoigne de la sensation du familier et de l’étrange que procure cette sorte de reconnaissance d’un vécu oublié, qui ouvre l’existence à une autre dimension dont un air de musique, « très-vieux, languissant et funèbre95» serait l’une des passerelles :

Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coulent entre des fleurs.

.

Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens…
Que, dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue ! – et dont je me souviens !96

38Or ce souvenir latent, cette image rêvée surgie des profondeurs, il apparaît qu’elle a glissé du poème des « Odelettes », dans le « Premier château » de Petits châteaux de Bohême, à la prose du « Troisième château ». Ou plus exactement, elle a chu, ou selon les termes célèbres du « Second château » : « C’est ainsi que la poésie tomba dans la prose […]97 ». C’est dire le rêve aussi d’un langage qui, rejoignant la langue originelle, permettrait de « saisir la série de toutes [l]es existences antérieures », comme le suggérera Nerval à Dumas l’année suivante, dans cette lettre que nous citions en introduction de cet article, et prolongerait le fantasme que nourrit le poète d’une coïncidence avec l’origine et d’une totale abolition du temps.

39Quelle est alors cette langue poétique qui doit être inventée, quand les valeurs traditionnelles de la poésie et de la prose sont changées, voire méconnaissables, pour figurer ce qui ne peut être exprimé et traduire le moi, pourtant inatteignable, pourtant insaisissable dans son unité ?

V

– Au nom du ciel, Théodore, reprenez vos sens ! Quelle langue parlez-vous ? –98

40Petits châteaux de Bohême retracent le parcours d’un poète devenu prosateur, annoncé ainsi dès le prologue : « Mon ami, vous me demandez si je pourrais retrouver quelques-uns de mes anciens vers, et vous vous inquiétez même d’apprendre comment j’ai été poëte, longtemps avant de devenir humble prosateur […]99 ». La formule « humble prosateur » a été largement glosée, particulièrement la nuance modalisatrice apportée par l’adjectif « humble » qui réactive la thématisation d’une résignation à l’écriture en prose comme chute. En effet, Michel Sandras souligne à juste titre que, s’inspirant de l’étymologie latine de l’adjectif « humble » (rapporté à l’humus, à la terre), elle reprend la hiérarchie traditionnelle des genres qui partage la prose, placée du côté de l’utile et des préoccupations matérielles, et le vers, placé du côté des rêves et des aspirations spirituelles100. Si bien qu’invariablement, chaque regard rétrospectif de Nerval sur son parcours poétique se fait dépréciatif, ce que montre ici la négation restrictive : « Il y avait là de quoi faire un poète, et je ne suis qu’un rêveur en prose101 ». Au-delà de la formule de modestie, tout se passe finalement comme si ce mouvement critique, par lequel Nerval retrace inlassablement l’évolution de son œuvre, était conduit par le constat mélancolique d’une prose déshéritée, endeuillée d’une poésie qui, littéralement, la hante.

41Comme l’écrit Tiphaine Samoyault, « [l]’inquiétude de la prose, son mouvement perpétuel, ont succédé aux beautés du poème102 », quand disparaît la Muse, qui figurait, on l’a dit, la perte de l’objet d’amour, se confondant lui-même avec l’idée de poésie. Il faut citer de nouveau ces mots figurant au début de Petits châteaux de Bohême : « La Muse est entrée dans mon cœur comme une déesse aux paroles dorées ; elle s’en est échappée comme une pythie en jetant des cris de douleur. Seulement, ses derniers accents se sont adoucis à mesure qu’elle s’éloignait. Elle s’est détournée un instant, et j’ai revu comme en un mirage, les traits adorés d’autrefois !103 » La réalité du drame vécu par Nerval s’édicte et se formule par une référence implicite à la séparation d’Orphée et d’Eurydice. Mais Nerval, reprenant le mythe, le modifie : « Orphée pleure la poésie et c’est elle qui se retourne, inversant la dictée mythique, condamnant le poète à la promenade horizontale et sans but, l’absolvant malheureusement de la descente aux enfers, l’empêchant aussi de remonter. Orphée, dès lors, ne pleure plus son amour mais une histoire, il va de lieu en lieu énonçant sa défaite, il va de lieu en lieu pour collecter du temps. À défaut d’annoncer en vers, il va rêver “en prose”104 ». On voit que Petits châteaux de Bohême font état d’une prise de conscience intime et douloureuse de la séparation irréductible qui frappe les êtres, et même les choses, confrontés à la fuite du temps. Et, revenu voir l’impasse du Doyenné, poussé par la nostalgie d’une jeunesse faisant corps avec ses illusions, le poète doit se résoudre à constater que le lieu même qui la symbolise est en ruine : « Nous étions jeunes, toujours gais, souvent riches…mais je viens faire vibrer la corde sombre : notre palais est rasé. J’en ai foulé les débris l’automne passée105 ». Bien plus, en 1852, quand il écrit ces lignes, deux réalités coïncident dans l’esprit de Nerval, l’une, intime, répondant à l’autre, historique : « il n’y a plus en [lui] qu’un prosateur obstiné106 », contrarié dans son rêve ancien d’être reconnu en grand poète, c’est-à-dire poète et dramaturge. Il doit admettre que ce vœu prononcé dans la jeunesse ne se réalise pas tout à fait et que, peut-être, l’occasion est passée. Et ce constat se matérialise dans la réalité avec le projet de réunion du Louvre et des Tuileries que Napoléon III, fraîchement arrivé au pouvoir, a confié à l’architecte Louis-Tullius-Joachim Visconti et que Hector-Martin Lefuel met en œuvre après la mort de ce dernier en 1853. Les quartiers insalubres qui étaient situés en partie sur la place de l’actuel Carrousel du Louvre disparaissent définitivement. Avec Corinne Bayle, on comprend pourquoi les réserves d’imaginaire et de liberté créatrice de la fantaisie furent si nécessaires à Nerval à l’heure de la double destruction du palais de la jeunesse par le temps et par l’histoire : renversant la proposition d’Hölderlin107, il lui fallait donc inventer ce château merveilleux, le seul, pour lui, habitable, et non la terre108.

42 Alors, pour commenter ce monde détruit ou perdu, comme dans la tradition allégorique du prosimètre, Nerval recourt à l’alternance du vers et de la prose pour signifier celle du monde réel et du monde visionnaire de l’« acteur-narrateur » tel que le concevaient les Grands Rhétoriqueurs, alternance qui correspond respectivement à son rôle actif et à son rôle passif109. À la figure de la Muse s’oppose celle de la Pythie – ou plutôt pythie dans le texte, c’est-à-dire minorée comme la prose, par l’emploi de la minuscule –, la poésie ou « la déesse aux paroles dorées » et la prophétie, ou tout aussi bien les idéaux propres à la poésie en vers et la fonction critique de la prose. Tel que Bertrand Marchal l’a remarqué, « [l]a poésie nervalienne est donc inséparable de cette mise en récit, qui est en même temps la mise en scène d’un drame à la fois personnel et historique, un drame dont les deux personnages, indéfiniment déclinés sous des noms différents (l’enthousiasme et l’ironie, le rêve et la vie, le feu et le jeu, la folie et la raison…), s’appellent aussi et peut-être surtout la poésie et la prose […]110 ». En effet, sur le modèle de La Vita nuova qui attribuait à la prose la fonction de mettre en valeur presque théâtralement111 les poèmes et de les commenter, Petits château de Bohême font dialoguer vers et prose, dans un mouvement de préservation de la poésie en vers et simultanément dans un mouvement d’adieu à une partie de l’œuvre en vers ; l’un, par l’insertion et la conservation des poèmes au cœur du récit en prose, et l’autre, par l’annonce, même dépréciative, d’un avenir littéraire en prose qui continue le chemin déjà parcouru.

43Aussi, par le dédoublement de la forme, Petits châteaux de Bohême semblent figurer une hésitation, un vacillement. Tout se passe comme si Nerval avait compris qu’il n’écrirait pas le grand recueil en vers de son ambition, mais qu’il ne s’y résignait pas non plus, qu’il ne pouvait pas tout à fait y renoncer, au risque que cela engage l’identité de son être tout entier. Au fond, il ne s’agit pas seulement, pour lui, de rappeler sa nature de poète et sa réussite dans la distributio entre les deux écritures, vers et prose, mais de signifier une crise personnelle, littéraire, que la forme prosimétrique a parfois charge traditionnellement de traduire, d’expliquer et de résoudre. C’est peut-être pourquoi, finalement, Nerval choisit de ponctuer le parcours de poète qu’il a dessiné par des vers qui, selon son vœu le plus cher, ont été chantés sur scène112. Laissant la parole tour à tour à la Muse ou à la pythie, selon l’alternance propre au prosimètre, il devient ainsi « le double de David, prophète-prosateur des angoisses du temps et des tensions du monde, mais aussi le prophète-musicien capable de transcender le désespoir par l’harmonie divine113». Faire figurer les vers d’opéra en fin de volume, c’est finalement faire lire une dernière fois les vers lyriques, dont la musique silencieuse résonne dans le blanc final de la page que le mot « FIN » parachève. Comme si l’affrontement annihilait les tensions du monde, Nerval ne propose ainsi aucune résolution dialectique à l’opposition entretenue entre vers et prose, qui reste ouverte sur un avenir encore inconnu de la poésie, que Baudelaire poursuivra : sorte d’instant suspendu qui nous invite à la réflexion sur les valeurs accordées à la poésie et à la prose.

44Or à y bien regarder, de quoi parle Nerval lorsqu’il écrit au « Second château » : «[c]’est ainsi que la poésie tomba dans la prose et mon château théâtral dans le troisième dessous114 » ? Il évoque un projet d’opéra sur la Reine de Saba qui n’aboutit pas et qu’il reprend dans Les Nuits du Ramazan du Voyage en Orient. Et cette phrase formule un double regret : celle d’une nouvelle déception théâtrale et celle d’une réécriture dans une prose prosaïque, chronique d’une quotidienneté. Il serait peut-être abusif d’y lire une résignation à un abandon définitif de la poésie. En effet, le récit de Petits châteaux de Bohême semble enregistrer une évolution, de châteaux en châteaux, de la prose au poème en prose, reflétant les préoccupations du temps. L’apparence fragmentaire de ce chapitre, la condensation du récit en une forme brève, qui pourrait aisément se suffire à elle-même, le rythme ternaire des groupes nominaux, de la première ligne (« [c]hâteau de cartes, château de Bohême, château en Espagne115 ») qui reprennent le titre du chapitre et semblent faire écho à l’idée de rythme qui clôt l’ensemble, la répétition du mot de « château » qui rappelle l’image poétique centrale de ce passage, le souvenir latent, surgi des profondeurs, du château de brique et de pierre qui loge une mystérieuse belle à sa fenêtre : tous ces éléments esquissent la définition du poème en prose, telle que le rappelle Yves Vadé, de gratuité organique, d’intensité et de brièveté116. Nerval admet dans cette œuvre une conception du poétique qui ne repose plus sur des critères de versification et l’expérimente avec bonheur.

45Mais sitôt après, Nerval oppose à cette tentative de proséification de la poésie ou de poétisation de la prose la carrure particulière et frappante des sonnets des « Chimères », suivie de la poésie légère des chansons de la section « Lyrisme » qui nous conduit abruptement au mot « Fin ». C’est dire le choix, pour l’œuvre qui nous importe ici, de maintenir l’antagonisme entre vers et prose qui se dédouble en une opposition entre l’âge d’or de la jeunesse, où les vers des « Odelettes » s’opposent à la prose narrative, et le présent désenchanté de l’écriture de Petits châteaux de Bohême où la poésie, transfigurant la prose, se dit en prose, mais dans une prose distincte de la prose prosaïque et utilitaire. Il s’établit un continuum, de cette alliance de contraires à la structure générale de l’ensemble du texte maintenant jusqu’au bout la tension entre vers et prose, dans la pure tradition du prosimètre consacré en opus magnum par les Grands Rhétoriqueurs. Cependant, c’est ici, plus modestement, plus intimement, un ensemble fantaisiste, hétérogène et désinvolte, fait de l’entrelacement d’éléments divers et contrastés, tenus ensemble dans un jeu d’alliances et d’oppositions. Pourtant, on peut dire avec Lucie Lagardère, étudiant la fantaisie à la lumière de Schlegel et de Benjamin, que « […] la fragmentation vise à l’organicité, la différence singulière à la totalité universelle. La fantaisie apparaît alors comme irrationnelle tout en contribuant à la formation d’une œuvre cohérente ; elle est ce qui fulgure et qui unifie, ce qui fait éclater l’ensemble et en même temps ce qui fait fusionner le tout117 ». Petits châteaux de Bohême seraient alors traversés par le désir d’atteindre un absolu, tel qu’il a été analysé dans les recherches romantiques, qui redynamise, à la faveur d’un jeu sur l’étymologie du mot, la notion de poésie en poïesie118. Mais ce serait selon une perspective plus personnelle et peut-être plus désespérée : cherchant, au-delà des clivages à donner forme à une unité disjonctive, reprenant et réécrivant de manière un peu obsessionnelle ses projets d’écriture personnelle.

46Si Petits châteaux de Bohême semblent issus, pour une part, du mouvement porté par le Romantisme d’une prose considérée comme l’accomplissement de la poésie, ce n’est pas cette « Idée » de poésie telle qu’elle a été formulée en premier par le Cercle d’Iéna qu’ils visent. Au contraire, refusant toute idée de synthèse dans la réalisation de la forme, ils réitèrent, au plan de la structure, « [c]e suspens, cette sublime hésitation entre le son et le sens119 », entre le metrum et la prosa. Plutôt qu’à une forme parfaite, achevée, le prosimètre s’apparente alors davantage à une « une pratique-pierre de touche, qui permet une étude privilégiée des enjeux et des limites de la rhétorique, sous ses “deux espèces” […] au pire comme des multiples formes possibles d’une combinatoire de matériaux variés et disparates120 ». Or, bien plus que par l’oblique de la prose à laquelle est traditionnellement dévolu le commentaire, c’est par le recentrement de Petits châteaux de Bohême sur la poésie en vers, à rebours des recherches menées autour du poème en prose au même moment, qu’une conscience critique paraît à l’œuvre. Plus encore, le choix du poète de disposer la section « Lyrisme » en clôture du « Troisième château » témoigne de ce qu’en 1853, pour Nerval, la poésie seule, et particulièrement la poésie lyrique en vers, peut surmonter les difficultés inhérentes à l’écriture de soi.

47 Tout d’abord, le quatrième vers de « Daphné », dans la section précédente, (« [c]ette chanson d’amour, qui toujours recommence !121 ») laisse entrevoir l’espoir d’un retour de la poésie lyrique, puis les trois derniers poèmes semblent poursuivre ce rêve en renouant avec l’esprit qui présidait à l’écriture des « Odelettes » – mais nuancé toutefois par la tonalité élégiaque de « La Sérénade » finale. C’est dire que « [c]omme Orphée, l’écrivain de l’autobiographie ne dispose plus que du charme […], de l’enchantement de l’écriture, de la poésie en tant que création verbale, façonnement scriptural d’un nouveau monde pour exprimer le parcours et la vérité de ce qu’il a été122 ». Mais Nerval sait également, il l’a annoncé dès le prologue, qu’il s’expose ainsi au risque de nier le réel et de se condamner au recommencement éternel et à l’éparpillement, tant la tentation est grande pour lui, qu’offre l’écriture autobiographique, de s’absenter du monde pour accéder à la présence scripturaire du moi123. Comme Orphée en deuil de sa Muse, l’écrivain tente de revenir sur son œuvre poétique passée au risque de la trahir et de la perdre, selon l’analyse célèbre de Blanchot124. Bien plus, dans le prologue de Nerval, c’est la Muse qui se retourne et le poète dit bien que ce face-à-face l’expose à l’enfermement dans les illusions et les chimères, ce « mirage125 ».

48C’est toute l’ambiguïté de la « recomposition » que Petits châteaux de Bohême proposent, comme le remarque Jean-Nicolas Illouz :

[…] décliner les trois âges du poète sous la forme de trois châteaux, […] c’est constituer la poésie en mythe, et simultanément en opérer la démystification. En voilant sous la grâce du petit florilège de vers et de proses le désœuvrement qui mine la possibilité même du recueil, Les Petits châteaux de Bohême s’en tiennent à l’ambivalence de ce double mouvement, – qui est aussi celle du moment historique de Nerval, fidèle à l’image d’une Bohême romantique dont il dit cependant déjà l’inanité126,

49d’une fantaisie dont il a une forte conscience poétique et critique pour en prolonger à la fois les enjeux et les détourner, comme on l’a vu. Illouz ajoute que « le recueil afficherait ainsi sa propre inactualité, en dénonçant, ironiquement ou mélancoliquement, l’illusion par laquelle le prosateur, penché sur le poète qu’il a été, tente encore d’opposer un “chimérique” âge d’or de la poésie, au désenchantement qui caractérise la nouvelle situation de l’écrivain dans le monde moderne127 ». Ce sont, ici, les traits mêmes des débuts du modernisme que l’on retrouve, tels que les a analysés Ross Chambers128.

50Petits châteaux de Bohême expriment finalement un refus de la fonction narrative traditionnelle, relayé, après Nerval, par un Baudelaire qui rêvera la poésie en prose ou par un Flaubert qui rêvera la prose en poésie, c’est-à-dire un refus de participer à l’économie dominante des échanges verbaux et d’adhérer au credo utilitariste du temps, par l’invention d’une organisation et d’un fonctionnement narratifs différents appelant alors une tout autre lecture. Petits châteaux de Bohême témoignent d’une réticence à se laisser entraîner dans la suite du siècle, par un paradoxal refus de participer à l’ordre des choses, proprement mélancolique ; mais, cela, avec une forme de légèreté élégante et de tristesse souriante. En dernier recours, mais peut-être est-ce l’essentiel pour Nerval, le poète reporte ses attentes vers l’instance de lecture, cet « ami», ce frère, qui est le seul véritable dédicataire de Petits châteaux de Bohême, ce prosimètre adressé, pour lui demander, en dernier ressort : attention pour la poésie, bienveillance pour le poète, et peut-être, et toujours, droit à ses rêves et à sa fantaisie.


***

51Petits châteaux de Bohême, présentent un des agencements possibles des éléments de la vie et de l’œuvre de Nerval. Ils rappellent la vision kaléidoscopique qui propose une version de formes et de couleurs parmi un nombre indéfini de combinaisons potentielles. Disant avec fantaisie, ils ne nous disent pas peu. On peut, au choix, s’émouvoir ou s’émerveiller, de ce qu’ils puissent être lus pour leur légèreté, pour leur chatoiement, tout en transfigurant un drame intime et poignant dont ils se font le reflet ou plutôt l’irisation.

52Au tournant du siècle, ce texte de Nerval présente une sorte de bilan artistique tant personnel que générationnel sous la forme ancienne mais redevenue originale d’un prosimètre : insérant au cours du récit personnel, poèmes et saynète dramatique, dans un mouvement de recréation, Nerval invente ici une forme originale pour se dire. Petits châteaux de Bohême s’apparentent alors à la définition noble de la fantaisie qui transcende les données formelles par l’imagination pour faire œuvre et s’opposent à une définition négative où, se prenant elle-même pour fin, la fantaisie se retrouve condamnée à la stérilité : ils font par-là implicitement le choix de plébisciter Gautier et non Houssaye, considéré comme le chef de l’école fantaisiste ainsi conçue. Et c’est toute la force de cette œuvre hybride que de proposer un espace critique où la modernité poétique vient se refléter, en même tant qu’illusions et désillusions se confrontent. Car la fantaisie n’ignore plus désormais que ses volutes contiennent leur courbe d’ombre et leur revers mélancolique.