Penser le mouvement en danse : Rudolf Laban, entre théorie et poésie du geste
1Les théories de Rudolf Laban1, praticien et penseur majeur de la danse, sont encore de riches lieux de ressources pour les danseurs. Si ses idées principales sont globalement connues, son processus de recherche, lui, avec tout ce qu’il comporte d’entrelacs, l’est beaucoup moins. Son impulsion de départ est exprimée dès sa toute première publication, Die Welt des Tänzers. Fünf Gedankenreigen [Le monde du danseur. Cinq rondes d’idées]2, où il remarque, en 1920, que :
2Personne n’a jamais observé le mouvement en tant que tel, on a presque entièrement ignoré l’élément générateur, telle une danse au sein de l’énergie mouvante, et on est passé à côté de l’indice essentiel sur la nature mêmedu jeu énergétique. On a considéré la forme comme un facteur esthétique ou mathématique, et on n’a pas pris en compte la substance de son jeu, de sa danse avec les pouvoirs générateurs de formes et ses tensions spatio-rythmiques. Outre le mouvement des corps dans l’espace, il existe le mouvement de l’espace dans les corps... 3.
3Il semblerait que ce soit précisément ce constat qui pousse Laban, après avoir abordé différentes disciplines et mené une carrière de peintre, à se consacrer exclusivement à l’étude du mouvement dansé. Se met alors en place le programme d’une vaste et constante recherche, ayant pour but d’expliquer l’expérience sensible propre au danseur, expérience d’un « monde » énergétique intérieur qui se déploie dans l’espace. Cherchant à considérer le corps dansant au delà de sa dimension bio‑mécanique, Rudolf Laban l’imagine alors comme un espace foncièrement plastique, traversé de virtualités. La danse n’est ainsi pas pensée comme un « simple objet visible et lisible, ou une forme explicable et reproductible par le discours »4. De ce fait, ce qu’il enclenche est avant tout un « travail théorique de réflexion et de formulation sur les mots de la danse »5qui puisse relier sa « pensée en mots » à sa « pensée motrice »6, et parvenir à qualifier ses idées.
4Dans les différentes sections de ce premier ouvrage, parmi lesquelles « The directions of spatial tensions », « Harmonics laws of form » ou « Body sense and tension sense »7, une ébauche de ses prolifiques théories à venir sur les gammes du mouvement se met d’ores et déjà en place. Néanmoins, dans Le monde du danseur, c’est la forme discursive spécifique qui retient particulièrement notre attention. Allant à l’encontre d’une argumentation académique, Laban développe une pensée qui se déroule par fragments et aphorismes, construisant un sens global par résonance. Son choix de nommer ses différents chapitres des Reigen (traduit en anglais par round dances, soit, des rondes), s’avère être un parti pris poétique, et démontre que sa façon même de penser est totalement innervée par l’expérience dansée. Les chapitres sont par ailleurs écrits comme des rondes : de forme cyclique, ils semblent être composés de ritournelles et d’interludes. Danse, concepts et écriture ne se distinguent apparemment pas, partageant la même circonvolution. Remarquons également que ces « Gedankenreigen », ces « rondes d’idées »,présentent une analogie avec les danses chorales que Laban était alors en train de développer : les « chœurs de mouvement »8sont en effet des pratiques rythmiques de groupe souvent influencées par des figures géométriques, telles que le cercle. En ce sens, le travail textuel nous semble pouvoir être compris comme un lieu où peut s’initier et se prolonger l’expressivité du geste du danseur.
5Au fil de cette étude, nous serons donc amenés à constater non pas tant la dimension évolutive et composite de l’œuvre théorique de Laban que l’importance et la singularité de la « mise en mots » dans la mise en œuvre de sa pensée du mouvement. L’immense travail d’écriture accompli tout au long de sa carrière9, mû par un implacable « souci de nommer »10 l’expérience de danse, tire l’écheveau des « liens que tissent l’organique et l’imaginaire »11 dans l’acte de danser. Ces entrelacs, pris dans la densité du corps en mouvement, sont également ceux avec lesquels danse l’écriture de Rudolf Laban pour tenter de frayer sa pensée.
Distinguer, nommer, nuancer : la singularité du geste
6Par-delà les schèmes et les diagrammes à première vue abstraits qui jalonnent la formation de ses concepts spatio‑dynamiques liés à la « kinesphère » et à la « dynamosphère »12, Laban tend vraiment à rendre sensible l’ensemble de phénomènes qui confère à chaque geste une qualité dynamique propre, semblable à une texture ou à une couleur. Ce qui fait tout l’intérêt de la démarche labanienne pour penser le mouvement, c’est donc sa détermination à en sonder les valeurs intangibles, afin de rendre visible la charge expressive du mouvement, qui reste ordinairement invisible lorsque l’on ne se penche que sur ses manifestations quantifiables (à l’image des pratiques sportives). Tout comme Roland Barthes après lui s’est appliqué à faire état d’un troisième sens de l’image, qualifié de « sens obtus » ou de « signifiance », qui excède l’information et la signification qu’elle porte,Rudolf Laban s’emploie à révéler et à dire ce qui, dans le geste dansé, relève d’un régime de présence spécifique, lorsque l’interprète est habité par une certaine attitude dynamique. Il se voit donc remonter vers ce qui tisse le processus même du geste. C’est ainsi qu’il reflue vers un paysage d’intensités dont il tente d’établir une cartographie, et vers des états transitoires dont il tend à retracer les polarités et les modulations. En somme, Laban entreprend de révéler que la danse met en jeu un corps‑vecteur, non plus seulement moyen ou objet d’expression, mais « matière modulable, réseau sensoriel, pulsionnel et imaginaire inséparable d’une histoire individuelle et collective »13 où a lieu un jeu de correspondances chiasmatiques, plus proche d’une « corporéité »14 que d’une entité fixe et définie généralement, sous-tendue par l’idée de « corps ». Déconstruisant les présupposés mêmes de l’idée de « corps » et de « danse », il en rend ainsi possible une conception libérée de sa tenace essentialisation.
7Une telle lecture poétique du mouvement dansé n’a en revanche pas été suffisamment reliée jusqu’ici au travail spécifique de la langue mené par Laban, sur lequel nous voudrions revenir. Généralement, son style littéraire est jugé maladroit, peu rigoureux, « difficilement lisible » par ses commentateurs, qui louent néanmoins sa pensée créatrice15. Comme le souligne Dick McCaw, c’est précisément le style peu commode de Laban et sa tendance à employer des termes ambivalents qui freinent les tentatives de traduction de l’inaugural Die Welt des Tänzers [Le monde du danseur] de l’allemand vers l’anglais16. Le « Glossary of German Terms » présent à la fin de The Laban Sourcebook retrace par exemple les cheminements de traduction de termes problématiques employés par Laban, tels que « Ballung » ou « Spannung ». « Spannung » a finalement été traduit en anglais par « tension », mais le sens de ce mot, en allemand, excède sa traduction, d’où sont alors exclus plusieurs aspects sémantiques implicites. En effet, Spannung peut autant exprimer l’excitation que le suspense, voire même quelque chose de l’ordre d’un courant électrique. Or, il semblerait que ce soit justement cette polysémie, cette faculté des mots à déclencher des images, que recherche Laban en premier lieu.
Au plus près de la sensation : le ciselage de la langue
8Sa propension à générer des mots nouveaux, usant notamment à souhait des propriétés agglutinantes de la langue allemande, associée à une écriture qui alterne des analyses pragmatiques et des élans de lyrisme représentent manifestement un défi pour les traducteurs. « Entre les problèmes de langage – quand il forge des mots pour formuler des idées de mouvement – et les difficultés de langue, car jamais Laban n’écrit dans sa langue maternelle – il publie en allemand, puis en anglais et certains manuscrits en français –, il est parfois difficile de retrouver le sens exact des phrases »17. Isabelle Launay souligne d’ailleurs combien la danse était pour lui conçue comme une véritable « sagesse motrice », en lien avec une forme d’extase, ce qui justifie que ses écrits soient par moments teintés d’une dimension ésotérique. Cette spécificité de l’écriture de Laban, dont la logique est parfois jugée défaillante et l’usage de la langue fantasque, nous semble avoir été trop facilement estampillée d’une explication d’ordre « mystique », mise sur le compte d’une personnalité excentrique.Une telle interprétation, univoque, nous paraît considérablement réductrice dans le contexte très particulier de l’élaboration d’un champ de recherche. L’invention de nouveaux termes, grâce au métissage sémantique, riche des passages d’une langue à une autre, nous semble être dans le cas présent à la fois la condition et la conséquence nécessaire d’une forme nouvelle de pensée de la danse, tant que d’une nouvelle danse.
9Dans de courts textes écrits en français, non datés et extraits de ses archives, le phénomène s’amplifie. En témoigne « L’espace dynamique - Le sixième sens », où Laban met en lumière, à la suite des expérimentations de la psychophysique et de la neurophysiologie au début du XXe siècle18, l’existence de ce qui serait un « sixième sens ». Celui-ci serait un « sens de la vibration, de la fluctuation, du mouvement »19, à même de nous faire entrevoir l’arrière‑monde du corps et son champ de forces :
10Le sens cinétique d’une voix, d’une onde sonore, nous est dévoilé dans son existence et expliqué dans sa nuance fluctuante (*originairement, le terme employé est fluctuelle) seulement par l’organe du sixième sens que je suppose être placé dans l’hypophyse qui correspond naturellement avec les organes d’équilibre qui se trouvent dans l’oreille. […] Qu’est-ce que c’est maintenant que la perception du mouvement si ce n’est pas la vue d’un corps bougeant ou l’impression encore plus immédiate d’être poussé, bousculé […] par quelqu’un ou quelque chose […] ? Pour approfondir cette question, il faut se concentrer sur les sensations de nos propres mouvements, les élancements, retraits (*originairement, reculements), étirements, crispations de notre corps à nous. Nous trouverons là, en dehors des nuances de sensations kinesthésiques (*motoriques) esquissées dans la phrase précédente, certaines tendances de généralisation qui nous montrent comment notre esprit s’attaque à l’explication des sensations cinétiques ou vibratoires. […] Nous ne trouverons nulle part dans les recherches scientifiques de telles difficultés que dans le discernement des apparitions cinétiques, motrices (*motoriques), fluctuantes, vibratoires. [...] C’est pour ça que […] notre sixième sens – qui est au fond notre premier sens – restait jusqu’ici non découvert. C’est pour ça aussi que j’entreprends de m’avancer sur le terrain inaccoutumé de la recherche intellectuelle, ou au moins, à l’explication par le naturel bon sens de l’harmonie vibratoire [...]20.
11De fait, l’usage des termes « fluctuelle », « reculements » et « motoriques » semble au premier abord inapproprié, voire contraire aux règles de la langue française. Mais cette forme de déviation lexicale semble également leur conférer un sens nouveau, plus riche et plus proche de sa pensée. Le terme « motorique », un peu biscornu mais correct, surprend surtout dans le contexte sémantique : son accolement aux substantifs « sensations » et « apparitions » peut laisser le lecteur songeur, lorsque le suffixe nominal -ique leur confère la qualité d’un moteur. Néanmoins, ce rapprochement est en mesure de faire sens, compte tenu de ses théories à venir sur l’embrayage et le débrayage du geste, avec les actions élémentaires de l’Effort21. Dans un autre de ces petits textes français22, Laban qualifie d’ailleurs expressément d’« homme motorique » celui qui est à même de faire l’expérience sensible de l’espace dynamique. Ce terme semble donc déterminant chez Laban, empreint d’une forte charge signifiante, peut‑être justement pour sa dimension et sa sonorité dynamiques, plus percutantes que « motrice » ou « kinesthésique ».
12Le mot « reculements », composé du substantif « recul » et du suffixe adverbial -ment (normalement accolé à un adjectif), est pour le moins étrange : d’ordinaire, c’est le suffixe adjectival -ant qui exprime l’action d’un substantif en rapport avec le mouvement (marchant, reculant, etc). Son utilisation nous amène donc à considérer une façon toute singulière de réaliser ou de saisir un « recul » en soi - un recul qui ne soit pas « retrait », le terme ayant peut-être été jugé trop passif. Ainsi, les « reculements » peuvent s’envisager comme le pendant opposé des « élancements » auquel ils se juxtaposent dans le texte.
13L’apparition du néologisme « fluctuelle » est a priori plus familière. Son origine est plus complexe. Ce qui semble à première vue être une erreur d’emploi de suffixe (la traduction choisie est d’ailleurs « fluctu-ante ») paraît plutôt être une oscillation délibérée entre les verbes « fluer » et « fluctuer ». « Fluctuelle » serait ici à prendre comme une libre adaptation de la langue. Le mélange catégoriel dont l’expression est issue enrichit le sème et crée une tournure à même d’évoquer simultanément une action et quelque chose d’une qualité d’action. Cette nuance – « fluctuelle », donc – en plus d’être amenée à fluctuer, serait alors en lien direct avec le Flux, notion qui fera par la suite figure de clé de voûte dans la construction théorique de Laban.
14Par ailleurs, Laban semble suivre dans le déploiement de son écriture les principes de la pratique du mouvement qu’il revendique et cherche à construire. Tout comme l’interprète idéel de La maîtrise du mouvement23, non plus soucieux d’être virtuose, mais de transmettre au public son expérience intime, Laban semble se concentrer « sur la manifestation des élans intérieurs », n’attachant de prime abord que « peu d’attention à l’adresse nécessaire à la représentation »24. Fidèle jusque dans son écriture à ses idées sur l’art du mouvement, Laban n’entrave pas le flux de sa réflexion, considérant qu’une « pensée analytique tend à entraîner la formation d’idées statiques et un excès de méditation »25. L’irrégularité de son style, qui reflète les tours et les détours de sa pensée, est ainsi motivée par la volonté de ne pas nous laisser passifs : « Presque chaque phrase de cet exposé est écrite pour inciter le lecteur à se mouvoir lui-même. »26 Ainsi, les écrits de Laban ne visent pas seulement à penser le mouvement. Ils cherchent à « penser en terme de mouvement »27, mais aussi et surtout, à adopter un mode de pensée mobile, où l’accent est plus porté sur l’impulsion que sur un aboutissement.Sa démarche, dépassant une perspective scientifique ou philosophique, opère tant une mise en pratique de la pensée qu’une mise en mots des phénomènes dynamiques du danser, ce qui lui confère un caractère éminemment poétique. On comprend par là qu’un tel dessein ait pour corrélat la création d’un idiolecte.
De l’aventure conceptuelle aux méditations poétiques
15L’exploration des textes jusqu’ici non publiés de Laban met d’ailleurs bien en lumière cette tension entre les différentes « facettes et approches de la pensée de Laban et la manière dont il la construisait »28, soit par fragments, étages, passerelles, rajouts, cascades, entrelaçant des analyses concrètes à une intense recherche graphique et d’une façon plus surprenante à des textes ayant le statut de poèmes. Lisa Ullmann, dans son exploration des Archives Laban,a en effet mis au jour un extrait de méditations poétiques, écrites en allemand, qui composent l’énigmatique premier morceau d’un ensemble de cinq parties. L’existence detels textes, inconnus de la plupart des danseurs, parachève l’illustration de la dimension proprement littéraire et poétique de l’oeuvre de Laban :
16« […] Immobilité porteuse de vitesse impétueuse
17Immobilité avant la précipitation […]
18Immobilité préparant un formidable élan
19une saccade, une hésitation, un tremblement,
20[…] Immobilité aspirant à l’éveil
21A être touchée par le Mouvement
22Secouée
23Portée
24Poussée
25Projetée hors d’elle-même...
26[…] Mouvement comme une explosion spontanée
27Sans signe avant-coureur, sans écho
28Mouvement comme des étincelles, comme des éclairs
29Mouvement qui se transforme, se déploie
30Qui constamment s’amplifie
31Par une impulsion vigoureuse
32Allure
33Expansion
34Puissance d’impact
35Mouvement qui cherche à construire des formes
36Mouvement qui cherche à s’écouler
37Ondoyant doucement, glissant
38Ou portant des coups violents
39En divergences constantes
40Mouvement qui attire
41Mouvement qui repousse
42Mouvement qui surgit, cinglant
43[…] Mouvement et Immobilité conversant en dansant [...] »29
44Il est étonnant de remarquer que surgissent déjà, en filigrane de ce poème de 1939, les intuitions de Laban au sujet de l’origine et de l’aspect interne des variations de tonus. À travers l’emploi des verbes « glisser », « pousser », « cingler » ou bien « repousser », une palette énergétique commence à se dessiner. Ces verbes d’action seront en effet utilisés une dizaine d’années plus tard dans son système de l’Effort-Shape, afin de rendre compte des degrés de qualité du geste impliqués par différents types d’embrayages posturaux30. Ainsi, la voie poétique semble être l’un de ses chemins transversaux de recherche, parfois plus fin, pour parvenir à faire émerger ses intuitions sensibles.
45Les termes de l’Effort-shape, plus proches de percepts que de concepts, ne se contentent d’ailleurs pas d’avoir du sens, mais parviennent à faire sens. Comme le souligne Alain Berthoz,les verbes d’action sont en fait compris par le biais de simulations perceptives dynamiques31, qui « réactivent des données sensori-motrices permettant de configurer et comprendre kinesthésiquement et kinésiquement les distinctions sémantiques de verbes »32 d’actions analogues, mais non identiques. Les rapports pondéraux et énergétiques mis en évidence sont ainsi considérés par Laban comme des opérateurs d’une aire cognitive et sensible, amenés à être identifiés et employés par la communauté des danseurs. Plaidant pour une pratique de la danse auto-réflexive, centrée sur le développement d’une conscience kinesthésique, il parvient véritablement à lancer une investigation massive dans le champ de la danse par les praticiens eux-mêmes. Interrogeant la mémoire cénesthésique33, élaborant différentes voies d’analyse des ressorts internes du mouvement, des disciplines telles que les pratiques somato-sensorielles34 et l’Analyse Fonctionnelle du Corps dans le Mouvement Dansé35 voient le jour et contribuent à enrichir la perception des interprètes, tout en élargissant les possibles de leur expressivité.
Dans le laboratoire de l’expérience dansée
46Alors que Rudolf Laban est essentiellement connu pour avoir créé en 1928 un système visionnaire de notation de la danse, la Cinétographie (ou Labanotation), qui parvient à transcrire la cinétique du mouvement dans ses signes ; l’un des éléments majeurs et profondément modernes qu’il nous semble apporter à la danse paraît être avant tout la mise à disposition d’une diversité d’outils, à la fois conceptuels, empiriques et poétiques, amenés à être manipulés et remaniés au besoin. De ce fait, l’ensemble du travail conduit par Laban, comme le souligne Élisabeth Schwarz-Rémy, s’efforce de construire une « école du regard » et plus largement, une école du Sentir. En développant une « pensée visuelle et kinesthésique »36, il permet une réception sensible des phénomènes du monde et du corps, révélant leur poésie. Ses écrits constituent donc moins une méthode théorique qu’une vision, « issue de l’expérience et créée en vue d’un usage pratique »37.
47Ce que pose Laban au gré de ses textes est donc moins à considérer comme un édifice théorique que comme une architecture vivante au service d’une stimulation. Les résultats de ses recherches ont été élaborés par et comme des ateliers, ayant pour fin d’être étayés par ses collaborateurs et ses successeurs, ce qui confère au lecteur le sentiment d’avoir affaire à des livres « en chantier »38. Montrant des voies à explorer, Laban n’entend faire que des esquisses, des propositions : « C’est aux savants de corriger mes erreurs et de compléter mes recherches, surtout aussi pour approfondir le savoir historique sur mes prédécesseurs, parce qu’il me manque le temps de lire plus dans une vie remplie d’action mouvementée immédiate»39. Dans leur Introduction à l’oeuvre de Rudolf Laban, Valérie Preston-Dunlop et John Hodgson insistent d’ailleurs bien sur le fait que Laban, en tant que chercheur mais aussi en tant que chorégraphe40, se positionne plus comme « un catalyseur »que comme un instructeur41, dont la méthode de travail privilégiée est l’improvisation, et le parcours, celui d’un équilibriste.
48Ainsi, c’est en tirant peu à peu sur les fils du langage que Laban fut à même de dénouer le subtil tissage du geste humain, dans toute sa complexité. Son expérience de l’écriture semble nourrir son processus de recherche au même titre que son expérience kinésique, comme deux pratiques issues d’une même trame sensible.
49Margot-Zoé Renaux