Colloques en ligne

Ioana Vultur (EHESS et CRAL)

La communication littéraire selon Paul Ricœur1

1Les réflexions de Paul Ricœur sur la littérature construisent un modèle global et complexe de l’œuvre littéraire qui tient compte des trois instances qui y sont impliquées, à savoir l’auteur, le texte et le lecteur. Dans un premier temps, j’essaierai de mettre en évidence le fait que Ricœur conçoit l’œuvre littéraire comme un discours et la littérature comme une forme de communication. Dans un deuxième temps, j’analyserai les problèmes spécifiques que pose la communication littéraire par rapport à la communication verbale non littéraire. Je voudrais montrer qu’en dialoguant avec des disciplines différentes, comme la poétique, la sémantique, la sémiotique, la philosophie analytique, l’herméneutique allemande (Heidegger, Gadamer), etc., Paul Ricœur a renouvelé le modèle de spécificité de la communication littéraire.

L’œuvre littéraire comme discours

2Afin de mettre en évidence la nouveauté et la complexité du modèle élaboré par Ricœur, il faut montrer dans quel contexte s’inscrit son œuvre. Avant Ricœur, on avait mis l’accent tour à tour, de façon unilatérale, sur l’une ou l’autre des instances de l’œuvre : soit sur l’auteur seul, soit uniquement sur le texte, soit sur le lecteur seul. Par exemple au xixe siècle et surtout à l’époque romantique avec Schleiermacher, mais aussi plus tard chez Dilthey, le sens du texte était souvent ramené à l’intention de l’auteur, à une sorte d’Einfühlung, à un acte de cogénialité avec l’auteur, comme si le lecteur pouvait en quelque sorte revivre le processus de création de l’œuvre tel que vécu par l’auteur. Comme réaction à cette tendance, qui règne durant une grande partie du xixe et au début du xxe siècle et qui déplace le sens du texte vers une sorte de critique biographique, ou vers l’étude du contexte, se développe au xxe siècle un courant formaliste (formalisme russe, structuralisme) qui met l’accent sur le texte lui-même, le voyant comme une structure, c’est-à-dire comme « un ensemble clos de relations internes entre un nombre fini d’unités2 ». L’analyse structurale transpose aux entités linguistiques supérieures à la phrase, un modèle qui avait d’abord été appliqué à la phonologie, à la sémantique lexicale et aux règles syntaxiques3. Dans la vision de Barthes, par exemple, le récit est une grande phrase et la littérature une sorte de langage4. Selon Ricœur, cette théorie aboutit à une conception purement immanentiste de la littérature parce que, si l’on conçoit la littérature comme un langage, alors elle ne peut se définir que par les relations internes entre ses éléments5. En s’opposant à cette clôture du texte sur lui-même, l’esthétique de la réception (Jauss) ainsi que la phénoménologie de la lecture (Iser), inspirée par Ingarden, ont découvert le rôle du lecteur dans la figuration et la configuration de l’œuvre, montrant qu’elle résulte de l’interaction entre texte et lecteur. Ainsi, selon Ingarden, l’œuvre est un schème qui doit être concrétisé par le lecteur à travers l’acte de lecture. Plus tard, un certain nombre de critiques comme par exemple Stanley Fish ou bien les tenants du déconstructionnisme ont poussé à l’extrême cette conception, en substituant le lecteur à l’auteur, en confondant donc sens du texte et sens du lecteur.

3À ces conceptions unilatérales qui mettaient l’accent tour à tour sur l’auteur, le texte et le lecteur, Ricœur oppose une conception de la littérature comme communication qui relie ces trois instances. Il conçoit l’identité de l’œuvre littéraire comme une interaction entre auteur, texte et lecteur. Comme le met en évidence son modèle des trois mimèsis qui consiste en une préfiguration, une configuration et une refiguration, il tient compte de ces trois instances à la fois et non pas individuellement : l’auteur configure une œuvre à partir d’une précompréhension du monde de l’action et cette œuvre est refigurée par les lecteurs. Ce modèle des trois mimèsis est à la base de la conception de l’œuvre littéraire développée dans Temps et récit, La Métaphore vive et dans d’autres études : celle de l’œuvre comme discours, de la littérature comme forme de communication.

4Le discours comme événement est la contrepartie du langage compris comme langue, code ou système6, parce que c’est seulement dans le discours que le langage a une référence et un sujet, un monde et une audience7 : « Parler, c’est l’acte pour lequel le locuteur surmonte la clôture de l’univers des signes, dans l’intention de dire quelque chose sur quelque chose à quelqu’un ; parler est l’acte par lequel le langage se dépasse comme signe vers sa référence et vers son vis-à-vis8. » Pour développer cette conception du discours, Ricœur s’inspire des travaux de Benveniste ainsi que de la théorie des actes du langage (Searle, Austin). Quant au texte, il le définit comme « un discours fixé par l’écriture9 ». Il n’est plus une structure close sur elle-même, autonome, sans auteur, sans lecteur et sans monde, comme dans la vision structuraliste. Dans la mesure où ce qui est mis en avant dans cette définition du texte n’est pas la texture (voir Barthes), mais le fait qu’il est l’incarnation d’un discours, le texte apparaît déjà comme une forme de communication parce que tenir un discours suppose que quelqu’un parle à quelqu’un d’autre pour lui dire quelque chose sur quelque chose. Ricœur fait entrer en jeu à la fois l’auteur qui écrit l’œuvre, le lecteur qui reçoit l’œuvre, tout comme le sens du texte (« dire quelque chose ») et sa référence, donc ce qui est visé par le sens (« sur quelque chose »).

Le monde du texte

5À la clôture du texte, Ricœur oppose ainsi l’ouverture du discours. Cette ouverture est une ouverture sur le monde et sur le lecteur qui est appelé à habiter ce monde. Ricœur ne s’intéresse pas en premier lieu à la structure du texte ou aux relations qui s’établissent entre ses divers éléments comme le fait le structuralisme, mais à ce que le texte nous dit sur le monde. Il se demande sur quoi doit porter l’interprétation « si nous ne pouvons plus définir l’herméneutique par la recherche d’un autrui et de ses intentions psychologiques qui se dissimulent derrière le texte, et si nous ne voulons pas réduire l’interprétation au démontage des structures10 » et il répond qu’« interpréter, c’est expliciter la sorte d’être-au-monde déployé devant le texte11 ». Ricœur renvoie ainsi dos à dos romantisme et structuralisme, parce que, pour lui, l’interprétation doit porter sur le monde du texte : « Ce qui est en effet à interpréter dans un texte, c’est une proposition de monde, d’un monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter un de mes possibles les plus propres. C’est ce que j’appelle le monde du texte, le monde propre à ce texte unique12. » Ainsi, si Ricœur souligne que l’interprétation doit porter sur le monde du texte qui se déploie devant l’œuvre et que le lecteur se comprend devant le texte, c’est pour opposer sa conception à la conception intentionnaliste qui cherche l’intention de l’auteur derrière le texte. Il ne critique donc pas seulement le structuralisme, mais tout autant le psychologisme, qu’il retrouve surtout chez Dilthey, et qui ramène l’interprétation à la compréhension du psychique d’autrui, de l’auteur.

6Pour Ricœur, l’œuvre littéraire est la projection d’un univers, un univers possible qui est proche de celui que définit Thomas Pavel dans Univers de la fiction. Selon Ricœur, « par la fiction, par la poésie, de nouvelles possibilités d’être-au-monde sont ouvertes dans la réalité quotidienne », car « fiction et poésie visent l’être, non plus sous la modalité de l’être-donné, mais sous la modalité du pouvoir-être13 ». En prenant comme points de départ des cadres différents (herméneutique heideggérienne/sémantique logique), Ricœur et Pavel critiquent tous les deux le modèle structuraliste qui leur semble trop rigide, puisqu’il voit le texte comme clos sur lui-même et qu’il ne tient pas compte de sa référence. Ils mettent en évidence le fait que la littérature parle du monde, qu’elle élabore des univers possibles qui sont autant de variantes de notre monde14.

7Pour autant, Ricœur ne rejette pas l’analyse structurale. Si, selon lui, l’herméneutique est l’art de discerner le discours dans l’œuvre, ce discours n’est pas donné ailleurs que dans et par les structures de l’œuvre15 (composition, genre, style). C’est pourquoi il montre l’importance, pour l’interprétation, du passage par une phase explicative. Afin de dépsychologiser la compréhension, Ricœur pense en effet qu’il faut passer par l’explication, qui n’est pas selon lui spécifique aux sciences de la nature, mais a aussi une place légitime dans les sciences humaines. Grâce à l’analyse structurale, nous comprenons en effet que ce qui est à interpréter n’est pas l’intention de l’auteur, mais ce que veut dire le texte, sa signification objective. C’est le passage par l’explication, grâce à laquelle le sens est mis à distance, qui permet de passer d’une interprétation en surface à une interprétation en profondeur, d’une interprétation subjective à une interprétation objective16. À la critique littéraire qui formule des impressions sur le texte en procédant à une interprétation subjectiviste, Ricœur oppose ainsi une interprétation qu’il appelle « objective ».

8Ricœur tient ainsi compte de l’apport du structuralisme aux études littéraires. Dans sa vision, explication et compréhension, épistémologie et ontologie sont compatibles, elles ne s’opposent pas, mais sont situées sur un unique arc herméneutique, car « expliquer, c’est dégager la structure, c’est-à-dire les relations internes de dépendance qui constituent la statique du texte ; interpréter, c’est prendre le chemin de pensée ouvert par le texte, se mettre en route vers l’orient du texte17 ». Dans Temps et récit 2, il ajoute ainsi aux catégories de Genette, qui sont immanentes au texte, à savoir l’énonciation à laquelle correspond un temps du raconter et l’énoncé auquel correspond un temps raconté, une troisième catégorie, celle de « monde du texte », à laquelle correspond une expérience fictive du temps18. De cette façon, il veut souligner que ce qui est configuré dans l’œuvre est refiguré grâce à l’acte de lecture qui fait le lien entre le monde de l’œuvre et le monde du lecteur.

L’acte de lecture entre stratégie de l’auteur et réponse du lecteur

9Le point d’aboutissement de la communication littéraire se trouve ainsi dans l’acte de lecture, qui occupe ainsi une place stratégique dans la théorie de Ricœur. Lorsqu’il présente son modèle de l’acte de lecture, il distingue trois moments auxquels correspondent trois disciplines différentes : une stratégie de l’auteur dirigée vers le lecteur à qui il veut communiquer une vision du monde (une rhétorique de la fiction), l’inscription de cette stratégie dans la configuration littéraire (une poétique) et la réponse du lecteur, considéré soit en tant que sujet lisant (une phénoménologie de la lecture), soit en tant que public récepteur (une esthétique de la réception)19.

10Le modèle de Ricœur est une synthèse de ces différentes démarches orientées vers un aspect ou l’autre du texte littéraire : de la rhétorique qui est orientée vers l’auteur impliqué, de la poétique qui est orientée vers le texte, de la phénoménologie de la lecture et de l’esthétique de la réception qui sont orientées vers le lecteur. Il élabore son propre modèle de l’acte de lecture à partir de ces trois théories qui l’aident à construire son concept de refiguration. Son modèle se veut un dépassement des autres modèles qu’il interprète dans une perspective herméneutique.

11La rhétorique de la fiction s’intéresse à la stratégie de l’auteur qui crée une œuvre à travers laquelle il veut communiquer au lecteur sa propre vision des choses. Si Ricœur tient compte de l’auteur, c’est parce que le lecteur qui lit le texte perçoit toujours une intentionnalité qui y est à l’œuvre, un projet de l’auteur. Ricœur part de la rhétorique de la fiction de Wayne Booth, parce qu’elle ne met pas l’accent sur le processus présumé de la création de l’œuvre, mais sur les techniques par lesquelles une œuvre se rend communicable, techniques repérables dans l’œuvre elle-même20 : la notion d’auteur impliqué (l’image que le texte crée de l’auteur, mais qui n’est pas à confondre avec la personne réelle), la voix narrative ou le narrateur (« la projection fictive de l’auteur réel dans le texte lui-même21 »), le style. Il faut souligner que la notion d’auteur impliqué appartient à la problématique de la communication, dans la mesure où elle est étroitement solidaire d’une rhétorique de la persuasion22 : selon Wayne Booth, en effet, l’auteur impliqué « s’efforce, consciemment ou inconsciemment, d’imposer son monde fictif à son lecteur23 ». La notion de voix narrative relève elle aussi des problèmes de la communication, dans la mesure où elle est adressée à un lecteur et se situe au point de transition entre configuration et refiguration24.

12Mais Ricœur prend en compte aussi une rhétorique qui se situe non pas du côté de l’auteur impliqué, mais du côté du lecteur impliqué. Il s’agit de la rhétorique de la lecture de Michel Charles qui s’intéresse non pas au lecteur réel, mais au lecteur impliqué, c’est-à-dire au lecteur tel qu’il est construit « dans et par le texte25 ». Ricœur se demande si le lecteur impliqué tel qu’il se matérialise dans le texte est la contrepartie exacte de la notion d’auteur impliqué :

À première vue, une symétrie semble s’établir entre auteur impliqué et lecteur impliqué, chacun ayant ses marques dans le texte. Par lecteur impliqué, il faut alors entendre le rôle assigné au lecteur réel par les instructions du texte. Auteur impliqué et lecteur impliqué deviennent ainsi des catégories littéraires compatibles avec l’autonomie sémantique du texte. En tant que construits dans le texte, ils sont l’un et l’autre les corrélats fictionnalisés d’êtres réels : l’auteur impliqué s’identifie au style singulier de l’œuvre, le lecteur impliqué au destinataire auquel s’adresse le destinateur de l’œuvre. Mais la symétrie s’avère finalement trompeuse. D’une part, l’auteur impliqué est un déguisement de l’auteur réel, lequel disparaît en se faisant narrateur immanent à l’œuvre – voix narrative. En revanche, le lecteur réel est une concrétisation du lecteur impliqué, visé par la stratégie de persuasion du narrateur ; par rapport à lui, le lecteur impliqué reste virtuel tant qu’il n’est pas actualisé. Ainsi, tandis que l’auteur réel s’efface dans l’auteur impliqué, le lecteur impliqué prend corps dans le lecteur réel. C’est au dernier qui est le pôle adverse du texte dans l’interaction d’où procède la signification de l’œuvre : c’est bien du lecteur réel qu’il s’agit dans une phénoménologie de l’acte de lecture26.

13La contrepartie de la notion d’auteur impliqué est donc le lecteur réel. C’est pourquoi Ricœur s’inspire de la phénoménologie de la lecture d’Iser et de l’esthétique de la réception de Jauss qui ont mis en évidence le rôle de ce lecteur réel dans la configuration de l’œuvre et ont mis l’accent sur la réponse du lecteur aux stratagèmes de l’auteur impliqué, aspect négligé par la rhétorique de la fiction de Booth. Ricœur part ici du constat que certaines formes de littérature moderne, comme par exemple le roman moderne, requièrent un nouveau type de lecteur, à savoir un lecteur qui répond, un lecteur soupçonneux qui doit réfléchir, puisque la lecture se transforme d’un voyage confiant fait en compagnie d’un narrateur digne de confiance en un combat avec l’auteur impliqué27.

14Cependant, le modèle de Ricœur est en même temps un dépassement de l’esthétique de la réception, parce qu’il met en relation la lecture avec l’ontologie de l’œuvre, qui réside dans le fait qu’elle est toujours déploiement d’un monde. En fait, cette approche ontologique n’est pas incompatible avec l’esthétique de la réception, parce que « ce monde du texte déployé devant l’œuvre n’existe que dans la mesure où il y a un lecteur qui s’approprie le texte28 » : en ce sens, toute référence est coréférence, référence dialogique ou dialogale. En désignant par mimèsis III l’intersection du monde du texte avec le monde du lecteur, Ricœur met en rapport la communicabilité de l’œuvre avec sa référence. S’il y a une intersection entre le monde du texte et le monde du lecteur, c’est parce que, dans la conception de Ricœur, le monde du texte est une transcendance dans l’immanence, ce qui veut dire que son statut ontologique est en suspens, qu’ilest en excès par rapport à sa structure et en attente de lecture29. La référence est donc recréée grâce à la lecture qui marque le passage de la configuration (mimèsis II) à la refiguration (mimèsis III).

15Pour comprendre pourquoi Ricœur souligne qu’« aptitude à communiquer et capacité de référence doivent être posées simultanément30 », il suffit de penser à la situation discursive. Lorsque je parle à quelqu’un, c’est pour lui dire quelque chose sur quelque chose (sur le monde). Si quelqu’un s’adresse à quelqu’un d’autre, c’est pour porter au langage et partager avec lui une expérience nouvelle. De la même façon, les œuvres littéraires portent elles aussi au langage une expérience, elles nous disent quelque chose sur notre monde. La littérature parle de la vie, de la mort, de l’amour, elle met en scène la relation du sujet avec l’autre, avec soi-même, la relation de l’homme au sacré, au temps, au rêve. Elle véhicule des valeurs sociales, morales, philosophiques, religieuses, qui ne peuvent être comprises que par la confrontation avec l’arrière-plan de notre existence, donc par rapport au monde du lecteur et de ses propres valeurs.

La spécificité de la communication littéraire

16Bien qu’il considère la littérature comme une forme de discours, Ricœur n’en insiste pas moins sur sa spécificité par rapport aux autres communications verbales. Afin de montrer la façon dont il conçoit cette spécificité de la communication littéraire, on peut partir du modèle de la communication proposé par Jakobson dans « Linguistique et poétique31 ». On sait en effet que ce modèle de la communication verbale a été appliqué tel quel à la communication littéraire. Jakobson a décrit la communication verbale comme une transmission d’information : le destinateur envoie un message au destinataire. Le message requiert un contexte auquel il renvoie, un code commun au destinateur et au destinataire, ainsi qu’un contact entre les deux. À ces six facteurs correspondent six fonctions : au destinateur correspond la fonction émotive, expression directe de l’attitude du sujet à l’égard de ce dont il parle32 ; au destinataire correspond la fonction conative ; au contact correspond la fonction phatique ; au code, la fonction métalinguistique ; au contexte, la fonction référentielle ; au message comme forme ou incarnation, la fonction poétique qui met en évidence l’autoréférentialité de l’art du langage. Ce modèle informationnel de la communication vient à l’origine de la cybernétique de Norbert Wiener et de ses élèves Shannon et Weaver qui avaient élaboré « une vision télégraphique de la communication33 ». Or, pour Ricœur, ce modèle est trop simple pour être appliqué à l’œuvre littéraire. En effet, la communication littéraire est beaucoup plus complexe et polyvalente que la communication quotidienne.

17Tout d’abord, la communication littéraire est une communication indirecte. Le créateur d’une œuvre littéraire ne transmet pas quelque chose à un destinataire de façon directe. Une œuvre n’est pas un message qui est énoncé et transmis vers un destinataire précis, mais résulte d’un processus de création qui est beaucoup plus complexe. Ainsi, par exemple, l’auteur se dédouble en se transformant en un narrateur ou en un je lyrique, ce qui opacifie la relation entre l’émetteur et le message.

18Deuxièmement, la plupart des œuvres littéraires sont des textes écrits. Or, la communication écrite se distingue de la communication orale par le fait qu’elle est toujours une communication différée. Le texte se détache ainsi de son auteur. Celui-ci n’est pas présent et on ne peut pas lui demander ce qu’il voulait dire quand il a écrit le texte. On ne peut donc pas savoir directement ce qu’il a voulu dire. Certes, parfois on a accès à des documents qui peuvent aider à la reconstitution du sens, mais ces documents ne peuvent pas se substituer au sens du texte. Le sens du texte ne coïncide donc pas avec l’intention de l’auteur et ce que le lecteur doit chercher c’est le sens du texte et non pas cette intention. Pour le dire autrement, la communication littéraire est asymétrique : le lecteur ne peut pas réellement remonter au-delà du texte, au-delà de l’auteur impliqué.

19En tant que texte écrit, l’œuvre littéraire est ouverte à « un auditoire illimité et indéterminé34 ». Ainsi, le sens du texte se décontextualise et se recontextualise pour des lecteurs vivant dans des contextes différents. La communication littéraire est en particulier conditionnée par le contexte sociohistorique du lecteur, tout comme elle est conditionnée culturellement. Entre le texte et le lecteur, il y a toujours un vide, un écart temporel, une distance qui, comme l’a souligné Gadamer, ne peut jamais être complètement comblée. C’est pourquoi l’interprétation doit se tenir dans cet espace de l’entre-deux, qui est un espace du dialogue. Interpréter une œuvre ce n’est pas la décoder, c’est entrer en dialogue avec elle. C’est donc une illusion de vouloir nous mettre dans la peau de l’auteur ou dans celle des premiers lecteurs, de vouloir comprendre la même chose que l’auteur ou ces premiers lecteurs ont comprise. Nous comprenons ce que le texte nous dit à nous dans le contexte d’aujourd’hui, nous réactualisons sans cesse le sens du texte par rapport à notre propre présent.

20Bref, les lecteurs ne sont pas là seulement pour décoder un message, mais ils ont un rôle beaucoup plus grand, jusqu’à devenir co-créateurs de l’œuvre. Cet aspect est particulièrement important dans les romans modernes dans lesquels le lecteur doit configurer lui-même l’œuvre. À défaut par exemple d’un narrateur omniscient qui était là pour le guider, le lecteur doit lui-même reconstruire une perspective cohérente à partir de plusieurs perspectives subjectives. Parfois, il se heurte même à des textes obscurs, voire hermétiques.

21Enfin, la spécificité de l’œuvre littéraire par rapport au discours tient au fait que la référence littéraire est toujours une référence indirecte, métaphorique. Ricœur rappelle comment, en partant du modèle de Jakobson et plus précisément du fait que Jakobson avait mis l’accent sur la fonction poétique du langage et donc sur l’autoréférentialité du message, la critique littéraire américaine et européenne (par exemple Wimsatt dans The Verbal Icon, Hester dans The Meaning of Poetic Metaphor, Northrop Frye dans Anatomy of Criticism, mais aussi la Nouvelle Rhétorique en France) a abouti à la thèse selon laquelle le texte poétique n’a pas de référence35. Ricœur attire cependant l’attention sur un passage de l’article de Jakobson où celui-ci affirme très clairement que « la suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence (la dénotation), mais la rend ambiguë36 ». Il lui emprunte cette idée d’une « référence dédoublée37 », pour montrer que dans une œuvre littéraire la référence existe bien, simplement elle n’est pas directe (par exemple en littérature, il n’y a pas de référence ostensive comme dans le cas du discours). Pour Ricœur, « l’abolition d’une référence de premier rang, abolition opérée par la fiction et la poésie, est la condition de possibilité pour que soit libérée une référence de second rang, qui atteint le monde non plus seulement au niveau des objets manipulables, mais au niveau que Husserl désignait par l’expression de Lebenswelt et Heidegger par celle d’être-au-monde38 ». L’effacement de la référence descriptive est donc « la condition négative pour que soit libéré un pouvoir plus radical de référence à des aspects de notre être-au-monde qui ne peuvent être dits de manière directe39 ». En partant de la compréhension comme manière d’être (Heidegger), Ricœur montre que la compréhension et l’interprétation des textes ne peuvent pas être ramenées à la compréhension d’un autrui, mais que, dans le cas des œuvres littéraires, elles mènent au contraire à une meilleure compréhension de soi-même. Ainsi, selon Ricœur, « le langage littéraire paraît capable d’augmenter la puissance de découvrir et de transformer la réalité – et surtout la réalité humaine – à la mesure de son éloignement de la fonction descriptive du langage ordinaire de la conversation40 ».