Colloques en ligne

Jean-Marie Schaeffer

Récit et identité humaine

1Quel est l’héritage littéraire de Paul Ricœur aujourd’hui ? À lire les intitulés de la plupart des interventions de notre colloque, y compris la mienne, cet héritage semblerait concerner pour l’essentiel la théorie du récit, alors même que Ricœur ouvre Temps et récit par le constat que cet ouvrage est le jumeau de La Métaphore vive et que les deux ont été conçus ensemble. La raison qu’il indique est que les deux ouvrages ont pour objet une même question, celle de l’innovation sémantique discursive. La conception de la littérature développée par Ricœur ne saurait donc être réduite à la théorie de la (triple) mimèsis développée dans Temps et récit. Elle doit être cherchée tout autant au niveau du texte poétique ou lyrique, donc sous la forme de la référence métaphorique. Mais plus fondamentalement, en s’intéressant au récit et à la poétique de la métaphore, Ricœur ne veut pas construire une « théorie » de la littérature, mais interroger la question de l’identité humaine.

2Selon Ricœur, donc, l’innovation sémantique possède deux versants. Au niveau structural, la référence métaphorique se voit ainsi distinguée de la double référence opérant dans le récit ; au niveau phénoménologique, la dynamique du « voir comme » (qui régit la phénoménologie des valeurs sensorielles, phatiques, esthétiques et axiologiques de la métaphore poétique) se voit confrontée à celle de la mimèsis (qui problématise l’intelligibilité du monde de l’action) ; sur le plan ontologique, ce qui fait du monde « un monde habitable » est mis en face de ce qui fait du temps « un temps humain ». Mais les deux pôles sont les deux faces d’une même réalité, celle qui voit l’homme se donner une assise en créant de la pertinence nouvelle (dans l’ordre prédicatif) et de la congruence nouvelle (dans l’ordre de la temporalité). Autrement dit, « redescription métaphorique et mimèsis narrative sont étroitement enchevêtrées, au point que l’on peut échanger les deux vocabulaires et parler de la valeur mimétique du discours poétique et de la puissance de redescription de la fiction narrative1 ». La source de l’innovation et sa manière de procéder sont les mêmes dans les deux cas : l’imagination productive, qui, à travers la synthèse de l’hétérogène qu’elle opère, rend le temps habitable pour l’homme et pour l’humanité. Bref, en s’intéressant à la littérature, Ricœur tente de mettre au jour la source et la fonction commune de l’innovation sémantique conçue comme dynamique qui permet à l’être humain de vivre dans un monde. C’est là, me semble-t-il, que se situe l’héritage littéraire de Ricœur aujourd’hui : dans ce geste qui ancre les faits littéraires dans un questionnement sur l’humanité des hommes, qu’il pose à partir (plutôt qu’en vue) du poème tout autant que du récit. Dans ce qui suit, je me limiterai pourtant, comme indiqué, à la question du récit. La question est en effet plus accessible que celle du poème – qui est redoutable, et pour laquelle je ne suis pas sûr que la notion de métaphore puisse remplir la même fonction de clef d’intelligibilité que celle remplie par la notion de mimèsis dans le domaine du récit.

3On le sait, au cœur de la théorie ricœurienne du récit se situe la thèse de la fonction d’individuation de la narrativité. « On le sait », certes, mais comment faut-il comprendre cette thèse ? Que soutient-elle au juste ? Ce sera là ma première question, qui sera donc posée à partir de l’intérieur même de la problématique ricœurienne. Je poserai cependant encore une deuxième question, externe celle-là : est-ce que la thèse ricœurienne est validable ? Autrement dit : peut-on la transformer en une hypothèse de travail et la confronter à ce que nous en savons par ailleurs des fonctions du récit chez les humains ?

Temps, philosophie et récit

4Au tout début du chapitre de Temps et récit consacré à l’analyse augustinienne du temps, Ricœur note de manière préemptive que « la spéculation sur le temps est une rumination inconclusive à laquelle seule réplique l’activité narrative2 ». On pourrait penser que le récit se voit ainsi appelé à réaliser ce dont la philosophie est incapable, ce qui renverrait le travail de Ricœur à la distinction entre spéculation philosophique et faire poiétique dont le paradigme a été construit par le romantisme allemand. Le récit, chez Ricœur, remplit-il donc une place fonctionnellement équivalente à la poésie chez les romantiques, c’est-à-dire a-t-il pour fonction de compenser un manque de la raison abstraite, voire plus largement de la méditation philosophique ? Sommes-nous donc devant une pensée où la littérature est appelée à prendre la relève de la philosophie ?

5Comme indiqué, je ne le crois pas : la centralité du récit et sa fonction indispensable pour aménager les apories de la temporalité – et donc afin de rendre le temps habitable – n’est en rien la centralité de la littérature. L’enjeu se situe à un niveau plus profond que celui d’un dialogue ou d’une rivalité entre deux figures du discours, qui seraient le dire direct d’un côté et le dire indirect de l’autre. Les indices en faveur de cette hypothèse sont multiples. D’abord, ce qui réplique à la rumination spéculative, ce n’est pas la littérature, mais l’activité narrative. Certes, dans Temps et récit, Ricœur a tendance à passer de manière brusque de la sphère de l’action et de sa narrativité inchoative au récit littéraire au sens canonique du terme, sous la double figure du récit historiographique et du récit de fiction. Mais il s’agit là essentiellement d’un raccourci cognitif permettant de mieux mettre en lumière les deux pôles extrêmes d’une narrativité dont la multiplicité des formes et des figures n’est en rien niée. En deuxième lieu, si le récit réplique aux apories de la rumination du temps, cela ne signifie pas qu’il les résout, alors que dans le modèle romantique la poésie est censée résoudre, au sens le plus littéral du terme, les apories du fini et de l’infini, de l’essence et de l’apparence, de l’être et du devenir dans un hic stans où le temps se résorbe dans la plénitude d’une présence, à un point tel que le jeune Schelling pouvait voir dans la genèse d’une nouvelle épopée l’utopie de la spéculation philosophique comme telle. Ricœur ne laisse pas de doute à ce sujet, puisqu’il précise : « Non que celle-ci [la narrativité] résolve par suppléance les apories3 » – tel était exactement le rôle de la poésie dans le romantisme ; mais si la narrativité ne les résout pas par suppléance, il se pourrait néanmoins qu’elle les résolve autrement, c’est ce que semble suggérer à première vue la suite du passage – « [s]i elle les résout c’est en un sens poétique et non théorique du terme. La mise en intrigue […] répond à l’aporie spéculative par un faire poétique capable certes d’éclaircir (ce sera le sens majeur de la catharsis aristotélicienne) l’aporie, mais non de la résoudre théoriquement4 ».

6 Alors, la résout-elle ou l’éclaire-t-elle ? Voici comment Ricœur clôt son argument :

En un sens, Augustin lui-même oriente vers une solution de ce genre : la fusion de l’argument et de l’hymne dans la première partie du livre XI laisse déjà entendre que seule la transfiguration poétique, non seulement de la solution, mais de la question elle-même, libère l’aporie du non-sens qu’elle côtoie5.

7On notera qu’ici il n’est plus question de narrativité mais d’hymne poétique, signe parmi d’autres que ce que Ricœur veut saisir à travers la narrativité est quelque chose qu’elle partage avec la poésie. Mais surtout, il apparaît que ce que le récit ou la poésie réalisent, ce n’est pas une transfiguration de la réponse, mais de la question. D’ailleurs, quelle réponse pourraient-ils transfigurer, puisque la rumination philosophique est incapable de donner une réponse ? Cela présuppose que pour Ricœur c’est en fait le questionnement qui, à travers la rumination ressassante, côtoie le non-sens. Et c’est la transfiguration de la question elle-même qui nous éloigne de ce risque. La résolution des apories du temps par le faire poétique ne consiste donc pas à leur donner une solution qui répondrait poétiquement au questionnement philosophique, au sens où l’on résout une équation ou une énigme, c’est-à-dire en donnant la solution. Il s’agit plutôt d’une solution au sens chimique du terme, donc au sens où l’aporie se résorbe dans la narrativité, cette dernière l’accueillant en quelque sorte et la rendant vivable. D’ailleurs, dans la relecture critique que présente la postface au troisième tome de Temps et récit, Ricœur reconnaît explicitement que la réplique du récit aux apories du temps ne les résout pas en les solutionnant : le temps garde son caractère inscrutable. Et si à ce moment-là il renvoie à un dire lyrique du temps, aux modes expressifs de la louange et de la plainte susceptibles de prendre la place du récit, ce n’est là encore qu’une autre façon d’accueillir l’aporie et de la rendre vivable. Si l’on suit la ligne d’argumentation ainsi esquissée, il apparaît de nouveau clairement que la modalité narrative et celle de la présence poétique sont toutes les deux indissociables d’un monde habitable, et qu’un monde habitable reste un monde précaire.

Action et récit

8Mais à quelle profondeur cette structuration narrative descend-elle dans l’individu ? Dans ses analyses, je l’ai déjà indiqué, Ricœur met surtout l’accent sur le récit comme activité culturelle instituée puisqu’il consacre l’essentiel de ses analyses à l’écriture historiographique et au roman. Ce sont là des formes culturellement relatives : ni l’écriture historiographique ni même la fiction narrative n’existent dans toutes les cultures. Et même si nous ajoutons les récits mythiques à ces deux formes, nous restons toujours à un niveau d’individuation culturelle relativement dérivé par rapport à la radicalité du problème du récit comme configuration du temps humain existentiel. Si le temps humain est configuré par le récit, alors celui-ci, que ce soit sous la forme de l’auto-narration ou de l’hétéro-narration, doit exister à un palier d’incarnation plus profond. Ricœur se rapproche de ce niveau lorsqu’il introduit la question du récit psychanalytique : mais là encore, il s’agit d’un récit retardé, qui plus est, producteur de sens uniquement à travers la grille d’une théorie psychologique explicite (et par ailleurs toujours contestée).

9Ricœur était sans doute conscient du fait qu’en toute logique l’existence même d’une forme culturelle de récit ne peut être comprise que si l’on peut l’ancrer dans une incarnation plus élémentaire de la fonction narrative. D’une part, l’existence de récits savants, si elle peut contribuer à l’individuation, ne suffit pas pour défendre l’hypothèse forte d’une fonction existentiale du récit, hypothèse qui ressort pourtant à la fois de la discussion critique de la question du temps dans le livre XI des Confessions et du recours à l’ontologie heideggérienne du Dasein – notamment à la problématique du souci et de l’intratemporalité. Le problème se concentre en fait sur la question de la relation entre mimèsis I et mimèsis II. La mimèsis II relève toujours déjà de la création littéraire au sens d’une activité historiquement ancrée dans une tradition collective des formes et des questionnements. Si le récit doit avoir une fonction existentiale, elle doit se situer au niveau de la mimèsis I ou au point de passage entre la mimèsis I et la mimèsis II.

10Comprendre quel est exactement le statut de la mimèsis I par rapport à la mimèsis II n’est pas très aisé, parce que Ricœur esquisse deux réponses différentes. La première se trouve dans la section intitulée « Mimèsis I », la deuxième dans la discussion consacrée au cercle de la mimèsis. Dans « Mimèsis I », il s’agit essentiellement pour Ricœur de distinguer ce niveau de celui de la mimèsis II afin de garantir la contribution propre de cette dernière. D’où l’analyse de la mimèsis I en termes de « précompréhension du monde de l’action6 ». Il distingue trois aspects dans cette précompréhension. Le premier est la capacité d’identifier l’action par ses traits structurels, donc la maîtrise d’un réseau conceptuel paradigmatique. Il s’agit d’une compréhension pratique de la logique de l’action. Elle n’est pas narrative mais en constitue la condition de possibilité, au sens où, pour qu’il y ait récit, il faut passer d’une sémantique paradigmatique à une sémantique syntagmatique : « [E]n passant de l’ordre paradigmatique de l’action à l’ordre syntagmatique du récit, les termes de la sémantique de l’action acquièrent intégration et actualité7. » Le deuxième aspect de la mimèsis I réside dans sa fonction de médiatisation symbolique des actions. Elle met à la disposition des individus vivant dans une culture donnée un contexte de description dotant les effectuations physiques d’une signification spécifique et les transformant ainsi en actions intentionnelles au sens plein du terme (par exemple, lorsque le geste de lever le bras devient l’incarnation de l’action intentionnelle de saluer). Le troisième aspect réside dans la reconnaissance, au sein de l’action, de structures temporelles qui appellent la narration. Ce trait de la précompréhension de l’action, note Ricœur, « est l’enjeu même de [son] enquête8 ». Mais comment a lieu la reconnaissance de cet appel ? Selon Ricœur, « la manière dont la praxis quotidienne ordonne l’un par rapport à l’autre le présent du futur, le présent du présent, le présent du passé […] constitue le plus élémentaire inducteur de récit9 ».

11On voit le problème de cette façon de décrire le niveau de la mimèsis I : si la logique temporelle qui « appelle » la narration est déjà inscrite dans la logique de l’action, et s’il y a déjà une syntagmatique à l’œuvre dans l’action elle-même, peut-on encore opposer, comme Ricœur le fait, l’ordre paradigmatique de l’action à l’ordre syntagmatique du récit ? Le problème résulte du fait qu’il faut à la fois ancrer la narrativité dans la logique de l’action et l’en distinguer. Mais comme par ailleurs il ancre la fonction proprement narrative essentiellement au niveau du récit public (historiographique et fictionnel), il l’installe loin (trop loin ?) de la logique de l’action. D’où la double affirmation qu’aucun des trois aspects de la mimèsis I ne relève de la compétence proprement narrative, mais que chacun d’entre eux l’appelle. Mais d’où provient alors la compétence narrative que les récits publics mettent en œuvre ?

12Un deuxième problème se pose au niveau de la temporalité. Si le temps ne devient un temps humain qu’en tant qu’il est raconté, et si le niveau de l’action n’est pas en lui-même structuré narrativement, comment l’action humaine est-elle possible ? Or l’action est bien pour Ricœur, comme le montre son recours à Heidegger, un des lieux où le temps se constitue en tant que temps humain. Comment dès lors pourrait-il ne pas toujours déjà être narré ? Ainsi, parlant de la mimèsis II, donc du récit au sens canonique du terme, Ricœur note que l’acte de mise en intrigue « extrait une configuration d’une succession10 ». Mais ne faut-il pas déjà poser une telle configuration au niveau même de l’action comme forme d’intentionnalité, c’est-à-dire précisément en tant qu’elle n’est pas identique à ni réductible à l’ensemble des gestes physiques à travers lesquels nous l’accomplissons et qui, eux, relèvent de la pure succession causale ?

13Ricœur était sans doute conscient de ces difficultés. C’est en tout cas ainsi que j’interprète la manière dont il revient à la question lorsqu’il aborde le thème du cercle de la mimèsis. Une des objections qu’il oppose à sa propre théorie à cet endroit est celle selon laquelle la mimèsis I ne serait « dès toujours qu’un effet de sens de mimèsis III11 ». Cette thèse culturaliste radicale permettrait de faire l’épargne d’un ancrage individuel de la compétence narrative : celle-ci se bornerait à être l’acquisition d’un jeu culturel, d’un ensemble de règles, d’une forme de vie. Ricœur répond :

À cette objection, j’opposerai une série de situations qui, à mon avis, nous contraignent à accorder déjà à l’expérience en tant que telle une narrativité inchoative qui ne procède pas de la projection, comme on dit, de la littérature sur la vie, mais qui constitue une authentique demande de récit. Pour caractériser ces situations, je n’hésiterai pas à parler d’une « structure prénarrative de l’expérience12 ».

14Il avait déjà renvoyé à la notion de « structure prénarrative » lors de l’analyse de mimèsis I, mais sans l’analyser. Il le fait ici, mais il me semble que son analyse est le lieu d’une certaine gêne conceptuelle. En témoigne déjà la multiplicité des termes proposés : « narrativité inchoative », « structure pré-narrative de l’expérience », « histoire non (encore) racontée », « histoire vécue », « ressources pré-narratives ». Pour soutenir sa thèse, il fait référence à la situation analytique, l’idée étant que le patient a une demande d’histoire que la situation psychanalytique permet de résoudre. C’est oublier qu’en réalité, selon la doctrine freudienne, le patient est toujours déjà tissé d’histoires et qu’il s’agit plutôt pour lui de raconter une autre histoire, refoulée, et par rapport à laquelle les histoires explicites qu’il propose à l’analyste forment écran. Mais peu importe ces difficultés. Ce qui est plus important pour mon propos c’est la fermeté avec laquelle Ricœur tient à maintenir un tel niveau de narrativité inchoative qui constitue selon lui un argument critique « à l’encontre de toute emphase sur le caractère artificiel de l’art de raconter13 ». De même, il distingue entre l’intrigue et l’ordre syntagmatique, en notant que « l’intrigue […] est l’équivalent littéraire de l’ordre syntagmatique que le récit introduit dans le champ pratique14 ». Cela ne présuppose-t-il pas qu’il y a de la narration hors du récit littéraire ?

Narrativité et individuation

15Il n’est pas indifférent que l’interrogation de Ricœur sur le récit parte de la méditation de saint Augustin sur le Temps, car c’est bien le caractère insaisissable de la temporalité humaine qui est, au-delà de son caractère aporétique pour la pensée abstraite, le lieu de la question de l’identité. Si le temps est flux permanent, comment une identité peut-elle se constituer ?

16La réponse est évidemment que ce sont la mémoire (Gedächtnis) et la capacité d’y accéder sous la forme du souvenir (Erinnerung), qui maintiennent l’identité personnelle vécue à travers le temps, cela en instaurant des liens non aléatoires entre les expériences et les représentations de ces expériences. La mémoire n’est cependant pas un contenant pour les souvenirs, mais une fonction générale qui garantit le caractère unifié et cohérent de notre expérience à travers le temps, puisqu’elle est la traduction du renforcement de certains réseaux neuronaux aux dépens d’autres (par répétition des mêmes formes de stimuli). Elle est ainsi indissociable de notre compétence perceptive (visuelle ou auditive) et plus généralement cognitive. Le rappel conscient de souvenirs n’est donc qu’une des fonctions qu’elle remplit. Une partie importante des opérations qu’elle réalise par ailleurs est non consciente. Quant au souvenir, il n’est jamais un simple rappel, une information puisée dans une banque de données, tel un vieux manuscrit qu’on irait chercher dans une bibliothèque et qui nous mettrait face à face avec le passé. Tout souvenir, donc tout passé remémoré, est une construction du présent. L’activité de rappel active certes des réseaux d’excitation neuronale renforcés par l’expérience passée, mais l’activation elle-même est largement dépendante du contexte présent. En témoigne notamment le fait que nous avons tendance à actualiser surtout les mémorisations qui coïncident avec notre attitude émotionnelle présente, et que nous avons tendance à « oublier » celles qui sont dissonantes par rapport à cet état. En témoigne encore le fait que des informations postérieures, enrichissant ou colorant émotivement une expérience vécue antérieure, sont susceptibles d’influencer notre souvenir de cette expérience. Cette plasticité du souvenir est en fait une conséquence directe de la plasticité de la mémoire qui, pour pouvoir remplir efficacement ses multiples fonctions, doit rester capable de se modifier en permanence.

17Mais si l’on accepte l’hypothèse que l’identité individuelle est adossée à la mémoire et si la mémoire se caractérise par sa fonction constructive et sa plasticité, ne faut-il pas abandonner l’idée d’une identité immuable ? Doit-on convenir avec Hume que l’identité individuelle est une fiction ? D’un autre côté, comment nier l’existence d’une certaine constance, lieu d’une identité relativement stable, conçue comme autoperception réflexive de l’individu en tant que personne dotée d’un passé, d’habitudes régulières, de préférences et de plans pour l’avenir ?

18Quelle est donc la ressource qui nous permet à la fois de nous maintenir dans le flux (et donc dans le changement) et dans la constance ? On connaît la réponse de Ricœur : c’est la compétence narrative qui est très souvent avancée comme étant ce qui est capable d’opérer ce miracle. Dennett, dont la philosophie est pourtant fort éloignée de celle de Ricœur, ne dit pas autre chose :

De la même façon que les araignées n’ont pas besoin de penser de façon consciente et délibérée comment tisser leur toile, et que les castors, contrairement aux ingénieurs humains professionnels, ne planifient pas de manière consciente et délibérée les structures qu’ils construisent, de la même façon nous (contrairement aux conteurs humains professionnels) ne déterminons pas consciemment et de manière délibérée quels récits nous allons raconter, et comment nous allons les raconter. Nos récits sont tissés, mais, pour l’essentiel, ce n’est pas nous qui les tissons : ce sont eux qui nous tissent. Notre conscience humaine, et notre identité personnelle narrative sont leur résultat et non pas leur source15.

19Kay Young et Jeffrey L. Saver avancent la même thèse :

C’est sa grande valeur adaptative qui explique le rôle primordial joué par le récit (comparé aux formes imagée, musicale, kinesthésique, syllogistique, ou autres) dans la façon dont s’organise la connaissance humaine. La conscience a besoin d’une structure narrative pour créer l’expérience d’une identité personnelle basée sur les traits de l’activité narrative telles les relations de cohérence, de conséquence et de consécution16.

20Cela ne signifie pas que pour ces auteurs, en amont des récits publics, il y aurait les récits « privés ». En fait, note Dennett, les récits qui nous tissent sont indistinctement ceux que nous racontons à d’autres, ceux que nous nous racontons à nous-mêmes et ceux que les autres nous racontent : « Nous sommes [...] constamment en train de nous présenter aux autres et à nous-mêmes, et donc de nous représenter –  par le langage et les gestes, externes et internes17. » Ce sont aussi, et ceci Dennett semble l’avoir oublié, les récits qu’on raconte sur nous, les récits qui nous racontent et donc nous construisent comme moi narré. Nous sommes ainsi racontés par nos parents, par nos amis, par notre époux ou notre épouse, par nos enfants, par notre amant ou notre maîtresse : chacun de ces récits croit être le récit, la biographie, mais en réalité tous sont en concurrence dans l’esprit de celui sur qui ils convergent et dont ils prétendent dire l’être le plus intime. Et que dire des récits des vainqueurs qui disent la défaite des vaincus, ou de ceux de la police secrète qui reconfigurent l’histoire de vie des suspects ? L’omniprésence du récit et sa capacité de configuration et de reconfiguration de l’identité des individus sont des faits qui paraissent difficilement contestables.

21On le voit, la thèse du caractère central de la narrativité comme facteur d’individuation fait l’objet d’un consensus très large. Une des rares contestations est celle de Galen Strawson18. Dans « Against Narrativity », il a essayé de montrer avec une certaine véhémence que l’identité personnelle n’impliquait nullement une intégration narrative et qu’un moi pouvait tout aussi bien se vivre sous la forme d’une entité épisodique. Dirigée contre les conceptions de Ricœur tout autant que contre la psychanalyse, cette critique – inspirée à la fois par la théorie humienne du caractère fictif du moi et par la philosophie bouddhiste de la vacuité du moi – ne s’en prend en réalité qu’à une conception forte de la narrativité, celle selon laquelle la stabilité de l’identité personnelle ne peut être assurée que par une intégration narrative englobante, par une intrigue classique en quelque sorte. Il est probable que la théorie de Ricœur et celle de Dennett soient effectivement des exemplifications d’une telle conception forte. Mais il n’en reste pas moins que la thèse de Strawson est tout à fait compatible avec une version plus faible de la thèse narrativiste : que l’identité à travers le temps soit celle d’une succession de « mois » épisodiques n’exclut nullement la possibilité que chacune de ces identités soit narrative, car après tout il existe des narrations épisodiques. Cela vaut même pour les liens entre ces « mois » épisodiques discontinus : en effet, Strawson lui-même, lorsqu’il affirme qu’il n’est plus le même que celui qu’il a été lorsqu’il était enfant, actualise la dynamique de base de toute structuration narrative, celle d’un changement d’état. Car pour pouvoir dire qu’il n’est plus le même que celui qu’il a été lorsqu’il était enfant, il faut qu’il pose en amont la possibilité pour son moi actuel de se rappeler qu’il a été un moi différent lorsqu’il était enfant. Bref, la thèse de Strawson n’est en réalité pas incompatible avec l’idée d’une fonction constituante de la narrativité pour la constitution de l’identité.

22Quoi qu’il en soit, l’hypothèse de l’importance de la narrativité au moins épisodique pour l’identité individuelle peut se prévaloir de nombreuses études qui ont mis en évidence les conséquences pathologiques des dysfonctionnements de la capacité d’intégration narrative du passé autobiographique sur l’intégrité de l’identité personnelle. Ces déficits à la fois cognitifs et émotifs ont été étudiés surtout chez des patients ayant des lésions cérébrales, et l’on a pu montrer qu’il existe différents types de dysnarrativité selon les régions du cerveau touchées, et que chaque forme de dysnarrativité se traduit par des déficits spécifiques. Selon Young et Saver, il existe quatre types de dysnarrativité selon les aires neurologiques touchées. La présentation qui suit combine les informations qu’ils donnent avec celles d’autres études, et remplace leur division en quatre formes de dysnarrativité par une division en trois formes qui me paraît plus cohérente.

La narration arrêtée

23La première forme de dysnarrativité, que Young et Saver appellent « arrested narration » (narration arrêtée), résulte d’une atteinte du système formé par l’amygdale et l’hippocampe. Lorsqu’il y a un dommage bilatéral du système amygdalo-hippocampien, les capacités linguistiques, visiospatiales et exécutives restent intactes de même que la mémoire à court terme (entre trente et quatre-vingt-dix secondes). Les individus qui souffrent de lésions de ce système ont aussi accès à leur mémoire à long terme, mais aucun des événements survenus après la lésion n’y est plus inscrit. Lorsqu’on leur demande des récits autobiographiques, la plupart des amnésiques de ce type se souviennent de tout ce qui s’est passé avant leur lésion, sans être conscients du fait qu’entre ce dont ils se souviennent et le présent s’étend une longue zone (parfois trente ans) d’événements oubliés. Leur mémoire autobiographique, et donc leur identité subjective, s’arrête au moment où la lésion est apparue (d’où l’expression « arrested narration »). Leurs intérêts, idées fixes et auto-interprétations narratives restent stables durant des décennies. L’interprétation de ce premier type de dysnarrativité est un peu difficile, au sens où l’on ne sait pas en quoi cette dysnarrativité est due à une incapacité proprement narrative et dans quelle mesure elle repose sur un dysfonctionnement plus fondamental de la mémoire à long terme, indispensable non seulement pour la compréhension et la production des récits, mais aussi pour la mémoire épisodique.

Sous-narration et dé-narration

24La deuxième forme de dysnarrativité, sous laquelle je regroupe la « undernarration » (sous-narration) et la « denarration » (dé-narration) de Young et Saver, semble quant à elle proprement narrative. La sous-narration serait, selon les deux auteurs, liée essentiellement à des lésions bilatérales du lobe frontal ventromédian. Les patients qui ont un dommage bilatéral du lobe frontal ventromédian ont une mémoire autobiographique intacte, mais ils sont incapables d’inhiber des réactions directes, impulsives. Ils sont incapables de construire des représentations mentales de situations contrefactuelles nécessaires pour envisager plusieurs réactions potentielles et leurs conséquences probables. Le patient le plus célèbre qui a eu ce désordre est Phineas Gage, étudié par J. M. Harlow en 1868 et devenu célèbre grâce à Damasio. Damasio a cependant montré que chez certains patients, tel Elliott, la capacité de construire des scénarios alternatifs était intacte, mais qu’ils étaient incapables de les lester différemment en tonalité affective et donc n’avaient pas de structures de comportement préférentielles, ce qui les amenait à agir de manière très impulsive19. La dé-narration se retrouve chez les individus ayant des lésions dans différentes parties du cortex frontal. Une forme modérée, liée à des lésions du cortex frontal dorsolatéral, donne des individus qui sont incapables de donner des comptes rendus narratifs de leurs expériences, de leurs souhaits, de leurs actions, etc., alors que par ailleurs ils n’ont aucun déficit au niveau de la cognition proprement perceptive. La raison en est que des lésions dans ces parties du cerveau rendent les sujets incapables de développer des programmes cognitifs complexes susceptibles de leur permettre d’extraire la signification d’une expérience en cours, d’organiser leurs contenus mentaux de manière cohérente et intégrée, d’élaborer des scénarios élaborés pour des actions séquentielles, etc. La forme la plus sévère donne des individus qui sont incapables d’organiser leurs expériences dans un cadre temporel susceptible d’enclencher des actions finalisées. Cela semble être dû au fait que le cortex médial est relié au globus pallidus et à d’autres structures sous-corticales responsables pour la formation d’impulsions d’agir.

25Les déficits de sous-narration et de dé-narration sont liés plus généralement à des atteintes du cortex frontal et de ses connexions sous-corticales où les entités et événements sont organisés selon des cadres narratifs. Les lésions dans cette partie du cerveau paraissent ainsi être celles qui sont le plus spécifiquement liées à des dysfonctionnements de la narrativité et ce, à de multiples niveaux qui vont de l’incapacité de continuer une histoire commencée jusqu’à l’impossibilité d’intégrer les séquences narratives dans une organisation structurelle globale cohérente, en passant par l’incapacité de distinguer entre récits vrais et confabulations. Une étude de 1994 de Kaczmarek20, résumée par Young et Saver, avait déjà examiné dans la même perspective différentes lésions du cortex frontal :

Les patients frontaux avaient beaucoup de mal à organiser l’information qu’ils voulaient communiquer. Ces individus se perdaient dans des persévérations, des digressions, des confabulations et l’usage de phrases stéréotypées. Il leur était aussi difficile de commencer une histoire, et ils ne pouvaient re-raconter aucun récit, malgré des capacités langagières saines au niveau de la phrase et une mémoire intacte de l’histoire. Quand les lésions n’affectaient que l’hémisphère droit, les patients abusaient de phrases banales en essayant de créer une histoire. Ceux qui souffraient de lésions dorsolatérales gauches avaient tendance à se bloquer sur les phrases introductives de l’histoire, sans arriver à poursuivre celle-ci ou à la compléter. À l’inverse, les patients présentant des lésions orbitofrontales gauches avaient du mal à contrôler la progression de leur récit, et suivaient souvent des associations arbitraires, ce qui les menait à la confabulation. Kaczmarek concluait que le lobe frontal dorsolatéral gauche est nécessaire à l’organisation séquentielle de l’information linguistique, tandis que le lobe orbitofrontal gauche permet le développement dirigé de la narration21.

La narration incontrôlée

26La « unbounded narration » (narration incontrôlée), qui est due à une atteinte conjointe du système amygdalo-hippocampien et de certaines structures du lobe frontal, aboutit à des confabulations incontrôlées. Selon les patients, elles sont censées décrire des événements récents, mais en fait les récits n’ont que peu ou aucun rapport avec les événements en question. Les structures du lobe frontal lésées dans cette pathologie sont celles qui sont responsables du contrôle de la véracité des représentations et qui inhibent en général nos réponses incorrectes. Comme le notent les deux auteurs, ces patients proposent souvent dans un laps de quelques minutes plusieurs narrations concurrentes et incompatibles entre elles en réponse à la même question. Leur narrativité épisodique est donc fonctionnelle. En revanche, chaque récit semble être cognitivement clos sur lui-même et il n’existe pas de cadre sémantique plus général permettant de confronter les différents récits se rapportant au même événement. Lors d’expériences où l’on contrôlait la capacité des patients à comprendre et à reproduire fidèlement un récit, on s’est rendu compte que les patients dont le cortex frontal droit était lésé avaient tendance à confabuler, mais non pas ceux dont les lésions se limitaient à l’hémisphère gauche, ce qui témoigne de l’importance de l’hémisphère droit dans la compréhension narrative.

27L’étude de ces situations confirme à quel point la narration autobiographique est importante pour la constitution d’une véritable identité personnelle. Comme il ressort des situations que je viens de présenter, les faits de dysnarrativité, c’est-à-dire les pathologies où cette activité narrative autonoétique est déficiente, voire inexistante, sont en effet toujours liées à des phénomènes de dépersonnalisation plus ou moins sévères. Ensuite, elle montre que la compétence linguistique et la compétence narrative peuvent être découplées. Ainsi on a vu qu’il peut y avoir dysnarrativité alors même que les fonctions linguistiques, elles, sont intactes. À l’inverse, dans certaines aphasies les capacités de compréhension et de rappel des récits restent intactes. L’importance de l’activation de l’hémisphère droit lors des activités narratives – alors que pour les activités proprement linguistiques, c’est l’hémisphère gauche qui prédomine – s’accorde bien avec ces résultats. Cela semble montrer que la compétence narrative n’est pas réductible à une province spécifique de la compétence linguistique, mais est liée aux compétences de planification et de séquençage actionnel que le cerveau encode sous forme de répertoires, de schèmes ou de scripts impliquant très fortement la cognition visuo-motrice, les émotions (donc l’évaluation hédonique) et les capacités de simulation mentale.

28Si tel est le caractère indispensable de la mise en séquence narrative de la mémoire autobiographique ou plus précisément des souvenirs autobiographiques pour accéder à une identité stable, alors la thèse narrativiste de Ricœur a mis en évidence un aspect central de l’identité humaine. Le fait qu’il ait réussi à décrire et analyser cette fonction de la narrativité en partant des récits publics et non pas de l’analyse psychologique change dans ce cas aussi de signification. En effet, si l’autonarrativité joue le rôle que lui accordent les analyses psychologiques, alors on peut aussi facilement comprendre pourquoi les récits historiques, les mythes, les légendes, les rumeurs, etc., bref l’éventail très large des mises en formes narratives publiques de l’expérience interindividuelle et collective, ont une fonction si importante dans la cohésion des communautés humaines. Elles s’inscrivent dans la même dynamique d’individuation. En effet, cette narrativité publique n’est pas une propriété qui appartiendrait de manière inhérente à quelque âme ou esprit collectif : l’importance de la fonction narrative dans les dispositifs de cohésion sociale n’est que la conséquence du fait que les porteurs de cette cohésion sociale, de cette identité collective, à savoir les individus humains, se construisent comme êtres narrants et narrés.