Colloques en ligne

Antoine Volodine

« Marina Koubalghaï » et « L’Oubli »

1Les éditrices remercient les Éditions du Seuil et les Éditions Verdier de les avoir aimablement autorisées à reproduire les deux extraits ci-dessous, choisis par Antoine Volodine en guise d’intervention au colloque « Littérature et Histoire en débats ».

2Les deux textes qui suivent ont été choisis pour répondre, en écho, aux réflexions de ce colloque sur l’Histoire et la littérature, c’est-à-dire, pour moi, sur la mémoire et la littérature. Il s’agit de deux textes de fiction. Le premier, Marina Koubalghaï, illustre la mémoire douloureuse, la mémoire qui ne s’efface pas, et il renvoie à une matière historique datée et précise. Le second, L’Oubli, plus fantasmatique mais d’une certaine manière presque autobiographique, se construit autour de l’idée de la mémoire manipulée et de ses éléments ineffaçables.

MARINA KOUBALGHAÏ

3Antoine Volodine, Des anges mineurs, Éditions du Seuil, 1999 © Antoine Volodine et Éditions du Seuil.

4Ici repose Nikolaï Kotchkourov, alias Artiom Vessioly, ici reposent les brutes qui l’ont battu et les brutes qui l’ont assommé, ici repose l’accordéon qui jouait la marche des komsomols quand les sbires ont interrompu la fête, ici repose une flaque de sang, ici repose le verre de thé que nul n’a terminé ni ramassé et qui est longtemps resté au bas du mur, semaine après semaine et mois après mois se remplissant d’une eau de pluie qui paraissait trouble, et où deux guêpes vinrent se noyer le 6 mai 1938, près d’un an plus tard, ici repose le roman de Vessioly où le narrateur exprime le souhait, à l’heure de l’agonie, d’être assis près d’un feu de camp et près des arbres, au bord d’une route, avec des soldats qui chantent une chanson russe, une mélodie à la beauté envoûtante, au lyrisme simple et sans égal, ici repose l’image du ciel au jour de l’arrestation, un ciel que presque rien n’embrumait, ici repose l’inoubliable roman de Vessioly La Russie lavée par le sang, le livre est tombé pendant la bagarre, car Vessioly n’était pas un écrivain de pacotille, n’était pas un communiste d’opérette ni un rat craintif de bureau ou d’arrière-bureau et il n’avait pas encore été disloqué par la police, le chef-d’œuvre est tombé dans le sang pendant que Vessioly se débattait et il est resté là, oublié, ici reposent les argousins qui n’ont lu de Vessioly que des déclarations dactylographiées et de courts textes que Vessioly tuméfié et ruisselant refusait de signer, ici repose l’héroïsme instinctif de Vessioly, son besoin insatiable de fraternité, ici reposent les épopées imaginées et vécues par Vessioly, ici repose le clair-obscur puant des cellules, l’odeur des placards de fer, l’odeur des hommes roués de coups, ici repose le claquement des articulations sur les os, ici repose l’envol des corneilles et le cri des corneilles dans les sapins quand la voiture s’est approchée, ici reposent les milliers de kilomètres parcourus dans la crasse et les miasmes en direction de l’Orient sordide, ici repose le corbeau apprivoisé de Vessioly, nommé Gorgha, une fière femelle noire superbe qui observa l’arrivée de la voiture et son départ, et qui ne quitta pas sa haute branche pendant sept jours puis, ayant admis l’irrémédiable, se fracassa sur la terre sans même ouvrir les ailes, ici repose l’insolence de ce suicide, ici reposent les amis et les amies de Vessioly, les morts et les mortes qui ont été réhabilités et les morts et les mortes qui ne l’ont pas été, ici reposent ses frères de prison, ici reposent ses camarades du Parti, ici reposent ses camarades de deuil, ici reposent les balles qui ont transpercé sa chair encore adolescente alors qu’il guerroyait contre les Blancs, ici repose le découragement de Vessioly, dont le pseudonyme en russe évoque une gaieté que rien jamais n’aurait dû dégrader, ici reposent les pages enivrantes de la littérature épique selon Artiom Vessioly, ici repose la belle Marina Koubalghaï à qui il n’eut pas le temps de faire ses adieux, ici repose le jour où Marina Koubalghaï a cessé de croire qu’ils se reverraient tous deux avant leur mort, ici repose le bruit des roues sur les aiguillages couverts de glace, ici repose l’inconnu qui lui a touché l’épaule après sa mort, ici reposent les braves qui ont eu la force de se tirer une balle dans la bouche quand la voiture s’est approchée, ici reposent les nuits de neige et les nuits de soleil, ici reposent les nuits de loup pour l’homme et les nuits de vermine, les nuits de petite lune cruelle, les nuits de souvenirs, les nuits sans lumière, les nuits d’introuvable silence.

5À chaque fois qu’elle disait Ici repose, Marina Koubalghaï montrait son front. Elle levait la main et ses doigts indiquaient une zone précise de sa tête, d’où les réminiscences sourdaient. Je ne lui faisais pas entière confiance pour l’exactitude des détails, car il y avait plus de deux siècles qu’elle récitait la même litanie, en s’arrangeant, par coquetterie et ardeur poétique, pour que chaque version diffère de la précédente, mais je n’avais aucun doute sur la qualité du tissu qu’elle utilisait pour broder son évocation, sur sa véracité. Je regardais avec nostalgie le visage ridé de Marina Koubalghaï, ses mains difformes, ses os devenus plus durs que pierre, sa chair comme la mienne devenue rude, recouverte par une peau luisante et brune, avec nostalgie car je pensais au temps où  cette femme avait eu vingt ans, trente ans, et où elle avait été fantastiquement attirante. En disant je, je prends aujourd’hui la parole au nom de Laetitia Scheidmann. J’avais fini de traire les brebis et Marina Koubalghaï était venue s’accroupir à côté de moi pour bavarder, comme souvent à cette heure. L’après-midi s’achevait, plus aucune tâche ménagère ne s’imposait avant le soir.

6Marina Koubalghaï se tut. Elle observait les lueurs du couchant. Dans la lumière déclinante, ses yeux avaient une transparence sorcière.

7Après un moment, elle reprit, toujours montrant l’intérieur de son crâne, Ici reposent les livres qu’Artiom Vessioly n’a pas pu terminer et ceux qu’il n’a pas pu écrire, ici reposent les manuscrits qui lui ont été confisqués, ici reposent la chemise déchirée d’Artiom Vessioly et son pantalon taché de sang, ici repose la violence qui ne faisait pas peur à Vessioly, ici reposent les passions de Vessioly, ici reposent la première nuit en face des interrogateurs, la première nuit au milieu des hommes entassés, la première nuit dans un cachot où avaient coulé, sans exception, tous les liquides que contient le corps des humains, la première nuit en présence d’un communiste dont on avait cassé toutes les dents sans exception, ici reposent la première nuit de transfert en train et ensuite toutes les nuits dans un wagon glacial, les nuits de somnolence à côté des cadavres, et la première nuit en contact avec la folie, et la première nuit de véritable solitude, la première nuit où les promesses étaient enfin tenues, la première nuit dans la terre.

L’OUBLI

8Lutz Bassmann, Avec les moines-soldats, Editions Verdier, 2008 © Lutz Bassmann et Editions Verdier.

9Nous n’avons pas oublié Mariya Schwahn. Nous pensons tous à Mariya Schwahn, hommes et femmes de l’Organisation nous nous rappelons Mariya Schwahn : peut-être pas à tout moment, mais souvent, nous nous rappelons l’importance de Mariya Schwahn pour notre vie, notre apparence et notre mort. Nous ne l’oublierons pas quelles que soient les circonstances. En dépit des interdictions et des tabous qui régissent le fonctionnement de notre mémoire, nous nous rappelons Mariya Schwahn avec une grande netteté, et nous évoquons son image avec une ivresse tendre que nous ne réservons à personne d’autre. Elle apparaît dans nos rêves alors que l’ordre nous a été donné de ne pas nous souvenir d’elle ou de ses semblables. Nous avons pour instruction de ne jamais l’évoquer quelles que soient les circonstances, et même de ne jamais l’invoquer quelle que soit la nature de notre sommeil ou de notre inconscience. Pourtant elle apparaît à l’intérieur de nos rêves d’hommes et de femmes de l’Organisation et, quelque nom qu’alors nous lui attribuions, nous pensons à elle comme à une amoureuse, comme à l’unique véritable amoureuse de notre existence. Nous pensons à elle comme à une femme exceptionnelle que nous avons passionnément aimée et qui a reçu, accepté et partagé notre amour avant, pendant et après la mort. Chacun pense à Mariya Schwahn comme à sa propre amante exclusive et éternelle, indépendamment des errances, affections et aventures qu’elle aurait pu connaître ailleurs. Dans les rêves des hommes et des femmes de l’Organisation, Mariya Schwahn est tantôt instructrice de blindés, tantôt monitrice de close-combat, tantôt psychologue, tantôt responsable de la logistique durant les stages en espace clos, tantôt médecin urgentiste, tantôt rédactrice des programmes politiques ou des communiqués destinés à enflammer ou à tétaniser l’extérieur. Dans nos rêves ainsi elle change facilement de fonction et de forme. Elle change aussi de nom suivant celui ou celle qui la rêve. Mariya Schwahn peut endosser l’identité de Mariya Schwahn, de Natacha Schwahn ou de Sarayah Schwahn, mais elle peut aussi s’appeler Verena Becker, Iponiama Oshawnee, Yasmina Fuchs ou Maria Samarkande. Elle peut même s’appeler Leonor Nieves. Elle change d’identité, d’aspect physique et même de génération, mais elle reste une combattante, une femme qui ne renonce ni à son engagement moral et politique de jeunesse, ni à la férocité intelligente de sa maturité, ni à ses amours tardives ou non. Dans nos rêves où ailleurs, elle ne renonce sous aucun prétexte. Quelles que soient la situation tragique ou l’horreur désespérée dans laquelle le rêve ou la réalité l’ont plongée, elle ne renonce à rien. Mariya Schwahn est la femme la plus admirable, la plus précieuse, celle qu’il ne faut perdre pour rien au monde. Les hommes de l’Organisation et les femmes de l’Organisation, ceux et celles qui l’ont tenue entre leurs bras, essaient de ne pas la perdre. Au cœur de leurs rêves comme au fil de leur existence éveillée, ils s’efforcent d’interdire sa disparition. Mais souvent l’histoire se déroule de telle sorte qu’ils sont comme à jamais séparés d’elle. Il faut dire que l’oubli menace. On nous a appris énormément de choses, mais avant tout on nous a appris à nous taire et à oublier. Je me rappelle les exercices de mutisme et les exercices d’oubli. Je me rappelle les instructions que nous recevions au cours des séances consacrées au brouillage de la mémoire, au brouillage de l’inconscient et à l’oubli. Mariya Schwahn se tenait devant nous, hommes et femmes, et nous la dévorions des yeux, parce que chacun et chacune d’entre nous avait en tête sa propre complicité avec elle, sa complicité sentimentale, lascive et secrète avec elle. Chacun et chacune la regardait comme on regarde son unique amour. Nous la dévorions ainsi des yeux, camouflant notre attention derrière un intérêt purement scolaire, et parfois nous laissions vaguer notre esprit à l’écart des phrases utiles, des démonstrations et des préceptes qu’elle nous dictait. Dehors, de l’autre côté des murs, tombait une neige impitoyable, mêlée de glace cinglante, mêlée à une glace dont les aiguilles bruissaient contre les doubles-fenêtres et contre les toitures des galeries permettant de circuler d’un bâtiment à l’autre. Nous étions loin de tout, dans un isolement total, nous vivions en autarcie depuis des semaines. Dehors soufflait un vent qui avait parcouru on ne sait quelles étendues blanches infinies, on ne sait quels paysages qui ressemblaient à des rêves de louves. Ou alors, au contraire, dehors interminablement tombait une pluie chaude, verticale, une pluie lourde de mousson. Selon les époques et les générations, les latitudes changeaient, les conditions météorologiques allaient d’un extrême à l’autre. Les langues dans lesquelles on s’adressait à nous variaient. Mais, en réalité, ce qui se produisait à l’extérieur des murs pouvait être négligé ou nié, car le dehors n’existait pas pendant nos stages en espace clos. Mariya Schwahn seule existait, entourée de ses équivalents mâles et femelles qui nous enseignaient les techniques avancées nécessaires à notre survie et à la prolongation de notre survie pendant et après la mort, et qui vérifiaient sans cesse que nous avions bien assimilé les techniques avancées qui permettaient de mettre hors de cause l’Organisation avant, pendant et après l’histoire. On nous apprenait à reconnaître l’ennemi et à le frôler sans dommage pour nous, à le frôler en passant inaperçu, à l’éliminer, à le tuer. On nous formait pour que nous puissions porter des coups extrêmement rapides et efficaces, mais, dès que nous abordions les domaines sensibles et les techniques avancées, les prouesses physiques étaient reléguées à l’arrière-plan et il s’agissait avant tout d’apprendre à ne pas parler. Mariya Schwahn nous enseignait à ne pas parler tout en tenant un discours censé, à ne pas parler tout en lâchant torrentueusement de longs délires. Dans tous les cas il fallait feindre de ne rien cacher, et surtout de ne rien avoir à cacher. Se taire devant l’ennemi était rarement la tactique préconisée par Mariya Schwahn et ses équivalents mâles et femelles. Parler étant inévitable, il nous fallait apprendre à être remarqué par l’ennemi pour tout autre chose que notre relation à l’Organisation. A la fin des séances nous étions capables d’ignorer tout des mécanismes internes et des objectifs de l’Organisation, et même d’avoir du mal à nous représenter son existence. On nous apprenait à métamorphoser poétiquement et scrupuleusement la vérité afin que rien de crédible n’en subsiste. A la fin des séances, rien ne restait de la vérité, en nous comme ailleurs. On ne nous apprenait pas à mentir, mais plutôt à croire intensément à d’autres vérités, à croire à l’ailleurs et à oublier le reste. Mariya Schwahn était une experte dans toutes les matières qu’elle enseignait et elle était la femme que nous aimions, tous et toutes. Elle était la femme que j’aime. Dans nos rêves ou à l’état de veille, elle nous exposait encore et encore comment oublier, comment oublier les stages et le ciel du dehors, la neige qui noyait les bâtiments jusqu’au deuxième étage, la glace qui crépitait sur les fenêtres ou, au contraire, la pluie qui fumait sur les terrasses et les toits brûlants, l’humidité qui ruisselait à l’intérieur des galeries, l’eau partout sur le sol carrelé, comment oublier les séjours de formation en monde clos, comment oublier le peu que nous avions pu entrevoir de la logistique et de la hiérarchie, ainsi que les noms de tous ceux et celles qui nous entouraient et peinaient avec nous. Elle nous apprenait à oublier son nom à elle, Mariya Schwahn. Sur ce point, nous n’avons pas su être de parfaits élèves, mais, sur le reste, nous avons donné satisfaction, tous et toutes. Nous ne nous rappelons pas les salles d’entraînement dans lesquelles nous apprenions à fracasser l’ennemi et à disparaître comme des fantômes, nous ne nous rappelons pas les couloirs d’obscurité ou de flammes dans lesquels nous devions nous déplacer en roulant, nous ne nous rappelons ni les séances où on nous apprenait à anéantir l’ennemi au sein d’une foule ou dans les tourbillons d’un incendie, ni les plongées répétées dans des mondes de ténèbres poisseuses et sans issue. Beaucoup de souvenirs sont absents, pour ne pas dire presque tous. Nous ne saurions aujourd’hui révéler comment et où nous avons appris à marcher, qui nous apprenait à traverser la foule comme des individus dont nul ne songerait à mémoriser la démarche ou le visage. Nous ne nous rappelons pas les longues séances de tir à l’aveugle et les innombrables journées de manœuvre à l’intérieur du feu ou dans les cauchemars. Nos instructeurs et nos instructrices, leur manière de transmettre leurs connaissances, leur posture, leur voix, n’ont laissé de trace nulle part en nous ou ailleurs. Nous n’avons rien conservé en mémoire, rien ni personne. Il y avait des techniques de base, des techniques avancées et des techniques hermétiques. Toutes étaient enseignées et répétées ensemble jusqu’à ce que nous ne pensions plus qu’à les oublier, et ensuite jusqu’à ce que l’idée même d’y faire référence ou de les décrire nous soit devenue étrangère. Il fallait apprendre comment porter à l’ennemi un coup fatal, parfois en un temps si bref que même l’ennemi n’en avait pas conscience sur le moment, et ensuite s’écarter de la cible en adoptant une attitude de totale médiocrité, s’écarter à l’intérieur de la foule, sans dommage et sans se faire remarquer par une absence exagérée d’émotion. Le silence et la tranquillité attirent l’attention. L’humilité excessive rend suspect, et cela quel que soit le cauchemar dans lequel on se replie après l’action. Nous devions répéter des dizaines de milliers de fois les gestes et les maladresses naturelles de la médiocrité, nous avions ancré en nous une profonde culture de la médiocrité après l’action. Nous ne nous rappelons pas quand et où nous avons répété cela et pendant combien de semaines, de mois ou d’années. Et nous avons oublié combien des nôtres sont morts ou n’ont jamais réapparu pendant l’entraînement. Mariya Schwahn allait et venait au milieu de nous, corrigeant nos fautes ou nous suggérant telle ou telle manière d’améliorer nos résultats quand nous serions vraiment et concrètement à l’intérieur de l’obscurité ou à l’intérieur de nos rêves. Nous ne nous rappelons pas le nom de Mariya Schwahn, nous ne nous rappelons pas comment elle allait et venait au milieu de nous et ce qu’elle nous conseillait ou nous montrait. Nous avons oublié le nom des disciplines qu’on nous enseignait et sous quelles appellations anodines étaient répertoriées les techniques avancées et les techniques hermétiques. Nous avons des souvenirs, mais, quelles que soient les circonstances dans lesquelles nous sollicitons notre mémoire, ils sont faux. Nous nous rappelons parfois l’odeur douteuse des armes blanches que d’autres avant nous avaient manipulées, le parfum de graisse des armes à feu, la puanteur des blindés, la couleur grisâtre des mannequins sur lesquels figuraient les points vitaux tels qu’ils étaient définis pour les techniques de base, les techniques avancées et les techniques hermétiques. Sans la parler de façon fluide, nous comprenons la langue à laquelle avaient recours nos instructeurs lorsqu’ils abordaient les techniques hermétiques. Nous avons cela en tête, à la rigueur, nous avons en tête quelques images figées, illisibles, inexploitables, mais nous ne nous rappelons rien des salles d’entraînement dans lesquelles on nous apprenait à oublier l’action après l’action, à oublier le pourquoi de l’action, à oublier les voix et les visages des hommes et des femmes qui nous avaient conduits jusqu’au lieu de l’action. Mariya Schwahn secouait ses longs cheveux noirs, aux reflets bleutés, Mariya Schwahn ôtait sa casquette militaire et elle frottait son crâne rasé d’une façon un peu négligente, Mariya Schwahn entrait et sortait en souriant à travers un rideau de flammes. Mariya Schwahn était belle. Nous la dévorions des yeux, nous l’aimions, nous refoulions l’oubli en dépit des instructions, nous n’acceptions pas d’oublier Mariya Schwahn. Elle nous apprenait comment oublier les physionomies de nos camarades, les plus frappantes comme les plus insignifiantes, comment effacer en nous le visage de l’ennemi tel qu’il s’était tourné vers nous au moment de l’action ou tel qu’il pouvait se graver en nous après l’action, comment oublier la silhouette, les mains et la bouche de nos instructeurs et comment oublier en quelle langue avaient été dispensés les cours. Dans les salles de stage nous nous entraînions à vivre l’action comme un rêve et à considérer que ce qui précédait ou suivait l’action appartenait à un autre rêve. On nous apprenait que l’existence était un rêve sans fin et que le seul moyen de s’en échapper était de s’introduire par effraction dans des mensonges ou des cauchemars. Nous nous entraînions aussi à attendre. Nous ne nous rappelons pas les salles où on nous entraînait à savoir attendre, à briser en nous toute notion de patience ou d’impatience, à être étranger à l’écoulement du temps et à quelque échéance que ce soit. On nous entraînait à attendre longtemps, par exemple à attendre vingt ou trente ans, en ayant tout oublié ou en nous immergeant sans faillir dans la plus grande médiocrité quelles que puissent en être les conséquences, vingt ou trente ans à exister comme peuvent exister des hommes et des femmes qui n’ont approché ni l’ennemi, ni l’Organisation, ni l’entraînement à l’oubli, ni l’action, ni les univers hermétiques. Il nous fallait, en particulier, ne pas succomber à la tentation de laisser une trace ou une vaine signature qui contredise, même d’une façon imperceptible et cryptée, la médiocrité de notre existence avant ou après la mort. Cette tentation existe, on la combat avec des techniques de base mais elle existe. Il fallait donc apprendre à oublier aussi après la mort, à oublier l’idée même de laisser une trace. Nous avons intégré cela à notre comportement, nous, soldats de l’Organisation, hommes et femmes. Nous avons appris à contrarier nos envies de gloriole ou de fanfaronnades et à parler comme des individus éloignés depuis toujours de la fonction de soldat, comme des créatures ignorant depuis toujours l’existence de l’Organisation. Nous avons appris à tenir devant l’ennemi jusqu’à la mort, en débitant des discours de médiocres ou de poètes. Dans les rêves des hommes et des femmes de l’Organisation, Maria Schwahn se retrouve ainsi fréquemment en compagnie de personnages qui n’ont rien à voir avec l’Organisation, ou en compagnie de hableurs frêles qui parlent de l’Organisation à tort et à travers, d’une manière si approximative et brouillonne que nul ne peut mettre derrière leurs mots autre chose que des intuitions fantaisistes ou des billevesées mondaines. Ces médiocres ou poétiques personnages oniriques ne savent pas se battre, ne savent pas se taire, ne savent pas oublier et ne nuisent qu’à eux-mêmes et à l’histoire. Ils ne nuisent pas à l’Organisation quelle que puisse être la précision baroque de leur discours. Je me rappelle Maria Schwahn et je sais me battre mais, pendant mes rêves, et, en tout cas, pendant les temps d’existence où on me fait traverser la réalité, je tiens devant l’ennemi des discours d’une grande médiocrité, des discours de chamane et de poète auquel nul n’attache le moindre prix. Ainsi je ne nuis pas, moi non plus, à l’Organisation.

10 Souvent nous nous posons la question de la mort. Je suis incapable de me rappeler ce qu’on nous a dit à ce sujet pendant les séances de techniques avancées et je ne me rappelle pas s’il y a eu ou non, autour de cela, des séances de techniques hermétiques. La mort est une illusion incrustée dans l’illusion de la vie, la mort est un rêve sans images, la mort est un rêve dont on peut faire naître les images pendant le sommeil ou ailleurs, la mort est une fin dont nous pouvons avoir conscience, la mort est une fin dont nous pouvons indéfiniment prolonger la conscience, la mort est un cauchemar dans lequel nous pouvons choisir de nous introduire ou de ne pas nous introduire. Nous ne nous rappelons pas ce que les instructeurs et les instructrices nous expliquaient, ni pour quelles circonstances ils tentaient de nous transmettre ce genre de connaissances. Quand nous sortions des mondes clos après les stages, il nous semblait que les objectifs de l’Organisation étaient d’une clarté élémentaire, mais parfois, au contraire, nous ne pouvions comprendre au service de quel dessein nous avions offert ou sacrifié nos intelligences et nos corps. Nous avons oublié toutes les réponses. Nous avons oublié toutes les réponses, mais nous nous rappelons Mariya Schwahn et, de même que l’Organisation, sans vraiment savoir pourquoi et depuis quand, nous l’aimons.