Colloques en ligne

Emma Cayley

« Je ne suis que l’escripvain » : la figure de l’auteur dans les débats poétiques au Moyen Âge

1Les questions d’autorité et d’auctorialité – aussi bien politiques que littéraires – se posent à la fois dans l’œuvre d’Alain Chartier (1385-1430), et dans celle de ses héritiers au XVe siècle1. Chartier qui fut l’un des écrivains les plus respectés du Moyen Âge tardif, voire de la Renaissance, est pourtant trop souvent négligé par la critique2. À travers lui, nous aborderons la notion d’auctorialité dans toute une série de débats poétiques qui suivirent au XVe siècle, inspirés par Chartier et ses contemporains. Chartier lui-même fut l’héritier d’une tradition richissime de débats littéraires, aussi bien politique qu’intellectuelle, qui remonte à l’Antiquité. Ses débats en français sont directement influencés par ses prédécesseurs littéraires Guillaume de Machaut et Christine de Pizan, entre autres3. Plus précisément seront étudiées ici – de manière métaphorique – les pages manuscrites et imprimées qui contiennent les traces du poète, afin de situer Chartier comme figure d’auctorialité/autorité dans la tradition littéraire. Nous verrons comment la position occupée par l’auteur dans les recueils manuscrits du XVe siècle contribue à faire de lui une figure voire un ‘site’ d’autorité pour le Moyen Âge tardif et au-delà4. Enfin, nous observerons de plus près cette figure de caméléon que nous appelons ‘auteur’ au Moyen Âge tardif.

2Dans L’Excusacion aux dames d’Alain Chartier, écrit en 1425, l’auteur-narrateur Chartier fait sa réplique au Dieu d’Amours5. C’est au cours d’un rêve que la personnification d’Amours apparaît à l’auteur pour le traiter en hérétique et le maudire à cause de son récent débat, La Belle Dame sans mercy. Dans ce célèbre texte de 1424, Chartier aurait diffamé les dames par la bouche de la Belle Dame, qui refuse son amant de manière apparemment anti-courtoise, et repousse au fur et à mesure toutes ses tentatives de séduction : « Choisisse qui vouldra choisir : / Je suis france et france veul estre », s’exclame-t-elle (v. 285-286)6. Lorsqu’Amours le presse, Chartier finit par renier son œuvre, faisant écho au Débat sur le Roman de la Rose dans lequel la question de la responsabilité auctoriale est soulevée par Christine de Pizan et ses interlocuteurs7 :

Puis que son mal luy a fait dire,
Et après luy pour temps passer
J’ay voulu ses plaintes escripre
Sans un seul mot en trespasser,
S’en doibt tout le monde amasser
Contre moy, a tort et en vain,
Pour le chetif livre casser
Dont je ne suis que l’escripvain. (v. 209-216)8

3Cette citation est révélatrice d’une posture bien connue des lecteurs de la poésie médiévale. Ils y reconnaîtront le topos de l’humilité, et en même temps, la notion horatienne du livre en tant qu’entité indépendante de son auteur, mais aussi – ce qui est plus troublant – le refus, voire la négation du rôle auctorial, et une distanciation par rapport au texte. L’auteur des débats en ce Moyen Âge finissant se construit dans son texte non pas en tant qu’auteur, mais en tant qu’écrivain, c’est-à-dire copiste, ainsi qu’en tant que narrateur, acteur ou personnage, participant ; et enfin, il se pose même en lecteur ou spectateur. C’est ce clivage entre l’énonciation et le sujet qui soulève de maintes questions sur l’unité et l’origine du ‘je’ narratif et de la voix ou des voix au cœur de ce texte. Nous avons appris que la voix du ‘je’ dans la poésie médiévale peut être à la fois point d’origine et point de destination : « [la] voix ne se construit que par sa réception par un public », comme l’écrivent récemment Sophie Marnette et Helen Swift d’après Gaunt, Krueger et Spearing9. De nombreuses études clés sur la subjectivité littéraire médiévale nous sont familières, celles de Zink, Kay et Spearing entre autres10. Avant que Zink ne ‘découvre’ la subjectivité littéraire, Zumthor avait expliqué que, « le poète est situé dans son langage plutôt que son langage en lui [...] l’auteur a disparu : reste le sujet de l’énonciation, une instance locutrice intégrée au texte et indissociable de son fonctionnement : ‟ça” parle [...] », niant la possibilité d’identifier une voix auctoriale11. Pour certains critiques plus récents, comme Spearing, la subjectivité ne renvoie à aucun sujet (réel).

4Ce clivage, ce refus du statut auctorial, nous le retrouvons dans bien d’autres œuvres poétiques de Chartier, de ses contemporains et de ses héritiers. En voici encore un exemple dû à la plume de Chartier, tiré de son Debat des Deux Fortunés d’Amours :

Et je qui yere
Seul clerc present, escoutant par derriere
Tout le debat, les poins et la maniere,
Fu lors requis par courtoise prïere
Que je l’escripve.
[...] Ce livret voult ditter et faire escripre,
Pour passer temps sans courage vilain,
Un simple clerc que l’en appelle Alain
Qui parle ainsi d’amours par ouïr dire […] (v. 1231-1235 ; 1243-1246)12

5Ici, le personnage du clerc, qui se déclare sans expérience vécue d’amour, est certainement incompétent pour en parler.

6L’appel à d’autres poètes dans un colophon présente un autre lieu commun à nos débats qui renforce l’impression de distanciation. Le phénomène reconnu depuis l’étude de Thomas Reed de l’inachèvement systématique des débats médiévaux apparaît comme une reconnaissance par l’auteur de la partialité, de l’imperfection, voire de la fausseté de son texte13. Nous l’observons chez Guillaume de Machaut, Christine de Pizan, ou encore chez Chartier lorsque le narrateur s’exprime au tout début de La Belle Dame sans mercy :

Des or maiz est temps de moy taire,
Car de dire suis je lassé.
Je veul laisser aux aultres faire :
Leur temps est, le mien est passé (v. 33-36).

7Ce désir de partager son texte, d’ouvrir le texte et effectivement de passer son ‘je’ à un autre sujet qui fournirait le ‘demourant’14 dans un espace extratextuel (construisant une sorte d’épitexte genettien), représente une double négation de la position auctoriale15. Cette notion de subjectivité auctoriale partagée, de collaboration auctoriale au sein du texte nous semble tout-à-fait indispensable à toute discussion portant sur la posture auctoriale au Moyen Âge tardif. La subjectivité du texte est donc plurielle, la voix de l’énonciation devient une voix multiple, polyphonique, comme le dirait Bakhtine16. C’est une voix qui nous parle à travers tous les personnages construits dans l’espace diégétique ; une voix qui nous dirige vers la notion d’une auctorialité collective. Les poètes de nos débats s’organisent dans des communautés que j’ai appellées ailleurs « collaborative debating communities », d’après les communautés textuelles de Brian Stock17. Ces communautés se reconstituent à l’aide des traces matérielles dans les recueils-manuscrits ou imprimés, autrement dit grâce aux éléments paratextuels.

8Je voudrais ici considérer l’ethos auctorial tout en me focalisant sur les enjeux poétiques du débat, c’est-à-dire en étudiant les questions de collaboration, de narration en tant que participation, et de voix dans le texte. Les narrateurs chez Chartier et ses héritiers sont pour la plupart des narrateurs-participants, ou bien ce que Genette appellerait des narrateurs homodiégétiques18. Tout comme le personnage de ‘Guillaumes’ dans les Jugements de Machaut, le personnage du simple clerc ‘Alain’ ou son équivalent occupe la position du sujet tout en s’identifiant avec l’écrivain-copiste du débat médiéval19. La voix de cet écrivain-copiste, indissociable du narrateur-participant tend toujours vers l’autre et requiert sa participation à tout moment, témoignant de la nature dialogique du texte identifiée par Bakhtine. La recherche de la participation, de l’amitié de l’interlocuteur, en fin de compte ses paroles, revêtent une importance primordiale pour le narrateur-participant médiéval20 :

Ainsi l’aube du jour creva
Et les compaignons s’en dormirent
N’oncques nulz d’eulx ne se leva
Tant que huit heures lever les firent
Si mis en escript ce qu’ilz dirent
Pour mieulx estre de leur butin
Et l’ont nommé ceulx qui ce virent
Le debat resveille matin. (DRM, v. 361-68)21

9Le narrateur du débat très populaire d’Alain Chartier, Debat Reveille Matin, nous révèle à la fin du texte la raison qui l’a poussé à écrire : c’est le désir de se lier d’amitié avec les deux interlocuteurs du débat, Dormeur et Amoureux : « Si mis en escript ce qu’ilz dirent / Pour mieulx estre de leur butin », v. 365-366. Le mot ‘butin’ est attesté depuis 1350 dans le sens de monnaie d’échange, ou de dépouilles. Ici ce sont les mots qui deviennent la monnaie d’échange entre les hommes, et c’est également à travers ceux-ci que les dames, en tant que ‘dépouilles’ de leurs batailles linguistiques peuvent être séduites. Pourtant, les dames ne font jamais partie de ce ‘butin’ dans le Debat Reveille Matin. Ce que le narrateur et les personnages du Dormeur et de l’Amoureux revendiquent ici, c’est la conversation et l’amitié entre hommes, non pas l’amour ou la présence d’une femme pour les tenir éveillés toute la nuit durant. Rappelons, avec le Dictionnaire du Moyen Français que ‘butin’ peut également désigner un « groupe de soldats constitué pour effectuer des prises de guerre selon une repartition fixée », et cet article cite justement le débat de Chartier22. Nous pouvons donc lire dans ce ‘butin’ un désir fort de relations entre le narrateur et les interlocuteurs du débat. La narration du Debat Reveille matin part d’un dicton que nous retrouvons chez Morawski : « Ami pour aultre veille »23. Le narrateur se réveille après minuit, « entre deulx sommes », à force de penser à son amie, lorsqu’il entend l’Amoureux qui essaie de réveiller le Dormeur ; tous les trois sont couchés dans la même pièce.

10Concentrons nous maintenant sur les enjeux narratifs de l’auctorialité dans trois débats écrits entre 1460 et 1480, le Debat de la Damoiselle et de la Bourgeoise, le Debat de la Noire et de la Tannee, et finalement le Debat du Viel et du Jeune24. Ce dernier ainsi que le Debat de la Damoiselle et la Bourgeoise ont tous deux été attribués à Blosseville, un poète lié à la cour de Blois, appartenant au cercle de Charles d’Orléans25. Mais cette attribution n’est pas du tout attestée. Dans le second de ces débats, le narrateur endormi rêve qu’il rencontre une Damoiselle et une Bourgeoise qui sont convoquées devant une cour d’Amour. Elles débattent des mérites respectifs de leurs coiffes : l’« atour » (hennin) et le « chapperon » (bonnet), auxquelles leurs rangs sociaux respectifs les autorisent. Implicitement et ensuite explicitement les dames argumentent à propos de leurs préférences, leurs expériences et leurs pratiques sexuelles26. Le premier débat met en scène la dispute entre le Viel et le Jeune, surprise par le narrateur, autour des peines et plaisirs d’une vie au service d’Amours. Le Viel, désabusé par sa longue expérience de vie, n’y a pas trouvé le bonheur ; a contrario, le Jeune est plutôt idéaliste, énergique, et prêt à se lancer dans l’aventure.

11Tous ces débats soulèvent une série de questions épineuses. Je voudrais en particulier m’attarder sur la façon dont les conflits et oppositions représentés dans les débats agissent comme vecteur d’éveil érotique, de manière à concerner auteur, narrateur, interlocuteurs et lecteurs. Comme l’affirme Valerie Traub, « l’éveil érotique est toujours sous-tendu par le déséquilibre des pouvoirs – il fonctionne par des échanges, des retenues, des luttes, des négotiations. »27 L’âge, l’expérience, le statut et le gender instaurent un déséquilibre des pouvoirs qui semble créer un fossé entre les interlocuteurs, y compris le narrateur. Cependant, comme Simon Gaunt l’observe dans son étude sur l’amour et la mort dans la littérature médiévale française et occitane, tout désir est fondamentalement déchiré entre la volonté de différence et un instinct qui veut la supprimer, poussé par ce « désir d’être Un » décrit par Lacan : les structures conflictuelles et contradictoires du débat médiéval s’en trouvent infléchies, leurs contours tendent à devenir flous28. C’est la même tension qui hante les relations entre les voix du narrateur et des participants dans nos débats; à tout moment, l’acte de l’énonciation, l’acte de la parole risque devenir confusion, tour de Babel29.

12La tradition manuscrite de La Damoiselle et la Bourgeoise, La Noire et la Tannee et Le Viel et le Jeune les rattache à la fois à la tradition manuscrite des œuvres françaises de Chartier et à la série de suites et d’imitations de son poème La Belle Dame sans mercy, que l’on connaît sous le nom de la Querelle de la Belle Dame sans mercy. Je m’intéresse ici à ce que nous pourrions appeler des « juxtapositions codicologiques », et au rôle de Chartier en tant que miroir et site d’autorité/auctorialité pour d’autres poètes. À l’intérieur de l’espace du codex, Chartier joue le rôle de magister, amassant ainsi un capital poétique, pour paraphraser Bourdieu30.

13Le Debat de la Damoiselle et de la Bourgeoise (c. 1460), attribué par erreur à Blosseville, est conservé dans sept manuscrits et un imprimé. De ces sept, six font partie de la tradition manuscrite de la Querelle de la Belle Dame sans mercy ; quatre des six recueillent des œuvres de Chartier. Le Debat du Viel et du Jeune, qui se trouve en compagnie de La Damoiselle et la Bourgeoise et des œuvres de François Villon dans le manuscrit BnF fr. 1661, est l’un des trois débats portant ce même titre31. Le seul autre manuscrit qui contient notre débat est le BnF nouv. acq. fr. 15771, un recueil de pièces lyriques de poètes issus du cercle de Charles d’Orléans32. L’attribution de ce poème à Blosseville se trouve dans le texte même, et aussi dans l’explicit du BnF fr. 166133. Le Debat de la Noire et de la Tannee, débat anonyme daté vers 1457, se retrouve dans trois manuscrits du XVe siècle, et cinq imprimés du XVIe siècle.

14Parmi ces trois, La Noire et la Tannée est copiée dans un manuscrit monotextuel, le Paris, BnF fr. 25420 (fols 1-21) ; un autre manuscrit conservé à Paris, le BnF Rothschild 2798 (fols. 1-22) transcrit le débat avec quelques autres textes, comme dans le codex de Chantilly, Musée Condé 685 (fols 123-138v) où notre débat ne représente qu’une performance dans une scène plus vaste. Les copies imprimées de La Noire et la Tannee sont soit monotextuelles, soit elles apparaissent dans de vastes recueils, comme le Jardin de Plaisance de 1501. Ce débat a vraisemblablement eu une circulation antérieure à son intégration dans la compilation de Chantilly. Notre débat est catalogué séparément dans l’inventaire de la bibliothèque de Gabrielle de la Tour, comtesse de Montpensier en 1474, avant d’être relié avec un groupe d’autres textes dans un recueil datant d’avant 1515.

15Les devisants féminins de La Noire et la Tannee sont observés depuis l’extérieur de la chambre dans laquelle elles sont assises par le narrateur masculin caché derrière un treillis. Les dames sont identifiées et distinguées l’une de l’autre par leurs habits, respectivement noir et brun. Les doublures violettes de leurs vêtements, leurs ceintures, la façon dont leurs habits mettent en valeur les poitrines, sont décrites en entier, amoureusement, voire lascivement. Le narrateur caché prend son temps pour enregistrer les fortes impressions visuelles provoquées par les dames, et quand finalement, il commence enfin à écouter leurs lamentations poétiques, un cinquième du poème est déjà passé. Comme l’observe Gaunt dans son étude Love and Death in Medieval French and Occitan Courtly Literature, s’inspirant des réflexions de Burns and Schultz, les habits sont les signes extérieurs du gender. Dans ces deux débats (La Damoiselle et la Bourgeoise et La Noire et la Tannee) – et maints autres ! – les narrateurs prennent plaisir à se parer de vêtements feminins. La notion de ventriloquisme dans les débats littéraires est un aspect que les critiques ont déjà abordé, surtout en ce qui concerne le corpus des troubadours. Comme le narrateur de La Noire et la Tannee le dit lui-même : « Et, pour leur fait mieulx concevoir, / A la vesture prins fort garde », v. 89-90. En réalité, son attention soutenue aux habits des deux femmes fait courir le risque de mettre en péril la vérité de son récit et de leurs paroles, puisque ce narrateur est tellement absorbé par sa description, qu’il risque de passer à côté des enjeux du débat.

16Dans le Debat de la Noire et de la Tannee et le Debat de la Damoiselle et de la Bourgeoise, le narrateur ou acteur masculin adopte une position de subjectivité féminine et des vêtements féminins pour tisser son récit, tandis que sa propre subjectivité reste cachée, refaisant parfois surface pour nous rappeler sa présence dans les interludes entre les propos échangés par les femmes. Dans le Debat de la Noire et de la Tannee, le narrateur cite apparemment verbatim la poésie des deux femmes, mais ces citations se révèlent être des falsifications, tout comme les identités féminines construites dans le poème. Le Debat de la Damoiselle et la Bourgoise se rapproche plus nettement de ce que j’appellerai volontiers une « drag performance », le narrateur mettant en scène deux personae féminines exagérées pour raconter son récit.

17La scène d’ouverture du Debat de la Noire et de la Tannee déploie un topos récurrent dans les débats littéraires : un narrateur masculin cherche à se distraire en se cachant pour écouter une querelle entre deux femmes et en enregistrant leur débat. Le poème est dédié à deux juges féminins précis, Marie de Clèves, duchesse d’Orléans, et sa belle-sœur Marguerite de Rohan, comtesse d’Angoulême. Le poème compte 900 octosyllabes et contient cinq pièces lyriques, prétendument composées antérieurement : un rondeau et quatre chansons. Quatre de ces pièces (trois chansons et un rondeau) sont composées par les femmes et récitées par chacune d’elles au cours du débat, créant un effet de double narration. Chaque interlocutrice répond à la fois oralement et matériellement (c’est-à-dire par réponses orales et écrites) aux commentaires écrits de l’autre, en ajoutant d’autres strophes ou d’autres insertions lyriques. La matérialité de ce débat, doublement enregistrée dans les chansons et les rondeaux des dames et dans le récit du narrateur, est mise en valeur par une insistance sur la dimension visuelle, également refletée par les miniatures qui accompagnent le débat. La doublure violette des robes des deux femmes, sur laquelle insiste le narrateur, est un signe visuel de ce caractère double, lequel met aussi en évidence le caractère double inhérent aux deux femmes et à leurs propos. Ceci nous rappelle le concept de la « doublure citationelle » proposé par Derrida, qui montre comment notre compréhension d’une énonciation ou d’une citation originelle peut être déstabilisée et érodée34. Au travers de cette doublure à la fois textuelle et textile, nous, comme le narrateur, pensons pouvoir voir à travers une forme « originellement » féminine, alors que celle-ci se révèle être une performance parodique de la féminité. Il n’y a pas de sujet stable au-delà du tissu :

Garde ne prins à la serreure ;
D’or fut, je le cuide savoir ;
Mais bien vous veil ramentevoir
Que sa robbe estoit doublee
D’un fin veloux, se croy pour voir
Qui estoit de couleur violee, [...] (v. 107-112)

18Le narrateur met à nouveau en évidence la doublure dans la description de la Noire, qui suit : « Sa robe me sembla doublee / Ne plus ne moins que l’autre estoit, / Et mesmez de couleur violee », v. 145-147. Ainsi, les vêtements sont doubles, de même que les femmes et leurs poésies, sans parler du livre qui est le résultat d’une double narration, celle des femmes et celle du narrateur.

19Le débat lui-même tourne autour d’un dilemme courant dans la poésie amoureuse : la Tannée, qui parle en premier est affligée parce que son amant est absent et qu’elle ne le voit jamais. La Noire voit son amant tous les jours, mais elle ne peut lui parler ouvertement. Les dames anticipent la reproduction de leurs chansons par le narrateur, en faisant référence à leur contenu, avant qu’on ne les lise, dans une sorte de narration double ou anticipée. Un dédoublement de la narration apparaît encore plus loin dans la copie que le narrateur fait du débat. Il a apparemment retranscrit les « chançonnetes », autrement dit les insertions lyriques, sur le champ depuis sa cachette, en préservant soi-disant tels quels les vers des femmes ; pourtant il n’enregistre le débat lui-même que bien après. Une soi-disant distinction est ainsi préservée entre leurs compositions et la sienne. Le narrateur maintient le voile de sa fiction en louant les femmes pour leurs compétences rhétoriques, se référant à elles comme « bien aprinses », v. 64, et décrivant la Tannée en particulier comme une « bonne ouvriere », v. 184. Malgré leurs prouesses, les dames sont réduites à des objets textuels plutôt que d’être des sujets poétiques à part entière. Au niveau du texte lui-même, le poète s’approprie les pièces lyriques des femmes en les copiant au sein du débat. Le narrateur se cache derrière la fiction qu’il a créée, de la même manière qu’il demeure dans son « embusche », ou « cachette » tout au long du récit. La possibilité d’être découvert ou de devoir sortir du placard (si l’on peut dire) est une menace constante à la stabilité de sa narration : « Mais souvent estoie doubteux/ D’estre en mon embusche apparceu », v. 87-88.

20La première des insertions lyriques, une chanson, « Mes dammes je apporte nouvelles », est adressée par le narrateur à deux dames dont je pense qu’il s’agit des deux juges féminins du débat. Il explique comment il en est venu à écrire le débat et à le leur présenter :

Embuschié me suys derriere elles
Pour oÿr leurs plaintes mortelles ;
En escript les ay apportees
Mes dammes je apporte nouvelles...

Point ne scevent les juvencelles
Que leurs parolles telles quelles
Aye jusqu’à vous transportees, (Narrator’s chançon, VI-XII)

21De façon dérangeante, nous découvrons ici et dans l’épilogue du narrateur que les deux interlocutrices ne sont pas conscientes que leurs paroles ont été transcrites. Ceci contraste avec les nombreux débats de cette période mettant en scène des hommes, dans lesquels le narrateur caché se révèle lui-même à ses interlocuteurs à la fin (comme nous l’avons constaté plus haut chez Chartier), et, à leur demande, agit comme leur scribe. Nos dames n’ont pas demandé au narrateur son intervention auctoriale, et projettent d’aller elles-mêmes présenter leur débat devant les deux juges qu’elles ont choisies. Elles ne sont donc pas conscientes de l’existence d’une autre version (écrite) du débat, ne connaissant que leur propre version, orale et partiellement écrite. L’affirmation du fait que le narrateur a reproduit leurs paroles « telles quelles » maintient le voile de l’authenticité et en même temps renforce l’admiration prétendue du narrateur pour les prouesses poétiques des dames. Mais tout en les louant, le narrateur relativise cette louange, car il usurpe leur rôle comme poète et s’établit lui-même comme intermédiaire auctorial, collant leurs plaintes dans la forme poétique qu’il a choisie. Ainsi, la double narrativité à l’intérieur du débat trouve un écho à une échelle plus large par l’enregistrement d’un débat oral par le narrateur. Ceci fonctionne comme un outil propre à miner les prouesses poétiques des dames en érodant leur position de sujet.

22Le dédoublement visuel dans le paratexte du poème fait écho au dédoublement narratif et au dédoublement inhérent au genre du débat/du dialogue. Les deux paires de femmes représentées dans les miniatures qui accompagnent le poème dans les manuscrits Paris, BnF Rothschild 2798, fol. 1, et Paris, BnF fr. 25420, fol. 5, sont presque des copies exactes l’une de l’autre35, sauf pour les détails de couleur de leurs habits.

23La miniature du Rothschild est supposée dépeindre le poète-narrateur présentant son débat aux deux juges désignées, la duchesse d’Orléans et la comtesse d’Angoulême, mais les deux dames peintes sont en fait la Noire et la Tannée.

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Paris, BnF Rothschild 2798, fol. 1. Le Debat de la Noire et de la Tannee. Le narrateur présente son débat aux juges (vêtues comme la Noire et la Tannee).

24À gauche, la Tannée est habillée en brun avec des doublures violettes sur sa robe, un hennin de couleur violet et un couvre-chef, signe de noblesse ; à droite, la figure presque identique de la Noire est habillée en noir avec des doublures violettes et une coiffe identique. Comme le dit Olivier Delsaux, cela représente un « télescopage » du débat36.

25La première des miniatures du manuscrit conservé à la BnF montre la Noire sur la gauche tenant ce que l’on suppose être un poème dans sa main droite. Dans sa main gauche, elle tient un livre avec ses fermoirs.

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Paris, BnF fr. 25420, fol. 5. Le Debat de la Noire et de la Tannee. Le narrateur caché surprend les discours de la Noire et la Tannee.

26Le narrateur, caché dehors, derrière une fenêtre de la maison, tient aussi un livre, qu’il est en train d’écrire ; conformément au texte, ce livre : cette copie du débat des dames, sera inséré dans son manuscrit final du débat qu’il soumet aux juges.

27La seconde miniature ouvre le poème en présentant une extension intéressante du motif du dédoublement narratif. Quatre femmes au lieu de deux sont disposées autour d’une figure de narrateur agenouillé.

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Paris, BnF fr. 25420, fol. 1. Le Debat de la Noire et de la Tannee. Le narrateur présente une copie du débat aux dames.

28Quant à la gravure utilisée pour introduire le poème dans la collection imprimée ancienne connue sous le nom de Jardin de Plaisance présente une intrigante métaphore visuelle qui nous renvoie à un motif courtois courant : celui de la fleur comme poème ou les fleurs de rhétorique37.

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Jardin de Plaisance (Anthoine Vérard, 1501), fol. 172v. Le Debat de la Noire et de la Tannee. Le narrateur parle à l’une des juges pendant que la Noire et la Tannee échangent une fleur.

29Sur le côté droit de la gravure du Jardin de Plaisance, nous voyons la Noire offrant non pas un poème, mais une fleur à la Tannée. Cela fait pendant au côté gauche de l’image où nous voyons une des juges tenant le livre du débat que lui a présenté le narrateur. D’autres fleurs encadrent la miniature, en particulier des marguerites, des roses et des violettes. La présence de fleurs violettes dans les bordures de la miniature puise dans un stock de motifs courtois dont les implications pour nos dames sont complexes et polysémiques. Initialement, la présence d’une fleur dans la main de la Noire dans le Jardin de Plaisance rappelle la métaphore conductrice de ce recueil poétique qui est imaginée comme un jardin où sont cultivées les fleurs (de rhétorique). Nature travaille ici pour cultiver son « ouvraige » floral (v. 135), parallèlement aux femmes qui cultivent la poésie, comme de « bonne[s] ouvriere[s] » (v. 184). Malgré tout, un lien plus sinistre est établi dans La Noire et la Tannee entre les femmes elles-mêmes et les fleurs à travers l’usage du substantif « ouvraige ». La partie de l’« ouvraige » de Nature qui est mise en valeur ne sont pas les fleurs, mais les femmes. Les femmes font partie de « l’ouvraige » de Nature, comme leurs poèmes font partie de l’ouvrage final du narrateur. Ainsi le rôle de poétesse est à la fois affirmé et dénié dans notre poème. Les femmes et leur lyrisme font partie intégrante du matériel plus large du poème, travaillé par le narrateur, qui usurpe leur rôle créateur en citant leur travail.

30L’affirmation et la déconstruction des prouesses poétiques des femmes se reflètent dans le poème par le motif de la couleur, et plus particulièrement par la couleur et la fleur violette. L’insistance du narrateur sur le violet se perçoit jusque dans les éléments paratextuels de la réception du débat, avec les doublures violettes des dames représentées dans les deux miniatures du Rothschild 2798 [Fig. 1] et du BnF fr. 25420 [Fig. 2], mais aussi dans les violettes qui figurent dans les bordures de la miniature du second manuscrit. Or, la signification de la violette est également double : la couleur comme la fleur, symbole religieux, est aussi icône courtoise. La couleur violette est, comme le rappelle Michel Pastoureau, considérée comme une sorte de demi-noir dans les pratiques liturgiques et portée au moment de pénitence et de deuil, en particulier pendant l’Avent et le Carême38. Dans l’iconographie mariale, le violet symbolise l’humilité de la Vierge et est associé avec le deuil à travers la Passion du Christ, à laquelle, selon la légende, les violettes doivent leur couleur. Ensuite, les femmes sont effectivement habillées dans les couleurs du deuil, le noir, le brun et le violet, liées à l’idée de poésie comme pénitence.

31En plus, il y a un réseau supplémentaire d’associations courtoises lié au violet, lesquelles font ressortir d’autres aspects obscurs du débat. Dans la tradition courtoise, la métaphore des fleurs de rhétorique sert à exprimer le geste créateur lyrique ; d’autre part, la fleur représente le prix décerné par les puys, ces concours poétiques organisés dans les villes du nord de la France. Les poètes y étaient ainsi récompensés par des bouquets de violettes ou des violettes en or. Les fleurs, comme la poésie ou la musique, étaient un élément caractéristique du cadre amoureux courtois. Cela pourrait sembler présager une association positive pour les dames de notre débat, qui serait à relier à la description, par le narrateur, de leur excellence comme factrices. Néanmoins, comme le souligne Sylvia Huot étudiant la signification de la ‘marguerite’ dans la littérature médiévale, la fleur tend à remplacer la dame comme prix de la poésie ou comme expression de l’amour accordé à un poète-protagoniste masculin39. L’utilisation emblématique de la rose, la marguerite ou la violette – métaphore pour l’amour ou l’objet d’amour – marginalise la femme et affaiblit sa voix individuelle. Dans le cas de notre débat, c’est la main créatrice qui est déplacée, au cœur de la métaphore, comme Jane Taylor l’a observé dans le cadre du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun. Rose reste toujours et définitivement une fleur40, de la même façon que Rose et Violette, les deux protagonistes de La Plaidoirie de la Rose et de la Violette par Jean Froissart restent silencieuses et fleuries41. Ainsi, les signes verbaux et visuels offerts par le texte et le paratexte soulignent les rôles des femmes comme poètes, mais nous renvoient plus précisément à leurs prouesses poétiques. En même temps, ces mêmes signes renforcent notre impression d’impuissance en réduisant les devisantes à des objets textuels.

32La Noire et la Tannee, enfin, met en scène la dialectique de la prise de pouvoir par les femmes, puis leur destitution en soumettant le débat à une narration double. La stratégie du narrateur échoue au final, dans la mesure où nous sommes capables de détecter l’artifice sur lequel repose sa re-citation des femmes. Nous dévoilons le leurre constitué par l’intériorité du gender, un peu comme si nous regardions à travers les coutures ouvertes du texte qui revêt les femmes. Comme le dirait Judith Butler, la doublure ne révèle rien des sujets qu’elle prétend identifier42.

33Dans La Damoiselle et la Bourgeoise, comme c’était le cas dans La Noire et la Tannee, les vêtements servent à diriger le regard chargé de désir que l’homme jette sur l’objet féminin, mais ils définissent aussi la position sociale des femmes qui les portent. L’auteur-narrateur prend plaisir à renforcer le déséquilibre des pouvoirs en suggérant que la différence de rang s’accompagne d’une différence dans les habitudes et expériences sexuelles.

34La majeure partie du débat entre la Damoiselle et la Bourgeoise se focalise autour de leur rang respectif et de leurs vêtements et autres accessoires (par exemple les coiffes) auxquels leur rang leur donne accès. L’action se déroule dans une traditionnelle cour d’Amour, où le narrateur se trouve transporté en rêve. L’espace public de la cour souligne la dimension théâtrale d’un débat, dans lequel le narrateur/acteur masculin se plaît à mettre en scène une performance parodique du gender : le langage des deux personnages féminins est bien plus cru, moins courtois et plus grivois que celui utilisé par la Noire et la Tannee. La noblesse de la Damoiselle est associée par la Bourgeoise à la frigidité ; le rang moins élevé de la Bourgeoise est associé par la Damoiselle à la luxure. Les vêtements eux-mêmes sont intimement liés à la sexualité des dames, et la Bourgeoise en particulier utilise une conversation ostensiblement banale à propos des coiffes pour tourner en dérision les compétences sexuelles de la Damoiselle :

Celle qui le chapperon delaisse
Pour couvrechief et atour prendre
Cuide monter mais elle abesse
Car ilz sont de toille trop tendre
Les vent les fait voller et fendre
Mais le chapperon tousjours dure
Ne la pluye ne s’i peut estandre
Car il a double couverture, [...] (v. 185-192)

35Le « chapperon » et l’« atour » peuvent être vus comme métaphores des parties génitales féminines et masculines. La Damoiselle rejette la sexualité insatiable incarnée par la Bourgeoise. De son côté, la Bourgeoise est bien experimentée et laisse entendre que son « chapperon » peut résister aux ravages du temps et à des assauts répétés.

36Les références aux habits abondent dans le débat et semblent toujours faire implicitement allusion à l’acte sexuel, de la même façon qu’ils voilent le corps féminin ou masculin. La Damoiselle affirme que la Bourgeoise ne possède pas une garde-robe aussi raffinée. On la soupçonne de vouloir dire que son interlocutrice est incapable des raffinements d’un amour élevé, inspiré de l’idéal courtois. La Bourgeoise rétorque que, certes, elle ne peut porter ni satin ni soie, mais que, par contre elle sait fort bien divertir les hommes. Au fil du débat, les femmes abandonnent ces métaphores voilées pour parler ouvertement de la pratique sexuelle. On pourrait y percevoir le reflet d’une progression du désir qui pousse le narrateur/spectateur en proie à une excitation croissante à effectuer un « strip-tease » mental des habits, mettant les femmes et leur discours à nu, exposés au regard. Dans le passage suivant, le langage de la Damoiselle est particulièrement explicite pour une personne au départ décrite par le narrateur comme « parlant en tresbelle maniere », (v. 47) :

Aussi voz queues sont trop petites
A les assëoir et tenir
Mais les nostre sont pieça duites
Pour tous amans entretenir, [...]. (v. 337-340)

37Dans l’excitation générale, toute différence s’est perdue entre le langage raffiné de la Damoiselle et le langage maladroit de la Bourgeoise qui est décrite dans les premières strophes comme « treshardie et aspre en langaige » (v. 52). L’attitude voyeuriste du narrateur atteint son climax au moment le plus intense des arguments des femmes, avec son réveil clairement post-orgasmique :

Alors comme tout esblouÿ
Tremblant [me] prins esmerveillier
Et du debat plus riens n’ouÿ
Si commamcé à m’esveiller, [...] (v. 641-644)

38La similarité des discours des deux femmes vers la fin du débat, après avoir jeté leur masque textuel et textile, traduit bien l’érosion progressive du déséquilibre social qui les sépare pour, en fin de compte, les rapprocher l’une de l’autre.

39Le Debat du Viel et du Jeune s’apparente de près au Debat du Reveille Matin d’Alain Chartier. Au lieu d’une déconstruction des postures auctoriales/narratives par le narrateur, ce sont la souffrance collective des hommes livrés aux femmes et aux personnifications féminines qui sont à l’origine d’un accord entre les deux interlocuteurs et le narrateur. Lorsqu’ils sont priés de désigner des juges pour leur débat, ceux-ci font appel à des « gens de nostre sorte » (v. 300), et élisent deux juges masculins, « par bon accord ensemble » (v. 303), qui prononceront leur verdict dans un avenir extratextuel. De même, le narrateur s’identifie avec les interlocuteurs, et il se présente à eux à la fin du débat comme scribe possible :

« Mais vous (en) avez tant fort mesdit
Que vous serez d’Amours mauldit
Et en mourrez de dueil et d’ire. »
Par quoy me prins bien hault à rire
En disant : « Vous devez escripre
Tout vostre debat, si me semble,
Et puis leur envoierez pour lire », [...]. (v. 354-360)

40Le rire du narrateur remplit ici deux fonctions : il présente le narrateur aux interlocuteurs et caractérise son intervention comme aimable. Alors que le narrateur de La Damoiselle et la Bourgeoise s’amuse à écouter et à enregistrer le débat en cachette, le narrateur – lui aussi caché ! – du Viel et du Jeune s’amuse également, mais rejoint finalement les deux interlocuteurs pour, nous l’avons vu, « pour mieulx estre de leur butin »43. La conclusion à La Noire et la Tannee révèle la même réticence de la part du narrateur envers les devisantes. Le narrateur préfère rester dans son « embusche » au lieu de se présenter aux dames, une fois le débat terminé :

En mon embusche me laisserent
Et allerent vers le jardin
Depuys par ung couvert chemin
Vins, où faisoië menssïon
Là trouvay ancre et parchemin
Pour mectre mon intencïon, [...] (La Noire et la Tannee, v. 887-892)

41De même, le narrateur caché d’un autre débat de l’époque, l’Ambusche Vaillant ou le Debat des Deux Seurs se couvre de ridicule en se faisant découvrir, lorsqu’il perd sa chaussure tout en essayant de s’enfuir sans être vu :

(Et) en saillant lors je trebuschay
Par le sommeil lors que j’avoye
Puis aussi clerté je n’avoye
D’aultre part mon patin me cheut
Qui fist grant bruyt en my la voye
Descouvert fu, trop me mescheut, [...] (Ambusche Vaillant, v. 963-68)44

42La miniature qui accompagne le Debat des Deux Seurs dans le manuscrit BnF fr. 2230 (fol. 211v) nous montre une scène très familière : au premier plan, nous entrevoyons les deux sœurs dans leur chambre, et caché à côté de la fenêtre, le narrateur reste debout, tournant le dos au spectateur.

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Paris, BnF fr. 2230, fol. 211v. Le Debat des deux seurs (L’Ambusche Vaillant). Le narrateur caché surprend les discours des deux sœurs.

43Derrière lui, à l’arrière-plan, nous percevons une quatrième figure. Est-ce là l’auteur qui se distingue du narrateur ? C’est une hypothèse tentante, certes, mais le texte n’évoque nulle part un quatrième personnage45.

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Paris, BnF fr. 25421, fol. 4. Le Debat d’entre le Gris et le Noir. Le Clerc copie les paroles du chevalier ‘Gris’.

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Paris, BnF fr. 25421, fol. 14. Le Debat d’entre le Gris et le Noir. Le Gris et le Noir se disputent.

44En guise de conclusion, nous présentons ici quelques miniatures curieuses de la tradition manuscrite du Debat d’entre le Gris et le Noir, débat attribué à Aymon de Montfaucon, prince-évêque de Lausanne, et dont nous n’avons que deux témoins manuscrits : Paris, BnF fr. 25421 (fols 4-42v) ; Paris, BnF Rothschild 2798 (fols 22-61)46.

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Paris, BnF Rothschild 2798, fol. 22v. Le Debat d’entre le Gris et le Noir. Le Clerc parle au chevalier ‘Gris’.

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Paris, BnF Rothschild 2798, fol. 32v. Le Debat d’entre le Gris et le Noir. Le Noir commence son discours.

45Ici, le Clerc à qui le Chevalier Gris raconte son histoire n’apparaît qu’au début du récit, et n’intervient pas pendant toute la narration. C’est plutôt le Gris qui assume le rôle de narrateur. Ces miniatures au début et à la fin du texte représentent les deux rôles que nous avons retracés au fil de ces pages : celui d’écrivain-copiste, et celui de narrateur-participant. Mais, comme ailleurs, ces catégories peuvent se rapprocher au point de se brouiller, de sorte que l’auteur médiéval finit par disparaître de son texte ou plutôt dans son texte.

46Comme de nombreux débats de la fin du Moyen Âge, nos débats restent sans conclusion – aucun jugement n’est formulé. Cette absence de solution fait en sorte que, comme le désir insatisfait des auteurs, le débat va continuer au-delà des limites du texte dans l’espace polysémique, matériel et surtout collaboratif du manuscrit ou de l’imprimé où, inséré dans une « collaborative debating community »47, il permet à l’auteur médiéval de retrouver sa voix et son équilibre.

47(Université d’Exeter)