Colloques en ligne

Luc Brisson (Centre Jean Pépin)

Ricœur et l’enracinement de la philosophie grecque dans le mythe. Montréal, entre Paris et Chicago

1Comme je le raconte dans mes entretiens avec Louis-André Dorion, publiés sous le titre Rendre raison aumythe (Montréal, Liber, 1999), j’ai fait mes études en philosophie à l’Université de Montréal entre 1965 et 1968. Après quelques années de Révolution tranquille, le professeur Vianney Décarie était devenu le premier directeur laïc du département de philosophie. Et il avait ouvert le département sur l’extérieur en invitant notamment Charles Taylor, qui donnait des cours sur Kant et Hegel, et Paul Ricœur.

2À l’époque, Paul Ricœur venait régulièrement enseigner à l’Université de Chicago. Or, la ligne Paris-Chicago d’Air Canada passait par Montréal, qui constituait une étape essentielle. Paul Ricœur profitait de cette occasion, et venait à Montréal à l’aller et au retour ; puis, quand il était à Chicago, il venait chaque semaine à Montréal pour donner des cours au département de philosophie.

3C’est à la maîtrise, c’est-à-dire en 1967 et 1968, que j’eus le privilège de suivre son cours sur l’origine de la volonté dans l’Antiquité. Ce cours, je le suivis d’autant plus attentivement que j’avais été chargé d’en rédiger une version imprimée la plus fidèle possible. Le résultat fut probant, car Paul Ricœur me demanda d’utiliser cette version rédigée de son cours pour ses étudiants de Nanterre. C’est en effet à Nanterre que Paul Ricœur enseignait alors le reste de l’année.

4Voilà pourquoi, lorsque je lui fis part de mon intention de faire mon doctorat en France sur le Timée de Platon, il me proposa de prendre contact avec la professeure Clémence Ramnoux, qui enseignait la philosophie ancienne à Nanterre. Mme Ramnoux avait publié en 1959 sa thèse principale, Héraclite ou l’homme entre les choses et les mots, et sa thèse complémentaire, La Nuit et les enfants de la nuit dans la tradition grecque. Ces deux livres, qui résultaient d’une démarche refusant de séparer études sur l’histoire de la philosophie et études sur la mythologie, furent pour moi une source d’inspiration constante. Après avoir reçu l’approbation de Mme Ramnoux, je pus compter sur Paul Ricœur pour faciliter mon inscription à l’Université de Nanterre. Toutefois, mes liens avec Paul Ricœur ne furent pas seulement académiques et administratifs. Il eut aussi une influence déterminante sur mes recherches en histoire de la philosophie et dans le domaine de la mythologie.

5Le cours qu’il nous donna à l’Université de Montréal sur la question de la volonté (qui avait été le sujet de sa thèse soutenue à la fin des années 1940) fut déterminant pour moi. Je compris pourquoi ni Platon ni même Aristote n’avaient thématisé ce que nous considérons comme un élément essentiel : la volonté et donc la liberté. La liberté restait une question sociale : on était homme libre ou esclave. De même, l’homme pouvait agir de son plein gré (ekôn) ou contre son gré (akôn), il pouvait exprimer un souhait (boulèsis) ou faire un choix (airèsis), mais jamais il ne posait un acte qualifié aujourd’hui de « volontaire » ; la conscience d’un commencement absolu de l’action chez un individu, indépendamment de toute considération sociale et politique, n’existait pas. Et cela se vérifie dans les traductions de textes anciens : l’usage non explicité du terme « volonté », dans une traduction de Platon ou d’Aristote, entraîne les pires anachronismes (notamment dans le domaine de l’éthique), y compris dans les manuels les plus célébrés. Il faudra attendre les réflexions d’Augustin, entre autres, sur la notion de péché pour que la volonté commence à revendiquer une place à part entière dans la psychologie (au sens large).

6Puis vint, en 1975, la publication de La Métaphore vive de Paul Ricœur, que je lus avec un vif intérêt, et cela pour plusieurs raisons. La première concerne la définition de la métaphore elle-même. Mon travail sur Platon et sur le Timée m’avait mené à la conviction suivante : comme le langage ordinaire a été façonné pour parler des corps, on ne pouvait pour parler de l’incorporel que dévier le sens des mots, les rendant ainsi métaphoriques. Tout ce que Platon dit des formes en général et de celle du Bien en particulier, relève de la comparaison, de l’image et de la métaphore. Et il en va de même – et je dirais surtout – pour l’âme, dont la particularité est qu’elle voyage, pouvant venir s’implanter dans un corps, puis passer à un autre, ou retourner à un état où elle se trouve complètement séparée du corps. Mais la preuve la plus évidente de ce processus se trouve dans l’usage fait par Platon du terme « démiurge » dans le Timée. Le démiurge du Timée, qui met le monde en ordre et qui permet qu’on en parle, qu’on le pense et qu’on y agisse, est décrit comme un véritable dèmiourgos, c’est-à-dire un travailleur manuel, un professionnel qui vend ses services au public (médecin, rhéteur, etc.) et même un magistrat. L’usage de cette métaphore amène Platon à proposer une cosmogonie qui présente certains traits spécifiques qui seront critiqués de façon définitive par Aristote : l’action du démiurge dépend d’une intention préalable, il doit commencer à travailler à un moment donné, il dépend des formes, qui lui fournissent des modèles, et de la khôra, qui lui impose un matériau déterminé. Il n’est donc pas tout-puissant et il doit, à un moment donné, abandonner son activité. Bref, Platon sera le seul philosophe grec à proposer une cosmogonie qui fasse intervenir un vocabulaire technique. Par ailleurs, le chapitre que Ricœur consacre à la Poétique d’Aristote est remarquable, parce qu’on y trouve réaffirmée l’idée que le mythe est l’âme de la tragédie, ce qui correspond parfaitement à la réalité historique telle que décrite par Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et Marcel Detienne dont à la fin des années 1960 je suivais l’enseignement à l’École pratique des hautes études en sciences sociales. Je fis de ce livre un compte rendu qui fut publié dans la revue canadienne de philosophie, Dialogue1.

7Puis vinrent les trois tomes de Temps et récit, publiés de 1983 à 1985, qui me furent d’un grand secours dans mes recherches sur le mythe, ce récit qui transmet le savoir partagé d’une communauté, et sur l’interprétation allégorique des mythes. J’aurais beaucoup à dire sur le sujet. Même si Platon et les mythes qu’il raconte ne sont pas pris en compte par Ricœur dans cet important ouvrage, on y retrouve plusieurs éléments qui permettent de comprendre le travail d’un philosophe qui ne sacrifie pas le récit à l’argumentation.