Colloques en ligne

Marie-Luce Demonet. Centre d’études supérieures de la Renaissance, Université de Tours et Institut Universitaire de France

Les « parasignes » dans Délie : Babel parergon amoris

1La relation entre le portrait liminaire de l’auteur (avec son discret médaillon) et les emblèmes de Délie est révélatrice d’une fiction sémiotique dont la « Tour Babel » fournit un exemple.

2Y a-t-il réellement une crise du signe ou du langage à la Renaissance ? Le xvie siècle voit se multiplier des descriptions de systèmes sémiotiques pour la plupart hérités de la théologie et de la philosophie médiévales, qui évolueront vers les descriptions mieux connues de l’époque classique avec la Logique de Port-Royal. Ces systèmes semblent profiter d’une nouvelle liberté, ce qui n’empêche pas une véritable crise des valeurs. La variabilité des significations reflète non seulement les mutations religieuses et sociales mais aussi les changements intellectuels et métaphysiques. Les éléments qui affectent la stabilité supposée des conceptions médiévales des signes sont en particulier la critique de la valeur opératoire des sacrements, qui conduira à leur remise en question par la Réforme, l’instabilité de la monnaie et la dévaluation de l’or, et, sur le plan cognitif, la conscience de la puissance de la fiction et de l’artifice. Bien que Délie ne relève pas a priori d’un genre de la fiction au sens où nous l’entendons, ce que j’appelle « parasigne » dans Délie entretient pourtant un rapport étroit non pas avec la fiction narrative mais avec ce qui était alors désigné par le terme de fictio, la prosopopée et les mythes. Ces éléments fictifs intègrent le théâtre amoureux et la mise en scène de soi dans un ensemble nouveau qui fait de la subjectivité du poète une valeur sacrée, par l’amour et par l’objet de cet amour. Délie ne construit pas de scénario, ni d’univers parallèles au réel, ni un « monde possible », car les objets fictifs sont subordonnés à l’énonciation lyrique1.

3« Parasigne » est la traduction que j’ai proposée il y a longtemps du terme de « parasema » que Johannes Sambucus utilise dans la préface à ses Emblemata pour désigner l’usage symbolique des emblèmes2. Dans cette lecture sémiotique de Délie, je suis la proposition de Michèle Clément lorsqu’elle suggère que Scève pourrait avoir désigné les emblèmes comme espèces de « contresignes3 ». En effet, c’est le terme utilisé par l’auteur du Paradoxe contre les lettres qui donne au texte imprimé avec ses bois gravés l’ouverture au concetto et à l’idea, « l’idée », celle que le lecteur peut se faire de Délie-femme, de Délie-« objet » et de Délie-livre4. L’attribution de ce texte à Maurice Scève n’est pas encore entrée dans les répertoires bibliographiques, et Michèle Clément place prudemment le Paradoxe dans la liste des œuvres « incertaines5 ». Néanmoins, l’étude des signes chez Scève peut profiter de ces « contresignes » imprimés dans le milieu lyonnais.

Signes et parasignes

4Johannes Sambucus, humaniste et pédagogue hongrois au service de l’empire des Habsbourg, introduit le terme de parasema dans une brève préface « De Emblemate » à son livre d’Emblemata publié à Anvers en 1564. Même si l’année de publication est précisément celle de la deuxième édition de Délie, cette coïncidence ne serait pas suffisante pour justifier l’utilisation d’un texte tardif. En revanche, c’est la pratique singulière de l’emblème dans Délie qui se trouve éclairée par un terme grec plutôt rare et emprunté à Budé6. Cette édition de 1564 comprend aussi un recueil de monnaies antiques, reproduisant des pièces avec portraits, tous de profil et accompagnés de leurs revers. Elle est suivie d’une autre édition en 1566, amplifiée, et d’une traduction française procurée par le protestant Jacques Grévin en 1567, qui omet l’introduction et la partie sur les monnaies, et accentue sa dimension religieuse.

5Le latin de Sambucus est émaillé de grec : on en trouvera la transcription sur le site de Glasgow. L’auteur commence par définir l’emblema comme un parergon, terme lui aussi intéressant à double titre : il peut se traduire par « supplément », commentaire accessoire, ce qui est à côté ou en plus du travail principal, l’ergon. Kant puis Derrida s’en sont emparés, l’un pour en faire une notion mineure, l’autre au contraire pour le promouvoir7. Le terme est utilisé dans un sens juridique par Alciat dont le recueil de divers traités, le Parergon juris, paraît en 1535. Dans ce sens, l’emblème est bien « supernuméraire » comme dit Montaigne, mais en même temps les suppléments aux lois, les parerga, sont utiles pour compléter le sens des textes de droit. L’emblème en tant qu’image est bien un supplément qui éclaire le texte du poème, et non l’inverse, ce qui invite à l’analyser dans un registre sémiotique proche de la métaphore comme Sambucus invite à le faire8. En effet, Sambucus définit les symbola en tant que parasema, parasèmes ou parasignes, ou encore « contresignes » si l’on reprend la terminologie du Paradoxe :

Symbola autem seu parasema, ipsae rerum picturae, ac imagines dici, quasi tesserae, verius possunt : cognata haec tamen, & vix, ut eikon, kai metaphora, dissident9.

[Mais on peut dire que les symboles ou parasema, sont les picturae des choses mêmes, et leurs imagines, et plus proprement, presque des tesserae. Elles sont parentes de l’eikon et de la métaphore, et en diffèrent à peine.]

6Le mot tessera, que l’on trouvait déjà dans le poème-préface d’Achille Bocchi à son livre d’emblèmes, les Symbolicae quaestiones (1555), signifie, selon Sambucus, jeton, signe de reconnaissance, tessère d’hospitalité, dé à jouer ou encore petit cube utilisé dans les mosaïques10. La comparaison chez Sambucus se rapporte davantage aux jetons sur lesquels figuraient des images ou des inscriptions, ce qui est à retenir11. Ces fausses pièces servaient à calculer sur un simple tissu, ou comme en Allemagne sur de véritables meubles, les Italiens étant en revanche plus précoces dans l’usage du compte « à plume » en posant les opérations12.

7La traduction de parasema ne va pas de soi et je n’ai en rien fait avancer les choses en traduisant par « parasigne ». Sambucus en donne un peu plus loin une source rhétorique, le traité Peri Hermeneias de Démétrios de Phalère, qui porte le même titre que le traité d’Aristote décrivant le fonctionnement du signe linguistique et affirmant son caractère conventionnel. La traduction française moderne de Demetrios est Du Style et, au xvie siècle, De elocutione. Redécouvert par les humanistes florentins, le traité avait déjà bénéficié avant 1544 de plusieurs éditions (dont une en 1542) et Pietro Vettori préparait la sienne. Dans le développement qui concerne l’enargeia, est dite parasemos une figure de rhétorique qui attire l’attention, singulière ou inhabituelle, idiotikos. Il faut l’éviter dit le rhéteur, recommandation que Sambucus se garde de rappeler13, alors que chez Aristote (Topiques, 1-12 ; Rhétorique, 2-22), le verbe parasemaino signifie marquer, signaler, annoter. Le signe parasemos serait donc pour les emblématistes une marque iconique.

8L’emblème offre un supplément de sens généralisant, mais le symbole appliqué à un sujet ou à un individu le particularise. J’utilise ici le terme d’emblème au sens restreint et ancien de devise, d’impresa, ensemble binaire (icône – au sens de Peirce – avec motto) et non de signe tripartite incluant le dizain qui suit, définition qui ne fait pas l’unanimité14. Dans Délie, l’emblème ouvre la signification par la richesse sémiotique de l’image et le caractère énigmatique du motto, mais la lecture du dizain qui suit et la prétendue reprise du motto dans le dernier vers particularisent et restreignent son interprétation vers le « je » du poète et vers sa persona d’amant, sans pour autant annuler l’ouverture à d’autres sens suggérés par l’icône, comme l’avait bien vu Fernand Hallyn15.

9Or le Paradoxe contre les lettres, dont on a cru qu’il était une simple traduction d’un Paradoxe d’Ortensio Landi, est paradoxal parce qu’il blâme l’usage de l’écriture (les « lettres ») tout en utilisant évidemment cet instrument pour le faire. Il désigne comme « contresignes » ce qui peut se tracer sans recourir à l’écriture :

Ne vois-tu encores aujourd’huy, que avec tailles, avec les doigtz, et marques aux murailles, et avec maintz autres contresignes on se donne notice et souvenance de toutes choses16.

10Outre cette sorte de tagging, l’auteur relève qu’en Allemagne, on compte avec « pallettes et tables » (= jetons et abaques) (ibid.). Les comptes se faisaient précisément avec des jetons marqués par des signes qui en donnaient non la valeur, car ils n’en avaient pas, mais la provenance et l’appartenance.

11La critique des « lettres » ne s’étend nullement à l’ensemble des signes, puisque l’auteur favorise des moyens de communication qui incluent en fait le langage verbal, la physionomie et ce que l’auteur nomme « l’apercevoir » : avec la main qui écrit, nous nous exprimons moins bien qu’avec « la langue, le visage, et l’apercevoir de l’homme » (§ 21). Sans être absente, la voix doit être inférée à partir de ces signes non verbaux : Xavier Bonnier a décrit la force de ces « silentes clameurs » qui incluent aussi la voix dans leur oxymore particularisant17.

12Plus loin, le texte indique que les amoureux font leurs « trafiques » « sans encre ni papier » : « ils s’approchent, et se rencontrent par certains et infiniz contresignes » (§ 27). Délie, en effet, n’en manque pas et Hélène Diebold a effectué le relevé et l’analyse de ces signes d’amant18. Ce système sémiotique est indépendant de son usage, qui peut aller d’une morale ordinaire à des considérations mystiques. Achille Bocchi dit des emblèmes, d’après Budé, qu’ils sont non seulement comme ces jetons (tesserae) mais aussi comme ces lettres de change « instituées presque chez tous pour changer la monnaie19 », ce qui ne les empêche pas de voisiner avec les symboles et arcanes pythagoriques, les allégories et les énigmes. Le rapprochement entre des registres aussi divers donne à la deuxième série une dimension avant tout morale (soulignée par Bocchi) que seuls les prudents comprendront.

Devise et concept

13Dans sa préface encore, Sambucus décline trois types de registre herméneutique pour l’emblème : moral, naturel, et historique ou fabuleux. Il les présente dans l’ordre inverse traditionnel pour trois des quatre sens de l’Écriture sainte car le quatrième, le sens anagogique ou prophétique, n’est pas mentionné : la figure de l’emblème est au présent déictique iconique, même si les motti peuvent être exprimés à d’autres temps verbaux.

14Je ne reprendrai pas la question globale de la fonction des emblèmes dans Délie, renvoyant aux synthèses effectuées par Emmanuel Buron et Nathalie Dauvois20. Il convient toutefois de rappeler un élément important : la répartition des emblèmes correspondrait à une contrainte typographique dans l’édition de 1544, selon Edwin Duval21, et l’édition de 1564 ne reproduit pas cette disposition puisque les emblèmes se retrouvent tous en bas de page recto, dissociant ainsi l’emblème de son dizain, et le lecteur est obligé de tourner la page pour lire le dizain qui suit. Scève n’était sans doute plus là pour contrôler cette deuxième édition. Son portrait (où il apparaît plus âgé) est encore présent au verso de la page de titre, mais l’absence du privilège et le report du huitain « A sa Delie » après la table des matières décalent la disposition de cet in-16o, recomposé de façon à ne faire figurer sur chaque page que deux dizains, ou un dizain et un emblème toutes les huit pages. L’intégration des bois dans la page en même temps que les fontes est presque aussi ancienne que l’invention de l’imprimerie, produisant ainsi un effet unifiant : « il suffisait de donner à ces planches la hauteur même des caractères pour les serrer avec eux dans la forme, les encrer et donner à l’impression une page homogène22 ». Cet effet persiste malgré la réelle mobilité des différentes parties détachables qui composent l’emblema triplex23.

15L’édition de 1544 coupe les dizains après le cinquième vers pour faire tenir deux dizains et demi, ou un emblème et un dizain et demi, sur chaque page. La disposition de 1564 observe encore un rythme régulier, mais avec le décalage signalé, ce qui montre que le rapport entre l’emblème et le dizain qui le suit était perçu par les contemporains comme assez lâche. L’usage de présenter les images en haut de page dans les recueils d’emblèmes ne s’était pas encore imposé : l’édition de 1531 (Augsbourg) des Emblemata d’Alciat cale les gravures là où c’est possible. Par exemple, l’emblème « In occasionem » avec sa figure se trouvent en bas de page recto et il faut tourner le feuillet pour lire le poème24, raison qui conduit peut-être Alciat à confier l’édition de 1534 au parisien Chrétien Wechel. À l’exception de Jean de Vauzelles, les auteurs d’éloges contemporains de Délie ne mentionnent pas la présence des emblèmes. Dans sa lettre à l’Arétin, Vauzelles précise que ces « emblèmes » sont supérieurs à ceux d’Alciat25.

16Ces simulachra rerum, même et surtout quand ils sont triviaux, conduisent  le sens vers les choses obscures, puisqu’elles les révèlent par l’analogie26. Et plus elles demandent de recherche, plus elles délectent et peuvent se charger d’ironie. Lorsqu’au dizain 447 (emblème 50, le Tombeau et les chandeliers), le poète déclare que ce sont des « signes évidents », on soupçonne l’antiphrase. François Cornilliat en a donné jadis une analyse pertinente, confirmée par les signes parasema de Budé et de Démétrios de Phalère27.

17Les signes iconiques ou verbaux ne sont justement pas « évidents » dans Délie, contrairement aux interprétations qui traduisent l’adjectif dans un sens logique de preuve par l’emblème, ce qui renverrait à la réalité et à la profondeur de la signification, alors qu’il s’agit avant tout d’une représentation28. Ni signification ni représentation ne font preuve. La démonstration par le signe est « évidente » quand il s’agit de signes naturels où l’on remonte de l’effet à la cause (la fumée signe du feu, ou le feu signe pronostic et probable de brûlure). Pour les autres, la gamme de la véridicité est très étendue : de quoi ces flambeaux près du tombeau sont-ils les signes ? Le poète affirme qu’ils sont « très nécessaires », mais ils ne le sont guère et leur donner ainsi le statut de tekmeria, de signes naturels monosémiques selon la terminologie galénique, c’est justement en souligner le caractère construit ou doxal. Que la chandelle « signifie » l’ardeur de l’amour repose sur une relation non nécessaire, mais construite par le poète sur une symbolique admise par l’usage fréquent de la comparaison, et correspond à ce que la rhétorique et la sémiotique de l’époque reprennent à Aristote et Galien sous le terme d’eikos, signe probable. La signification est encore moins évidente pour le goupillon trempé d’eau bénite signifiant les larmes. Je lui appliquerais volontiers la catégorie du signe eikaios, signe singulier ou téméraire, tel qu’on le trouve dans l’une des traditions manuscrites et éditoriales de Quintilien29. La parole poétique singulière, à laquelle le prédicat lyrique attribue une sorte de nécessité par sa déclaration performative, use d’une rhétorique de l’enargeia, de l’euidentia30 : il ne faudrait donc pas traduire les « signes évidents » du dizain 447 par signes « qui vont de soi, qui sont faciles à comprendre », mais par signes que l’on voit et qui ont la force du visible, ou du lisible de l’écrit poétique s’il n’y a pas de gravure.

18L’euidentia de l’icône n’est pas une démonstration probante mais une monstration poétique construite sur la différence entre deux univers. Les pleurs de l’amant ne sont pas la preuve qu’il est amoureux, ni qu’il est dolent, ils n’en sont que des signes conjecturaux que le poète pose comme certains31. L’argument du chandelier comme signe de l’ardeur amoureuse se fonde sur un signe nécessaire, mais l’analogie qui le met iconiquement et verbalement en scène est rhétorique, est une fictio au sens de l’époque. « Verbalement » n’est pas exactement approprié : le dire poétique de Scève est de l’ordre de l’écrit, et de l’écrit imprimé, qui porte en lui-même sa propre force d’euidentia. L’absence de signature pour un texte imprimé, remplacé par un « M. S. », certes anonyme mais sans doute reconnaissable par les lecteurs lyonnais, est en quelque sorte compensée par le portrait gravé qui, situé en face des premiers dizains, désigne l’origine de cette parole poétique, écrite, imprimée, et, pour reprendre le terme central d’« engraveure » souligné par Pierre Martin, « engravée » sur le papier et dans l’imagination du lecteur32. Même si le portrait est effectivement gravé, comme les emblèmes, même si les caractères sont fondus au plomb et non gravés, l’effet produit sur le lecteur est celui d’une continuité et d’une homogénéité de ce qui remplace la plume ou le crayon : l’encre mécaniquement étendue sur des formes avant que le papier ne s’en imprègne. La multiplication des exemplaires grâce à l’imprimerie a pour effet d’immortaliser le discours poétique et amoureux, de le re-produire, différence fondamentale avec le manuscrit singulier et le portrait peint, diffusés au mieux en quelques copies.

19Qu’ils soient tracés ou imprimés, ces signes d’amant ne sont pas vrais avec évidence. La seule vérité est la relation iconique de ressemblance entre un élément de la réalité et sa représentation graphique, qui représente elle-même cette idée de l’objet que nous avons dans l’esprit : la mouche qui « est » une mouche, la lanterne qui « est » une lanterne, etc. Ce principe de représentation dans l’esprit du « signe mental » est connu des auteurs de l’époque et rendu explicite par ce schéma cognitif du processus sémiotique chez Johannes Eck (fig. 1). Dans son commentaire sur le Peri Hermeneias d’Aristote, cet auteur inclut l’écrit représenté sous la forme d’un livre, et même d’un livre imprimé33 :

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Fig. 1. Johannes Eck, Aristotelis Stagyrite Dialectica, Peri Hermeneias, Augsbourg, Miller, 1517, fo 71v. Munich, Bayerische Staatsbibliothek, 2 A.gr.b. 98. Consultable en ligne.

20Ainsi pourrait-on remplacer cet « homo » sans qualités par l’« effigie au vif » de Délie, telle que le poète l’évoque au dizain 375, pour compléter la reconstitution du processus psychologique de la perception et de la mémoire34. Ce remarquable dessin doit être associé à la célèbre répartition des facultés de l’âme dans le cerveau telle que Gregor Reisch la figure dans la Margarita philosophica (1504). Scève semble avoir utilisé l’édition de 1535 – établie par Oronce Finé – de cette encyclopédie philosophique pour son Microcosme : Eckius, professeur d’arts libéraux et de théologie à Ingolstadt, déclare précisément que Reisch a été son maître35. Bien connu pour sa lutte contre les luthériens, Eckius n’en suit pas moins, dans son commentaire, les leçons de Jacques Lefèvre d’Étaples36. Quant à Oronce Finé, il est le premier à inclure dans un livre imprimé, en 1532, son autoportrait qu’il avait lui-même dessiné, se posant ainsi à la fois en auteur, en artiste et en savant37.

21Un tel schéma est insuffisant à décrire ces signes complexes que sont les devises, qu’elles incluent ou non un motto. Dans la fabrication de ces artefacts, le poète se permet une manipulation sémiotique qui offre une image commune d’un élément de la réalité, d’un topos ou d’une fable elle-même traitée comme un élément de la réalité : il la fait parler dans le motto comme si c’était une prosopopée avec son phylactère, avant le resserrement propre au dizain dans son adaptation singulière. Ce double processus était déjà à l’œuvre dans la composition des devises avant même la mode de l’emblème, qu’elles soient inventées par un tiers, savant habile, ou par une personnalité désirant se définir38 : on le voit dès la fin du xive siècle dans les miniatures, les broderies et les sculptures et au milieu du xve siècle sur les médailles. Les rois angevins et Louis XI font fabriquer des médailles à caractère politique, avec devises et légendes à l’antique. La devise passait pour être d’origine française et Robert Klein la rapproche des théories nominalistes du signe écrit, en particulier celle de Pierre d’Ailly39. Le porc-épic, le phénix et surtout la salamandre depuis 1504 pour François d’Angoulême – le « serpent royal » du dizain 199 –,  sont des modèles préexistant à l’emblème et largement diffusés sur les monnaies, médailles, jetons et pancartes des entrées princières40. Elles contribuent à l’effet d’étrangeté provoqué dans Délie par la devise politique, en fait bien antérieure à l’emblème humaniste et répondant déjà à la définition d’Emmanuel Tesauro qui, dans L’Idée de la parfaite devise, en explique le principe en termes non seulement de ressemblance mais de signe proportionné :

La devise est un signe en forme d’argument poétique qui, par une parfaite ressemblance de proportion tirée d’une belle propriété apparente indiquée par un « mot » subtil, explique une pensée noble de l’âme avec justesse et convenance41.

22L’image, l’eikon, est l’image mentale ou la représentation de l’objet que l’on a dans l’esprit. Le mot « idée », que l’on penserait uniquement platonicien, sert aussi à désigner le conceptus scolastique tout autant que la forma aristotélicienne, et, pour cette esthétique baroque qui se profile déjà, le concetto de la poésie recherchée est une combinaison d’au moins deux concepts. Lorsque l’on dit que Scève est le « poète du regard », il s’agit d’un regard doublement représenté, par la devise et par les dizains, et néanmoins absent. Le lecteur voit des gravures et des caractères typographiques, au-delà desquels se représentent dans son esprit ces idées, ces concetti et cette délectation de complicité savante et esthétique évoquée par Sambucus, et signifiés par les traces d’encre sur la page. À cette double figuration il faut ajouter celle du portrait, lui aussi parergon.

Portrait de l’Idée

23Je reviens sur le rapprochement de l’emblématique scévienne avec les médailles et jetons pour les confronter au portrait de l’édition de 1544, placé après le huitain et la devise, et avant les premiers dizains. La parenté de l’ensemble icône + motto avec la devise invite à confronter leur usage singulier dans Délie à ces représentations monétiformes qui servent à la figuration de soi. L’apparition du portrait, en Italie et en Flandres, et de la devise au xve siècle, d’abord en Italie, précède la mode des médailles et jetons personnels qui commence à se répandre, on l’a vu, dès le milieu du xve siècle en France. Mais la volonté de portraire les illustres, non seulement les nobles mais aussi les auteurs modernes dont on avait pu conserver l’effigie comme Pétrarque et Dante, s’étend aux livres. Un double portrait de Pétrarque et de Laure figure au début des premiers Opera omnia ou sur les frontispices42. Cette mode remonte le temps : avant que Guillaume Rouillé en 1555 ne justifie l’invention de portraits pour les hommes du passé à partir de monnaies et de textes d’historiens, les auteurs anciens sont d’abord représentés à la manière médiévale selon des portraits-types comme dans une édition vénitienne de 1505 des Opera d’Horace, où le poète, entouré de ses quatre commentateurs, est figuré dans une pose magistrale et hiératique. À partir des années 1515-1520 en revanche, les portraits des tableaux peints mais surtout ceux des gravures et des médailles émigrent dans les livres d’une manière qui change notablement la relation entre l’œuvre et l’auteur, désormais représenté plus précisément que par un type. Une édition de 1536 de l’Art Poétique d’Horace, dans la traduction de Lodovico Dolce, offre une page de titre avec un portrait où le poète latin est de profil avec une couronne de laurier. Or ce portrait passait pour celui de Dante (fig. 2).

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Fig. 2. Horace, La Poetica d’Horatio tradotta per Messer Lodovico Dolce, s.l., 1536. Munich, page de titre, Bayerische Staatsbibliothek, A.lat.a. 546. Consultable en ligne.

24Cette interchangeabilité tend à disparaître. La dissémination par l’imprimerie de portraits d’après nature d’auteurs illustres, comme Dante, Boccace et surtout Pétrarque, est un processus essentiel, mais ce n’est pas le seul puisqu’en même temps se répand l’usage du portrait peint dans les familles de nobles, de bourgeois et de donateurs. Tel est le contexte dans lequel apparaît le portrait de Pierre Sala dans un manuscrit qui annonce la configuration sémiotique de Délie, Le Petit livre d’amour (fig. 3).

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Fig. 3. Portrait de Pierre Sala (entre 1515 et 1519 ?), et poème en miroir, Petit livre d’amour. Londres, British Library, Ms. Stowe 955, fo 16v-17r. Domaine public.

25La présence de ce portrait dans un ensemble de poèmes moraux et amoureux, associé à des miniatures, invite à rapprocher ce manuscrit sans titre de l’exceptionnelle Délie. De la génération du père du poète, le Lyonnais Pierre Sala, qui avait été longtemps au service des rois de France avant 1514, se fait peindre par Jean Perréal, peintre royal43, dans un manuscrit autographe contenant précisément des illustrations symboliques amoureuses et morales, mais sans motto, en face de quatrains44. Le portrait du poète, sans doute réalisé des années auparavant, est placé à la fin d’un livret personnel et intime dédié à une dame réelle, cadeau précieux considéré comme pré-emblématique par Elizabeth Burin et proto-emblématique par Daniel Russell45.

26De fait, même si l’emblème est une invention qui doit beaucoup à l’avènement de l’imprimé où les bois des gravures pouvaient circuler librement46, le livret de Sala tient à la fois du livre imprimé par sa composition en double page alternant quatrain à gauche et miniature à droite, et du manuscrit par son absence de page de titre – et de titre tout court – et par le caractère personnalisé du décor. Les miniatures seraient dues à l’influence du Maître de la Chronique Scandaleuse (fig. 4).

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Fig. 4. Pierre Sala, Petit livre d’amour. Londres, British Library, Ms. Stowe 655, fo 66v-67r. Domaine public.

27Jusque dans une naïveté que Scève est loin d’imiter, le caractère mémoriel de cette double présentation quatrain/ image, dominée par le portrait final, donne au recueil une dimension personnelle qui rehausse la recherche de la galanterie énigmatique.

28L’intérêt et la qualité du portrait vont au-delà de l’attribution, désormais consensuelle, à Jean Perréal. Ce peintre a notamment rencontré Léonard de Vinci, qui reconnaît sa dette envers Perréal dans la technique du pastel, et Perréal a servi d’intermédiaire à Geoffroy Tory pour la construction des lettres « attiques » à partir de « l’homme de Vitruve47 ». Sala ne se nomme pas autrement que par l’initiale de son prénom, « P », semée dans la décoration des quatrains mais bien plus petite que le « M » de Marguerite Bullioud (la fiancée) formé de deux compas, comme dans l’alphabet fantastique de Tory et selon les proportions recommandées par celui-ci. Sala a même pris la plume pour écrire en miroir – comme  Léonard – le poème placé en face du portrait, ce quatrain étant ainsi explicitement présenté comme l’équivalent de l’image du poète amoureux, son miroir en miroir48.

29Il offre des images énigmatiques dont certaines sont d’une trivialité proche des emblèmes de Corrozet et de Délie, comme cette chandelle sur une table qui représente chez Sala la vie de l’amoureux consumée en vain jusqu’à la mort (fig. 5).

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Fig. 5. La chandelle sur la table, Pierre Sala, Petit Livre d’Amour. Londres, British Library, Ms. Stowe 955, fo 8r.

30On la retrouve chez Corrozet, entourée de papillons, et signifie le danger qui guette les apprentis guerriers, ce qui n’est pas sans rappeler l’usage moral qui en est fait par le « rhétoriqueur » Henri Baude dans les Ditz moraux pour faire tapisserie (la chandelle et les papillons). Ces Ditz sont l’une des sources du Petit Livre d’amour de Pierre Sala selon Jean-Michel Massing (fig. 6)49 :

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Fig. 6. Dicts pour mettre en tapisserie, par Henri Baude, Molinet et Jean Robertet (dessins du premier quart du xvie siècle). Chantilly, musée Condé, Ms. 509, fo 24r. Réunion des Musées nationaux, tous droits réservés.

31Scève utilise lui-même l’image de la chandelle à divers sens (D. 51, 27 ; D. 276, 127 ; D. 447, 203…), jouant ainsi avec le caractère non nécessaire de l’icône.

32Malgré l’antécédent important du volume de Pierre Sala resté manuscrit, Scève est, à ma connaissance, le premier poète en France à offrir un portrait de poète inaugurant un livre imprimé de son vivant, en lieu et place des miniatures plus ou moins typées des écrivains à leur écritoire que l’on trouve pendant tout le Moyen Âge. Il n’est toutefois pas le premier dans le contexte européen car, depuis une vingtaine d’années, les savants d’Europe avaient commencé à se faire représenter de manière réaliste, en peinture puis dans les livres : humanistes au travail, bonnet sur la tête et plume en main, dans des figurations qui résultent de la convergence entre le « Poeta »-type et le portrait individualisé à la manière de Holbein50. En 1542, Léonard Fuchs est représenté, dans une édition bâloise, en pied, au verso de la page de titre de sa monumentale Historia stirpium, tandis que ses graveurs sont présents à la fin du volume ; certains exemplaires ont été peints à la main51. Le portrait de Scève suit de près le célèbre portrait de Vésale (1543), qui exécute en même temps l’anatomie du bras qu’il tient. À Venise en particulier, à partir des années 1520, auteurs et imprimeurs offrent des portraits ressemblants au début du livre : non seulement pour les classiques italiens, mais aussi pour les célébrités du moment, l’Arioste, l’Arétin, des professeurs comme Alexandre Achillini, des juristes et des poètes moins connus comme Albicante52. Cet usage s’étend plus tardivement à Florence, dans une perspective qui se voulait encore plus réaliste en généralisant le portrait de trois-quarts avec un regard adressé au lecteur, et souvent dans une forme ovale imitant le camée antique.

33En France, les exemples semblent précéder de peu la pratique florentine, mais suivent plutôt le modèle de la médaille, de profil. Nicolas Bourbon dans ses Tabellae (grammaire élémentaire latino-grecque) semble en inaugurer la mode en 1536, précisément dans une édition lyonnaise, chez Philippe Rhoman (fig. 7). Le portrait est toutefois placé en fin de volume, comme Michel Jeanneret le fait remarquer dans une étude approfondie qui porte précisément sur l’apparition du portrait d’auteur dans les livres53. En 1538, l’édition lyonnaise du Cymbalum mundi, imprimée également par B. Bonnyn, ne représente certes pas Bonaventure Des Périers qui a préféré rester anonyme, mais un poeta lauré à l’antique, le même qui orne la page de titre dans l’édition de 1537 de Nicolas Bourbon.Dans une autre édition lyonnaise de 1539, on peut lire le commentaire de cette effigie par un membre du sodalitium lyonnais, Christophe Richer, qui écrit que le pictor, Hans Holbein, a oublié de coiffer l’auteur de lauriers54.

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Fig. 7. Nicolas Bourbon, Tabellae elementariae, Lyon, p. Frellon, 1539, fo 47r. Munich, Bayerische Staatsbibliothek, L.lat. 94. Consultable en ligne.

34Si l’on fait abstraction du cadre lourdement décoré de grotesques qui l’assimilerait à un tableau fixé ou à une fresque, le portrait de Scève (fig. 8) s’inscrit dans un ovale dont les hachures suggèrent un relief, comme dans les portraits gravés florentins.

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Fig. 8. Delie, object de plus haulte vertu, Lyon, Sulpice Sabon, 1544, p. 4. Paris, BnF, RES-YE-1746. Consultable sur Gallica.

35Il n’a ni bonnet de philologue ni laurier de poète, alors que Ronsard en 1552 n’oubliera pas de se couronner en face de l’« effigie » de Cassandre, tout comme Pétrarque l’avait été. Contrairement à ces portraits flatteurs, l’effigie de Scève résulte du croisement entre la pratique réaliste des artistes du Nord, du Val de Loire ou du Lyonnais (comme Perréal), et les portraits italiens à la recherche d’une représentation « physionomique » dûment théorisée par Bartolomeo Della Rocca (Coclès) et Alessandro Achillini depuis les années 151055. En effet, les Italiens avaient redécouvert cette science annexe de l’anatomie pré-vésalienne, la physiognomonie.

36Le portrait gravé a pu être appelé « physionomique » par opposition au portrait peint idéalisé selon les principes d’Alberti, pour qui le portraitiste doit corriger les défauts tout en maintenant le principe de ressemblance56. Le portrait physionomique répond à des critères autres que ceux de la beauté : ceux de Scève et de Nicolas Bourbon sont plutôt « physiognomoniques », non seulement parce qu’ils ne font pas grâce des défauts, mais aussi parce qu’ils correspondent aux critères médicaux de la lecture du tempérament dans le visage. Considéré comme laid ou peu flatteur par des contemporains et par la critique récente57, le portrait de Scève est remarquable par ses yeux qui affleurent et suggèrent un regard droit et pensif, si l’on risque une lecture à clé physionomique : plus précis que les traités médiévaux, les Physiognomonica du sophiste Adamantius, qui s’attardent longuement sur la signification caractérologique des yeux, avaient été publiés pour la première fois en latin à Paris en 1540. En 1556 le médecin Jean Le Bon (qui place son propre portrait au verso de la page de titre, [fig. 9]) le traduit en français et décrit ainsi les inférences possibles à partir des yeux :

 Si les yeux eslevés sont grands, luisants, purs et voyans clerement ils senagent [sic = signalent ?] la personne estre juste, cupide d’apprendre et pleine d’amour, qu’el estoit le philosophe Socrates58.

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Fig. 9. Portrait du traducteur Jean Le Bon, dans La phisionomie d’Adamant sophiste, Paris, Guillaume Guillard, 1556, A1v. Paris, BnF, RES P- V- 1091. Consultable sur Gallica.

37Les yeux bien marqués du portrait de Scève seraient-ils l’expression de cette nature contemplative ? Son regard est orienté vers le bord du livre dans l’édition de 1544 (p. 4), c’est-à-dire vers le huitain du recto précédent, alors que celle de 1564 (1v) offre un autre profil regardant le premier mot, « œil », du premier dizain. Dans les deux éditions la pagination (1544) ou la foliotation (1564) inclut la page de titre et le portrait, mais non les tables (ni le huitain dans le cas de 1564), soulignant ainsi l’inclusion du portrait dans l’œuvre. Le portrait tient lieu de signature, de contresignature, de contresigne, qui redouble l’authenticité du texte au-delà de ce que la page de titre et le privilège peuvent en dire. Lorsque l’auteur du Paradoxe mentionne l’expression du visage, il peut s’agir aussi du portrait : le précédent de Pierre Sala montre que s’exprime le désir d’une parole authentique qui sort de ce portrait tout aussi authentique. Que les imprimeurs utilisent le portrait comme argument de vente n’est pas exclu59, mais ce n’est certainement pas de leur seule initiative. La mode en devient si fréquente à partir des années  1550 que l’absence de portrait de l’auteur attire l’attention, par exemple quand Montaigne s’en dispense et laisse au lecteur un portrait à la plume, un portrait dit et non dessiné « au creon60 ».

38L’édition de 1544 inaugure donc une pratique qui deviendra courante en France, mais qui reste singulière dans la mesure où elle s’accompagne d’un jeu iconographique sur les revers de médaille, les emblèmes. Les médailles et jetons de l’époque bénéficient de cet engouement pour le portrait personnalisé à double face, comme en témoigne la célèbre médaille d’Érasme dessinée par Quentin Metsys en 1519 (fig. 10).

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Fig. 10. Portrait d’Érasme de profil et en buste. Médaille en bronze de Quentin Metsys, 1519. Londres, British Museum, M. 2913. © The Trustees of the British Museum.

39On voit que le portrait continue sur l’autre face grâce à cette définition identitaire qu’est la devise. L’avers ou « droit » décline le nom (éventuellement les titres et l’âge) de l’important personnage avec, de plus en plus souvent, son portrait, alors que le revers offre la devise du sujet, composée à la manière des imprese depuis l’époque de Pisanello61 : une figure-symbole (le dieu Terme) et un motto (concedo nulli) glosé par les légendes circulaires. À première vue, les jetons ne sont qu’une variante de la médaille, mais les deux formes s’imitent réciproquement. L’usage des jetons de compte a plusieurs siècles de pratique et ces pièces commencent à s’orner de portraits à partir de 1540, sous l’influence des médailles. Le jeton de Montaigne, comme ceux de beaucoup de personnages de la moyenne noblesse, n’offre pas de portrait, seulement à l’avers le nom, le collier de Saint-Michel, l’écu. Au revers, une « devise » composée d’une icône (la balance), d’un motto en grec (epechô), avec la mention de l’âge (43) et de l’année (1576).

40Le portrait de Scève apparaît dans la deuxième édition du Promptuaire des médailles de Guillaume Rouillé, la même année que la frappe du jeton de Montaigne (1576) : Rouillé adopte la forme de la médaille et non plus du camée et consacre la réputation du poète associée à l’effigie (couronnée) de Marot (fig. 11). Mais le Promptuaire n’offre aucun revers avec devise : les portraits de profil ou de trois-quarts vont par paires, soit d’un roi avec sa reine, soit d’auteurs célèbres de même métier ou condition. Si l’éloge qui suit mentionne la parenté de Délie avec l’œuvre de Dante, il ne dit rien des emblèmes.

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Fig. 11. Portraits de Marot et de Scève, Promptuaire des medalles, Lyon, Guillaume Rouillé, 1581, p. 251. Munich, Bayerische Staatsbibliothek, 4 Biogr.c.115 c-1/2. Consultable en ligne.

41Le portrait de Scève dans Délie suggère la comparaison avec les médailles et jetons à double face, avec les tesserae mentionnées par les théoriciens de l’emblème, ce qui invite à associer mentalement cet avers (le portrait) à la série des cinquante emblèmes-revers. Les théoriciens tardifs des devises excluaient la représentation de la figure humaine, qui se trouve en fait dans la médaille sur l’avers. Un détail confirme ce rapport étroit entre les deux faces d’un même signe dans ce qui peut être la devise-matrice de Scève, le minuscule médaillon placé au-dessus de son portrait et présent seulement dans l’édition de 1544 (fig. 12).

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Fig. 12. Delie, object de plus haulte vertu, Lyon, Sulpice Sabon, 1544, p. 4 (détail). Paris, BnF, RES-YE-1746. Consultable sur Gallica.

42Gérard Defaux dans son commentaire pensait qu’il était le premier à avoir noté cet élément, alors qu’il avait été identifié dans l’édition de Guégan62. Cherchant à décrypter le symbolisme de cette représentation, l’éditeur a prêté attention au glaive biblique et au feu, mais non à leur combinaison, caractéristique d’une devise. Il l’interprète exclusivement comme le glaive chrétien, mais les Devises héroïques de Paradin publiées à Lyon chez Jean de Tournes en 1551 offrent un dessin clair qui associe les deux éléments (fig. 13).

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Fig. 13. Guillaume Paradin, Devises heroiques, Lyon, Jean de Tournes et Guillaume Gazeau, 1551, p. 71. © University of Glasgow, SM 815. Consultable en ligne.

43Déjà mentionnée par Guégan, la devise en latin « Agere et pati fortia » (« accomplir et souffrir des épreuves ») présente une parenté certaine avec la « souffrance » du poète de Délie, d’autant plus que la devise « Souffrir non souffrir » se situe au recto du portrait et devient ainsi le « motto » sur l’autre face du médaillon. Les deux derniers vers du huitain correspondent exactement, avec les « durs épigrammes » où la main écrivant est passée « par les flammes » d’Amour, à ce que représente la gravure, qui explicite ainsi le caractère agressif, la dureté dantesque des dizains63. Cette devise est prise de l’expression « facere et pati fortia [Romanum est] » attribuée par Tite-Live à Mucius Scaevola qui, dans un épisode de la guerre contre les Étrusques, mit sa main droite au feu pour prouver qu’il était brave parmi les braves Romains. Les initiales M. S., communes aux deux hommes, permet d’hésiter entre les graphies latines Saevus, « le sauvage », et Scaevus, « le gaucher », raison du surnom de Scaevola après son exploit. Pétrarque avait déjà utilisé l’exemplum dans sa liste du « Triomphe de la Renommée » (I), et, même si le poète ne donne pas le nom du héros, les commentateurs n’ont pas manqué de rappeler l’épisode. Une gravure des Triomfi de 1515 met un glaive dans la main de Fama, mais sans brasier64. Sur la gravure de Paradin, la main droite brûle, alors que, chez Scève, c’est la main du gaucher. Cette devise contient implicitement un motto emprunté à Pétrarque, avec un gauchissement similaire à celui dont les vers 10 des dizains-emblèmes sont coutumiers. La transformation de la scène en devise serait contemporaine d’un autre dessin accompagnant les Dictz Moraux d’Henri Baude (composés avant 1490), lequel représente justement Muscius Scaevola se brûlant la main (sans glaive), selon l’indication des Triumfi de Pétrarque (fig. 14).

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Fig. 14. Dicts pour mettre en tapisserie, par Henri Baude, Molinet et Jean Robertet (dessins du premier quart du xvie siècle). Chantilly, musée Condé, Ms. 509, fo 18r. Réunion des Musées nationaux, tous droits réservés.

44Scève réalise l’accommodation singulière d’un « dit moral » en y représentant aussi le glaive (de la Renommée ?), véritable travail de fictio. La comparaison avec le caractère arbitraire du jeton (c’est-à-dire motivé par une invention ingénieuse) invite à poursuivre l’analogie comptable : lorsque l’on compte avec des jetons sur les colonnes de l’abaque, ceux-ci n’ont d’autre valeur que le 1 (une livre, un denier, un écu…), mais, lorsqu’on les change de colonne, ils prennent la valeur adéquate à leur place. Ainsi en est-il du tout premier emblème de Délie, le portrait complet de Scève (avers physionomique et revers en devise), qui souligne l’unicité, en valeur absolue, du recueil et de son auteur. Ainsi en est-il également des emblèmes insérés et parerga dans Délie : ils créent de la valeur là où ils sont. Ce qui est important dans les nombres du canzoniere, c’est moins la valeur mystique d’une obscure combinatoire que la valeur en comptes ronds dépendante de la place des emblèmes-jetons dans le grand compte du recueil : le numéro 1 à l’initiale (huitain-motto, médaillon-devise, portrait) suivi des 449 dizains avec les 50 emblèmes placés là où il faut. Ce « 1 » supernuméraire n’est pas seulement une épigramme de plus, mais la marque distinctive du recueil.

45Le modèle du jeton, signe monétiforme sans valeur monétaire (il est souvent en laiton) est plus pertinent que celui de la médaille à simple face, à plus forte raison que le tableau, malgré le trompe-l’œil des cadres variés alla grottesca, d’autant plus que les imprese en sont triviales : placées où elles le sont, dans les nœuds et dans les vers 10 des dizains, elles lient la lecture à la valeur qu’on leur attribue. Celle-ci dépend du lecteur et de sa capacité à déchiffrer l’évidence dans un rythme qui tient plus du numerus rhétorique que de la numérologie.

« Tour Babel » et ses interprétants

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Fig. 15. « Tour Babel », in Delie, object de plus haulte vertu, Lyon, Sulpice Sabon, 1544, D. 132 (erreur pour 123), p. 59. Paris, BnF, RES-YE-1746. Consultable sur Gallica.

46Pour déterminer ce qui peut faire la valeur de position de l’emblème « Tour Babel » et de son dizain, il est important de distinguer l’ordre de lecture (de haut en bas, catabase) de l’ordre de composition (de bas en haut, anabase). La « devise » de Babel est intéressante à plus d’un titre et a été souvent commentée : dans un article ancien, j’avais appelé le nom de Babel « une voix pour tous potages » (Montaigne), pot-au-feu sémiotique de Délie65. Cette valeur dépendante de l’usage ou du potage est confirmée par ce qu’en dit Speroni dans le Dialogue des langues (1542) que Scève connaissait naturellement : « [la] diversité & confusion des vouloirs des hommes, est condignement nommée tour de Babel66 », affirmation qui place déjà l’épisode dans une interprétation allégorique. La Tour de Babel, souvent représentée dans les éditions illustrées de la Bible et dans le décor des bâtiments religieux, était surtout symbole de la discorde ou de l’arrogance humaine, le sens historique étant devenu mineur.

47Le motto et le dizain sont des interprétants de l’icône : l’avantage de la terminologie de Peirce est qu’elle se fonde sur les descriptions médiévales des signes et non sur la définition des signes linguistiques souvent reprise d’Alciat chez les commentateurs des emblèmes de Scève. Le De verborum significatione rappelle la définition juridique des verba, « verba significant, res significantur », sans en oublier la suite « tametsi et res quandoque significant » : un signum au sens générique inclut les res, comme on peut le lire chez Augustin, Roger Bacon, Ockham, Scot, et dans les dialectiques de la Renaissance67.

48Comme toutes les devises incrustées dans Délie, cette devise qui connote le nom propre de Babel (nom seulement mentionné dans la table) présente un sens particulier, le sens « historique » selon Sambucus, c’est-à-dire littéral (significatum 1, ou signatum), ici fourni par la Bible. Le motto offre en revanche un sens généralisant, tropologique ou moral, « Contre le ciel nul ne peut », significatum de niveau 2, celui qui serait retenu dans un emblème ordinaire menaçant les orgueilleux du courroux divin. C’est l’interprétant « typologique »68 que l’on peut naturellement trouver pour tous les lieux communs évoqués dans le recueil de Délie, qu’ils soient présentés sous forme d’imprese ou verbalement dans les dizains.

49Ce deuxième significatum est un interprétant, un nouveau signe qui lui-même peut-être interprété comme signe, et ainsi procède le poète : le nouvel interprétant est le dizain qui suit avec son vers 10, pseudo-proverbe lui-même adapté de Pétrarque, nourrissant l’isotopie de la vaine rébellion qui parcourt le recueil. Mais dans l’ordre probable de la composition du dizain, ordre inverse, l’idée d’une volonté humaine opposée au pouvoir céleste est bien le pivot, l’idée commune au vers de Pétrarque (« ché ‘ncontra ‘l ciel non val difesa humana69 »), au motto et à l’icône de Babel, déjà appliquée à l’aventure de l’amant persécuté par une Fortune adverse. Dans l’ordre de lecture, les connotations induites par la contemplation de la Tour avec son motto tournent autour de l’orgueil et de la punition venue du Ciel, alors que le vers 10, lu à la suite des neuf autres, restreint le sens au malheur de l’amant et à son destin funeste, et élude l’interprétation religieuse. Le lecteur admire l’ingéniosité du poète qui détourne audacieusement un épisode biblique vénérable au profit du conflit entre l’amant et sa dame, tout comme Érasme encourageait à le faire dans les adages empruntés à Homère et dans ses Parabolae, en fonction de leurs « possibilités paradigmatiques » combinées à leur statut de citation70. Le lecteur de Pétrarque reconnaît les allusions non seulement aux Rime mais aussi au De Remediis utriusque Fortunae, avec les mots « remédier », « outrageuse Fortune », « nonchaloir ». Le gauchissement, l’altération et le décalage de sens affectent non seulement l’intertexte pétrarquien (Canzoniere, Remèdes, Triomphes), mais aussi le texte biblique en défaisant les connotations pourtant contenues dans l’image de la Tour, la punition par le brouillage des langues, brouillage suggéré et écarté par un emblème lui-même brouillé et altéré71.

50Rien de moins « évident » que ce tour de passe-passe qui escamote dans le dizain l’essentiel de la leçon biblique. Cependant, le poète, en ayant recours à la subtile euidentia de l’image, à la transparence apparente du motto, oblige le lecteur à resserrer l’interprétation vers une autre idée, centrale, celle de sa volonté poétique qui, contrairement à ses désirs amoureux, maîtrise seulement par sa nouvelle langue, son idiolecte délien, son destin et son Ciel au-delà même de son impuissance à dire. François Cornilliat appelait l’épitaphe fictive du dizain 447 « fantasmagorie sémiotique72 » : on peut en dire autant de cet emblème babélien, et sans doute de tous les autres, et de ces fictions si bien construites pour faire croire que l’icône « signifie » l’amant.

51Dans le dizain lu seul et sans l’emblème qui précède, aucun objet nommé, aucune allusion ne permet d’établir un rapport avec la Tour de Babel. Il n’y est nullement question de l’épisode biblique, encore moins de la dispersion des langues. Or les commentateurs interprètent le mythe de Babel en recourant à ce que Scève dit ailleurs sur le langage et les langues, notamment dans Microcosme. Toutefois, dans Microcosme, Scève décrit longuement la nomination des choses par cet homme « sans lettres » qu’est Adam attribuant des noms selon les propriétés des référents, c’est-à-dire mentalement et sans « langage d’homme » et comme avec des icônes de devises : c’est seulement lorsqu’il choisit des fruits pour Ève qu’il utilise le langage d’après la Chute73. Adam est cet homme idéal décrit dans le Paradoxe contre les lettres : il a nommé en concetti, en idées, puis il a parlé en mots à son épouse sans rien écrire. Scève le représente au livre III en peintre, puisqu’il est illettré. Adam ne peut utiliser que les « contresignes » universels qui contournent le medium de l’écriture pour mieux dire encore, par le geste d’offrir des fruits à Ève tout en parlant. Rien de brouillé en cela, rien de confus non plus dans la dispersion des langues et des peuples après Babel. Dans l’ordre de la lecture, Délie oblige le lecteur entraîné dans le vertige du commentaire sur l’épisode biblique, à resserrer le sens cosmique et anthropologique vers la singularité du « je » tourmenté.

52Ce n’est pas la dispersion des langues qui intéresse Scève, ni dans Délie, ni même dans Microcosme, texte qui suit l’interprétation augustinienne : la première langue humaine reste inconnue et a disparu non pas au moment de la révolte de Babel et de sa punition, mais dès la Chute et le péché originel. Scève se situe dans Délie sur le plan psychologique par une tropologie singulière : toute image de tour inachevée, avec des personnages qui s’agitent à ses pieds, est une image de l’orgueil. Mais en utilisant cette figure et ce symbole dans l’agencement d’épigrammes amoureuses, l’image biblique est annexée à l’expression lyrique du sentiment, une expression d’autant plus « dure » que le vers 10 est emprunté à Pétrarque, de même que l’un des thèmes pétrarquistes majeurs, l’infortune, durcie par la déité amoureuse. La Fortune provoque en principe le nonchaloir du bonheur ou du malheur, mais dans le cas précis du poète elle se fait Ciel, c’est-à-dire destin qui voue la volonté à l’échec.

53Comme l’avait trouvé Parturier, le Jardin de Plaisance avait déjà utilisé l’épisode de Babel dans un contexte amoureux74, mais, loin de le présenter comme une comparaison ou une métaphore de la femme intraitable, l’auteur anonyme en faisait un exemple de ce qui commence bien (l’amour de la domination) et se termine mal, en vertu de la diversité du « train d’amour ». La valeur vacillante de l’emblème empêche de lui attribuer une signification définitive, et surtout une orientation uniquement négative. Chez Scève, l’échec de la rébellion contre le « Ciel » de la dame peut même être délectable, en somme, car la représentation de la Tour est moins dramatique. Dans l’iconographie de Babel, c’est au tournant du xvie siècle que l’on voit apparaître dans les miniatures un changement notable : non plus la construction d’une simple tour carrée ou ronde, mais celle d’une tour ceinte d’une rampe en spirale, dont l’aspiration vers le Ciel est encore plus manifeste et donne à la tour un dynamisme absent des représentations médiévales75. Avant même les deux célèbres tableaux de Brueghel (datés de 1563), des miniatures et dessins avaient suivi la description en spirale donnée par Flavius Josèphe, ce que les réformés interprèteront comme l’image de l’arrogance de la Rome des papes. Scève choisit justement de représenter ou de faire représenter cette version moderne, sans que l’image donne l’idée de l’abandon de la Tour. Microcosme développe une longue description de la construction avec son « limaceux circuit » et les « menues formies » qui y travaillent76 : la gravure de 1564, plus lisible, montre non pas le moment de la dispersion mais celui de la discorde77. Le poème n’abandonne pas non plus la tension amoureuse, ni l’étrangement poétique. Les nouvelles représentations de la Tour changent le point de vue sur le rapport à la construction qui montre cette fois bien davantage l’ingéniosité de l’architecte, ici, le poète. La Babel biblique désacralisée devient une architecture fantastique, en spirale, et son architecte rêve comme Nemrod d’installer à son sommet une idole, autre sujet d’emblème et manifestation d’une inquiétante coïncidence des contraires78. L’idole Délie, confondue avec le Dieu jaloux, menace de dispersion la belle ouvrage, figée au bitume des mots et pourtant tremblante de toutes ses significations. Le véritable trouble est moins la confusion des langues que la fusion impensable des divinités.

54Dans Microcosme, Adam n’écrit pas mais il peint, en bon « Singe de nature » : le dessin est la vraie « langue adamique » comme l’avait déjà remarqué Albert-Marie Schmidt, par une sorte de symétrie entre la première nomination des choses et leur représentation dessinée79.

55Les systèmes sémiotiques à l’œuvre dans Délie sont les instruments de la conquête du sacré poétique par Scève, sa mise en place entre portrait physionomique et tombeau d’immortalité. Dans le Paradoxe contre les lettres, l’auteur fait semblant de croire à la transparence des signes autres que les signes du langage écrit, arguant à propos des lettres que « souvent, on n’entend point ce qu’elles veulent dire » (§ 22). Avec cet objet mythique qu’est l’emblème de la Tour de Babel, le lecteur est invité à comprendre davantage, voire trop. L’image de la Tour « parasigne » et parergon non plus juris mais amoris aide à comprendre l’échec de l’amant devant la Dame, dans un débordement de sens qui outrepasse le dizain. L’excès de sens en augmente la valeur comme est signe de valeur la main gauche et brûlante du médaillon, ce qui laisse la main droite apte à tenir la plume. Sa prétendue évidence est une image habile à suggérer qu’il y aura repentance. Il n’en est rien, car le constat de la puissance d’une force contraire n’implique pas le renoncement à soi construit dans le livre, un soi médaillé, bien famé et immortalisé par le portrait avant même que le premier dizain n’ait inauguré le long cortège en spirale des épigrammes.

Addendum : Le processus d’impression de la Délie de 1544, par Rémi Jimenes

56En 1980, réfutant l’explication numérologique pour justifier la disposition des gravures dans la Délie de 1544, Edwin Duval reprenait l’hypothèse (précédemment évoquée par Saulnier) d’une explication d’ordre typographique. Restituant les schémas d’imposition des feuilles imprimées, recto et verso, l’auteur remarquait à juste titre que les bois gravés apparaissaient systématiquement aux mêmes emplacements sur les différentes feuilles imprimées. Duval justifiait alors cette disposition en émettant l’hypothèse d’un triple passage sous la presse : le texte aurait été imprimé une première fois avec la gravure, suivi d’un deuxième passage sous la presse pour l’impression du motto composé en caractères typographiques, suivi enfin d’un troisième passage destiné à l’impression des encadrements gravés (16 encadrements différents entourant en effet les différentes gravures). Ce processus de triple impression aurait nécessité d’apporter une attention particulière aux deuxième et troisième passages afin que le texte du motto ne recouvre pas l’emblème gravé ou que l’encadrement ne déborde pas sur le texte. E. Duval remarquait à juste titre ce qu’un tel procédé avait de lent et de coûteux. D’après lui, dans cette configuration, la répétition d’un même schéma d’imposition pour les différents cahiers aurait facilité le travail de mise en page et d’impression.

57Nous devons corriger cette description du processus d’impression de la Délie. M. Duval a bien vu que les emblèmes gravés, le texte du motto et les encadrements constituaient des objets séparés. Sulpice Sabon a cependant opté pour un procédé beaucoup moins coûteux que celui décrit par E Duval. En effet, il suffisait, pour imprimer en une seule fois l’ensemble des éléments ornementaux, d’utiliser l’encadrement comme un passe-partout. Dans ce bloc de bois évidé en son centre, le typographe n’avait qu’à emboîter l’emblème gravé, tout en le calant dans l’encadrement à l’aide des caractères typographiques composant le motto. L’ensemble constituant l’emblème pouvait alors être intégré dans la forme avec le texte composé, et être imprimé en une seule fois80. L’exemplaire de la Délie de 1544 numérisé par la Bibliothèque nationale de France (RES-YE-1746) porte d’ailleurs la trace de ce processus d’impression. Dès la page 7, l’on peut voir, sur le côté gauche de l’encadrement, à l’endroit qui est en contact avec le mot « POVR », que les caractères typographiques, ayant probablement une hauteur en papier supérieure à celle du bois gravé, ont empêché la feuille d’entrer en contact avec le bord de l’encadrement81. Le fait d’évider un bloc gravé pour y glisser des caractères typographiques ou des blocs de bois n’a rien d’une innovation. En 1544, ce procédé déjà ancien est éprouvé par de nombreux imprimeurs82. Sabon l’utilise d’ailleurs la même année pour l’encadrement qui orne la page de titre du Roland furieux83.

58Faut-il pour autant abandonner l’hypothèse d’une explication typographique de l’emplacement des gravures dans la Délie de 1544 ? Sans doute pas. En bon typographe, Sulpice Sabon soigne son travail. Il sait qu’un ornement typographique est plus appréciable en tête d’une « belle page » (une page de droite)84. L’intuition d’Edwin Duval n’était cependant peut-être pas entièrement fausse : l’imposition de la Délie est, en pratique, rendue plus aisée par la régularité de la mise en page, en ce que les bois de garniture qui servent à caler le texte et les gravures dans le châssis n’avaient pas à être remaniés d’une feuille à l’autre. Cependant, l’argument ne semble pas déterminant, car l’imposition d’un texte n’est pas une opération complexe. L’argument esthétique nous semble à cet égard plus convaincant que l’argument technique – ce qui donne finalement raison à V.-L. Saulnier85.