Colloques en ligne

Suzanne Foisy (Université du Québec Trois-Rivières)

L’œuvre de Ricœur en transit. Sur quelques contributions à l’étude de l’influence de Ricœur au Québec et au Canada

Traces d’une présence

1La table ronde « La présence de Paul Ricœur au Québec et en Amérique », présentée la première journée du colloque, a permis de confirmer non seulement que les concepts du philosophe n’en finissent plus d’imprégner les disciplines du savoir, mais aussi que de profondes empreintes persistent encore aujourd’hui chez les penseurs québécois et canadiens qui ont côtoyé l’homme dans les années 1960 et 1970 lors de ses pauses montréalaises, en transit vers Chicago. Ces discussions furent l’occasion de dégager les influences connues et celles qui étaient demeurées jusqu’alors inconnues ; de rappeler les réciprocités passées et d’insister sur leur importance. Des chercheurs d’aujourd’hui, alors jeunes professeurs ou étudiants en philosophie (pour la plupart à l’Université de Montréal), en ont témoigné selon deux axes : l’un, plus théorique, présentant la croisée particulière de leur œuvre avec celle de Ricœur ; l’autre, plus anecdotique, ou même d’ordre affectif, évoquant des souvenirs encore vifs. Les interventions visaient à illustrer l’impact des conversations et des rencontres, à baliser l’évolution de la pensée de Ricœur durant ses séjours « américains ». Parmi les thèmes que le philosophe enseignait ou que transmettaient les professeurs d’alors, mentionnons l’ouverture au tournant analytique avec John L. Austin – dans lequel s’inscrit le débat avec Jacques Derrida dont nous entretient Jacques Poulain — ; les études sur la psychanalyse freudienne ; la fréquentation de l’œuvre de Hans-Georg Gadamer, qu’aborde Jean Grondin ; les travaux sur la métaphore, à la jonction de la rhétorique et de l’herméneutique, dont il est question dans les articles de David Carr, Maurice Lagueux et Luc Brisson. Tels étaient, aussi, les sujets de ces années d’avant l’« identité narrative », où s’installait toujours davantage la « greffe herméneutique » apposée à son projet phénoménologique, selon les propres mots du penseur, que nous a confirmés François Dosse1. La diffusion de son œuvre dans les traditions philosophiques québécoise, canadienne et américaine, n’a fait qu’augmenter depuis.

2Chose étrange, dans un événement consacré aux marques laissées par l’œuvre de Ricœur chez les littéraires, cette table de discussion de juin 2010 n’avait réuni que des philosophes. Ce n’était pas un hasard. Les premières traces de l’œuvre du penseur au Québec ont d’abord été repérées dans le milieu philosophique de l’Université de Montréal2, essentiellement entre 1964 et 1975, en raison de son enseignement de ce côté-là de l’océan, mais aussi parce que, très tôt, plusieurs collègues eurent le privilège de l’avoir comme directeur de thèse3. Il ne faut pas négliger non plus un facteur qui fut pour une grande part dans la prolongation de ses séjours montréalais et québécois : son amitié avec Vianney Décarie, évoquée avec acuité par Luc Brisson, Jean Grondin, Yvan Lamonde et Maurice Lagueux. Par ailleurs, l’imprégnation de son œuvre dans les études littéraires s’est progressivement installée peu après, en France et au Québec, lors de la parution de La Métaphore vive en 1975, suivie de celle du premier tome de Temps et récit en 1983. Dans la perspective de la publication, l’idée de solliciter d’autres universitaires présents dans ces milieux à la même époque, tout en privilégiant des observateurs œuvrant et rayonnant dans le domaine des études québécoises, s’est imposée. Ces témoignages, très révélateurs de l’importance des traces laissées par le maître, permettent de porter un regard plus pénétrant encore sur la persistance remarquable de cette influence et, comme y insiste Yvan Lamonde, sur la façon dont Ricœur nous aida, nous Québécois, à nous penser dans l’histoire d’un pays.

Ricœur à Montréal

3À l’occasion de l’attribution à Paul Ricœur du doctorat honoris causa de l’Université de Montréal, à la collation des grades du 29 mai 1970, Vianney Décarie, alors directeur depuis trois ans du nouveau Département de philosophie4, rappela que l’exemplaire, abondamment annoté dans ses marges, des Idées directrices pour une phénoménologie d’Edmund Husserl, exposé au pavillon de la France de la toute récente Exposition universelle de Montréal de 1967, était le livre de chevet de Ricœur dans une prison prussienne en 19445. En feuilletant les archives de Vianney Décarie, ce à quoi nous a conviés son épouse Thérèse Gouin-Décarie, rencontrée en mars 2010, et après de brefs échanges avec des collègues québécois de l’époque, la chronologie de ses séjours nous est apparue plus distinctement. La correspondance entre Vianney Décarie et Paul Ricœur indique que des invitations furent lancées dès 1958 par le père Louis Régis, devenu par la suite directeur de la Faculté de philosophie6. Les cours devaient porter sur Kant, Husserl, Hegel, Schelling. Rien de moins ! Bien que la Faculté ou le Département ait tenté à plusieurs reprises de diriger ses destinées vers nos salles d’enseignement, comme nous l’a indiqué le jeune étudiant d’alors, Claude Panaccio, Ricœur n’aurait vraisemblablement donné son premier cours qu’à l’automne 1965. Le cours réunissait des étudiants du baccalauréat et de niveaux plus avancés. Le philosophe avait choisi un thème particulier : « Temps et liberté chez Kant ». Une bonne partie des séances portait sur le schématisme transcendantal. Outre Jean-Paul Brodeur, Yvan Lamonde et Claude Panaccio, il y avait en classe Robert Nadeau, Michel Dufour, Claude Corbo, Serge Lusignan et quelques autres, qui sont mentionnés dans le texte d’Yvan Lamonde7.

4Alors que, selon les dires et les archives (qui ne sont pas toujours en accord), il n’aurait enseigné que trois semaines à Montréal en novembre 1968 et avait dû se désister en 1969 en raison de sa nomination comme doyen à Nanterre, la cohorte d’étudiants admise au baccalauréat spécialisé en philosophie dont j’étais à l’automne de 1970, fut comblée : Ricœur séjourna six semaines parmi nous. Il figurait cette fois à titre de professeur invité aux côtés de Mikel Dufrenne, Pierre Aubenque, Paul Vignaux, Alan Montefiore et Clémence Ramnoux. C’était l’année de sa démission fracassante (le 9 mars 1970) à Nanterre et l’époque de son enseignement aux États-Unis. Lors de ses séjours montréalais, il donnait plusieurs conférences. Mais, surtout, sa philosophie imprégnait la majorité de nos études. Ces années-là sont celles où l’on « enseignait » Ricœur8. En effet, lorsqu’on nous initiait à la philosophie du langage, à la philosophie politique ou à la psychanalyse, aussi bien dans les cours de Jacques Poulain, de J. Roy que de Claude Lévesque, sa présence colorait les ardoises des salles du pavillon Jean-Brillant ou du Stone Castle, siège du Département de philosophie. C’était l’époque des livres : Finitude et culpabilité, Le Conflit des interprétations et De l’interprétation. En 1971, le congrès de l’ASPLF organisé à Montréal par Venant Cauchy, directeur du Département, rassemblait plusieurs des contributeurs du colloque de 20109. La conférence inaugurale de Ricœur s’intitulait « Discours et communication », et la discussion, dont Jacques Poulain précisera les enjeux, se poursuivit avec Jacques Derrida, Roland Blum, Gilles Lane et Henri Declève10. Mentionnons aussi deux colloques importants tenus à Ottawa et auxquels sa présence est associée : le colloque international de 1977 sur « La rationalité aujourd’hui11 » et le colloque de 1984 « À la recherche du sens », ce dernier événement accentuant la dette des universitaires canadiens envers l’œuvre et la personne de Ricœur, dont le texte de David Carr témoigne12.

Manières de lire, d’écrire, de réciter, d’écouter, de se penser13

5Dans un texte de présentation, il vaut mieux laisser parler les auteurs. Transposons d’abord leurs versions de l’impact des traversées de Ricœur au Québec et au Canada en termes de « manières ». Car en présence de l’homme, de ses concepts, de ses écrits et de ses paroles, comme le soutiennent avec justesse la plupart des observateurs dont les textes sont colligés ici, c’est une « certaine manière » qui capte d’abord l’attention.

6Dans la première partie qui traite des « Enjeux théoriques », Micheline Cambron, témoin privilégié de la réception de Ricœur au Québec, montre l’importance des concepts d’identité narrative et de triple mimèsis dans son parcours intellectuel. Ces concepts ont, soutient-elle, influencé sa propre « manière de penser le récit » ainsi que sa « manière de lire ». Si bien que ces manières se sont déployées en une façon de penser la vie culturelle et dans celle de lire comme un récit un ensemble de productions québécoises (le « récit commun québécois »). Bref, sa propre lecture du concept d’identité narrative lui a permis de penser autrement l’identité de la société québécoise (qui devint « récitée », selon la belle expression de Michel de Certeau) et son inscription dans la communauté. Ce texte exemplifie la fécondité des propos de Ricœur pour la discipline littéraire en général.

7L’exposé de Jacques Poulain rend compte du réel conflit qui eut lieu à Montréal en 1971, entre Ricœur et Derrida. Alors que le premier défendit la thèse d’une exclusivité du discours pour contrer l’« incommunicabilité des monades », le second proposa, au contraire, dans sa conférence intitulée « Signature événement contexte », la primauté d’une théorie de l’écriture sur l’implication discursive des énonciateurs. Ce différend notoire, qui aura canalisé des décennies de positions philosophiques contrastées, présupposerait, suivant l’approche analytique, une expérience irréductible du sens. Selon Poulain, qui défend une position anthropobiologique, leurs thèses respectives rendent les deux philosophes aveugles au fait que la production de ce sens ne peut se produire sans une logique plus fondamentale que celle de l’interprétation. Dans la discussion réelle qui a suivi les deux conférences, la manière légendaire de philosopher de Ricœur a été pour un moment court-circuitée. Jacques Poulain soutient que le « penser vrai » brillait par son absence au sein même de leurs deux modes de communication14.

8Durant les années 1980, les discussions de David Carr avec Paul Ricœur ont amené le premier à mettre en place une critique de la théorie façonnée dans Temps et récit. Entre métarécit et récit, l’auteur rappelle dans ce texte tout ce que Ricœur et ses ouvrages lui ont apporté ainsi que ce que lui-même lui a inspiré dans la constellation « temporalité, narration et histoire ». Carr ira jusqu’à déclarer, en tentant d’échapper à la domination de la philosophie analytique au sein de la philosophie de l’histoire et en se servant de Heidegger, qu’il interroge le premier stade de la mimèsis, la réalité historique n’étant pour lui ni un chaos ni une préfiguration dont l’historien devait s’occuper. Ce dialogue in situ avec son vis-à-vis lui a permis d’engendrer une « théorie du caractère narratif de la réalité historique ». Aussi, dans le cadre d’un colloque portant sur l’héritage littéraire de Ricœur, Carr se reconnaît-il plutôt dans le dernier Ricœur, celui qui, à ses yeux, avait transgressé les limites de la théorie littéraire des années 1970 et 1980, pour revenir à des préoccupations plus ontologiques.

9La deuxième partie de cette section, « Contributions de Ricœur à l’histoire et à la philosophie au Québec : témoignages », s’ouvre sur le texte de Jean Grondin qui rappelle l’implantation d’une conception singulière de la philosophie et d’une pratique herméneutique de la pensée à laquelle Ricœur a contribué dans les années 1970. Sa « manière herméneutique de faire de la philosophie » accueillait la pensée de l’autre, du temps passé ou de la tradition ; elle lui adressait ses propres questions. Il en résultait une « fusion des horizons », un « événement de pensée » (selon l’expression de Ricœur), que soulignent d’autres témoignages. Ce texte précise le climat philosophique d’alors, avant que le modèle de son œuvre ne se soit imposé en littérature, et que le penseur lui-même ne s’intéresse aux textes littéraires. Il confirme les difficultés de transmission de sa philosophie, d’abord dans le domaine philosophique, puis en littérature, et les embarras de son parcours professionnel en France et même au Québec.

10Maurice Lagueux insiste de son côté sur la stupéfiante force de travail de son directeur de thèse et sur l’inspiration qu’il a trouvée, nous dit-il, dans sa « manière de lire » un texte philosophique. Celle-ci consiste à s’arrêter pour mieux faire surgir lentement et inlassablement des dimensions inattendues, inscrites dans les textes ou, pour ainsi dire, dans le creux de leurs signes. C’est cette façon d’enseigner qu’il a léguée à ses étudiants. Ricœur maîtrisait vraiment deux traditions, la philosophie analytique qu’il a concouru à transmettre dans la francophonie et dont il a su profiter, et la tradition européenne. Tout comme David Carr et Luc Brisson, Lagueux mentionne que son ancien maître aurait non seulement formé plusieurs étudiants devenus plus tard professeurs, mais facilité également le « démarrage » de carrières universitaires et imprimé chez ses disciples l’exemple fabuleux de sa propre carrière de chercheur.

11L’article de Serge Cantin retrace pour sa part une « manière de ne pas se rencontrer » bien singulière entre Paul Ricœur et Fernand Dumont, sertie, paradoxalement, d’un dialogue intertextuel, où les textes eux-mêmes deviennent les interlocuteurs du temps présent. Il est connu que les deux penseurs ont participé au même congrès de l’ASPLF à Montréal en 1971 et qu’ils avaient été auparavant, en septembre 1959, de la sixième conférence de l’Institut canadien des affaires publiques, Ricœur en personne et Dumont sous format papier15. Cantin, spécialiste de Fernand Dumont, justifie l’intérêt qu’il y aurait à mener un « dialogue posthume » entre les deux auteurs sur quantité de thèmes communs présents dans leurs œuvres respectives : foi chrétienne, philosophie réflexive française, socialisme, poétique de l’existence. S’il en est un qu’il faut privilégier, c’est celui de la mémoire, autour duquel Cantin perçoit non seulement une communauté de pensée, mais une résonnance mutuelle palpable à propos de la constitution d’une mémoire collective dont le rôle est « d’enraciner une identité », celle du Québec par exemple, cette « société récitée » dont parle Micheline Cambron dans son texte.

12La reconnaissance de ce que doit à Ricœur l’ancrage mythologique de la pensée grecque, qu’il développera au fil de ses travaux, est au centre du texte de Luc Brisson, qui raconte avoir été inspiré par un cours de Ricœur sur la volonté dans l’Antiquité et par ses rencontres concrètes avec l’homme au moment de la montée de sa popularité à Montréal. Brisson était de ceux que Ricœur avait formés dans les années 1960 et il avait même, en tant qu’assistant, rédigé ses notes de cours. Il nous offre en outre une exemplification de l’application de la notion de métaphore à la philosophie platonicienne et de l’impact de cette notion sur sa propre production de chercheur et sur sa profession de philosophe. Selon Brisson, Ricœur, n’aurait pas sacrifié « le récit à l’argumentation », surtout pas ce récit mythique « qui transmet le savoir partagé d’une communauté ». Il a suivi ses traces. Après la découverte des manières de « philosopher » et des manières de « lire », d’« écrire » et d’« écouter » de Ricœur, voilà maintenant que se confirme celle de « réciter », repérée auparavant dans les textes de Micheline Cambron et de David Carr.

13Les propos d’Yvan Lamonde nous font revivre, tout comme ceux de Luc Brisson, le point de vue de l’étudiant qui assiste aux funérailles de la tradition thomiste dans l’enseignement universitaire québécois, et découvre tout à coup l’attitude pédagogique singulière d’un professeur venu d’ailleurs. Les textes de Kant et de Husserl transmis par Ricœur ont pénétré en lui, cheminé et enfanté depuis. Non seulement le maître enseignait-il des œuvres ardues à en « rendre intelligents [les étudiants] », mais il leur a appris par là même, comme l’ont signalé aussi certains autres témoins, comment « se penser dans l’histoire » de ce côté de l’Amérique. Les défenseurs de cette perspective peuvent être repérés aussi bien en philosophie qu’en littérature, en sociologie qu’en théologie. Lamonde explique comment la pensée créatrice scintillante de Ricœur, habitée elle aussi par d’autres sages, a été pour lui déterminante à plusieurs égards, dont celui de sa conscience du « temps qui passe… par le récit » et de sa joyeuse « manière d’écrire ». L’historien injecté d’idées husserliennes et de concepts kantiens passés à la moulinette du professeur bientôt rattaché à Nanterre témoigne de son propre parcours philosophique, et de la répercussion de cette lumière sur sa carrière, laquelle le fit finalement bifurquer vers la discipline de l’histoire (après l’analyse d’un texte de Ricœur sur Husserl). C’est cet héritage à couleur historique et philosophique qu’il nous faudrait comparer un jour avec celui que légua également Fernand Dumont.

14***

15Lors d’une conférence prononcée à Montréal en 1964, Ricœur se déclare « méditateur16 ». Toutefois, le qualificatif de « médiateur » ou de « passeur » lui fut plus souvent attribué. En effet, la plupart de ses textes débutent par la mise en scène méticuleuse de deux conceptions antagoniques, progressivement dialectisées, puis réconciliées dans une proposition qui féconde assez fréquemment les « résidus » de ses textes antérieurs17. Quant à ses méditations, il s’agit d’un autre nom pour des manières de penser, qui ont trait davantage à une attitude pédagogique : il méditait sur place, allant même jusqu’à réciter, et ce faisant, à imprégner ses interlocuteurs des problèmes à traiter. C’était là une façon de réfléchir plutôt que de disputer à la façon analytique. Tout, avec lui, pouvait dialoguer, bouger ou « se connecter », même Platon ou la phénoménologie avec la philosophie analytique, si bien que textes et concepts devenaient les personnages de scénarios finement orchestrés. La conjugaison de l’épithète de méditateur, dont il s’affublait parfois lui-même, avec celle de médiateur, qui lui était associée, nous permet de condenser en « style » toutes ces manières d’œuvrer, de réinterpréter continuellement la tradition, de rebondir sur sa propre œuvre. Que ce soit en littérature ou en philosophie, cette œuvre devenait, si l’on ose emprunter le vocabulaire des romantiques allemands, « milieu de réflexion » et patrimoine à venir. Cette teneur affleure sans cesse dans la stylistique qu’il évoquait dans ses textes18, et résonne dans les dires rassemblés ici comme autant de chemins tracés un jour par la rencontre de l’homme et de son œuvre, au Québec et ailleurs.