Colloques en ligne

Michel Brix

Romantisme et fantaisie

1Dans une série d’ouvrages et d’articles parus depuis 1999, j’ai proposé et défendu l’hypothèse qu’il existait en France deux romantismes, et que le terme de « fantaisie » pourrait constituer une étiquette pertinente pour recouvrir et désigner une des branches de cette opposition1. Il faut voir d’abord que « romantisme » est un mot qui ne paraît pas pouvoir être mis en correspondance avec une esthétique précise. Il renvoie plutôt à un besoin de renouvellement, de régénération de l’art, qui s’est manifesté à une époque – le début du xixe siècle – où la littérature, et en particulier la poésie, apparaissait enlisée dans l’académisme et ayant perdu tout lien avec le monde contemporain, le temps présent. Selon un phénomène bien connu en politique, quelques idées simples suffisent à coaliser et fédérer des individus dans l’opposition, mais il est fréquent qu’une fois parvenus au pouvoir, ceux-ci laissent apparaître de profondes divisions. C’est ce qui s’est passé avec les romantiques : unis dans une détestation commune des « perruques », qui occupaient le champ littéraire, ils ont montré de grandes divergences entre eux à partir du moment où leur victoire est devenue un fait accompli et où leur règne a commencé.

2La question de cette opposition n’est pas neuve, même si la détection des mésententes entre écrivains « rénovateurs » a pu être problématique. Est ici en cause l’habileté qu’a montrée Victor Hugo à faire de son combat le combat de tous, et à éclipser les voix contradictoires, que nous avons parfois tendance, nous-mêmes historiens de la littérature et sur la lointaine inspiration de Hugo, à repousser en-dehors du champ romantique lui-même (ainsi Mérimée ou Balzac, qui n’appartenaient pas au Cénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs).

3Au xxe siècle, Paul Bénichou, sensible lui aussi aux tensions apparues à l’intérieur du mouvement romantique, a expliqué qu’une ligne de fracture séparait un romantisme précoce, essentiellement spirituel et humanitaire, d’une part, et de l’autre un romantisme du « désenchantement », plus tardif. Comme Paul Bénichou, je suis d’avis qu’une fracture existe, qu’elle a effectivement été déterminée par des options divergentes en matière de spiritualisme et d’humanitarisme, mais contrairement à lui, je ne pense pas qu’on puisse assigner une date à cette fracture, que les deux options se seraient succédé. Dès le début, en effet, c’est-à-dire dès la première génération d’écrivains romantiques, des tensions ont été palpables. Ainsi, à mes yeux, l’opposition de Stendhal aux thèses de Mme de Staël est déjà exemplaire d’une rupture parmi les rénovateurs sur les orientations à donner à la littérature nouvelle, celle qui devait naître des cendres du classicisme versaillais.

4En 1800, le temps semblait venu à Mme de Staël d’annoncer l’entente retrouvée de la poésie et de la société contemporaine. C’est ce qu’elle s’attache à faire en publiant un traité au titre explicite, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, qui affirme que l’art n’est pas coupé du temps présent, que la littérature est apte à intervenir dans les grands débats qui agitent le monde contemporain et qu’elle est, notamment, susceptible de jouer un rôle majeur dans la restauration de la religion, mise à mal par les philosophes des Lumières. En Allemagne, le mot « romantisme » désignera, d’ailleurs, explicitement la littérature moderne et chrétienne, par opposition au classicisme, assimilé à l’imitation des Anciens : ainsi parlent Mme de Staël – dont le traité De l’Allemagne, écrit sous l’inspiration des frères Schlegel, paraît en 1813 –, ainsi que Hegel, lequel, dans son cours d’esthétique professé à Berlin en 1818-1819, définit l’art romantique de l’Occident chrétien comme la troisième époque de l’histoire de l’art (venant après l’art symbolique des Égyptiens et l’art classique des Grecs).

5On notera aussi que le « christianisme » invoqué par les romantiques se rattache plutôt à la mystique platonicienne qu’à la doctrine de l’Église. Ainsi, dans De l’Allemagne, où elle livre son « programme » de rénovation littéraire, Mme de Staël appelle les écrivains à fédérer leurs efforts pour imposer une esthétique « platonisante », dont les traits, empruntés aux théories de Winckelmann et des romantiques d’Iéna, nourrissaient, selon l’auteur, toute la littérature germanique de l’époque : l’art est la recherche du Beau idéal ; le Beau est l’incarnation de Dieu ; le poète, inspiré par le Ciel, doit renoncer à ses particularités pour devenir une sorte de conscience universelle et guider l’humanité ; la poésie est destinée à mettre au jour les correspondances « verticales », c’est-à-dire la signification des choses et des événements dans un grand plan divin qui dépasse l’humanité mais qu’appréhende par contre le poète, lequel contemple les choses du point de vue de Dieu ; langue de Dieu, la poésie est aussi la langue des origines, quand un symbolisme transparent ne laissait rien ignorer des intentions célestes.

6Ces vues ont été mises en question par Stendhal. Si l’auteur de Racine et Shakespeare a témoigné qu’il était lui aussi soucieux de travailler à la réconciliation de l’art et du temps présent, en revanche, il ne se retrouvait guère dans la littérature nouvelle que définissait l’auteur de Corinne et il ne s’est pas privé de le faire savoir. Stendhal ne considérait pas que le salut de l’art était à rechercher dans le spiritualisme, que la littérature avait pour objectif de renouer le lien perdu avec le Ciel, ou que le Beau se confondait avec la signification divine des choses d’en bas ; et le romancier désapprouvait ouvertement le panégyrique staëlien de l’Allemagne, – dénonçant pour sa part le caractère confus des systèmes philosophiques élaborés outre-Rhin et professant son éloignement pour les doctrines dérivées du platonisme. Au demeurant, c’est l’œuvre stendhalienne tout entière qui se dresse contre l’annexion du romantisme aux idéaux néo-platoniciens et s’en prend, point par point, aux caractères de l’esthétique prônée par Mme de Staël.

7Écrire, ou peindre – si l’on suit Stendhal – représentent des entreprises impliquant l’auteur de façon individuelle et dépourvues d’arrière-plan ou d’objectif religieux. L’art consiste, pour le créateur, à restituer les caractères de son monde intérieur, ou de sa vision de la réalité, à communiquer au spectateur ou au lecteur l’émotion qui est à l’origine de l’œuvre d’art, à rendre sensible la passion – c’est-à-dire l’état d’âme – de l’artiste. Atteindre au Beau, c’est donc – toujours à entendre Stendhal – réussir à montrer comment la réalité se réfracte dans une conscience et comment cette réfraction se trouve affectée par les passions du sujet. Le romanticisme stendhalien – à distinguer soigneusement du romantisme staëlien –s’applique à traduire le point de vue sur le monde d’un individu ou d’une société donnés, à un moment donné de l’histoire.

8Stendhal se trouve aussi aux antipodes de l’esthétique staëlienne sur la question de la mission de l’artiste. Dans l’Histoire de la peinture en Italie, le romancier se moque par exemple d’un des Schlegel, parce que celui-ci prétend que certains écrivains ont été envoyés par Dieu sur terre pour parler en Son nom. Du point de vue stendhalien, rien n’est plus stérile, esthétiquement, que de vouloir renoncer à ses particularismes et s’élever au-dessus de soi-même, pour exprimer des vérités éternelles et donner une vision totalisante du monde. L’art consiste au contraire à rester soi-même : ce que l’écrivain donne à voir, c’est son tempérament, sa vision du monde, et non la signification transcendante des choses.

9On se trouve ici au cœur de la contradiction stendhalienne, fondatrice – à mes yeux – du courant de la fantaisie, à l’époque romantique. L’écrivain qui restitue sincèrement ses émotions peut nourrir l’espoir de les faire éprouver à son lecteur. Par contre, l’auteur qui vise moins à traduire ses sensations qu’à enseigner, raisonner ou généraliser perd sur tous les plans. Mme de Staël a eu le tort de réprouver la tentation de l’égotisme qui deviendra la marque de la création littéraire de Stendhal. Pour la dame de Coppet, l’écrivain parle en son nom, bien sûr, mais ne peut se laisser « engluer » par le particulier, les circonstances, l’intimité : « [...] cette foule d’inconnus qu’on admet, en écrivant, à la connaissance de soi-même, ne s’attendent point à la familiarité [...]2 ». L’auteur de Corinne cultive donc tout ce qui soustrait l’âme à l’individualité et peut la rapprocher de son idéal poétique : l’écrivain inspiré, qui s’est émancipé de son point de vue particulier et parle au nom de Dieu. Aux yeux de Stendhal, l’écrivain qui procède de la sorte échoue à coup sûr dans son ambition créatrice. Dès le moment où l’on veut parler au nom de tout le monde, on risque fort, en effet, de n’énoncer que des idées fausses et de n’être plus capable d’émouvoir. Et à l’issue de ce combat pour sortir de soi-même et conférer à ses propos une portée universelle, on ne récolte que de douteux résultats : des œuvres que l’on peut à bon droit soupçonner d’insincérité, d’hypocrisie ou de mensonge, car elles manquent de naturel et ne restituent pas les sensations dans leur authenticité ; l’« enflure » – le reproche, on le sait, sera fait aussi à Hugo – d’un style guindé, ampoulé, redondant, qui appuie sur les effets plutôt que de les suggérer (parce que l’on est moins écrivain que professeur) ; le « galimatias » – leitmotiv des condamnations stendhaliennes –, c’est-à-dire des développements qu’alourdissent l’emphase et la prétention de tout expliquer.

10Beaucoup de rénovateurs littéraires ont lu Stendhal – et notamment les développements de Racine et Shakespeare – en fronçant le sourcil. Ainsi, Lamartine a pris, contre le romanticiste qui était accusé de le méconnaître, la défense du Beau idéal, principe de toutes les créations de l’esprit3. Pourtant Stendhal n’apparaît pas isolé dans sa contestation du romantisme platonicien : au sein même du groupe de Hugo, Sainte-Beuve, précisément, allait soutenir des idées très proches de celles qui avaient été avancées par l’auteur du Rouge.

11Des tensions analogues apparurent en effet, à la génération suivante, à l’intérieur même du Cénacle. Elles opposèrent cette fois Hugo et Vigny, d’une part, Sainte-Beuve et Musset d’autre part. Et à coup sûr, elles jouèrent un rôle non négligeable dans l’éclatement dudit Cénacle, en 1830.

12Le jeune Hugo s’est placé dans le sillage de Mme de Staël. Il se réclame de la conception platonicienne, ou pindarique, de la littérature, assimilée à un élan vers le Ciel : c’est Dieu qui choisit les écrivains, les dote du génie de la parole poétique et les place –souvent pour leur malheur – au-dessus du reste de l’humanité, dans une position de médiateur entre la terre et Lui. Les poésies du tout jeune Hugo brodent sur la conviction que le poète est la voix de Dieu : ainsi les vers qu’il adresse à Chateaubriand alors qu’il n’a que dix-huit ans4, ou encore « La Lyre et la Harpe », écrit en 18225. La préface des Nouvelles Odes, en 1824, identifie la poésie à un faisceau de « voix merveilleuses qui avertissent de Dieu. [...] Quand [Dieu] a cessé de tonner dans les événements, [des âmes choisies] font éclater [Sa voix] dans leurs inspirations, et c’est ainsi que les enseignements célestes se continuent par des chants. Telle est la mission du génie ; ses élus sont ces sentinelles laissées par le Seigneur sur les tours de Jérusalem, et qui ne se tairont ni jour ni nuit6. » On rencontre de semblables professions de foi dans les pièces « À mes vers », « Le Poète », et « Actions de grâces », tous textes parus dans les Nouvelles Odes. Messagère des volontés divines, la poésie joue un rôle très concret de magistère moral et politique : elle doit conduire l’humanité à s’engager sur les chemins que le Ciel a prévus pour elle. La mission historique de l’écrivain est affirmée par Hugo dès 1821, lorsqu’il écrit « Le Poète dans les révolutions ». Au cours de la Restauration, ce texte sera suivi de nombreux autres, expliquant au peuple la signification des grands événements et guidant les choix politiques de la France (ainsi l’ode célèbre « À la colonne de la place Vendôme » en 1827).

13Ce qu’on peut appeler le « grand chant romantique » consiste ainsi – selon les perspectives indiquées par Mme de Staël – à dégager et à enseigner les fatalités qui pèsent sur l’humanité en marche vers Dieu : tel événement est le signe de la colère du ciel, tel autre permet d’appréhender un décret divin, etc., d’où la nécessité d’un art qui – pour accomplir ses visées didactiques – privilégie l’hyperbole et l’amplification. Dans la reconstitution historique, par exemple, il faut aller à l’essentiel et ne pas s’encombrer de détails ou de nuances. Le Dernier Jour d’un condamné montre dans le personnage central un être abstrait, qui n’a pas de passé et dont le crime même reste caché : il est le condamné à mort, toute autre précision ruinant, aux yeux de Hugo, la généralité de son cas. De même, l’auteur crée dans ses romans des figures « types », qui représentent des idées : les personnages y sont hyperboliquement mauvais (comme Han d’Islande, ou le nain Habibrah, dans le Bug-Jargal de 1825) ou hyperboliquement bons ; quant aux intrigues, elles sont fondées sur des contrastes, ou des antithèses, poussés à l’extrême.

14Ces conceptions ne sont pas celles de l’esthétique régénérée que Sainte-Beuve voudrait voir fonder en France. Ses rapports d’amitié avec Hugo furent ambigus dès l’origine, puisqu’il existait un profond désaccord entre les deux écrivains, qui allait éclater au grand jour quelques années plus tard. Ainsi, au soir de sa vie, Sainte-Beuve se remémorait avoir été spontanément « assez antipathique [à la nouvelle école littéraire] à cause du royalisme et de la mysticité que je ne partageais pas7 ». C’est pourquoi, une fois aux côtés de Hugo, Sainte-Beuve essaie de peser sur les orientations poétiques de son aîné, de les infléchir vers un lyrisme plus intime, plus quotidien, plus familial. Aux yeux du critique, l’avenir de l’art n’est pas à trouver dans les progrès d’une esthétique oraculaire, pindarique, platonicienne (avec des hyperboles, des antithèses, des amplifications), qui coupe les écrivains du grand public – alors que la revendication première des romantiques était de renouer avec le monde contemporain – mais plutôt dans une pratique poétique moins solennelle, mieux accordée à la vie de tous les jours. C’est dans l’évocation « horatienne » de la vie de tous les jours que – selon Sainte-Beuve – le public attend les écrivains et pas dans une littérature qui fait des poètes des espèces de surhommes, émancipés des misères terrestres.

15La voie que Sainte-Beuve proposait à Hugo d’emprunter consistait à privilégier l’intimité, à restituer des impressions personnelles sans rechercher aucun effet de généralisation. Les Orientales, en 1829, semblent marquer, sinon le total renoncement aux excès antérieurs, en tout cas un pas dans la direction indiquée par le critique :

Nulles poésies ne caractérisent plus brillamment [que Les Orientales] le clair intervalle où elles sont nées, précisément par cet oubli où elles le laissent, par le désintéressement du fond, la fantaisie libre et courante, la curiosité du style, et ce trône merveilleux dressé à l’art pur8.

16Il n’est pas nécessaire de voir ici une déclaration « parnassienne » ou mallarméenne. « [L]e clair intervalle où [Les Orientales] sont nées », ce sont les dix-huit mois du ministère Martignac, qui succéda en janvier 1828 à l’impopulaire Villèle9. D’où « ce trône merveilleux dressé à l’art pur », c’est-à-dire une poésie libérée de toute arrière-pensée mystique, providentialiste ou historique : dans une période marquée par l’apaisement politique, le poète ne s’est pas senti le devoir d’éclairer ses contemporains sur les questions spirituelles ou sur les grands débats du temps, mais s’est attaché seulement à évoquer ce qu’il éprouvait. Le recueil des Orientales permettait à Sainte-Beuve de noter chez Hugo l’existence d’un lyrisme caché, plus profond, plus vibrant, plus gravement empreint des émotions de la jeunesse, loin de la « trompette », ou de la « cloche retentissante10 » du chant pindarique.

17En décembre 1831, Les Feuilles d’automne paraissent confirmer ce virage vers une poésie moins rhétorique. Hugo se serait-il enfin décidé à écouter Sainte-Beuve ? C’est ce que semble suggérer la préface du recueil, qui revendique le droit de composer – même dans un monde livré au tumulte – « des vers sereins et paisibles, des vers comme tout le monde en fait ou en rêve, des vers de la famille, du foyer domestique, de la vie privée ; des vers de l’intérieur de l’âme11 ». Sainte-Beuve, dans la Revue des deux Mondes du 15 décembre 1831, se félicite de cette orientation, qu’il espère voir s’approfondir encore davantage, de la poétique hugolienne. Mais l’auteur des Portraits contemporains devra pourtant exprimer de nouvelles réserves, dès le mois de juillet 1832, dans un article général sur les romans de Hugo. Le critique constate que Notre-Dame de Paris pèche gravement – à l’instar de Han d’Islande et de Bug-Jargal, à l’instar aussi de Cinq-Mars de Vigny – par le manque de nuance : l’hyperbole est plus déplacée encore en prose que sur scène ou en vers. Hugo « personnifie » des idées de façon outrancière, sans mélange, i. e. sans aucune vraisemblance. Tout est absolu, excessif, à l’opposé de la vie, où les choses sont tempérées. Le critique blâme notamment la fatalité de Notre-Dame de Paris, une fatalité de système, semblable à l’histoire géométrique de Thiers et de Mignet, – « une fatalité forcenée, visionnaire, à la main de plomb, sans pitié12. »

18Sainte-Beuve trouvera l’occasion de redire son hostilité à la philosophie romantique de l’histoire en 1834, après la publication de la plaquette de Hugo sur Mirabeau. Dans cet article13 que l’auteur de Lucrèce Borgia recevra comme une déclaration de guerre, Sainte-Beuve met en question la tendance à identifier les grands hommes à des révélateurs divins, prédestinés et guidés par le Ciel. Aux yeux de Hugo, Mirabeau était chargé de mettre à bas l’Ancien Régime et d’ouvrir à la France – donc à l’humanité – le chemin vers la liberté. L’imagination agrandissante de Hugo présentait l’existence tout entière de Mirabeau, de la naissance à la mort, comme empreinte par un symbolisme transcendant. Sainte-Beuve dénie tout caractère de vérité à ces sortes de peintures : Hugo a élevé une statue qui n’a rien à voir avec ce qu’était l’homme Mirabeau au quotidien.

19Dans cette « guerre » esthétique, Sainte-Beuve s’était lui-même appliqué à prêcher d’exemple. Sous le masque de Joseph Delorme, auteur mort dont il aurait recueilli les œuvres, Sainte-Beuve dévoila en 1829 sa propre poétique. L’antagonisme entre les esthétiques beuvienne et hugolienne est suggéré dans le poème intitulé « Ma Muse », qui oppose à la muse de Hugo (représentée comme une « odalisque brillante ») l’image d’une pauvre fille vivant dans une « chaumine », lavant « un linge usé » et dont les chants se trouvent parfois entrecoupés par « une toux déchirante ». De même, Sainte-Beuve fait dire à Joseph Delorme, dans les « Pensées », que le jeune poète a « tâché, après [s]es devanciers, d’être original à [s]a manière, humblement et bourgeoisement, observant la nature et l’âme de près, mais sans microscope, nommant les choses de la vie privée par leur nom, mais préférant la chaumière au boudoir, et, dans tous les cas, cherchant à relever le prosaïsme de ces détails domestiques par la peinture des sentiments humains et des objets naturels. »

20« La Veillée », texte composé à l’occasion de la naissance de François-Victor Hugo, le 21 octobre 1828, propose l’exemple de cette poésie familiale à laquelle le critique voudrait voir se consacrer l’auteur des Odes et ballades. Mais ce sont surtout « Les Rayons jaunes », les vers les plus célèbres de Joseph Delorme, qui donnent à voir cette poésie d’intérieur, consacrée à la peinture de l’humilité d’un foyer. Des thèmes comme le souvenir, la religion, le deuil, s’y trouvent convoqués, mais dans leur dimension quotidienne, « bourgeoise » (ainsi le deuil est celui d’une vieille tante), sans parti pris de généralisation. On rejoint avec « Les Rayons jaunes » l’ambition de Stendhal : ce que reflète l’œuvre littéraire – le titre du poème beuvien est à cet égard très explicite –, ce n’est pas le réel dans son essence, mais le réel vu à travers le prisme d’une intériorité, teinté par les impressions d’une conscience. Et c’est la volonté de restituer les caractères de cette conscience particulière qui guide l’auteur.

21Cette esthétique plus « légère » à laquelle rêve Sainte-Beuve et qui privilégierait l’épanchement intime, la peinture des émotions, la restitution des impressions personnelles, sans la volonté de les généraliser, correspond aussi à la poétique de Musset. Les ouvrages de celui-ci vont rencontrer les recommandations beuviennes beaucoup mieux que n’importe quel recueil de Hugo et aussi que le Joseph Delorme de Sainte-Beuve lui-même.

22Au demeurant, Musset a très vite marqué sa différence, d’abord par le titre même de son premier recueil (Contes d’Espagne et d’Italie), puis en donnant à savoir qu’il ne fallait pas compter sur lui pour restituer dans ses ouvrages l’écho du tumulte extérieur ou des agitations politiques. Seuls importaient à ses yeux les états de l’âme, ou du cœur. La poésie engagée, « utilitaire » comme on disait au xixe siècle, n’était pas pour lui. Il proclame en octobre 1830, dans « Les Vœux stériles » : « Point d’autel, de trépied, point d’arrière aux profanes ! » Le trépied est celui du vates romantique, du poète inspiré qui affirme connaître les desseins du Ciel et guide l’humanité sur les routes de l’avenir. La « Dédicace » de La Coupe et les lèvres indique, de même :

Je ne me suis pas fait écrivain politique
N’étant pas amoureux de la place publique.
D’ailleurs, il n’entre pas dans mes prétentions
D’être l’homme du siècle et de ses passions [...].

23Dans ses ouvrages ultérieurs, Musset ne variera pas et continuera à railler les credos humanitaires, les apôtres de la perfectibilité de l’espèce humaine ainsi que les fondateurs de religions nouvelles. Au rebours de Hugo ou de Vigny, il ne se sent investi d’aucune mission. De même, les débats théoriques, les querelles d’école, les doctrines, les systèmes de tous poils le laissent, contrairement à ses aînés illustres, tout à fait indifférent. On connaît le distique célèbre, et emblématique, des « Secrètes Pensées de Rafaël » : « Racine, rencontrant Shakespeare sur ma table, / S’endort près de Boileau, qui leur a pardonné. » Et Musset confie à son frère Paul, dans une lettre du 4 août 1831 :

[...] Je dois dire que nous discutons beaucoup ; je trouve même qu’on perd trop de temps à raisonner et à épiloguer. [...] En sommes-nous plus avancés ? En fera-t-on un vers meilleur dans un poème, un trait meilleur dans un tableau ? [...] Ce qu’il faut à l’artiste, au poète, c’est l’émotion. Quand j’éprouve, en faisant un vers, un certain battement de cœur que je connais, je suis sûr que mon vers est de la meilleure qualité que je puisse pondre.

24Autres témoignages de la marginalité relative de Musset au sein du Cénacle hugolien : il est resté fermé à l’influence des romantiques allemands ; il n’a jamais fréquenté « les sommets humides et blanchâtres » du platonisme poétique mais s’est affirmé plutôt comme un « poète des choses du sang et de la vie14 » ; dans le même sens, il n’a pas craint de stigmatiser l’inanité des aspirations mystiques et les catastrophes – folie ou mort – qui souvent les sanctionnent15. Avec Musset, la poésie revient sur terre, et renonce aux élans surhumains ainsi qu’à l’emphase métaphysique. Ses vers s’ouvrent à la gaieté, au sourire, voire à la farce et à la blague. L’auteur ne dédaigne pas les surprises, les changements de ton, le mélange des genres, les provocations ; il croit plus volontiers aux vertus de l’humour qu’à celles de la philosophie. L’un de ses grands mérites, observera Sainte-Beuve, est « d’avoir ramené l’esprit dans la poésie16 ».

25Chez Musset, les peintures de l’amour rompent elles aussi avec ce que l’on pouvait lire chez Hugo. Celui-ci ne s’intéresse qu’aux amours glorieuses, pétrarquistes, qui ne déclinent jamais et transfigurent l’existence. Rien de semblable dans les vers de Musset, où la représentation de l’amour doit beaucoup moins à l’idéalisation : l’auteur des Contes d’Espagne et d’Italie ne craint pas d’évoquer la jalousie, les intermittences du cœur, les trahisons féminines, les ruptures, les absences, les amertumes, les lassitudes, qui interdisent bien souvent aux amoureux de ressentir la « plénitude » hugolienne. À l’époux et l’amant comblé que peignent les vers du maître du Cénacle, Musset oppose les mille et un petits bonheurs mais aussi les mille et une misères de l’amour au quotidien. Quant aux femmes idéales qui – selon la tradition pétrarquiste et néo-platonicienne – ouvrent aux poètes les portes du paradis mystique, elles n’existent pas chez notre poète : l’incapacité des femmes réelles à servir de tremplin aux ambitions surnaturelles de leurs amants est longuement évoquée dans Namouna, où aucun personnage féminin ne paraît à la hauteur des rêves des Don Juan romantiques.

26L’indépendance dont témoignait Musset dans le traitement de toutes les grandes thématiques du romantisme a pu faire croire, même, que ses intentions étaient de parodier les recueils issus du Cénacle, de se moquer de Hugo et de Vigny, de « déclarer la guerre17 » à la nouvelle école, voire – pire encore – de tourner le lyrisme hugolien en dérision. Il a, sans surprise, été considéré comme un renégat du romantisme et, à ce titre, Hugo ne s’est pas privé d’exprimer l’irritation que lui inspiraient les succès du jeune homme18. L’auteur des Odes et ballades – qui n’appréciait guère les divergences de vues – avait de quoi se montrer agacé : par son exemple, Musset invitait à ne pas identifier le renouveau littéraire avec les seules thématiques que Hugo développait dans ses propres recueils. Mieux – ou pis –, encore : le turbulent cadet jetait les bases du mouvement de la fantaisie, – si l’on accorde que cette formule peut renvoyer à un groupe informel constitué par les « déçus » du hugolisme et de l’esthétique romantique dominante. Reformulant les principales critiques adressées avant 1830 par Sainte-Beuve à Hugo, ces opposants allaient inviter les écrivains à descendre des « sommets humides et blanchâtres » de la poésie métaphysique, à revenir à la peinture de la vie quotidienne et des impressions personnelles, enfin à illustrer une esthétique qui ambitionne de restituer le tempérament de l’artiste plutôt que d’établir des vérités universelles et transcendantes.