Colloques en ligne

Olivier Halévy et Michel Magnien

Quelle dispositio pour le Discours de la Servitude volontaire ?

Je les advise que ce subject fut traicté par luy en son enfance, par maniere d’exercitation seulement, comme subject vulgaire et tracassé en mil endroits des livres. (Montaigne, Essais, I, 28/27, p. 201, éd. Pléiade)

On trouve dans le 3e volume des Mémoires de l’Estat de France […] le Discours de la Servitude volontaire, intitulé par quelques uns contr’un comme le dit ici La Croix du Maine. C’est une tres-froide, tres-ennuyeuse & tres-puerile declamation. (B. de La Monnoye, annotation à la Bibliothèque françoise de La Croix du Maine ; t. I, p. 179 éd. Rigoley de Juvigny)

La Servitude volontaire est un chef d’œuvre de seconde année de rhétorique, [...] un de ces mille forfaits classiques qui se commettent au sortir de Tite-Live ou de Plutarque. (Sainte-Beuve, Compte rendu de l’éd. Payen du Discours de la servitude volontaire, dans Le Moniteur universel, 14 nov. 1853, p. 1263)

E. de La Boétie est l’auteur d’une traduction de la Mesnagerie de Xenophon, […] d’une chanson ; enfin d’une pâteuse élucubration scolaire, Le Discours de la Servitude volontaire ou Contr’un edité par Montaigne en 1574 [...] et qui jouit d’une prodigieuse et inexplicable renommée. (Fl. Vindry, Les Parlementaires français au XVIe siècle, t. II,1, Parlement de Bordeaux, Paris, H. Champion, 1910, n° 125, p. 61)

1On voit comment de siècle en siècle toute une série d’auteurs ou de critiques, Montaigne le premier, et non des moindres, a tenté de désamorcer la violence, à nos yeux bien réelle, toujours sensible et présente, du bref et vigoureux cri lancé par La Boétie contre les masses aveugles ou abruties qui acceptent, sans trop y réfléchir, ou même la percevoir, la domination, voire l’oppression. Lors de ces entreprises de neutralisation du Discours, la rhétorique, et la rhétorique la plus scolaire, on le constatera, est à chaque fois mobilisée comme une alliée, ce qui ne peut manquer de poser question et de pousser à nous interroger sur la dimension proprement rhétorique du discours.

2Or si un certain nombre d’études ont porté sur l’elocutio, par exemple sur la véhémence ou les variations incessantes de l’instance d’énonciation1, voire sur les formules oratoires2, rares – à l’exception de l’article fort stimulant de Jean-Raymond Fanlo3 – sont celles qui ont porté sur la dispositio du texte inscrit cette année au programme. Pourtant, si le Discours de la servitude volontaire est bien, comme on le répète depuis si longtemps, un exercice de rhétorique de collège, La Boétie, devrait y avoir suivi et appliqué très scolairement les règles de composition du discours telles que les traités de rhétorique, depuis au moins la Rhétorique à Herennius les enseignaient : un exorde, une composition en trois parties (narratio, confirmatio, refutatio), clairement annoncées et présentées dans la partition qui les précède, et une péroraison enfin. Est-ce le cas ?

3Si La Boétie parsème son texte de marqueurs argumentatifs, de formules de scansion et de figures de style qui semblent en souligner les grandes articulations et paraissent guider son lecteur, le moins qu’on puisse dire est que la critique, en dépit de la présence forte et voyante de ces balises, peine à s’entendre sur ce que, de manière un peu scolaire justement, on pourrait désigner comme le « plan » du Discours. Devant cette question, les lecteurs, bien souvent, de John Lyons en 1930 à Laurent Gerbier cette année même, en passant par Maurice Rat en 1963, ont dit leur embarras, quand ils ne baissent pas les bras devant cette œuvre « hybride, dépourvue de plan ferme et de conclusion4 », devant ce discours au plan « sans grande rigueur5 » ou « difficile à saisir6 ». On voit donc qu’en dépit des balises régulièrement posées par la Boétie au sein de son texte, la structure s’en révèle rien moins que manifeste, même aux yeux des lecteurs les plus autorisés. N’y aurait-il vraiment aucune disposition ? Ne serait-ce pas plutôt le signe que sa signification reste encore à saisir ? Nous essayerons donc à notre tour de présenter l’armature argumentative du discours telle qu’à notre sens on peut la dégager. Mais cela posé, force nous sera de reconnaître que ce cadre n’a sans doute ni toute la rigidité, ni toute la solidité attendue et qu’en bien des endroits La Boétie s’ingénie à perturber l’ordre qu’il a lui-même prétendu introduire. Un ultime moment de conclusion nous permettra de nous interroger sur les raisons de cette perturbation d’un ordre pourtant aussi volontairement affiché.

Une disposition claire et savante ?

Un marquage explicite

4Comme on l’a déjà dit, le discours comporte de nombreuses marques textuelles mettant en évidence les articulations de la disposition. D’abord, l’orateur annonce régulièrement son propos par des commentaires métadiscursifs qui explicitent ses choix d’écriture :

Cherchons donc par conjecture, si nous en pouvons trouver, comment s’est ainsi si avant enracinée ceste opiniastre volonté de servir […]. (p. 89)

5Il annonce ici non seulement son objet mais la méthode argumentative qu’il entend employer. Ensuite, il récapitule souvent ses raisonnements dans des conclusions synthétiques :

Ainsi la premiere raison de la servitude volontaire c’est la coustume […]. (p. 102, repris avec une légère variation au bas de la page 105)

Mais pour retourner d’où, je ne sçay comment, j’avois destourné le fil de mon propos, il n’a jamais esté que les tirans, pour s’asseurer, ne se soient efforcés d’accoustumer le peuple envers eus non seulement à obeissance et servitude, mais ancore à devotion. (p. 116)

6Outre les commentaires métadiscursifs (ici « pour retourner… »), des connecteurs (ici « Ainsi », « Mais »), des nombres ordinaux (ici « premier ») et termes synthétiques permettant de condenser en un mot l’ensemble du raisonnement (ici « coustume, devotion ») construisent des formulations générales marquant clairement la fin des unités. A cela s’ajoutent les reprises lexicales. L’exposé du « ressort et [du] secret de la domination » (p. 117) s’ouvre et se ferme par exemple par les mêmes mots. Il commence par une affirmation selon laquelle les forces armées ne sont pas les véritables soutiens du tyran :

Qui pense que les halebardes, les gardes et l’assiete du guet garde les tirans, a mon jugement se trompe fort, et s’en aident ils comme je croy plus pour la formalité et espouvantail que pour fiance qu’ils y ayent. les archers gardent d’entrer au palais les mal-habillés qui n’ont nul moyen, non pas les bien armés qui peuvent faire quelque entreprise. (p. 117)

7Après avoir montré que c’est en réalité la pyramide des intérêts qui fait tenir la tyrannie, il reprend de façon métaphorique trois mots déjà employés au début de ce développement pour caractériser les véritables soutiens de la tyrannie, à savoir tous ceux qui y trouvent un intérêt :

Voila ses archers, voila ses gardes, voila ses hallebardiers […] (p. 120).

8Soulignée par l’emploi du présentatif « voilà », la netteté de la reprise assure la cohérence de l’unité.

9Ces balisages associent souvent des éléments récapitulatifs à des éléments d’annonce. C’est par exemple le cas à la p. 117 :

Donques ce que j’ay dit jusques icy qui apprend les gens a servir plus volontiers, ne sert guere aus tirans que pour le menu et grossier peuple. Mais maintenant je viens à un point, lequel est à mon advis le ressort et le secret de la domination […].

10Tandis que la première phrase récapitule l’unité qui s’achève, la seconde annonce celle qui suit. De tels exemples sont nombreux7. On peut donc hésiter sur la place exacte de la ligne de partage. Faut-il vraiment la situer avant la seconde phrase alors que celle-ci est souvent dépourvue de majuscule initiale ? Il nous a semblé plus pertinent de considérer dans ces cas l’ensemble de l’énoncé comme une marque initiale. Quelle que soit la réponse, la transition est dans tous les cas clairement marquée. Connecteurs, annonces métadiscursives, formules générales conclusives, reprises lexicales concourent souvent à délimiter les unités du discours.

Du démonstratif au délibératif

11Ces différents marquages délimitent cinq grandes unités : un exorde (p. 78-79), trois parties (p. 79-88, 88-120, 120-127) et une courte péroraison (p. 127). Avant d’entrer dans le détail de l’analyse, notons que la paraphrase du discours copiée par Henri de Mesmes à la fin de son manuscrit confirme ce découpage. Si elle passe l’exorde sous silence, elle distingue les mêmes unités. Non seulement elle emploie des connecteurs pour marquer une progression en trois parties fondées sur les mêmes articulations (« Il deteste la Tyrannie […]. Puys il se repent de penser un malade […]. Mais c’est un servage… », p. 201-202), mais elle subdivise la seconde partie de façon identique. On trouvera  la présentation de cette disposition dans un tableau synoptique placé en fin d’article. Dans la colonne de gauche sont indiquées les bornes initiales des unités ainsi que, en italiques, celles de la paraphrase d’Henri de Mesmes. Dans la colonne de droite figurent de brefs résumés mentionnant les principaux arguments et choix d’écriture.

12Les trois unités centrales apparaissent d’abord comme les parties canoniques des genres oratoires : l’exposé de la situation correspond à une narration, la recherche de ses causes à une confirmation et la condamnation de ceux qui se mettent au service du tyran à une réfutation puisqu’elle montre que même ceux qui semblent bénéficier de la tyrannie en sont des victimes et qu’il est donc impossible de défendre ce mode de gouvernement. L’écriture du discours s’inscrit dans la tradition rhétorique. Mais cette disposition classique ne répond pas pour autant à une logique judiciaire. Elle est mise au service d’une construction composite plus complexe dont la signification peut se comprendre à partir de la similitude entre la première et la troisième partie, qui mènent toutes les deux du démonstratif au délibératif. Comme le signale Henri de Mesmes, la première partie « blasme nostre servage » (p. 201) avant d’exhorter le peuple à cesser d’obéir à la fin de l’apostrophe qui sert d’amplification conclusive (I-c). Quant à la troisième partie, elle blâme plus particulièrement ceux qui se mettent au service du tyran avant de les enjoindre, dans la péroraison qui suit, à « bien faire ». Il y a ouvertement la répétition d’une même écriture successivement démonstrative et délibérative. Le sens de cette structure redoublée s’explique à son tour à partir de la partie centrale. L’orateur motive en effet la seconde partie par l’échec pragmatique de la première (p. 88-89) :

Mais […] je ne fais pas sagement de vouloir prescher en cecy le peuple, qui a perdu long temps a toute congnoissance […]. Cherchons donc par conjecture, si nous en pouvons trouver, comment s’est ainsi si avant enracinée ceste opiniastre volonté de servir, qu’il semble maintenant que l’amour mesme de la liberté ne soit pas si naturelle.

13Cette transition est particulièrement riche. D’abord, elle caractérise les deux premières parties. Tandis que la première est présentée comme délibérative et pathétique (c’est le sens de « prescher »), la seconde est définie comme argumentative et hypothético-déductive (c’est le sens de « par conjecture »). Il y a un net changement de tonalité. Ensuite, cette transition explique le sens de la disposition : la recherche des causes de la servitude volontaire est un moyen d’ouvrir les yeux de ceux qui, en raison de leur ignorance, sont incapables de recevoir l’injonction que leur adresse l’orateur. C’est une sorte de détour argumentatif destiné à faciliter la visée délibérative initiale. Mais ce détour ne ramène pas au point de départ. En montrant que le « ressort et le secret de la domination » (p. 117) est la pyramide des intérêts qui asservit tous ceux qui pensent tirer profit de la tyrannie (III-d), il révèle à la fois les causes de la tyrannie et ceux qui ont les moyens de la faire cesser. C’est ce qui explique le changement de destinataire entre la première et la troisième partie. Alors que la première partie s’adresse indistinctement au « peuple » en général, la troisième s’adresse plus précisément aux « mieux nés » qui ont à la fois un savoir leur permettant de sentir leur servitude et un pouvoir leur permettant de la faire cesser. Si la troisième partie manifeste le retour de l’emportement de l’orateur, qui « s’ébahit » à nouveau de la servitude dans une tonalité pathétique8, elle change de destinataire. Les injonctions ne sont plus rédigées à une cinquième personne qui exclut l’orateur (« je ne veux pas que vous le poussiés ou l’esbranliés, mais seulement ne le soutenés plus… », p. 88) mais à une quatrième personne qui l’inclut (« aprenons a bien faire », p. 127). La disposition des trois parties peut donc se représenter ainsi :

I

Premier blâme injonctif : blâme pathétique de la servitude volontaire et, dans l’apostrophe qui sert d’amplification finale, injonction au « peuple » à cesser d’obéir.

II

Détour argumentatif : il faut expliquer les raisons de l’oubli de la liberté pour que les destinataires puissent être réceptifs. Si plusieurs causes expliquent cette servitude volontaire, la pyramide des intérêts en est la principale. Ce sont donc ceux qui pensent bénéficier de la tyrannie qui sont les principaux responsables de son maintien.

III

+ péroraison

Second blâme injonctif : blâme pathétique de ceux qui se mettent au service de la tyrannie puis, dans la péroraison, courte injonction à ces « mieulx nés » à « bien faire ».

14Même si elle est exprimée rapidement, c’est bien une visée délibérative qui structure la disposition.

15L’organisation interne le confirme. D’abord, les unités sont de plus en plus courtes. Alors que la seconde partie fait 31 pages dans l’édition de référence, la troisième en fait un peu plus de 7 et la courte péroraison à peine une demie. C’est également perceptible dans la seconde partie elle-même. Alors que le premier argument fait environ 17 pages, les suivants en font respectivement 6, 5 et 3. Il y a une accélération de l’écriture. Ensuite, les arguments insistent de plus en plus nettement sur la responsabilité des asservis dans leur servitude. Alors que le premier argument a tendance à les excuser (II-a), l’orateur le souligne explicitement puisqu’il est « d’advis […] que on les excuse, ou bien qu’on leur pardonne » (p. 101), les suivants engagent de plus en plus la responsabilité des hommes : celle des tyrans d’abord (II-b et II-c), puis celle de tous ceux qui participent à la tyrannie ensuite. Raccourcissement des unités, ordre croissant des arguments, désignation de responsables : une pression de plus en plus importante est exercée sur le destinataire.

Un étalage de procédés voyants

16Mais cette disposition n’a pas uniquement une fonction persuasive. Elle vise également un effet esthétique. C’est particulièrement visible à la fin des unités. Il s’y trouve presque toujours un procédé d’amplification marqué. La première partie se termine par exemple par une figure de pensée très voyante : la longue et très éloquente apostrophe aux « peuples » (voir dans le tableau notre Ic). Jusque là désignés à la personne six (voir par exemple « ce sont donc les peuples mesmes qui se laissent ou plutost se font gourmander […] », p. 84), les peuples sont brusquement pris à partie à la personne cinq sur près de deux pages d’une tonalité particulièrement pathétique (« Pauvres et misérables peuples […] vous vous laisses emporter… », p. 86). Il y a bien ce spectaculaire changement d’interlocution par lequel Antoine Fouquelin définit l’apostrophe9. C’est encore plus net dans la seconde partie. On a déjà commenté la structuration du quatrième argument (II-d). Le troisième s’achève par la citation de la traduction en alexandrins d’un passage de Virgile suivie d’une digression (voir notre II-c dans le tableau synoptique). Or la digression est alors elle aussi considérée comme une figure de pensée. Pour Fouquelin, elle est avec l’apostrophe l’une des espèces de l’interruption (ouvr. cit., p. 418-420) et Daniel d’Auge la place dans ses Deux dialogues […] (1560) avec les ornements quand il écrit qu’il faut

que l’orateur […] délecte usant d’exemples, similitudes, comparaisons, digressions, facéties, parlemens10.

17Loin de signaler une absence de construction, elle en est une marque. La Boétie prend d’ailleurs soin d’en respecter les codes d’écriture. Dans sa Rhétorique française, Fouquelin précise qu’à la fin d’une digression un peu longue « on a de coutume mettre une petite clausule signifiant la retraite et rentrée au propos, duquel on était sorti » (ouvr. cit., p. 419). C’est ce que fait l’orateur à la p. 116 dans la phrase que nous avons déjà commentée :

Mais, pour retourner d’ou je ne scay comment j’avois destourné le fil de mon propos, il n’a jamais esté que les tirans pour s’asseurer ne se soient efforcés d’accoustumer le peuple envers eus, non seulement a obeissance et servitude, mais ancore a devotion.

18Non seulement le commentaire métadiscursif signale la fin de la digression, mais le terme de « devotion » synthétise l’argument qui précédait la parenthèse digressive en apportant une conclusion adaptée aux exemples de ceux qui, comme Salmonée, « ont abusé de la religion » (p. 115). L’insertion d’une traduction en alexandrins, qui remplace la prose par un rythme poétique, et la digression sont donc bien à nouveau des procédés voyants de marquage final. Ce point invite à nuancer quelque peu le bel article de Jean-Raymond Fanlo sur les digressions nécessaires11. Si ces digressions ont bien comme il le montre un enjeu idéologique fort, il ne nous semble pas qu’elles soient l’expression d’une incapacité à verbaliser l’objet profond du discours. Elles constituent plutôt au contraire un exemple de brio et de maîtrise rhétorique montrant le soin de l’orateur dans l’ornement de son discours. L’argument II-b s’achève quant à lui par un retour au temps de l’écriture suivi d’une apostrophe à Longa (p. 112). C’est à nouveau une figure de pensée voyante. Plus développé, l’argument II-a n’échappe pas à la règle et ses sous-parties s’achèvent de la même façon. Le marquage final est encore une fois assuré par une digression : entre une conclusion explicite p. 102 et sa reprise p. 105, une digression clairement encadrée exhibe la voix de l’orateur et sa maîtrise de la rhétorique. Quant à la première sous-partie, elle se termine par une première apostrophe à Longa précédée d’une citation en vers et suivie d’une interrogation oratoire (p. 92-93). Apostrophe, digression, interrogation rhétorique, citation de vers, toutes ces figures sont abondamment employées pour donner à la disposition un éclat, une variété expressive et pour tout dire un « brio » particulièrement frappant.

19Comment comprendre un tel choix d’écriture ? C’est d’abord un moyen d’indiquer les articulations du discours dans une présentation manuscrite qui ne comporte souvent aucune division en paragraphes. Avec le balisage dont il a déjà été question, ces procédés voyants facilitent la perception des transitions et donc de la disposition d’ensemble. C’est aussi le moyen de toucher l’auditeur et de donner au blâme le brio réclamé par le genre démonstratif. Ces figures de pensée sont en effet mises au service de l’émotion. Pour reprendre l’exemple des digressions, Quintilien précise qu’elle doit donner l’impression que l’orateur « a été jeté hors du droit chemin par la force de la passion » (Institution oratoire, IV, 2, 104). C’est également le cas de l’apostrophe qui met en scène une affectivité tellement importante qu’elle ne peut s’empêcher de s’adresser de façon plus directe et plus pressante au destinataire. Ce sont des marques du grand style, destinées à l’ébranler. Mais cette écriture d’inspiration antique en français correspond aussi au mouvement d’illustration de la langue française évoqué dans la seconde digression qui achève l’argument II-c (p. 115). Le manuscrit bordelais du discours permet d’ailleurs de noter leur solidarité puisqu’il y manque à la fois le développement sur la poésie de la Brigade, la citation du distique qui achève le premier point de II-a, la traduction en alexandrins de Virgile et les deux apostrophes à Longa12. Le soin apporté aux articulations de la disposition paraît bien lié à cette volonté d’illustrer la langue française dont Jean Balsamo a montré l’importance dans les milieux parlementaires autour de 155013. Il manifeste une écriture docte destinée aux « mieux nés ». Fouquelin définit les figures de pensées employées dans le discours comme des procédés permettant de distinguer les « doctes » du « populaire ». Selon lui,

Il y a quelques manieres de demander, feindre, rompre son propos, amplifier quelque chose, figurées et élégantes, plus usitées au langage des doctes, que du populaire14.

20En choisissant une manière aussi ouvertement docte et savante, La Boétie emploie le langage de ceux qu’il distingue et dans lesquels il voit le salut de la liberté. Il entend élaborer pour eux une disposition claire, persuasive et ornée.

Ordre ou désordre ?

21Au sein du maquis du Discours, où se succèdent les apostrophes véhémentes avant qu’une avalanche d’exempla ne semble, à première lecture tout du moins, recouvrir le fil de l’argumentation, on peut donc distinguer un fil d’Ariane ; il ne faudrait pas toutefois que le mouvement ainsi mis au jour se transforme en guide-âne ! Car à y regarder de plus près, on s’aperçoit rapidement que cette belle architecture n’a sans doute pas toujours une assise aussi solide qu’on pourrait s’y attendre, ou le souhaiter.

Une fin de discours perturbée

22Au risque d’inverser le cours naturel des choses, commençons par la fin du discours : où sa troisième et ultime partie trouve-t-elle sa conclusion, à quel moment commence réellement la péroraison ? Tout en la cantonnant le plus souvent aux huit dernières lignes du Discours (le dernier paragraphe de la p. 127 : « Aprenons… »), la critique s’accorde à en souligner la brièveté, la brutalité et, partant, l’ambiguïté.

23Tout récemment, lors de la journée d’agrégation organisée à Rouen par Sandra Provini, le statut de cette « péroraison » a encore fait l’objet de débats. D’un côté, Michaël Boulet, a souligné le côté désinvolte de cette pirouette finale, qui ne convainc personne, et l’a fort justement rapprochée (et ça a toujours été notre grille de lecture) de la fin en queue de poisson de l’Eloge de la folie d’Erasme ou de la conclusion déceptive du De Incertitudine scientiarum d’H. Corneille Agrippa15. De l’autre, Bruno Méniel, de façon fort solide et argumentée, a au contraire montré que tout le Discours convergeait vers cette ultime exhortation, qu’il prend, lui, très au sérieux et lit comme une invitation à l’adresse du petit groupe de « mieulx nés » (dans lequel La Boétie s’inclut en maniant la première personne du pluriel), qui se différencie ainsi du nous initial (« La foiblesse d’entre nous hommes », p. 80). Comme nous l’avons avancé dans notre première partie, toute la dispositio du discours ne consisterait pas à ouvrir une série de fausses perspectives, à accumuler les impasses et les apories – M. Boulet parle à ce sujet d’une structure en épi –, mais au contraire à opérer un tri au sein de l’humanité, parmi cette masse indistincte, initialement désignée par la première personne du pluriel, afin d’en dégager une élite responsable et éclairée par l’esprit divin16

24Pour notre part, nous estimons que cet ultime paragraphe joue bien un rôle de clausule, assurément : après nous avoir fait lever les yeux vers le Ciel, il nous invite à contempler le châtiment éternel des tyrans en Enfer – ou plutôt aux enfers, « la bas » où s’était quelques pages auparavant trouvé précipité par Jupiter Salmonée, l’imposteur impie (v. p. 115, l. 2). C’est l’aboutissement de toute la disposition savante que nous avons cherché à mettre en évidence. Mais ce paragraphe – créé par N. Gontarbert, est-il besoin de le rappeler ? – ne constitue pas nécessairement à lui seul l’ensemble de la conclusion du Discours, laquelle nous semble pouvoir aussi commencer plus haut, à la ligne 13 de la page 125 où son début est nettement souligné à nos yeux grâce à une interrogation oratoire, elle-même introduite par un fort pivot récapitulatif, la conjonction de coordination « doncques », placée en tête de phrase17: « Doncques n’est ce pas grand pitié que voiant tant d’exemples apparens […] ».

25Dans le dernier moment de la troisième partie (p. 122-125), La Boétie, après avoir démontré que le tyran « est au dela des bornes de l’amitié », célébrait la « compagnie », ce sentiment qui implique l’égalité entre les hommes qu’il réunit. Or la deuxième moitié de la page 125, après ce doncques, marque une nette rupture par rapport à cette argumentation : les trois exempla qui ouvrent ce qui constitue un ultime développement (le renard avisé ; le satyre et le papillon moins réfléchis) soulignent par des images très frappantes, car très concrètes (les traces de pas unidirectionnelles, le premier feu, la flamme de la bougie), l’aveuglement bestial des satellites du tyran, incapables de sentir qu’en approchant du foyer incandescent de la tyrannie ils courent à leur perte, puis qu’une fois assassinés, leur souvenir même sera exécré pour des siècles : on voit donc que le mouvement d’élévation qui marque le dernier paragraphe est déjà amorcé en amont et que cette péroraison élargie peut ainsi être saisie comme moins « imprévue, digressive », perturbante, que ne l’a dit J.-R. Fanlo18. Voilà déjà un premier tremblé dans la constitution de notre beau plan, puisque la péroraison ne débute peut-être pas avec les dernières lignes comme on l’affirme le plus souvent19. Notons-le d’ailleurs au passage : à la différence du secrétaire de H. de Mesmes qui, respectant les usages du temps, n’avait ménagé aucun paragraphe dans sa copie, Simon Goulart a introduit 31 paragraphes dans son édition imprimée ; or comme nous, il n’a pas cru devoir isoler par un alinéa les deux phrases ultimes de celles qui les précèdent.

26Par ailleurs, à regarder les choses de près, une autre frontière, un peu en amont, peut aussi se révéler indécise ou poreuse ; c’est celle qui sépare le dernier élément de la seconde partie (notre II-d) de la troisième partie elle-même. Contrairement aux règles oratoires en effet, ce troisième temps aux allures de réfutation ne porte pas sur l’ensemble des arguments précédemment avancés ; il ne tend nullement à nier les effets désastreux de la coutume (II-a), à trouver un antidote au goût funeste du « gros populas » pour le pain et les jeux (II-b), ou à déciller les yeux de la masse, aveuglée par des craintes et des superstitions aussi absurdes que politiquement délétères ; non, cette dernière partie ne s’adresse en fait qu’aux individus qui constituent le ciment du haut de la pyramide de la tyrannie, ou pour reprendre la métaphore de La Boétie, de « ce filet », de « ceste corde » (p. 118) qui relie et assujettit la masse aveugle au tyran, et dont le rôle déterminant a été dénoncé dans le dernier moment de la seconde partie (II-d). C’est uniquement à cette catégorie d’individus particulièrement néfastes et à eux seuls que s’adresse cette troisième partie en leur démontrant le caractère illusoire des gains qu’ils prétendent tirer de leur complaisance à l’égard du pouvoir tyrannique : étant les plus proches de ce pouvoir, ils ont le plus à en souffrir les exigences et, tôt ou tard, ils seront balayés comme l’ont été les satellites des tyrans précédents.

27On voit que le développement qui occupe les pages 117 jusqu’au haut de la page 121 pourrait donc basculer dans la partie suivante, se rattacher à elle ; il en constituerait le premier élément, là encore fortement disjoint du propos précédent par un Doncques placé en tête d’énoncé : « Doncques ce que ce j’ay dit jusques icy qui apprend les gens à servir plus volontiers, ne sert gueres aus tirans que pour le menu et grossier peuple. Mais maintenant je viens à un point […] » (p. 117).

Ruptures argumentatives et emballement de la parole

28Mais d’autres infractions aux règles oratoires peuvent aussi se relever en amont de cette fin de discours décidément bien perturbée. Il en va ainsi de l’absence troublante de transition entre différentes sous-parties au sein de la seconde partie, absence qui crée des sauts argumentatifs pour le moins troublants. Le phénomène est particulièrement sensible en deux passages. En début de partie, tout d’abord : après avoir montré en recourant à l’exemple du règne animal que la liberté est un droit naturel, La Boétie maudit à travers une vive interrogation oratoire le « mal encontre » – qui a fait couler tant d’encre20 –, qui nous a conduits à oublier notre nature d’hommes libres ; puis, sans transition aucune, il en vient à évoquer très classiquement les trois types d’accession au trône : par élection, par guerre (ou coup d’Etat), par hérédité :

Ainsi donc puisque toutes choses qui ont sentiment, deslors qu’elles l’ont, sentent le mal de la sujetion et courent après la liberté ; puisque les bestes qui ancore sont faites pour le service de l’homme, ne se peuvent accoustumer à servir, qu’avec protestation d’un desir contraire : quel malencontre a esté cela qui a peu tant denaturer l’homme, seul né, de vrai pour vivre franchement, et lui faire perdre la souvenance de son premier estre et le desir de le reprendre.

Il y a trois sortes de tirans, les uns ont le Roiaume par election du peuple ; les autres par la force des armes ; les autres par succession de leur race. (p. 93)

29Le même phénomène se reproduit à la fin de la seconde partie, où l’exemple, sans doute tiré d’Hérodote (I, 99), des rois Mèdes se rendant invisibles pour impressionner leur peuple, est brusquement introduit alors que le développement précédent concernait l’hypocrisie des tyrans prétendant « aujourd’hui », entendons à l’époque moderne, n’avoir en vue que le bien public. Rien ne vient alors atténuer la brutalité de ce soudain saut en arrière de près de vingt siècles :

aujourd’hui ne font pas beaucoup mieux ceus qui ne font gueres mal aucun, mesmes de consequence, qu’ils ne facent passer devant quelque joly propos du bien public et soulagement commun  car tu sçais bien o Longa le formulaire duquel en quelques endroits ils pourroient user assez finement, mais à la plus part certes il n’i peut avoir de finesse la, ou il y a tant d’impudence.

Les Rois d’Assyrie et ancore apres eus ceus de Mede ne se presentoient en public que le plus tard qu’ils pouvoient, pour mettre en doute ce populas, s’ils estoient en quelque chose plus qu’hommes, et laisser en ceste resverie les gens qui font volontiers les imaginatifs aus choses desquelles ils ne peuvent juger de veue. (p. 112)

30Il faut toutefois noter une chose : ces deux ruptures brutales de la chaîne argumentative se trouvent à chaque fois placées juste après les deux seules apostrophes au dédicataire du discours, G. de Lur-Longa. Or, comme on l’a déjà noté plus haut, ces apostrophes ne figurent pas dans le manuscrit de Bordeaux récemment mis en ligne par A. Legros au sein des Bibliothèques Virtuelles Humanistes21, lequel manuscrit livre sans doute un premier état, sinon le premier état, du Discours. Il est intéressant de constater que c’est justement au niveau de ces failles argumentatives que La Boétie a jugé bon de placer ces deux apostrophes, qui constituent les marques sans doute les plus fortes de l’oralité au sein de ce texte fort écrit22. Comme si dans son esprit ces à-coups, ces sauts, ces écarts dans le bel ordonnancement de sa prose avait pour rôle d’insuffler la vie, de mimer une actio en train de s’accomplir et une possible improvisation provoquée par le désir de persuader directement l’interlocuteur qu’il s’est choisi au cours de cet ultime remaniement.

31Un autre type de perturbation nous semble également introduit dans le fil de l’exposé par ce qu’on pourrait ressentir comme un emballement de la parole. Comme il nous le confesse en introduisant l’exemplum sans doute le plus développé de tout le discours (p. 98-100), celui des deux Lacédémoniens Sperthias et Boulis (exemple encore emprunté à Hérodote, VII, 134-6), l’orateur, tout en s’impliquant personnellement par le recours à la première personne, se laisse alors tout à coup gagner par le plaisir de la narration : « Je prens plaisir de ramentevoir un propos que tindrent jadis un des favoris de Xerxes le grand Roy des Persans, et deux Lacedemoniens. » (p. 98). En contant par le menu cette confrontation de deux hommes libres et d’un satellite du tyran, il ne rompt plus brusquement la chaîne argumentative, mais la distend, l’étire, au risque d’une dislocation du propos. De fait, à partir de la page 97 et de l’évocation, de couleur stoïcienne, des « semences de bien que la nature met en nous », qui se trouvent abâtardies par la coutume – évocation qui donne naissance à une première image, celle de la transplantation heureuse ou malheureuse –, toute une série d’exempla antinomiques (les Vénitiens vs les sujets du Grand Turcs ; les deux chiens de Lycurgue, le sauvageon et le domestique ; Euboulis et Sperthias vs Indarne et les Mèdes ; Caton vs Sylla) masque progressivement le propos au point que l’orateur se sent obligé de s’écrier : « A quel propos tout ceci ? » (p. 101), un peu à la manière dont il soulignera par la suite le caractère digressif de concaténation d’exempla qu’il vient d’accumuler, au risque de perdre le fil de sa démonstration23. A tout moment, donc cette parole qui se veut à la fois tendue et vive peut s’abandonner au plaisir de narrer, d’accumuler de vives évocations pour mieux séduire et persuader son interlocuteur privilégié.

Une ironie de plus en plus marquée

32Enfin, au risque de paraître oublier notre promesse de nous en tenir à la deuxième partie de la rhétorique, puisqu’il s’agit assurément d’une figure de pensée se rattachant à l’elocutio, il nous semble que l’ironie, discrète dans la première partie, se fait progressivement jour dans la seconde avec l’image des « bestes brutes » montées « en chaire » (p. 91). On peut ainsi relever certaines antiphrases24, mais il faut surtout être sensible au traitement plus que désinvolte que reçoit ce qui nous est présenté comme une espèce de bric-à-brac de la monarchie française : « les nostres semerent […] je ne sçai quoi de tel, des crapaus, des fleurdelis, l’ampoule et l’oriflamb » (p. 115), inventaire qui aboutit à une déclaration d’allégeance monarchiste et d’admiration trop enthousiaste pour qu’on puisse y lire autre chose qu’une clause de style assez antiphrastique :

aians tousjours eu des rois si bons en la paix et si vaillans en la guerre qu’ancore qu’ils naissent rois, si semble il qu’ils ont esté non pas faits comme les autres par la nature, mais choisis par le Dieu toutpuissant avant que naistre pour le gouvernement et conservation de ce roiaume. Et ancore quand cela n’i seroit pas si ne voudrois-je pas pour cela entrer en lice pour debattre la verité de nos histoires, ni les esplucher si privement ; pour ne tollir ce bel esbat […] (p. 115)

33L’ironie nous semble ici d’autant plus manifeste que cette profession de foi monarchiste est annulée dès le début de la phrase suivante, laquelle renvoie ces manifestations prétendues de l’élection divine des rois de France au magasin des accessoires, ou plus exactement, au magasin des lieux susceptibles d’alimenter la fable et le merveilleux de poètes épiques comme Ronsard. Or cette ironie touche aussi Vespasien thaumaturge (p. 113) ou Salmonée (« a ceste heure si bien traité la bas », p. 115).

34Elle vient progressivement perturber l’argumentation qui se construit à la fin de la seconde partie autour de la superstition comme ressort de la tyrannie. On perçoit ainsi comme une tension entre la construction argumentative, les liaisons logiques qui sous-tendent le propos et cette parole qui s’incarne de plus en plus au fil des pages, l’orateur s’investissant sans cesse davantage dans son énoncé : s’il avait pu en commençant évoquer sa joie mauvaise à voir le peuple d’Israël se soumettre de manière bien irréfléchie à un roi implacable25, il ne cache plus à la fin du discours le plaisir qu’il prend à l’évocation des tortures morales et bientôt physiques que s’infligent à eux-mêmes les satellites du tyran26. La troisième partie, où dominent les interrogations oratoires et les grands mouvements pathétiques, semble tout à coup délaisser l’argumentaire et la froide analyse politiques au profit du sentiment, comme si l’affect finissait par envahir cette fin de discours, comme si le déclamateur se faisait tout à coup plus pressant et entendait mettre en garde contre les mirages de la cour de modernes Thrasea ou Burrhus ‑ Longa lui-même, qui semble jouir de certaines faveurs auprès de Henri II27.

35*

36Comment comprendre la coexistence d’une disposition aussi soignée et d’écarts aussi flagrants ? Face à de pareils flottements, ou entorses aux règles de la plus élémentaire rhétorique, surgit immédiatement une question : ces écarts par rapport à la norme en matière d’éloquence épidictique sont-ils involontaires ou calculés ? Selon la réponse qu’on donnera à cette question l’appréciation qu’on portera sur les capacités oratoires de La Boétie sera naturellement bien contrastée. Toutefois l’éclat des premières pages, la vigueur intacte de la fameuse et violente apostrophe aux « pauvres et miserables peuples insensés » en particulier (p. 86-88), la disposition savante et le « brio » que nous avons relevés dans notre première partie, démontrent à l’envi la maîtrise absolue de l’outil rhétorique par notre orateur. Il faut donc à nos yeux accorder ce crédit à La Boétie et, loin d’y voir des indices de maladresse ou de précipitation, analyser ces manquements apparents par rapports aux règles comme des effets de l’art.

37Oui, ces écarts jouent pleinement leur rôle au sein de l’arsenal oratoire que La Boétie maîtrise avec une rare efficacité. Par le trouble et les ruptures qu’ils introduisent dans le bel édifice rhétorique, ils sont en fait destinés à mimer l’oralité d’un discours en train de se faire, de jaillir de la poitrine indignée du declamator. A travers ces nombreux sauts argumentatifs, ces ruptures dans la chaîne de l’énoncé, ces retours en arrière ou à résipiscence, ce que prétend livrer La Boétie à ses lecteurs, c’est une parole vive, une pensée qui semble se constituer en se disant sous l’effet de la surprise ou de l’indignation. Même si la forme est bien cicéronienne, avec ce goût indéniable pour le style périodique28, pour de larges phrases articulant longues protases accumulatives et apodoses à éléments multiples, on comprend pourquoi ce Discours aura pu séduire un anti-cicéronien comme Montaigne. Il exhibe certes sa maîtrise des règles et des outils rhétoriques, mais il est aussi capable de les dominer pour s’en affranchir et livrer un texte qui sait jouer de ses ruptures ou de ses incohérences pour feindre une parole abrupte, improvisée, et séduire davantage encore son lecteur par sa véhémence quasi instinctive, « naturelle » pour reprendre une catégorie qui sera chère à Montaigne.

38Caput artis esse dissimulare artem apprenait-on alors dans les collèges, tout en attribuant cet adage à Cicéron. On le constate, même dans cet apparent abandon des règles élémentaires de la rhétorique, La Boétie ne perd point de vue son objectif ; et il n’est sans doute jamais plus maître de son art que lorsqu’il semble l’avoir négligé ou oublié. Comme y invite Fouquelin29, il s’agit bien pour La Boétie d’élaborer en français30 une parole à la fois éloquente et savante, de faire chatoyer tout l’arsenal rhétorique, y compris dans ses irrégularités et ses ruptures apparentes. Le Discours se veut à la fois monstration massive et élégante mise à distance de cette maîtrise de l’art oratoire ; par-là, il s’est montré capable de séduire les happy few qui, à l’image d’un Montaigne, auront su y goûter « une fierté desdaigneuse de ces paremens estrangers, et nonchallante de l’art » (Essais, I, 26/25, p. 178, Pléiade).

39Une telle ambition esthétique répond aussi à une ambition persuasive. On a vu que la disposition savante s’expliquait in fine par la volonté d’agir sur le destinataire. En surpassant l’ordonnancement impeccable et trop soigné d’un discours contraint par les règles de l’art, La Boétie produit une déclamation dont les irrégularités, les ruptures, les imperfections mêmes, parce qu’elles sont le fruit de son indignation, sont d’autant plus efficaces qu’elles attestent sa sincérité. Plus la parole se développe, plus l’orateur semble se laisser gagner par le trouble et perdre de vue le bel ordonnancement qu’il s’était donné, mais ce trouble n’en est que plus pathétique. Alors qu’il avait à plusieurs reprises dit sa volonté de ne pas « prescher » un peuple aveuglé et sourd (p. 89) pour mener une enquête quasi étiologique sur les ressorts de la domination, il donne l’impression de se laisser emporter sur la fin par les affects ; dans les dernières pages du discours, il est bien monté en chaire pour secouer, tancer les « mieulx nés » qui, à l’instar d’un Sénèque jadis, pourraient de son temps être attirés par les mirages et les séductions de la vie de cour.

Annexe : plan sommaire du Discours de la servitude volontaire

Terminus a quo

(éd. Gontarbert)

[+ Henri de Mesmes,

Contre La B, p. 201-2]

Exorde et division [p. 78-79]

Quel malheur d’obéir ! Il ne s’agit pas ici d’évaluer la monarchie comme mode de gouvernement mais de comprendre dans un discours de vérité (« à bon escient », p. 79) pourquoi les hommes recherchent la servitude.

p. 79. Grand’chose certes...

[Il deteste la tyrannie...]

p. 82. Donques quel monstre... ?

[Publie les victoires...]

p. 85. Pauvres et misérables peuples...

I – Premier blâme injonctif [p. 79-88]

a - Exposé du problème. La faiblesse ou le choix positif peuvent expliquer qu’on accorde le pouvoir à quelqu’un, mais comment expliquer qu’on recherche la tyrannie (p. 79-81) ? Ce n’est pas de la lâcheté car il suffirait de ne pas obéir, c’est autre chose, un « monstre de vice » (p. 82) que la langue elle-même ne peut pas nommer (p. 81-82).

b – Argumentation. Dans un combat, ceux qui défendent leur liberté ont plus de motivation que ceux qui cherchent à soumettre leurs adversaires (p. 82-83). Or le tyran parvient à soumettre sans effort tout un peuple (p. 84). C’est donc que les peuples eux-mêmes décident de se soumettre à lui (p. 84-86).

c – Amplification par apostrophe : peuples, vous êtes vous-mêmes la cause de votre servitude (p. 86-88) !

p. 88. Mais certes les medecins...

[Puis il se repent...]

p. 89. Premierement

[La liberté est le droit de nature...]

p. 93. Il y a trois sortes

[y a trois sortes de tyrans. touts ne valent rien. on s’y assubiestit par force ou par tromperie. apres force, l’accoustumance nous y retient...]

p. 105. Mais pour revenir à notre propos...

[Le II, nous nous y efféminons]

p. 112. Les Rois d’Assyrie...

[Le 3e ilz ont joint les miracles de religion...]

II – Détour argumentatif : « cherchons donc par conjecture » les causes [p. 88-120]

a – L’influence de la coutume (« la premiere raison de la servitude volontaire c’est la coustume », p. 102).

- Si nous suivions notre nature, nous obéirions à nos parents, nous serions raisonnables et libres, nous nous entraiderions (p. 89-91). L’exemple des animaux le montre (p. 91-92).

Amplification par citation poétique, apostrophe à Longa et interrogation oratoire (p. 92-93).

- La nature des tyrans ne peut expliquer qu’on tolère la servitude car ils maltraitent tous leur peuple (p. 93-95). La contrainte et la tromperie ne peuvent pas l’expliquer non plus car elles ne rendraient pas la chose plus supportable (p. 95-96). C’est la coutume qui nous dénature. Accumulation digressive d’exemples : les plantes changent selon les lieux, les Vénitiens ont un comportement opposé à celui des sujets du grand Turc, les deux chiens de Lycurgue agissent conformément à leur dressage, les Spartiates et les Persans conformément à leurs valeurs et la vertu de Caton elle-même ne peut exister que sous la République romaine (p. 96-101).

- Conclusion : c’est bien la coutume qui nous façonne (p. 101-103). Digression : certains échappent certes à ce conditionnement mais ils restent isolés et leurs conjurations ne sont pas toujours légitimes (p. 103-105).

b – L’abrutissement du peuple par les divertissements. Non seulement la servitude amollit les peuples, mais les tyrans cherchent délibérément cet amollissement pour mieux soumettre leurs sujets (p. 105-109). Il faut dire que le peuple se laisse facilement tromper pas les divertissements : les Romains ont pleuré leurs pires empereurs et les astuces les plus grossières agissent sans difficulté (p. 109-112).

Retour au présent de l’écriture (« aujourd’hui... ») et seconde apostrophe à Longa (p. 112).

c – La manipulation du peuple par une dévotion grossière. Exemples : les Rois d’Assyrie se donnent de l’importance en arrivant en retard, les pharaons se font passer pour des dieux en portant une branche sur la tête, etc. (p. 112-114). Amplification par citation poétique : traduction du portrait de Salmonée par Virgile (p. 114).

Digression : la monarchie française elle-même ne dédaigne pas ces superstitions, même s’il n’est pas question de les critiquer pour ne pas empêcher les poètes comme Ronsard de mettre ces motifs au service de l’écriture épique (p. 115-117).

p. 117. Donques ce que j’ay dit…

[4. Leur grand appuy sont les qomplices...]

d – Après ce qui ne sert « que pour le menu et grossier peuple, […] le secret de la domination » (p. 117) : l’asservissement de tous par la pyramide des intérêts. Ce ne sont pas les soldats qui maintiennent la tyrannie (p. 117-118), c’est la « corde » (p. 118) par laquelle tous les membres de la société s’asservissent les uns les autres (p. 118-120).

p. 120. toutesfois…

[Mais c’est un servage ou les plus fins sont affinez...]

III – Second blâme [p. 120-125 ou 127]

Ceux qui soutiennent le plus la tyrannie sont en réalité les plus asservis car ils doivent entièrement s’aliéner (p. 120-121). Amplification par interrogation oratoire (« cela est-ce vivre heureusement ?... » p. 121). De plus, qu’ils soient vertueux ou fourbes, ils finissent tous mal (p. 121-124) car le tyran est incapable d’amitié ou d’affection (p. 124-125).

p. 125. Doncques n’est ce pas... ?

Amplification [ou début de la péroraison ?] par interrogation oratoire et tableau pathétique : quelle pitié de voir que personne ne résiste à l’attrait du pouvoir (p. 125-127) !

p. 127. Aprenons donc...

[fault apprendre a bien faire...]

Péroraison (du second blâme ou du discours dans son ensemble ?) par injonction

Changeons notre comportement, apprenons à bien faire !