Colloques en ligne

Philippe Ivernel

Au sujet du fragment, de la monade et de l’image dialectique

Textes étudiés : Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, « Les Affinités électives de Goethe », Origine du drame baroque allemand.

1Philippe Ivernel a signé la traduction et la préface d’Enfance : Éloge de la poupée et autres essais aux éditions Rivagesi. Partant de ce rapport privilégié qu’il entretient avec le verbe de Benjamin, il propose au cours de cette journée un parcours de lectures et de références au sein de l’anthologie thématique Enfance berlinoise vers 1900. Il insiste tout d’abord sur le fait que l’ouvrage qui nous intéresse et le second intitulé Critique et utopie se complètent et constituent un ensembleii.

2Le traducteur propose une brève étude philologique du texte, même si – il le reconnaît bien volontiers – l’entreprise s’avère périlleuse et complexe, puisqu’il existe plusieurs versions du texte : celle du premier recueil qui paraît sous le titre L’enfance berlinoise en 1932-1933 (la version dite « de Giessen »), une seconde version de 1937-1938 qui ne paraît pas, puis,  en 1950, le recueil d’Adorno, lui-même remaniable. Mais une question demeure : une telle entreprise philologique a-t-elle vraiment un sens ? Car – du propre aveu de Walter Benjamin –  son livre, comme beaucoup d’autres, est « fracassé ».

3Il a été fracassé par le moment historique : la prise de pouvoir d’Hitler. Philippe Ivernel est sensible à cette période historique : le traducteur, né en 1933, est lui-même à la recherche de sa propre enfance, placée sous le signe de la prise de pouvoir par Hitler et du gouvernement de Vichy. À l’époque de Benjamin, le mot de crise est déjà devenu une « banalité » (écho lointain de notre propre présent) au sein d’une « guerre de trente ans » (1914-1944). La bourgeoisie cultivée, dont est issue Benjamin, est en voie de prolétarisation, déclin dont témoigne Les Buddenbrook de Thoman Manniii. Le récit d’enfance de Benjamin est marqué par ce pressentiment de l’abîme, « du volcan sur lequel se trouve cette société apparemment orgueilleuse », pour reprendre l’image de Philippe Ivernel. Le conférencier revient sur cette génération (dont Benjamin fait partie) qui se révolte contre les Gründer, c’est-à-dire les pères « fondateurs », et la bourgeoisie industrielle qui tente de rattraper le retard économique pris par l’Allemagne. Rappelons qu’en 1848, le pays ne fait que retrouver le niveau économique qu’il avait en 1648, année du traité de Westphalie. Ce retard considérable est rattrapé en une génération : Berlin devient, dès lors, une grande capitale, rivale de Paris et de Londres. La philosophie assortie à cet industrialisme conquérant peut être qualifiée de positiviste, et découle d’un néo-kantisme instrumentalisé.

4Puis, Philippe Ivernel convoque les références philosophiques de Benjamin : il met en valeur trois ouvrages rédigés par celui-ci. Le premier, l’étude Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, est, selon le conférencier, une œuvre superbe par sa discursivité, sa dialectiqueiv. Cet ouvrage est, en premier lieu, loin d’être fragmentaire, même si les romantiques allemands font l’éloge du fragment. Le conférencier insiste sur la définition même du fragment dans la pensée romantique allemande : « le fragment, c’est ce qui est produit à chaque instant par le sentiment de l’infini, de l’infini de l’histoire ou de l’infini du sens, de l’infini de l’histoire du sens, et du sens de l’histoire ». Nous sommes en permanence dans le fragment, en tant qu’il est un mouvement d’ensemble menant vers cet infini historique ou transcendantal ; l’un et l’autre, d’ailleurs, se rejoignant. Le fragment n’est donc pas à entendre dans son sens moderne de petite miniature, mais bien de détail qui renvoie à une totalité ouverte. Benjamin met l’accent sur ce processus réflexif infini de la pensée sur elle-même en étudiant Friedrich Schlegel et Novalis. La pensée est prise dans un mouvement d’auto- réflexion permanent s’élargissant en spirales pour ensuite se rétrécir avant de s’élargir à nouveau.

5Selon une formule de Schlegel citée par Walter Benjamin, l’esprit (Geist), c’est le sens (Sinn) qui se réfléchit lui-même. C’est ce mouvement auto-réflexifv qui est à l’œuvre chez les Romantiques aussi bien dans l’art que dans la philosophie, et que Philippe Ivernel observe également dans Enfance berlinoise vers 1900 de Benjamin.

6Le second essai de Benjamin, c’est son étude sur Les Affinités électives de Goethe (1923)vi. Danscet ouvrage, l’auteurdistingue les « cendres duvécu » de « la flamme du vivant » :

Si, en guise de métaphore, on compare l’œuvre qui grandit à un bûcher enflammé, le commentateur se tient devant elle comme le chimiste, le critique comme l’alchimiste. Alors que pour celui-là bois et cendres restent les seuls objets de son analyse, pour celui-ci, seule la flamme est une énigme, celle du vivant. Ainsi le critique s’interroge sur la vérité, dont la flamme vivante continue de brûler au-dessus des lourdes bûches du passé et de la cendre légère du vécu.vii

7« Les cendres du vécu » permettent de saisir l’approche scientifique d’une œuvre littéraire ou d’une œuvre historique. Mais, justement, la critique ne doit pas s’en tenir seulement à cette approche scientifique des cendres et des retombéesmais se doit de suggérer, de réactiver, de propager la flamme du vivant, cette flamme du vivant naissant sur les cendres du vécu. C’est la différence entre ce que Benjamin appelle la science de la littérature et l’histoire de et dans la littératureviii. « Histoire » ne doit pas être confondu avec « historicisme » (cet enchaînement déterminé voire mécanique des causes et des effets), ni avec « historialité » (ce grand retournement heideggérien du paraître en être), c’est une histoire qui, entre ces deux extrêmes l’un et l’autre repoussés, va se constituer par des rapprochements fragmentaires entre le présent et le passé, au moyen, justement, de la construction et la vie d’images dialectiques. Elles seules peuvent présenter ou activer cette distinction entre les cendres du vécu et la flamme du vivant.

8Le troisième ouvrage, Origine du drame baroque allemand, vient causer finalement l’échec universitaire de Benjamin en raison du caractère hautement pluridisciplinaire de l’ouvrage, à une époque où l’on n’encourage pas un tel franchissement de frontièresix. Dans sa préface épistémocritique, Benjamin veut faire tenir ensemble : l’idée platonicienne, la monade leibnizienne et la dialectique hégélienne. Il s’intéresse plus particulièrement à la monade. Ce que l’on appelle fragment chez les Romantiques, comme nous l’avons vu précédemment, est une cristallisation de la totalité ou tout du moins de l’idée de totalité, que l’on nomme également : infini historique, infini transcendantal. La monade leibnizienne, elle, représente une totalité close, sans fenêtre, donc. L’œuvre d’art (souvent caractérisée par Benjamin comme une monade) est un individu et une individualité qui, en tant que telle, est indivisible et constitue un ensemble clos, conséquent et cohérent.

9Dès lors, comment faire cohabiter, d’une part, l’absence de fenêtres, et d’autre part l’idée, malgré tout, d’une harmonie préétablie des différentes monades entre elles comme le veut Leibniz?

10Philippe Ivernel tente de dépasser ce paradoxeen s’appuyant sur un article de Günter Anders – cousin de Benjamin – qui relève une inconséquence de la monade leibnizienne. En effet, pour Leibniz, ce serait Dieu qui assurerait l’harmonie préétablie. Les monades seraient pourvues d’ouverture par le haut: « une sorte de fontanelle un peu molle », selon le traducteur. Dieu fonctionnerait alors comme un central téléphonique, suggère Günter Anders, ou comme un réseau de satellites reliant le tout. Anders propose donc « une solution » : tout d’abord, Leibniz ne parle pas très souvent de l’absence de fenêtre. Par ailleurs, comment l’humanité va-t-elle se régénérer sans fenêtre ? Roméo a bien besoin d’en escalader une pour rejoindre Juliette ! Alors si la monade n’a pas besoin de fenêtres, c’est peut être qu’elle n’a pas de murs. Explication qui ne permet pas de dépasser une autre contradiction, celle qui persiste entre l’idéal de la monade, fragment ou totalité clos, et d’autre part, l’idée d’une totalité historique en mouvement qui, évidemment, met en communication l’ensemble, et sur laquelle joue en permanence l’auteur d’Enfanceberlinoise vers 1900.

11  L’autre série de références qui anime la pensée de Benjamin, c’est la relation établie entre ce que l’on appelle l’idée (sorte d’énergie en mouvement), le phénomène (comment penser la singularité du phénomène ?) et le concept (moyenne rassemblant un certain nombre de phénomènes singuliers pour en tirer une vérité s’appliquant à tous). Autant de catégories qui seront sans cesse reconvoquées par Benjamin.

12Si l’on s’interroge maintenant sur la composition d’Enfance berlinoise vers 1900, on peut considérerchaque fragment comme une monade, une totalité close. Benjamin fait cohabiter des fragments très brefs alignés sur une compréhension univoque et de longs fragments plus complexes, nous renvoyant, dès lors, à une conception de la monade beaucoup plus ouverte. Selon Benjamin, la monade s’ouvre à partir du moment où elle réunit en son sein des contraires. La monade complexe, telle que nous venons de la décrire, est prête à exploser sous la pression interne de ses contradictions. Benjamin parle à cet égard de constellations. La constellation est à prendre comme un ensemble de points lumineux sur un fond ténébreux. Ces points lumineux vont dessiner une figure mais, d’un point à l’autre, il y a tous les interstices, et d’une lumière à l’autre, il y a également toutes les ténèbres. La constellation reste donc ouverte, et la monade, en tant qu’elle est une constellation, reste ouverte aussi. L’œuvre entière, Enfance berlinoise vers 1900, est à concevoir comme une macro-monade, qui régule la cohabitation des micro-monades. Surtout il y a dans chacune de ces monades un mouvement d’auto-réflexion, un écrivain qui ne cesse de revenir sur son champ d’application. Benjamin intervient directement à partir de son propre présent, à savoir les années 1930, dans les souvenirs constitutifs de son enfance, entre autres les intérieurs bourgeois de l’époque.

13Philippe Ivernel observe également deux grands axes parallèles qui permettent de rassembler ces différents fragments : la question de l’intérieur et de l’extérieur d’un part, et la question du rêve et de l’éveil, d’autre partx. Mais là encore, il ne faut pas vouloir être trop systématique : le rêve peut être à l’extérieur et l’éveil à l’intérieur aussi bien que le contraire.

14L’appartement bourgeois joue un rôle capital. Au demeurant il y aurait des intérieurs qui seraient plus intérieurs que d’autres et dans un seul intérieur, des pièces qui sont plus intérieures comparées à d’autres. La loggia, donnant sur l’extérieur,devient dès lors le lieu préféré de l’enfant. La loggia d’Enfance berlinoise donne sur une cour très calme et l’enfant Benjamin ne rencontre guère de prolétaires à une époque où néanmoins la première social-démocratie allemande est très puissante. Absence du prolétariat que l’on retrouve chez Brechtxi. En effet, c’est toujours la petite bourgeoisie qui est présentée au premier plan dans l’œuvre du dramaturge, une petite bourgeoisie qui devient un véritable enjeu avec la montée du fascisme dans les années 1930, alors que la classe ouvrière consciente et organisée demeure toujours à construire ou à reconstruire.

15Autre couple de catégories : le rêve et l’éveil conçus à l’heure du retour des « puissances mythiques » engendrant précisément le somnambulisme. Ces puissances mythiques sont déjà présentes dans la conception de la tragédie développée par Benjaminxii. Le mythe, d’après Benjamin, c’est l’éternel retour du même. En termes sociopolitiques, c’est l’éternel retour des puissants aux dépens de la nouvelle génération et en termes économiques, c’est l’éternel retour de la marchandise.

16L’éveil tend évidemment à nous faire sortir du rêve. Mais le rêve se découpe à son tour en deux visages contradictoires. Le premier visage, c’est le visage mythique du rêve qui renvoie à la primauté des images originaires et dont on n’arrive pas à se détacher : c’est l’enfant-« sorcier » qui est pris dans les meubles de l’appartement de ses parents. Il y a, sinon, le rêve anticipateur,  celui qui met en mouvement l’imagination productive. Rappelons que l’image dialectique n’est ni un symbole, ni une allégorie. Elle est foncièrement ambiguë, elle oscille entre l’inconscient nocturne et la conscience diurne. « Il y a même des éveils qui sont des trahisons », rappelle Philippe Ivernel. L’éveil règle finalement le monde du rêve qui peut avoir sa dynamique positive. Pour Benjamin, l’expérience de l’éveil est l’expérience du seuil entre la nuit et le jourxiii. Il s’agit de laisser entendre à celui qui contemple l’image dialectique qu’il faut trouver une voie entre les deux pôles. Cette voie n’est pas indiquée par l’auteur de l’image dialectique, étant donné qu’elle sera dépendante des circonstances historiques et du public qui va s’emparer d’elle.

17À tous ces égards, Benjamin, au moyen de sa conception d’une culture active, nous aide à nous situer et à nous engager dans notre époque. Un dernier couple de concepts demanderait à être suivi dans Enfance berlinoise vers 1900 : c’est celui où se croisent destruction et construction. L’enfant qui échappe à la classe bourgeoise relève à la fois de l’un et de l’autrexiv.