Colloques en ligne

Natalia Teplova (Université Concordia)

Catherine II traduit Shakespeare : mauvaise lecture, adaptation ou censure?

1Sous le règne de Catherine II1 (qui commence en 1762 après l’assassinat de Pierre III et qui se termine en 1796), il existait très peu de traductions russes des pièces de Shakespeare. En fait, on pourrait dire qu’il n’y avait pas de traductions officielles de pièces shakespeariennes jusqu’aux années 80 du XVIIIe siècle en Russie. Alexandre Soumarokov (1718-1777), à qui, entre autres, on doit la naissance du théâtre russe2, s’essaie à adapter Hamlet en 1748, mais ne cite pas le nom de l’auteur de l’original. En 1772, une traduction d’un monologue tiré de Romeo and Juliet est publiée, mais ce n’est qu’en 1783 qu’une pièce shakespearienne, Richard III, est traduite en entier. Puis, en 1786, Nikolaï Karamzine (1766-1826), futur historiographe de Russie, publie une traduction russe de Julius Cæsar. Or, c’est justement en 1786 que Catherine II est en train de lire Shakespeare, mais en traduction allemande3. Ainsi, le 24 septembre 1786, elle écrit à Grimm4 : « […] Les faiseurs de Comédies font présentement des pièces historiques à l’imitation de Shakespeare, que nous avons lu en allemand traduit par Eschenburg; neuf tomes sont déjà gobés […]5. » Inspirée par ces lectures, l’impératrice compose quatre pièces6 sous l’influence directe de l’auteur élisabéthain. La première pièce qui retient l’attention de Catherine II est The Merry Wives of Windsor (1602 [1597]).

2Pour faciliter notre aperçu comparatif de l’original shakespearien et de la version qu’en fait l’impératrice russe, rappelons-nous le contenu de la pièce de Shakespeare. L’histoire principale dans The Merry Wives of Windsor est celle de John Falstaff, qui n’est plus un jeune homme, mais plutôt un arrogant coureur de jupons d’un certain âge, dont les propos et l’apparence même laissent entrevoir des excès de conduite. Tout est démesuré chez lui : sa verbosité, sa corpulence. Sans principes moraux, Falstaff joue des tours à ses compagnons, ment, triche, mais il se fait souvent avoir par ses propres ruses. Ainsi, pour s’amuser, mais aussi pour profiter de leur fortune, il décide de séduire deux femmes honnêtes, Mrs Page et Mrs Ford. Il demande à deux de ses compagnons d’aller porter une lettre à chacune de ces dames, en fait, deux lettres identiques où seules les adresses diffèrent. Les compagnons de Falstaff, aussi malins que leur ami, décident de dévoiler la ruse aux maris des deux dames. Si Mr Page ne doute pas de la fidélité de son épouse, Mr Ford devient jaloux et commence à penser à un moyen pour surprendre Falstaff et sa femme en flagrant délit. De plus, Mrs Page et Mrs Ford, étant amies, découvrent rapidement qu’elles ont toutes les deux reçu la même lettre et elles décident de se venger, de tendre un piège à Falstaff pour lui donner une leçon. En fait, étant orgueilleux et se croyant plutôt irrésistible, Falstaff tombera trois fois de suite dans le même piège avant de comprendre (vers la fin de la scène V de l’acte V – donc vers la toute fin de la pièce) que : « I do begin to perceive that I am made an ass7. » La première fois, Mrs Ford fait en sorte que son mari, déguisé en « Mr Brook », arrive soudainement à la maison, laissant à peine le temps à Falstaff de s’évader. Elle le cache dans un panier de linge sale, qui est vite déversé par les serviteurs dans la Tamise. Comme le dira Falstaff : « I have a kind of alacrity in sinking8. » La deuxième fois, le piège de Mrs Ford est pratiquement le même : son mari revient soudainement à la maison et Falstaff se voit obligé de se déguiser en vieille sorcière pour ne pas être reconnu par Mr Ford et pour pouvoir sortir de sa maison. Mr Ford ne reconnaît pas Falstaff, mais chasse la sorcière à coups de poing. Enfin, pour la troisième leçon, Mrs Page et Mrs Ford complotent avec leurs maris et d’autres personnes pour créer un scénario complexe : une sorte de danse masquée au milieu d’une forêt, où Falstaff, superstitieux, sera ensorcelé et battu par des sorcières, des lutins et des fées. Le fait que Falstaff soit poussé à se déguiser en chasseur portant un casque à cornes ajoute encore du comique à la scène finale.

3Cependant, comme c’est souvent le cas chez Shakespeare, d’autres histoires secondaires se développent en parallèle à celle de Falstaff. Par exemple, celle du mariage d’Anne Page, fille de Mr et Mrs Page. Elle est courtisée en même temps par trois prétendants. Le premier, Dr Caius, est un médecin français, dont l’anglais approximatif vient ajouter de l’effet comique au personnage et à la pièce. Le second est nommé Slender, c’est le neveu niais du juge Shallow. Slender a un serviteur nommé Simple. On voit, bien sûr, que les noms propres expriment les caractères des personnages, ce qui contribue à la force du texte. Le troisième est un jeune homme pauvre, nommé Fenton. C’est lui qui finira par se marier secrètement avec Anne Page, profitant de la scène de la danse masquée pour s’évader avec sa fiancée. Bien sûr, il ne faut pas oublier Mistress Quickly, servante du Dr Caius, qui sert d’entremetteuse aux trois prétendants à la fois et qui en profite pour s’enrichir. Son penchant pour les jeux de mots grivois, tantôt voulus tantôt inconscients, produit des effets fort pittoresques. Enfin, il faut mentionner le curé gallois, Sir Hugh Evans qui entre en conflit avec Dr Caius; ces deux personnages qui « fracturent » la langue anglaise, chacun à sa manière, contribuent de façon efficace aux effets comiques de la comédie.

4Cette pièce de Shakespeare mérite, bien sûr, d’être analysée plus en profondeur, mais nous allons nous en tenir à quelques commentaires qui nous semblent les plus pertinents dans le cadre de cet article. The Merry Wives of Windsor est la seule pièce shakespearienne purement « anglaise », où toute l’action se déroule à Windsor et se concentre sur des personnages issus de la classe moyenne. La comédie est écrite en prose (seuls quelques rares passages sont en vers) pour insister sur l’aspect « quotidien » de la situation et pour mettre l’accent sur l’action proprement dite. En effet, tout est basé sur la rapidité des séquences et des chorégraphies; les prouesses des acteurs sont capitales pour le succès de la production. Il existe une théorie selon laquelle cette pièce fut composée en 14 jours seulement sur la demande personnelle de la reine Élisabeth I. Une autre théorie avance que c’est pour développer davantage le personnage de Falstaff, (déjà connu du public depuis les deux pièces sur Henry the Forth) que la comédie fut écrite. On peut donc affirmer qu’avant même la composition de la pièce, Shakespeare et The Merry Wives of Windsor étaient attendus et bénéficiaient déjà d’un accueil positif en Angleterre.

5Cependant, qu’arrive-t-il à cette comédie près de deux siècles plus tard en Russie? La pièce de Catherine II est publiée en 1786 et, d’après la correspondance de l’impératrice avec Grimm et les notes tenues par le secrétaire de Catherine II, Alexandre Khrapovitsky (1749-1801), il est possible d’établir que la rédaction de cette pièce (en fait, des quatre pièces composées sous l’influence de Shakespeare) s’est faite très rapidement. Ainsi, The Merry Wives of Windsor paraît sous le titre Воткаковоиметькорзинуибельё (en français, on pourrait traduire ce titre ainsi : Voilà ce que c’est que d’avoir un panier et du linge). Un sous-titre y est ajouté : « Вольное, но слабое переложение из Шекспира » (on pourrait traduire par : « Libre, mais lointaine adaptation de Shakespeare9. ») Le titre fait allusion aux paroles de Mr Ford : « This ’tis to have linen and buck-baskets10! » Quant au sous-titre, c’est la première fois en Russie qu’on témoigne directement de l’influence et du statut de Shakespeare. L’action de la comédie de Catherine II se déroule à Saint-Pétersbourg et tous les personnages principaux sont Russes. Plus encore, les personnages russes se voient attribuer des prénoms et des patronymes russes également. Ainsi, Falstaff devient Jakov Vlasiévitch Polkadov; les Page deviennent les Papine; les Ford deviennent les Fordov; Fenton devient Fintov; Shallow devient Shalov; Slender devient Lyalyukine. On voit que certains noms maintiennent la sonorité (approximative) des noms originaux, tandis que d’autres changent complètement. Cela dit, tous les personnages mentionnés ci-dessus restent sensiblement les mêmes que dans la comédie shakespearienne. Par contre, d’autres personnages se retrouvent complètement modifiés. Ainsi, le curé gallois Evans disparaît; il est remplacé par Vanov, présenté simplement comme entremetteur de Lyalyukine (jeune homme niais, Slender chez Shakespeare) auprès d’Anna Papina. Le docteur français reste, mais change de nom : il devient docteur Cajou. Mistress Quickly, servante de Dr Caius chez Shakespeare, quant à elle, disparaît : elle est remplacée par Mme Kiéla, une marchande française.

6En plus des noms des personnages, le contenu change également. La pièce reste une pièce en cinq actes, mais l’action et la division des scènes sont modifiées. Seuls les squelettes des deux histoires parallèles (celle de Falstaff/Polkadov et celle du mariage d’Anne/Anna Papina) sont maintenus. La verbosité et les jeux de mots des personnages disparaissent complètement. Écrite en prose, la comédie de Catherine II est directe et transparente. Polkadov reste un coureur de jupons orgueilleux, mais il perd sa démesure verbale et sa corpulence. Il est avant tout reconnu pour son adoration de toute chose française. Dès sa première apparition dans la pièce, il utilise des expressions telles que « chez nous à Paris11 ». Il parsème ses phrases de mots français, que certains interlocuteurs ne comprennent même pas. Cela dit, on se rend compte très rapidement que de tous ses voyages à l’étranger, il n’a ramené que son habit à la dernière mode, sa façon de se coiffer et quelques jeux et divertissements pour soirées mondaines. De plus, chaque fois qu’il parle de l’Europe, il fait des erreurs de prononciation en russe : prononçant « Ерлопа » (« Eurlope ») au lieu de « Европа » (« Europe »)12. Avouons-le : le protagoniste est plat. La seule fois où quelqu’un essaie de lui faire un compliment, on ne trouve à lui dire que : « Vous, vous êtes venu de la France, vous êtes allé à Paris, vous méritez de vivre comme un roi13… » De la même manière, Polkadov considère tous ceux qui ne sont pas allés en France et qui ne parlent pas français comme des insignifiants qui ne sont pas dignes de sa compagnie. D’ailleurs, c’est cette attitude de sa part qui crée de l’animosité chez ses compagnons et c’est, entre autres, pour cette raison que ceux-ci dévoilent son projet de séduction à messieurs Papine et Fordov. Quant aux personnages français, Dr Cajou et Mme Kiéla, ils ne sont là que pour être tournés en ridicule à cause de leur méconnaissance de la grammaire et de la prononciation russes.

7Les prétendants d’Anna Papina, Fintov, Dr Cajou et Lyalyukin, ont moins d’interactions entre eux. Mais Mme Kiéla joue le même rôle d’entremetteuse que joue Mistress Quickly dans la pièce de Shakespeare. D’ailleurs, son statut est en quelque sorte accentué. En effet, elle n’est plus la servante de Dr Caius, mais une marchande française qui gagne justement de l’argent grâce aux trois prétendants. Lyalyukin reste un simple d’esprit, mais ce n’est plus tant ce qu’il dit, mais plutôt son rire (ses « hi-hi-hi ») et son incapacité à faire des phrases complètes, surtout devant Anna, qui le caractérisent. En outre, les interactions pittoresques entre Dr Caius et le curé Evans disparaissant, le personnage du curé gallois n’existant pas dans la version de Catherine II, Dr Cajou n’a d’autre fonction que de paraître bête.

8Comment peut-on expliquer ces différences entre la comédie de Shakespeare et la version de Catherine II? Est-ce une mauvaise lecture? Une censure? Une adaptation? Il arrive souvent que des huit paramètres d’analyse qu’on utilise pour examiner les translations (les transferts) des œuvres littéraires, un ou deux se distinguent tout particulièrement en cours d’analyse. Rappelons rapidement ces huit paramètres : le sujet translatant (le par-qui); le sujet de la translation (le qui); l’objet de la translation (le quoi); le destinataire de la translation (le pour-qui); le moment de la translation (le quand); le lieu de la translation (le ); les raisons et les buts de la translation (le pourquoi) et la manière de la translation (le comment). Or, de ces huit paramètres (tous importants) deux semblent être déterminants pour le cas qui nous occupe : c’est celui du par-qui (du sujet translatant) et celui du comment (de la manière de la translation). Car le fait que ce soit l’impératrice de Russie elle-même qui s’attaque à la pièce de Shakespeare explique, entre autres, la manière dont elle le fait.

9Il existe plusieurs méthodes pour analyser la figure du traducteur. Nous retenons ici celle proposée par Antoine Berman. D’après Berman, il faut s’intéresser à la position traductive, au projet de traduction et à l’horizon du traducteur pour pouvoir examiner la façon d’agir du traducteur. La position traductive est définie comme un rapport spécifique que tout traducteur entretient avec sa propre activité14. Toujours selon Berman, « le projet définit la manière dont, d’une part, le traducteur va accomplir la translation littéraire, d’autre part, assumer la traduction même, choisir un “mode” de traduction, une “manière de traduire”15. » Enfin,

[…] position traductive et projet de traduction sont, à leur tour, pris dans un horizon. […] La notion d’horizon a une double nature. D’une part, désignant ce-à-partir-de-quoi l’agir du traducteur a sens et peut se déployer, elle pointe l’espace ouvert de cet agir. Mais, d’autre part, elle désigne ce qui clôt, ce qui enferme le traducteur dans un cercle de possibilités limitées16

10Encore une fois, c’est dans la lettre de l’impératrice destinée à Grimm qu’on peut trouver l’expression de sa position vis-à-vis de son activité. Sa position traductive est intimement liée à son activité d’écriture :

Vous me demandez pourquoi je fais tant de comédies… Primo, parce que cela m’amuse; secundo, parce que je voudrais relever le théâtre national, qui, faute de pièces nouvelles, se trouvait un peu négligé; et tertio, parce qu’il est bon d’étriller un peu les visionnaires qui commencent à lever leur nez17

11En effet, le but premier de l’activité traduisante de l’impératrice reste la construction de l’identité nationale russe, le renforcement de l’unité culturelle et le développement de la littérature nationale russe. Quand Grimm essaie de critiquer la qualité de la production dramatique de Catherine II, elle répond :

Eh bien, ces œuvres dramatiques, les voilà pulvérisées n’est-ce pas? Point du tout. Je soutiens que cela est bon là où il n’y en a pas de meilleures, et puisqu’on y a couru, qu’on y a ri et qu’elles ont fait l’effet d’arrêter l’effervescence sectaire, ce sont des pièces, qui, malgré leurs défauts, ont eu le succès à elles désirable. En fera de meilleures qui pourra, et, quand celui-ci sera trouvé, nous n’en ferons plus, mais nous nous amuserons des siennes18

12C’est donc également pour donner un exemple de la bonne manière de faire que l’impératrice écrit ses pièces ou fait venir des pièces étrangères.

13Le contexte dans lequel elle travaille (les années 80 du XVIIIe siècle) permet donc d’expliquer son projet. En effet, bien que Catherine II reste toujours influencée par les encyclopédistes, elle commence à se distancier quelque peu des idées françaises au profit de la pensée anglaise, notamment pour des raisons politiques. La guerre de Sept Ans (1756-1763) à partir de laquelle émerge la puissance britannique ainsi que l’instabilité politique et économique en France durant la décennie qui précède la Révolution font en sorte que l’impératrice se sent obligée d’agir prudemment sur la scène internationale et nationale. Surtout, après la révolte de Pougatchev (prétendant au trône ayant mené une insurrection, partiellement cosaque, en 1773-1774), elle introduit quelques réformes visant à renforcer son pouvoir de même que le servage et rend la censure des œuvres littéraires plus stricte. Par exemple, elle envoie Alexandre Radishev (1749-1802) en Sibérie en 1790, à la suite de l’expression des idées progressistes qu’il avait mises de l’avant dans son Voyage de Pétersbourg à Moscou (1790) : il n’est libéré qu’en 1797, après la mort de l’impératrice. On pourrait donc dire que le « slogan » des années 1770-1790 était « Non à la France, oui à l’Angleterre. » De plus, dans une autre de ses lettres à Grimm, Catherine II écrit que malgré son affinité personnelle envers les idées de Voltaire et des encyclopédistes, elle est prête à se débarrasser de tous les livres français au profit d’une bibliothèque exclusivement allemande19. Après tout, Diderot ne dit-il pas de Catherine II, dès les années 70, qu’elle a « l’âme de Brutus avec les charmes de Cléopâtre20 »?

14Il est bon de se rappeler que la toute première phrase du Nakaz (1767), traité de philosophie politique intitulé Instructions adressées par Sa Majesté l’impératrice de toutes les Russies établies pour travailler à l’exécution d’un projet d'un nouveau code de lois, proclame : « La Russie est une puissance européenne21. » Dès lors, Catherine II en tant qu’impératrice de Russie doit tout faire pour que la Russie soit reconnue comme une puissance par ses voisins européens. Comment cela se traduit-il concrètement dans la version de Catherine II de la pièce de Shakespeare?

15Tout comme elle l fait dans l’arène politique, Catherine II décide de prendre en littérature des distances par rapport aux modèles français. Elle écrit à Grimm, en pensant entre autres  à Beaumarchais :

Le dormir me vient de la plupart des pièces françaises, parce que cela est froid comme glace et maniéré à périr. Il n’y a point de nerf, ni de sel dans tout cela; je ne sais, mais il me semble que le nerf, en compagnie du goût vif pour le beau et le grand, quitte de plus en plus ce monde22

16Selon Troyat, ce n’est pas tant le « dormir » qui choque l’impératrice, mais le danger que représentent les idées subversives venues de France, qui vit des bouleversements politiques et ne pouvant, par conséquent, être soutenues par l’autocrate russe. Même en montant Tancrède, de son auteur bien-aimé, Voltaire, Catherine II ne se gêne pas pour modifier le dénouement de la tragédie afin d’évacuer toute « tuerie ». C’est donc ce passage vers le modèle anglais qui motive son choix de Shakespeare et de The Merry Wives of Windsor. Ainsi, on n’est pas surpris de voir la « gallomanie » ridiculisée dans le personnage de Polkadov. En effet, l’importation matérielle es jugée une mode superficielle qui doit être écartée au profit du développement des valeurs culturelles nationales. De ce point de vue, la transformation réductrice du Falstaff shakespearien ne constitue pas une perte significative, puisque Shakespeare (et son Henry the Forth, où le personnage de Falstaff apparaît pour la première fois) ne sont pas connus en Russie, où l’horizon d’attente n’est donc pas formé pour accueillir ce personnage. Par contre, Polkadov tombe dans la catégorie des « immoralistes orgueilleux », un des personnages types du théâtre russe. Sont également ridiculisés sans pitié par Catherine II les personnages français de la pièce, Dr Cajou et Mme Kiéla, la marchande qui, comme tous les Français habitant en Russie, doivent étudier la langue russe, de même que les Russes étudient les langues étrangères. De plus, la critique de la gallomanie par l’impératrice s’inscrit dans un courant déjà existant, auquel appartient, entre autres, la comédie Le Brigadier (1769) de Denis Fonvizine (1745-1792), l’un des plus importants auteurs dramatiques russes du XVIIIe siècle.

17Catherine II, nous l’avons vu, utilise souvent la scène à des fins politiques, surtout pour ce qui touche à la politique extérieure. L’exemple de l’utilisation de la pièce de Shakespeare pour manifester son éloignement par rapport aux modèles français est loin d’être un cas isolé. Ainsi, par exemple, pour exprimer son opinion sur le roi de Suède, au moment où ce dernier décide de déclarer la guerre à la Russie, l’impératrice compose et fait monter Le guerrier malheureux, un opéra burlesque dans lequel « Gustave III se montre sous la forme d’un prince nabot, coiffé d’un casque trop grand qui lui descend jusqu’au ventre et chaussé de bottes gigantesques qui lui montent jusqu’à la ceinture23. »

18Mais revenons à Voilà ce que c’est que d’avoir un panier et du linge. La transposition de l’action de la pièce de Windsor à Saint-Pétersbourg donne à la comédie une valeur universelle, puisque, à part l’unique mention de la ville russe au tout début de la pièce, rien n’impose d’élément réducteur (tels que la Tamise ou le Garter’s Inn de Windsor dans la pièce de Shakespeare). D’un autre côté, la russification des noms des personnages démontre que la modernisation de la Russie, commencée par Pierre le Grand par le biais de l’européanisation et donc de l’occidentalisation, n’empêche pas de conserver et de développer le caractère national.

19L’évacuation du curé gallois Sir Hugh Evans illustre la politique russe de sécularisation du théâtre, qui est vu comme un lieu d’éducation pour la population, peu importe les classes sociales. De plus, Catherine II préfère éviter tout contexte religieux, vu son rapport complexe avec l’Église orthodoxe russe. N’oublions pas que c’est sa religion d’adoption et qu’elle s’entendait beaucoup mieux avec les militaires qu’avec les religieux en Russie.

20Les coupures des monologues, du lyrisme, des figures de style, aussi bien que l’écriture uniquement en prose ne sont pas pratiquées par l’impératrice russe par manque de respect envers Shakespeare et sa pièce, mais sont motivées par des besoins didactiques : « [N]ous voulons marcher sur terre et non pas planer dans les airs, encore moins grimper jusqu’au ciel24. » En effet, son projet est avant tout un projet didactique : « Le théâtre est l’école de la nation. Il doit être absolument sous ma surveillance; je suis le premier maître de cette école, parce que mon premier devoir devant Dieu est de répondre des mœurs de mon peuple25. » Ainsi, c’est le silence niais de Lyalyukin qui sert à l’impératrice pour rester sur terre, éviter toute poésie et s’éloigner le plus possible de la verbosité de Fastaff chez Shakespeare. Personnage presque muet qui ne prononce que des discours incohérents, puisqu’il n’est pas éduqué, Lyalyukin est un exemple de « недоросль» (« dadais »), personnage de jeune homme niais, gâté, existant déjà dans la littérature russe, notamment grâce à la pièce de Fonvizine, intitulée Hедоросль (Le Mineur, 1782).

21Bref, en dépit de tous les changements apportés, force est de constater qu’il ne s’agit pas d’une mauvaise lecture de la pièce, car si Catherine II la lit d’abord en version allemande, elle se réfère plus tard à l’original, et, plus tard encore, son secrétaire lui fait une lecture comparative de la version russe qu’elle a produite et du texte shakespearien. Nous parlerons plutôt d’une lecture sélective, où sont retenus les aspects qui peuvent être utiles au projet de traduction de Catherine II. Il ne s’agit pas non plus ici de censure. Du moins, pas au sens propre. En effet, Shakespeare ne figure pas sur la liste des auteurs censurés; il est tout simplement méconnu en Russie à cette époque. Par contre, Catherine II fait sans doute des choix préventifs, ne serait-ce qu’en indiquant, aux hommes et aux femmes de lettres en Russie, comment il faut faire et ce qu’il faut omettre pour créer une pièce de théâtre acceptable. Sans aucun doute son écriture influence les auteurs contemporains. Même si elle publie sous des pseudonymes, les auteurs proches de la cour sont parfaitement au courant de l’identité réelle du dramaturge; ils savent que, pour avoir la possibilité de se rapprocher davantage des cercles intimes de l’impératrice et de son théâtre de l’Hermitage, il leur faut suivre son exemple.

22Nous arrivons donc à la conclusion que la version de Catherine II de la comédie de Shakespeare est une adaptation. Même si André Lirondelle en fait une critique sans pitié en 1905, écrivant entre autres qu’« il semble que l’impératrice ait voulu mener une action dramatique comme une campagne de guerre26 », nous partageons plutôt l’opinion de Marcus Levitt : « The question to consider is not how eighteenth-century writers misunderstood or corrupted Shakespeare but how they adapted him to meet specific needs of their own27. » Même si Lirondelle évoque l’« infériorité du jugement28 » de Catherine II, les nombreuses pertes de l’adaptation russe, « ces défauts, ces faiblesses29 », nous sommes, tout comme Lurana D. O’Malley, d’avis que le travail de l’impératrice ne devrait pas être jugé ici d’après sa valeur esthétique30. En adaptant The Merry Wives of Windsor pour la scène russe, Catherine II suit son projet d’adaptation, reste conforme à sa position traductive et s’inscrit dans son horizon de traduction, qu’elle a le privilège, en tant qu’impératrice, de façonner à sa manière. Donc, la question pertinente n’est pas de savoir s’il s’agit d’une « bonne pièce », mais bien de voir si le but qu’elle s’est fixé pour le public qu’elle cible est atteint et, si oui, de quelle manière.

23La pièce de Catherine II est publiée par l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg31 en 1786 en volume séparé, puis en 1787 dans la revue Théâtre russe. La première a lieu soit vers la fin de 1786, soit au tout début de 1787, et d’autres représentations ont lieu à Moscou en 1787 et en 1788.32

24Enfin, en guise de conclusion, nous aimerions avancer l’idée que, paradoxalement, malgré toutes les modifications (ou « mutilations33 » selon Lirondelle) apportées à la pièce de Shakespeare, la version de Catherine II représente un parfait exemple de ce que les historiens de la traduction en Russie appellent la « grande ouverture ». En fait, ce phénomène n’est pas propre à la Russie, mais à tout pays qui, à la suite d’un isolement prolongé, s’ouvre au monde extérieur. Cette ouverture se fait en deux étapes : une « première ouverture », suivie après un certain délai (qui peut être plus ou moins long, selon les pays) de la « grande ouverture »34. La « première ouverture » est caractérisée par l’importation matérielle et par la traduction scientifique. C’est sous Pierre le Grand que la Russie vit ce tournant technologique de l’occidentalisation. Cependant, Pierre le Grand censure tout passage lyrique contenu dans les ouvrages scientifiques importés, puisque le rattrapage industriel est plus important que les échanges culturels, qu’il juge dangereux pour son pays à ce stade particulier. C’est sous Catherine II qu’arrive ce tournant culturel, cette « grande ouverture »; l’empire est en effet assez fort politiquement et économiquement pour employer ses forces à développer l’identité nationale par le développement des arts et des lettres, et donc par la traduction littéraire, qui devient une politique officielle sous le contrôle exclusif de l’impératrice. Selon elle, ce contrôle impérial personnel est obligatoire au XVIIIe siècle, puisqu’il ne faut pas oublier que « l’Empire russe est si grand que toute autre forme de gouvernement que celle de l’empereur absolu lui serait nuisible; tout autre gouvernement, en effet, est plus lent dans l’exécution, et laisse le champ aux passions qui dispersent la puissance et les forces de l’État35... » Ainsi, malgré le caractère autocratique de l’activité traduisante de Catherine II, celle-ci renforce la position des auteurs russes, elle leur fournit des modèles, les encourage à s’attaquer aux auteurs occidentaux « classiques », les pousse à créer leurs propres œuvres afin qu’ils soient propulsés au même rang que les auteurs occidentaux de renom, afin que la Russie puisse enfin rivaliser un jour avec les puissances voisines en tant que puissance européenne, non seulement dans l’arène politique, mais également sur la scène littéraire.