Penser la création littéraire avec Paul Ricœur1
1Philosophie de la vivification et de la fragilité, l’œuvre de Paul Ricœur est fertile pour qui veut penser la création littéraire. Cette pratique d’écriture, Ricœur l’envisage comme un procès complexe où l’écrivain s’individualise et s’altère d’un seul geste. Nous le verrons, l’écriture est à ses yeux distanciation, geste d’appropriation médiatisé. Cet écartèlement entre le propre et l’impropre fait la spécificité de l’écriture littéraire, où s’entrelacent la rationalité et l’irrationalité, le savoir et le non-savoir. Après avoir exposé ces vues, je les mettrai en rapport avec celles de certains écrivains sur leur propre pratique : Søren Kierkegaard, Paul Valéry, Pierre Bertrand, Nancy Huston et Catherine Mavrikakis seront tour à tour convoqués à ce dialogue sur le devenir qu’implique l’écriture littéraire. Je procéderai comme Ricœur : animée par un désir de réconciliation entre les alternatives, je ferai dialoguer des voix uniques et essaierai de déceler des parentés entre elles.
L’œuvre (impure) est distanciation
2Ricœur est souvent revenu sur l’idée que le sens du texte excède les subjectivités de l’auteur et du lecteur, et que les intentions de l’auteur ne pourraient à elles seules propulser le texte au bout de sa signifiance. Ce souci contribue à la réconciliation qu’il espère entre les philosophies du sujet et du « cogito brisé », et aussi entre deux grands paradigmes de lecture, l’un romantique et l’autre, structuraliste. Si Ricœur thématise peu la création littéraire envisagée comme projet, il offre néanmoins la possibilité de raccommoder deux grands paradigmes en ce domaine : l’un fondant l’esthétique de l’expression, où trop de place est accordée au génie, à la voix, à la voyance ou à la présence du poète ; l’autre plus formaliste, qui se solde par la « disparition élocutoire du poète » (Mallarmé), « la mort de l’auteur » (Barthes), sa « neutralisation » et son effacement (Blanchot). Ici comme ailleurs, Ricœur renonce aux postures absolues. Le discours poétique ne procéderait pas uniquement de l’individu créateur ni, au contraire, seulement d’un langage autonome. L’« œuvre pure » (Mallarmé), le discours pur et le génie seraient des lubies : il n’y aurait de discours que mixtes et en interaction dans le monde, tous investis de métaphoricité2.
3Aussi, le texte « est beaucoup plus qu’un cas particulier de la communication interhumaine, il est le paradigme de la distanciation dans la communication… une communication dans et par la distance3 ». Ricœur invoque les théories du discours : avec Émile Benveniste, il conçoit que le langage n’est pas la langue et que, s’effectuant temporellement comme discours, il constitue un événement. Mais le discours n’est pas qu’événement, il est aussi, grâce à ses niveaux de sens, signification. Selon John R. Searle, l’événement du discours parlé se répartit en actes de trois niveaux signifiants : locution, illocution et perlocution. Dans cette perspective, l’action de dire, comme jeu entre événement et sens, est une médiation, une distanciation avec le dit. En outre, avec H. Paul Grice, Ricœur estime que l’énonciation du discours est aussi interlocution, « un échange d’intentionnalités se visant réciproquement4 ». Or, lorsqu’il s’adonne à la création d’une œuvre, l’écrivain déporte cette distanciation, cette énonciation et cette interlocution à un autre degré : « En travaillant le discours [il] opère la détermination pratique d’une catégorie d’individus : les œuvres de discours5 », où l’intentionnalité, la locution, l’illocution et la perlocution sont toujours inscrites. Ce réseau de sens est articulé selon des paramètres de composition, d’appartenance à un genre et d’inscription du style individuel. À même ces travaux de mise en forme, l’œuvre qui occupe l’écrivain déploie essentiellement une « médiation pratique entre l’irrationalité de l’événement et la rationalité du sens. » Ici, l’événement n’est pas l’« effectuation du langage6 » comme dialogue ou parole ; mais un « procès de restructuration » dans l’acte même d’écrire. L’événement, c’est le parcours, le procès de la création :
Cette stylisation est en relation dialectique avec une situation concrète complexe présentant des tendances, des conflits. […] L’œuvre de stylisation prend la forme singulière d’une tractation entre une situation antérieure qui apparaît soudain défaite, non résolue, ouverte, et une conduite ou une stratégie qui réorganise les résidus laissés pour compte par la structuration antérieure7.
4Comme le discours parlé effectue pour ainsi dire le langage en médiatisant des intentions, le discours de l’œuvre restructure le langage en médiatisant l’intentionnalité à un degré encore plus distancié : poétique, stylisé. Dans le discours littéraire, l’« irrationalité de l’événement » et la « rationalité du sens » sont réunies : le style, l’individualité, l’unicité de l’écrivain expriment le « moment irrationnel du parti pris », alors que le langage utilisé pour inscrire cette singularité donne au discours poétique « l’apparence d’une idée sensible, d’un universel concret » (je souligne). Mais l’individualité de l’auteur, inscrite et lisible dans son œuvre, ne l’est pas pour autant ailleurs. L’auteur singulier est une catégorie de l’œuvre littéraire, une catégorie de l’interprétation, et ne saurait renvoyer adéquatement au locuteur qui, avant et après l’événement de l’œuvre comme procès d’écriture, n’est pas encore – ou n’est déjà plus – cette identité (investie de cette intentionnalité). Le style et la singularité de l’œuvre sont en effet le résultat d’une négociation stratégique tout à fait contingente, « d’une construction, en réponse à une situation déterminée ». Il s’agit d’une réplique tirée du vaste éventail des répliques possibles devant un réseau accessoire de conjonctures.
5Partant, l’œuvre menée à terme est une médiation de soi chez l’écrivain : grâce à elle, il s’objective, il « s’individue en produisant des œuvres individuelles. La signature est la marque de cette relation8 ». Mais parce que l’écriture n’est justement pas la parole, elle fixe le discours à l’extérieur des paramètres du dialogue où l’intentionnalité de chacun viendrait contraindre la signification. Libéré des intentions psychologiques de l’auteur, le « monde du texte9 » peut déployer l’être-au-monde qu’il recèle pour d’autres individus. Au final, Ricœur envisage la création littéraire comme la « distanciation fondamentale que constitue l’objectivation de l’homme dans ses œuvres de discours, comparable à son objectivation dans les produits de son travail et de son art10 ». Pour l’écrivain et pour le lecteur, ces « objectivations » permettent une herméneutique de soi au cours de laquelle doivent entrer en corrélation la compréhension (romantique) et l’explication (structurale). Première – et naïve parce que toujours déjà là –, la compréhension romantique est une sorte d’entente naturelle de soi et du texte. Seconde – et critique parce que plus rationnelle –, l’explication structurale est ce dont nous avons besoin pour encore mieux comprendre une œuvre. Du côté du lecteur, le percevoir et le savoir doivent étayer ensemble l’interprétation du discours. Chez l’écrivain, ces mêmes facultés doivent s’arrimer pour mettre en forme une œuvre qui soit non seulement sensible et expressive, mais aussi intelligente et sensée, qui fasse figure pour soi et pour d’autres. Il doit à cette fin appliquer des techniques, des stratégies de l’effet – qui agiront sur lui-même avant d’agir sur l’autre. D’ailleurs, Ricœur souligne : « [L]e texte est le lieu même où l’auteur advient. Mais y advient-il autrement que comme premier lecteur ? La mise à distance de l’auteur par son propre texte est déjà un phénomène de première lecture11 » au cours duquel se déroule une sorte d’« appropriation », un « rendre propre ce qui d’abord était étranger12 ». Travailler à une œuvre littéraire, ce serait donc se composer une individualité à partir de l’inconnu, pour mieux la rendre à l’étranger, et étrangère, ensuite.
L’écriture comme savoir et non-savoir : l’hypocrisie de Hegel et l’aveu de Kierkegaard
6Hegel et Kierkegaard sont probablement les adversaires les plus impitoyables que Ricœur ait réussi à rapprocher, du moins, le temps de quelques paragraphes. Grâce à cet arbitrage audacieux entre la philosophie et la non-philosophie de deux grands esprits, il ouvre en brèche une pensée de l’écriture littéraire. Trouvant chez chacun la faille, le moment précaire d’une pensée en train de se faire, il montre que la non-philosophie de Kierkegaard, comme « dialectique brisée qui reste une rhétorique du pathos13 », peut être lue et critiquée comme un « discours de la “conscience malheureuse” » par les hégéliens, et subsumée dans le système du « discours total ». D’un autre côté, il fait valoir que la philosophie de Hegel, son système, « est à la fois une présupposition et une question pour Hegel lui-même14 ». Comparant le dandy du Post-scriptum au philosophe de la Phénoménologie de l’esprit, Ricœur estime que les deux adversaires sont mus par une lutte semblable contre le « rationalisme plat » des Lumières, ayant pour enjeu le dépassement de l’éthique formelle kantienne, soit la possibilité de prendre en compte l’existant singulier dans le champ de l’éthique. Mais il constate aussitôt ceci :
La proposition principale de toute philosophie hégélienne – le « rationnel est le réel, le réel est le rationnel » – […] résonne comme la prescription de toute pensée éthique qui réduit l’individuel au général. Or cette proposition exprime l’omission hypocrite de l’existant Hegel de son assomption délirante au rang de l’esprit15,
7avant d’enchaîner : « Il faut toujours, avec Kierkegaard, revenir à cet aveu : je ne suis pas le discours absolu ; exister, c’est ne pas savoir, au sens fort du mot ; toujours la singularité renaît en marge du discours. Il faut donc un autre discours qui le dise16. » Chez Kierkegaard, l’originalité d’une « nouvelle manière de philosopher17 » est construite sur le socle de la singularité « irréfutable » d’un individu, et propose « une critique des possibilités existentielles18 » imposant sa logique propre. Ricœur souligne ainsi que le dandy, plus que d’énoncer un discours que l’on pourrait réduire à une « rhétorique du pathos19 », met en forme de nouvelles manières de penser l’existence à travers la fiction. Le champ pratique est alors réintégré dans celui de la philosophie, libérant des façons neuves de voir et d’élucider, en toute rigueur, le singulier. Cette façon neuve de philosopher grâce à la fiction était nécessaire selon Ricœur, car « [l]a question “Qu’est-ce qu’exister ?” ne peut être séparée de cette autre question : “Qu’est-ce que penser ?” », dans la mesure où « [l]a philosophie vit de l’unité de ces deux questions et meurt de leur séparation20 ». En somme, parce qu’il pratique une écriture fictionnelle du non-savoir, Kierkegaard permet justement de renouveler le savoir.
Le plus vrai d’un écrivain selon Valéry et Kierkegaard
8Envisageons la création littéraire sous ce rapport de tension entre deux questions fondamentales, sans cesse relancées l’une par l’autre, puisque bien souvent, une démarche poétique est mue par ces interrogations éthiques et théoriques auxquelles on ne finit sans doute jamais de répondre. Chaque tentative de réponse avancée, mise en forme dans une œuvre ou sur une scène d’énonciation, instaure le prélude à des interrogations encore plus vastes, jusqu’alors non pressenties. Ainsi Valéry considère-t-il son œuvre, une fois « finie » et offerte au lectorat, « comme déchet, chose morte […] que la vie a quittée, l’abandonnant inerte à la foule des flots21 », parce qu’il s’intéresse davantage au chemin parcouru par l’auteur de la forme qu’à l’objet cristallisé que finit par engendrer son projet. Valéry pense la création littéraire non sous l’angle de la forme, mais sous celui de mise en forme et en sens chaque fois singulière et existentielle, faite d’intuitions chantantes, d’états contradictoires, de pensée en friche et d’idées bigarrées. Il envisage cette odyssée comme la recherche mouvante d’une constellation possible au cœur d’éléments disparates. À cet égard, le « plus vrai » de l’écrivain reste irréductible à un quelconque système ou à l’objectivité, car il n’est jamais advenu ni atteint : « Ce qui est le plus vrai d’un individu, et le plus Lui-Même, c’est son possible22 », affirme-t-il, où l’on peut se souvenir en écho du travail spectaculaire de Kierkegaard sur l’identité, qu’il reflète toujours à travers le prisme de l’ironie.
9Vincent Delecroix le souligne : Kierkegaard s’approprie un lecteur singulier afin de lui communiquer des « propositions d’existence23 » uniques que l’on ne pourrait lui faire sentir ou appréhender par le seul recours au concept, au discours objectif. L’écrivain-philosophe met ainsi en forme « des jeux complexes de représentation24 » devant lesquels il nous faut moins examiner le contenu de la pensée que la forme qu’elle prend pour se dire, s’énoncer. Or ce travail de mise en forme – chez le Danois, et chez tout écrivain –, relève d’une maïeutique de l’identité de l’auteur. La démarche poétique pourrait être envisagée, comme c’est le cas chez Kierkegaard, comme le sempiternel re-commencement d’une mise à distance – médiation ironique – de l’identité idem. À travers ses constellations fictives, Kierkegaard se nomme existant et se dérobe tel du même coup, à travers la pseudonymie et d’autres artifices, d’autres « bouffonneries ». Ses fictions ne parlent peut-être que de lui, mais en tant qu’autre, car elles portent à bout l’esthétisation de soi à travers une stylisation qui, à la fin, reste irréductible à l’ipséité de la personne. Delecroix mentionne d’ailleurs qu’il est une « maxime sur laquelle [Kierkegaard] revient maintes fois : de te fabula narratur (“c’est toi qui es représenté dans ce récit”)25 », ce qui révèle assez le désir du dandy de mette au jour la singularité de sa personne dans le but premier d’éclairer celle des autres. La création littéraire est un acte de discours poétique : un travail de composition, d’énonciation, de style et de séduction. Un peu comme la philosophie l’a fait pendant des siècles, « la littérature parle du sujet », celui de Kierkegaard en l’occurrence, chez qui il s’agirait « de se découvrir, du moins à ses propres yeux, et de coïncider avec soi-même, parvenir à dire “Je26” ».
10Mais il n’est pas du tout certain que cette « coïncidence avec soi-même » puisse advenir grâce à l’écriture et à l’esthétisation de soi. Bien que « la métaphore vive et la mise en intrigue [soient] comme deux fenêtres ouvertes sur l’énigme de la créativité27 », l’horizon, le paysage ou la « proposition d’un monde » que ces fenêtres ouvrent sont chaque fois encadrés par un chambranle, dans une forme arrêtée qui, pour l’écrivain – Valéry le voyait –, devient « chose morte » après la publication. Un projet d’écriture littéraire permet à l’auteur d’atteindre certains de ses possibles ; pas tous. Une fois cette élucidation de soi menée à terme, une autre problématique requiert déjà l’écrivain. Parfois, c’est même l’apparition d’une nouvelle tension au cœur même du processus qui vient mettre fin au projet dans lequel on évolue. On doit alors en finir avec l’exploration d’un lacis, d’un écheveau qui ne nous réclame plus autant qu’avant, et il se trouve mille événements, raisons, motifs et changements pour justifier cela, ce besoin d’en finir et de re-commencer.
Re-commencer : fragile non-savoir chez Bertrand et Ricœur
11C’est que, on l’appréhendait avec Ricœur, lui-même de connivence avec Kierkegaard, « exister, c’est [d’abord] ne pas savoir, au sens fort du mot ; toujours la singularité renaît en marge du discours. Il faut donc un autre discours qui le dise28. » Cette exigence et cette humilité du non-savoir qui sans cesse reviennent motiver ou heurter l’écrivain, l’auteur Pierre Bertrand la reconnaît au cœur de sa démarche. Nous écrivons pour dépasser un empêchement, estime-t-il, pour transformer les impasses de notre vie en nouvelles possibilités. Écrire ne pallierait jamais toutes nos lacunes, mais permettrait de déplacer les questions ailleurs, de tracer un chemin. L’écrivain doit d’abord retrouver un visage nu, un visage qui ne sait pas ; passer du savoir au percevoir. La perception consiste à « participer d’un mouvement qui dépasse tout savoir et toute maîtrise, mouvement toujours déjà en cours et qui ne cesse de se produire29 ». Bertrand évoque bien sûr ici la vie dans son insaisissable instant, l’existant, l’irréfutable individualité. Le beau paradoxe kierkegaardien refait surface, car, pour créer : « Il faut atteindre un niveau de soi où l’on est semblable aux autres. C’est quand nous touchons ce niveau que nous créons, aussi bien dans un art particulier que dans la vie30. » Bertrand éprouve l’union de l’universel et du particulier en écriture, cristallisée dans la formule rimbaldienne « Je est un autre », mais au sens fort d’une impossible connaissance de soi31 : « On a beau tenter de se connaître par l’écriture, on écrit précisément parce qu’on ne peut pas se connaître. […] L’écriture est une forme de parcours –, je me déroule, me dévoile, me construis et m’invente sans que je puisse savoir qui je suis, car je le deviens32. »
12Écrire, ce serait donc éprouver, prononcer l’aveu kierkegaardien de Ricœur : « J’existe, et c’est d’abord ne pas savoir. » Toujours l’ipse ébranle l’idem, toujours ma singularité renaît à travers l’altération de la temporalité. Elle me pousse, revient affolante en marge de ce que j’écris. Toujours il me faut donc un autre discours pour dire ce débordement, ce récit en friche et fragmentaire, parce qu’en devenir. Cette impossible totalisation du « je » rappelle « l’inachèvement “narratif” de la vie33 » entrevu par Ricœur. C’est qu’au début et à la fin du texte littéraire ne peuvent correspondre le début et la fin de la vie chez l’écrivain. La vie d’une personne est éparse, « un mixte instable entre fabulation et expérience vive [et bien que nous ayons besoin] de la fiction pour organiser cette dernière34 » en une sorte d’identité narrative, la radicale altérité du soi reste inénarrable. Ricœur évoque la passivité dans l’altérité de la chair, d’autrui et de la conscience35. Le soi ne serait pas qu’agent actif, maître de son histoire dans les mises en forme qu’il organise. Il serait aussi « patient passif » : sujet à qui manquera toujours une parfaite « transparence à lui-même ». Or le processus de création littéraire, pas davantage que la vie, n’est que pure action : il comporte aussi sa part de passivité, d’altération, d’alanguissement dans l’expérience du corps propre, de l’autre et de la pensée. Ainsi faut-il sans cesse chercher une voie pour dire cette distension du monde sous l’empoigne du langage, cet éparpillement des choses et des êtres sous l’effort du logos, du muthos et du poiein.
L’identité narrative : l’incertaine mise ensemble des voix
13Dans les démarches d’écriture de Kierkegaard, de Valéry et de Bertrand, les questions « Qu’est-ce qu’exister ? » et « Qu’est-ce que penser ? » sont préoccupantes et inséparables l’une de l’autre. Si la philosophie « mourait » de leur disjonction, en serait-il de même pour la littérature ? Chez ces écrivains, les dimensions éthique et existentielle de la création littéraire ne prennent tout leur sens qu’en rapport avec les recherches formelles et théoriques assidûment menées par eux. Car le trajet de la création est recherche de formes : forme de vie, forme du dire, du discours, de l’œuvre. Malgré la diversité des parcours évoqués et leurs différences foncières (laissées ici dans l’ombre), on y décèle l’attention au singulier qui, chez chacun, n’est pourtant pas réductible à l’individualité du sujet écrivant. Cela ne veut pas dire que le poète a « disparu », que l’auteur est « mort » ou neutralisé, effacé, mais que son discours est plus résonnant que jamais, s’adressant « intimement au prochain36 » sans que cette adresse épuise son être. Cela veut dire, en somme, qu’une place est faite à toutes les singularités dans le discours poétique, à tous les sujets dans la réplique qu’offrent ces écrivains à leur temps.
14Cette fragile mise ensemble des voix, Ricœur la nomme « identité narrative » ; accueillant toutes les instances appelées par le texte, elle n’épuise pas pour autant l’ipséité de chacune. Cet « échec » à tout raconter, il faut le voir comme la chance de tous les possibles, comme la reconnaissance du devenir et des avenues de chacun dans sa profonde irréductibilité. C’est là le beau et riche re-commencement toujours permis, toujours pensable et praticable. Un re-commencement qui est chaque fois vivification plutôt que retour, répétition ou mortification. Un je commence à nouveau, dans une configuration existentielle des possibles qui n’est pas – ne peut jamais être – la même d’un instant à l’autre. Un je me lance à nouveau, j’en suis capable, je suis pour cela doté d’imagination.
Terreur, mémoire et oubli : Huston et Mavrikakis « répliquent »
15À cette discussion avec des écrivains de différentes époques, j’aimerais joindre les voix contemporaines de Nancy Huston et de Catherine Mavrikakis. Lorsque l’on demande à la première pourquoi elle écrit des romans « alors que la réalité es déjà tellement incroyable37 », elle répond que cette réalité, construite et fondée sur des « Arché-textes38 », fourmillante de « fables guerrières39 » et de « fables intimes40 » (amoureuses), mérite que l’on s’attarde à sa complexité en inventant des récits qui échappent aux dichotomies du bien et du mal. Le rôle éthique du roman se jouerait dans son pouvoir d’évocation de mondes et d’êtres tout en nuances41, et l’on ne peut ici qu’entendre Ricœur en sourdine (bien que Huston ne le cite pas), son inquiétude devant le « trop de mémoire ici [et] le trop d’oubli ailleurs42 », ainsi que l’espoir qu’il porte en la littérature de dire le monde autrement, de le faire miroiter sous différents éclairages, en d’innombrables variations, parce que nommer le monde, c’est chaque fois l’investir d’une certaine manière qui pourrait engager des conduites : « mon espoir est dans le langage, confie-t-il, l’espoir qu’il y aura toujours des poètes, qu’il y aura toujours des gens pour réfléchir sur eux et des gens pour vouloir […] que cette philosophie de la poésie, produise une politique43. »
16S’il m’importe d’inviter Nancy Huston et Catherine Mavrikakis au banquet, c’est parce qu’elles répliquent à notre temps – avec des esthétiques dissemblables – dans une tonalité féminine. Huston rappelle l’oubli historique et métaphysique de la temporalité féminine, son déploiement dans la vie du corps, dans le rythme de la procréation44. Ce rappel du temps vécu au féminin est aussi présent chez Mavrikakis, particulièrement dans Ventriloquies (correspondances avec Martine Delvaux). Nous sommes avec la première devant une interlocutrice relativement calme et, avec l’autre, devant une « chienne d’écrivaine enragée45 ». N’empêche, elles se rejoignent parfois dans cette lutte où l’enjeu se ressemble : dire la création et la pensée au féminin, avec les attitudes, les conduites et les perspectives temporelles – et historiques – que cela engage. Aussi, chez l’une et l’autre, les horreurs de l’Histoire et la question de la mémoire reçoivent un nouvel éclairage.
17Dans Professeurs de désespoir, Huston analyse les œuvres de trois générations d’écrivains européens – écrites avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale –, attentive au philosophème du nihilisme chez chacun, nihilisme qui, comme elle le remarque, n’advient historiquement qu’après les phénomènes sociaux et culturels du désenchantement, des deux grandes guerres mondiales et du mouvement de libération des femmes46. Or selon elle, à cause de son mépris de la temporalité terrestre et de la vie, le discours de la littérature nihiliste contemporaine, en Europe, persiste à survaloriser un principe de permanence aussi abstrait que traditionnellement métaphysique (et misogyne47), et ainsi à propager la haine des femmes et des mères, chez qui l’immobilisme métaphysique d’un hors temps contredit de plein fouet la réalité phénoménologique du corps propre pour l’autre, c’est-à-dire toujours déjà engagé dans l’altérité de par son cycle reproducteur. Ces idées mériteraient d’être discutées plus longuement dans un autre article, mais le propos de Huston vise, dans ce livre, à souligner qu’un certain type de littérature contemporaine très en vogue en Europe persiste à vouloir laisser dans l’ombre, à mépriser et à laisser dans l’oubli la condition des femmes. Aussi, la profonde pertinence de Professeurs de désespoir réside en son souci de ne pas altérer la mémoire collective une fois de plus à la faveur d’un universalisme philosophique abstrait et, pour cela, défaillant. Et ce souci d’une mémoire juste, on ne peut que le rapprocher de celui de Ricœur.
18De leur côté, les œuvres de Mavrikakis déploient une violence, une colère flamboyantes48, assumées jusqu’au bout dans ce paradoxe de l’esthétisation de soi et la mise en forme de ce qui semble a priori indicible, imprononçable. L’auteure prétend écrire non pour « tuer quelque chose », ni non plus pour en « faire naître » d’autres, mais pour « embaumer la mort » : « Une exposition des corps, un prolongement vain et artificiel de la vie… Mais il faut cela. […] L’écriture ne nous sauvera de rien. […] Je n’aime que la communauté qui terrorise, qui permet de se désinscrire comme sujet, qui empêche tout arrimage du moi49. » D’ailleurs, le motif de la Seconde Guerre mondiale est central dans son roman Le Ciel de Bay City50, où la narratrice est en quelque sorte prisonnière de la mémoire filiale et familiale, dévorante, de cet événement historique en apparence indépassable. En apparence seulement, car la fin de ce roman (tout comme la fin du roman Fleurs de crachat, d’ailleurs) offre la promesse et l’espoir de la maternité, c’est-à-dire d’une filiation neuve. Si chez Huston il ne faudrait pas trop d’oubli, ici (en ce qui concerne la condition féminine), il en faudrait chez Mavrikakis beaucoup ailleurs, à savoir en ce qui a trait à la terreur dans laquelle s’est mise l’humanité au mitan du dernier siècle. Dans ces deux romans de Mavrikakis, c’est la maternité qui permet à la narratrice, sinon d’oublier la terreur, de la dépasser.
19On me pardonnera, j’espère, cette filiation partout fabulée ici (me ferait remarquer Huston) ; mais écrire serait, une fois encore chez Mavrikakis, prononcer : « J’existe, et c’est ne pas savoir ». Le « terrorisme » en question évoque une violence faite à la catégorie du sujet, une insécurité proposée au Moi qui aurait tendance à se croire incrusté dans l’idem, ou dans une parfaite adéquation de soi à soi. Que la littérature et l’écriture surprennent, désarçonnent, déstabilisent, ouvrent à l’inconnu, à l’imprévu, au devenir : tel me semble être le sens de « la communauté qui terrorise » sous la plume de Mavrikakis, par ailleurs compatible avec la présence d’une voix adressée à l’autre (particulièrement dans Ventriloquies) Cet engagement affolé, cette crainte et ce tremblement au cœur du monde et du langage, ne sont-ils pas le lot des écrivains qui, comme Ricœur, ont fait leur deuil de l’absolu ?
20À travers ce deuil, Paul Ricœur s’efforçait de forger des possibles, des filiations et des parentés entre des voies uniques et souvent opposées. Peut-être que le travail de l’écrivain – et de tout créateur – consisterait de même essentiellement à voir, à prononcer et à montrer ces choses et ces liens fragiles que les autres n’ont pas vus. En ce sens, dans l’œuvre de Ricœur s’inscrivent, en filigrane, non seulement des réflexions « vivifiantes » sur l’existant, sur soi-même et les autres, sur nos langages et la vie, mais aussi, comme j’espère l’avoir montré dans cet article, des considérations pluridisciplinaires sur la création littéraire proprement dite, considérations qu’il est fructueux de mettre en rapport avec le discours poétique de certains écrivains d’aujourd’hui.