Discussion 1
1Ouvrant le dialogue, Alison Boulanger tient à faire part de son étonnement face à la récurrence de l’échec, le nombre de fois où la déprise est perçue comme l’envers en creux de l’emprise. Walter Benjamin semble avoir à cœur de souligner l’inefficacité de ces révoltes qui, prenant des formes stériles, semblent déjà prévues par le système contre lequel elles s’élèvent. S’adressant à Florent Perrier, elle demande si l’écriture ne serait pas autre chose que cette échappée. L’intervenant y voit une volonté de transmission d’expérience, certes d’échec, mais aussi d’espoir et d’espérance. En érigeant la figure de l’enfant, c’est aussi au devant de lui que Benjamin se place, vers nous. Il n’y a donc pas d’extinction de l’espoir. C’est là où pour l’intervenant semble se situer le messianisme ; il y a toujours un écart, une déprise, un retournement.
2Dominique Dupart prend la parole à son tour pour demander si ces vignettes ont pu être écrites dans la conscience du national-socialisme. Pour Florent Perrier, si le texte est hanté par cela, il ne se hasarderait toutefois pas à aller jusque là. Les rapports aux corps, aux masques, ainsi que les passages avec ses camarades d’école peuvent participer d’un écho. Aussi attire-t-il l’attention sur une scène de « Crimes et Incidents » où l’enfant surprend son père en mauvaise posture durant une discussion. Cette scène peut être interprétée comme réverbérant, par l’intermédiaire de l’interlocuteur, l’ombre du fascisme. Philippe Ivernel a ajouté que dans Paris Capitale du XIXème siècle, il y a une actualisation du passé. Cela n’est pas mis au premier plan d’emblée mais à chaque fois on trouve un moment d’actualisation où les passages mènent aux grands magasins, où les grands magasins mènent au règne de la marchandise, et le règne de la marchandise à la manipulation des masses structurées…
3Dominique Dupart demande par ailleurs si l’un des statuts que l’on puisse hypothétiquement accorder à l’enfant pourrait être celui de représenter le temps de la résistance, dans le passé, contre le présent. Le sens est possible mais rien n’est jamais donné pour Philippe Ivernel. Il note que ce qui est en jeu n’est pas tant l’espoir que le geste enfantin. Ce dernier surprend à l’heure de la représentation. Il déplace les choses là où le sujet historique est dans la réification générale de la marchandisation.
4Dominique Dupart introduit ensuite la problématique du pronom personnel premier au sein de l’œuvre benjaminienne. Philippe Ivernel rappelle que cette raréfaction pronominale volontaire fait écho aux considérations de Benjamin sur l’écriture de l’Histoire, l’historien écrivant toujours l’Histoire pour sa propre histoire. Alison Boulanger se demande si l’emploi délibéré de ce « je » dans Enfance Berlinoise n’était pas un signe de résistance à la fois face à un fascisme privilégiant le « nous », et face à un appauvrissement de l’histoire personnelle symptomatique d’une période historique (cf. le texte « Expérience et pauvreté », 1933). Philippe Ivernel estime en effet qu’on peut conférer au pronom une valeur résiliente, résistante et réticente, rappelant néanmoins à nouveau qu’il ne fallait pas en faire une posture dogmatique, le « je » appelant nécessairement un certain type de « nous ».
5Philipe Ivernel souhaite revenir sur un mot clé de l’œuvre : « ungeschickt ». Exprimant la maladresse, ce dernier se rapproche de « Geschick » (le destin collectif), « Schiken » (l’envoi), « Schicksal » (le destin), et « Schick » (le chic). « Schick », c’est ce qui est approprié pour la personne qui porte le vêtement en question. Cela renvoie à (une sorte de) fusion harmonieuse entre l’être et le paraître. Or « ungeschickt » est ambigu. Il peut vouloir dire, si l’on suit l’étymologie, « à côté de son destin » – destin étant ici pris dans le sens positif du terme et non dans son sens fatidique (avoir un destin au sens positif, c’est s’ajuster à l’instant). Mais il peut aussi vouloir dire « maladroit », ce qui implique peut-être de rater l’instant qui permettrait de s’ajuster sur le contexte historique pour y intervenir et le faire basculer par un retournement.
6Philippe Ivernel admet la justesse de la remarque de Dominique Dupart qui souligne la pulsion de mort à l’œuvre. Il rappelle que le même processus est à l’œuvre dans la chasse au papillon où le chasseur s’identifie pendant un temps à la victime et finit par subir le sort du papillon, dans une sorte de mimétisme entre le chasseur et le chassé, mais qui n’est qu’un moment de la chasse. Dominique Dupart souhaite revenir sur la qualification horrifique trop restrictive donnée à cette scène. Il lui semble, au regard de ce qu’exprime Deleuze sur le chasseur et l’animal, qu’il y a aussi une part d’assimilation des dons de l’animal qui serait d’un autre ordre. Philippe Ivernel reconnaît qu’il existe un moment positif de la relation entre le chasseur et le papillon dans le vol du papillon. Ce dernier, toujours incertain, renvoie au processus de la décision humaine. Pour Dominique Dupart cela a fait écho aux textes expérimentaux sur la couleur de Benjamin. L’enfant entretiendrait un rapport aux couleurs qui n’est pas le nôtre, hors de la figuration, entre dilution et étalement de soi. Philippe Ivernel poursuit en disant que la couleur est ce qui dévore les contours pour Benjamin, en opposition à Ingres, qui donne le primat au dessin sur la couleur, et permet des passages constants d’un contraire à l’autre. Cela est aussi un renvoi au nuage, a-t-il fini par conclure, matière qui n’est pas fixée, qui se déforme, se reforme, comme le souvenir.