Colloques en ligne

Alain Schaffner

Julien Green, « théoricien » de la littérature

1Le 6 juillet 1940, Julien Green quitte la France pour les États-Unis. Né en 1900, il publie des romans en français depuis 1926 mais ‑ si ce n’est dans quelques interviews et passages de son journal intime ‑ il s’est finalement assez peu exprimé sur sa manière de travailler. De manière générale, on peut dire qu’il a été jusque-là assez peu loquace sur sa conception de la littérature : il a consacré nettement plus de temps à écrire qu’à commenter son activité.

2Arrivé aux États-Unis, et sachant qu’il ne pourra plus être édité en France, il commence à écrire un livre (autobiographique) en anglais : Memories of Happy Days1. Cette expérience est pour lui l’occasion de réfléchir au rôle que joue le choix de la langue dans l’écriture et dans la constitution de ce que Ricœur aurait appelé une « identité narrative ». Différentes conférences qu’il prononce en 1940 et 1941 sont également pour lui l’occasion de développer ses idées sur la littérature dans des textes suivis. Ils figurent dans deux recueils : Le Langage et son double2 et L’Homme et son ombre3. Ces textes « théoriques », une centaine de pages environ, constitueront notre corpus d’étude.

3Nous allons donc examiner les positions « théoriques » de Julien Green autour de 1940 dans les trois domaines principaux qu’il aborde : la question de la langue et de la traduction, l’écriture intime et l’écriture du roman. Nous essaierons de montrer que sa position d’écrivain bilingue ainsi que certains de ses choix esthétiques le conduisent à développer des idées qu’on ne peut se borner à qualifier de « traditionnelles ».

Le choix de la langue et les difficultés de la traduction

4Ces questions sont abordées dans deux articles du volume Le Langage et son double : « Une expérience en anglais », « La traduction et le champ des écritures » et dans un texte un peu plus tardif, « Mon premier livre en anglais ».

5Dans « La traduction et le champ des Écritures » (Translation and the « Fields of Scripture 4»), Julien Green commence par se poser la question suivante : « N’est-il pas étrange que le plus important des livres du monde anglo-saxon soit une traduction ? » (179). Cette Bible anglo-saxonne, c’est la version du roi Jacques, la « King James », et Green remarque que « nous ne l’appelons pas traduction mais version » (179), et qu’« une version est littéralement l’acte de tourner ou de transformer ». Il constate donc que « le livre original s’est en quelque sorte changé en lui-même » (181). Pour Green, si les Juifs sont « le peuple du Livre », les Anglo-Saxons méritent également ce titre : « La plupart des Anglo-saxons, quand ils lisent leur Bible, ne se rappellent pas qu’ils sont en train de lire un livre en anglais. La traduction est un texte original en lui-même, le livre a été récrit plutôt que traduit […] » (183). Julien Green compare cette traduction à la version française qui lui paraît plate et à la Vulgate, découverte à seize ans, qui l’emporte par « la magnificence de la langue et l’âge vénérable de la traduction » (183). Face à ces différentes traductions, le jeune Green se présente comme « un homme en présence de plusieurs portraits supposés de la même personne et qui ne peut voir de ressemblance entre eux. » Découvrant ensuite la version de Luther en allemand, il s’aperçoit que les versets peuvent parfois être très différents d’une traduction à l’autre. L’image qui se présente alors à lui est celle qu’on trouve dans le Zohar : une très belle jeune fille (le sens secret du livre), emprisonnée dans une forteresse et essayant de communiquer avec son amant qui se trouve au-dehors.

Moi aussi j’étais devant la forteresse quand je lisais des traductions, et la prisonnière c’était la langue hébraïque qui pouvait seulement jeter un regard, pour ainsi dire, à travers les lézardes de la sombre muraille et faire signe à l’amoureux du livre. (189)

6Julien Green rappelle alors au lecteur les étapes de son apprentissage de l’hébreu.

7En 1919, à l’Université de Virginie, il achète une Bible hébraïque et demande à un étudiant juif de lui en lire des passages :

Les mots semblaient venir du commencement de la création ; tantôt douces, tantôt rauques, les étranges syllabes m’emportaient loin en arrière à travers un espace de temps presque incommensurable, en arrière et en arrière à travers les siècles jusqu’aux jours où l’homme s’adressa pour la première fois au Tout-Puissant, employant ces sons-mêmes pour exprimer ses pensées. (189)

8En 1935, à Paris, Green trouve enfin un rabbin qui accepte de lui apprendre l’hébreu : « jamais je n’avais fait un effort pareil de toute ma vie, mais j’en fus amplement récompensé. » (191) ; « […] je voyageais dans un paysage dont jusqu’ici je n’avais que soupçonné la beauté. » (191) ;

 Et quand le vent se levait, comme il le fait si souvent dans l’Ancien Testament, ce n’était pas seulement « une horrible tempête » mais quelque chose de sinistre qui criait et hurlait à travers les consonnes gutturales de l’hébreu. Quand David rage contre ses ennemis, il ne le fait pas dans le style exalté d’un théologien anglais du XVIIe siècle, mais comme un chef bédouin à l’œil sauvage, avec des sons grinçants venus du fond de la gorge et une gesticulation frénétique. (193)

9L’écrivain s’interroge alors sur « la bataille des traducteurs » en constatant que « les traductions diffèrent de manière incroyable » (195) Quelle est la légitimité de la paraphrase ? Pour lui, la traduction anglaise résiste mieux au temps car elle est plus littérale : les traducteurs « étaient résolus à donner à l’Angleterre un livre hébreu » (199) ; ils essaient « d’attraper l’esprit même de la langue qui va être traduite. » Selon Green, le français se situe du côté de « la beauté plus intellectuelle des mots latins » (201) – « le français est du “latin continué” selon Remy de Gourmont » – tandis que « la barbare beauté des mots saxons est sans prix pour le traducteur de la Bible. » (201) On voit que la quête de l’authenticité passe par le retour à une sorte de langue originelle du sacré.

Écrire en français, écrire en anglais

10Dans « Une expérience en anglais5 », Julien Green s’interroge sur les conséquences du changement de langue pour tous les exilés, dont chacun « emportait avec lui sa langue maternelle » (151)6. « La plupart ne possédaient rien d’autre, mais la langue d’un être est tellement son unique propriété qu’il s’identifie à elle. C’est un trait commun à tous les hommes. » (151) Et il ajoute : « le langage fait à ce point partie de nous-mêmes qu’il nous faut des circonstances exceptionnelles pour nous en rendre compte. » (153)

11Se souvenant de son interrogation enfantine (« Est-ce que nous pensons avec des pensées ou avec des mots ? ») qui a engendré la perplexité du philosophe Jean Wahl, et de la question qu’on lui pose très souvent (« Est-ce que vous pensez en anglais ou en français ? »), l’écrivain en vient à l’affirmation de ses convictions théoriques sur le sujet :

Tout notre système d’idées, nous pouvons l’admettre, se fait naturellement dans les termes d’un langage défini. Un langage n’est pas seulement le moyen de désigner les objets ou de décrire des émotions, c’est en lui-même un processus de pensée. (155)

12Les langues offriraient ainsi chacune un accès particulier au monde : « La langue française voit le monde à sa façon, l’anglaise à la sienne, mais c’est le même monde vu selon des angles différents. » Dans une lettre citée par Green, le poète Keats explique ainsi que « certaines idées de ses poèmes lui ont été suggérées par des mots. » (155) Et Julien Green de préciser que si Keats avait écrit son Endymion en français, il aurait écrit un texte tout à fait différent « parce que la simple harmonie des mots français lui aurait suggéré une foule d’images différentes » (157). La conclusion s’impose : « une langue est un monde clos d’où il est difficile de s’évader. » (157)

13Le bilinguisme de Green lui donne une sensibilité particulière à la dimension spécifiquement linguistique de notre accès au monde : « Cette question de langage m’a toujours passionné car c’est notre substance même qui est en cause. » (161) Recommençant en anglais un livre qu’il avait essayé d’écrire en français, Green fait un étrange constat : « Je m’aperçus que j’écrivais un autre livre, un livre d’un tour si complètement différent du texte français que tout l’éclairage du sujet était transformé. En anglais, j’étais devenu quelqu’un d’autre. » (175)

14Cette expérience troublante, qui bien sûr entre en résonance avec la thématique du dédoublement si fréquente dans l’œuvre, Green la décrit plus en détail dans un article étonnant intitulé « Mon premier livre en anglais7 ». L’écrivain s’y interroge à nouveau sur « le mystère des mots » (209) ; il y réaffirme qu’« une langue n’est pas seulement un moyen de s’exprimer, c’est aussi, c’est surtout une façon de voir et de sentir. » (209) « Est-on le même en français et en anglais ? Dit-on les mêmes choses ? Pense-t-on de la même manière dans les deux langues et avec des mots pour ainsi dire interchangeables ? » L’écrivain affirme que « les racines du langage plongent jusqu’au fond de notre personnalité et que c’est notre façon d’être qui est en jeu quand on nous apprend à parler en une langue plutôt qu’en une autre. » (213). La position de Green « théoricien » se limite certes à rendre compte d’une expérience ‑ « je ne cherche pas à établir des lois mais je puis tout au moins dire ce que j’ai pu constater dans le domaine du langage. » (217) ‑, mais cette expérience est particulièrement marquante.

15L’écrivain revient alors sur l’écriture de son livre de souvenirs, commencé en français en 1940 puis finalement rédigé en anglais (Memories of Happy Days). Il constate que le deuxième début en anglais, loin d’être « une espèce de traduction inconsciente du français […] semblait presque d’une autre main que la [s]ienne. » (219) « Le sujet était bien le même. Le choix des détails était tout autre. Je ne disais pas les mêmes choses dans les deux langues, parce qu’en écrivant en anglais j’avais le sentiment obscur de n’être pas tout à fait la même personne. » (221) L’anglais conduit en effet, selon Green, à une « extrême réticence dans l’expression de ses sentiments » (223), au point qu’« une confidence en anglais prend une vague apparence de scandale. » (225)8 L’écrivain se voit ainsi contraint de supprimer tout ce qui a trait chez lui à la naissance du sentiment religieux. « En français, il est beaucoup plus facile de passer, comme on dit, du plaisant au sévère. » (225) On voit que ces questions très concrètes de la lecture des traductions d’un même texte et de l’expérience du bilinguisme conduisent Julien Green à des réflexions approfondies sur les rapports entre la langue et l’identité.

L’écriture intime et la question du sujet

16La conférence intitulée « Mon premier livre en anglais » conduit son auteur à un constat final sur les difficultés « d’écrire un livre d’où l’élément romanesque serait absent » (229). Julien Green constate que « tel épisode de la vie réelle, transporté sans modification dans un roman, peut paraître absolument faux. » (231) La vie est en effet, selon la belle formule de Green, « un roman qui a besoin d’être récrit » (233). L’autobiographe constate que « dire la vérité honnêtement, simplement, n’est pas toujours facile, quel que soit le désir qu’on a de dire vrai […] » (235) Le phénomène de dédoublement, ou de réduplication de l’identité, que nous avons pu observer dans le passage d’une langue à l’autre, resurgit dans le cadre du récit autobiographique : « le seul personnage qui me paraissait un peu incertain, c’était l’auteur » (237). « Nous sommes faits, tous tant que nous sommes, d’une succession de personnages qui ne se donnent pas toujours la main, qui se renient les uns les autres, tristement, honteusement. » (239)

17La conférence de Princeton intitulée « Tenir un journal9 » voit Green s’interroger cette fois sur le motivations du diariste. Le trouble originel qui conduit à la rédaction du journal est celui « d’un oubli dont nous sommes nous-mêmes l’objet, non pour d’autres mais pour nous-mêmes » (107). « Ce que nous sommes est tellement mêlé à ce que nous étions que le tout forme un ensemble en quelque sorte inextricable. » (109) L’identité bergsonienne de la conscience et de la mémoire apparaît décisive à l’écrivain, c’est bien dire celle aussi de la mémoire et du sujet. Les « lois d’optique du journal » (117) en découlent : « le quotidien, l’ennuyeux, le banal, subissent avec les années une transformation essentielle et deviennent parfois rares et singuliers. » (117) Trois conditions semblent indispensables à Green pour tenir un journal : la sincérité, qui est indispensable ‑ mais nous conduit à ne livrer qu’une « vérité fragmentaire » (119) en raison de l’implication d’autrui ‑ ; l’exactitude, en vertu delaquelle mieux vaut supprimer un passage que d’arranger les événements ; la capacité de choisir ce qu’on doit raconter et ce qu’on doit omettre.

18 Après avoir analysé les cas d’Amiel, des Goncourt, de Jules Renard, de Maurice Barrès etde Gide, Julien Green conclut : « Parler de soi est une des occupations les plus passionnantes pour un écrivain, elle est aussi une des plus délicates et des plus hasardeuses car elle engage l’homme tout entier. » (145)

Idées sur le roman

19« Je ne crois pas à l’évolution du roman », affirmait Green en 1927 dans son entretien avec Frédéric Lefèvre pour les Nouvelles Littéraires10. Il définit alors le roman comme « l’étude d’un caractère, du développement d’un caractère ou d’une passion dans un récit en prose entrecoupé de dialogues. » (1024) Faut-il pour autant voir chez Green qui écrit dès 1924 deux articles sur Joyce alors que Ulysses n’a pas encore été traduit en français un simple défenseur du roman traditionnel ? Les textes des années 1940-1941 nous présentent de lui une image tout à fait différente, celle d’un homme qui, après des années d’écriture, fait retour sur sa pratique de romancier sans vouloir la brider par des considérations excessivement formelles.

20Dans « Le romancier et ses créatures11 », Green se demande pourquoi l’expérience du romancier est difficilement transmissible ‑ à la différence par exemple de celle de l’horloger. Un certain nombre d’idées chères à l’écrivain sont affirmées dans ce texte. La première est le refus de toute composition agencée d’avance : « J’ai toujours eu l’opinion que d’être trop soucieux d’un plan tue un livre pour la simple raison que cela transforme les héros en automates ; leur devoir devient de suivre le plan, qu’ils aiment ça ou non. » (27) La deuxième idée-force de Green12 est que les personnages doivent prendre le pas sur l’intrigue, en tout cas dans l’ordre de la création : « que le romancier crée des personnages qui méritent d’être créés et les événements s’arrangeront d’eux-mêmes, ce qui veut dire que ses héros créeront l’intrigue. Le livre est leur livre, pas celui de l’auteur. » (27) S’interrogeant sur la signification de la formule de Flaubert, « Madame Bovary, c’est moi », il en conclut que l’ermite de Croisset « voulait sans doute exprimer par là qu’à force de se concentrer sur son héroïne il avait réussi le phénomène de l’identification. » (35) : « Le romancier inventant un personnage de toutes pièces vit en quelque sorte une seconde vie pleine de surprises. » (35) Ces termes ne sont pas employés par Green seulement de manière figurée, Flaubert vit littéralement les convulsions de Mme Bovary, il est à l’écoute de sa « vision intérieure » (35). « Le romancier-né est un voyant, et plus il croit à sa vision plus elle sera unique. » (37)

21On pourrait penser que Green se contente de recycler des termes religieux (« vision », « croire ») pour parler de son activité de romancier mais ‑ même si cela n’est sans doute pas absolument faux ‑, on est au moins aussi proche ici du « voyant » rimbaldien que de ce que les théoriciens actuels de la fiction appellent « l’immersion » ou « la modélisation mentale ». Le théoricien occasionnel établit clairement dans son texte la distinction essentielle entre « fiction et mensonge » (39), la première étant « le seul moyen de créer quelque chose qui ressemble à la vérité ». Le « sentiment religieux » (41) sert plutôt ici de métaphore pour décrire le processus créatif. Le créateur redevient enfant avec Dickens mais frôle des abîmes avec James (Le Tour d’écrou).

22Le troisième point important auquel s’attache dans cet article la réflexion de Green est la question du lien que permet d’établir la fiction avec les profondeurs psychiques. Le roman est pour lui comme « un iceberg flottant en aveugle sur ce qu’un psychanalyste a appelé la mer du subconscient. » (45) L’auteur s’y présente à travers ses personnages comme l’Empereur, dans le conte d’Andersen, qui croit être magnifiquement habillé alors qu’il se promène tout nu dans les rues. Le romancier apparaît donc bien comme un explorateur des profondeurs, ce que confirmera Mélanie Klein, dans Envie et gratitude, par son analyse méticuleuse de Si j’étais vous.

23Dans une autre conférence intitulée « Le métier de romancier13 », Julien Green rappelle qu’il va surtout parler ce qu’il a « appris en écrivant » (1414). Écartant d’un revers de main la menace de la crise du récit, Julien Green se montre convaincu qu’« un très grand nombre de personnes désirent qu’on leur raconte des histoires, et [que] ce désir est à peu près aussi vieux que l’humanité elle-même […] » (1415) Le romancier moderne lui apparaît « comme le descendant en ligne directe des conteurs qui ont promené sur toutes les routes de l’Antiquité et du Moyen-Âge leurs rhapsodies et leurs chansons de geste » (1415). Comme on le voit, il n’est pas bien loin de certaines analyses de Walter Benjamin. La motivation de l’écrivain relève « d’une sorte de poussée intérieure qui l’oblige à s’exprimer » (1417). « Mais je crains de m’aventurer sur ce terrain qui est la chasse gardée de la psychanalyse, laquelle m’est fort étrangère, et puis j’ai tant d’assassinats sur ma conscience de romancier que j’aime mieux vous parler d’autre chose. » (1418)14

24Dans le cours qu’il a donné à Groucher College (Baltimore) au début de la guerre, Green a découvert « la difficulté extrême qu’il y a à vouloir éclaircir pour d’autres des idées qu’on ne s’est jamais donné la peine d’analyser soi-même, pour la bonne raison qu’elles semblaient évidentes. […] En récompense, on retire un très grand profit de ce travail d’élucidation. » (1419) Semblant ne pas remettre en cause l’idée reçue selon laquelle « la vie est le plus grand des romanciers » (1440), Julien Green ne cesse pourtant de s’interroger sur les limites du réalisme : il ne suffit pas d’imiter la vie, il faut la recréer. Les grands romans sont « comme une vision provoquée par la réalité de la vie ; cette vision n’est pas la vie, mais elle se substitue à elle et d’une certaine manière elle est aussi vraie. » (1430) Le cours de Green a été publié, sous le titre « Le roman sans peine », dans L’Homme et son ombre. « Écrire un roman », y déclare l’écrivain, « est une des expériences les plus passionnantes, parce que cela nous apprend plus sur nous-mêmes qu’aucune autre forme d’activité mentale. » (61) La recette qu’il livre à ses élèves, en une belle métaphore gastronomique, est la suivante : le « récit » est la « viande » dans le « ragoût » (65), « la sauce est fournie par le style ». Il vaut mieux éviter « les vues philosophiques malaxées et remalaxées », les « analyses psychologiques qui ralentissent l’action » et les « descriptions écrites pour le seul plaisir de l’auteur » (65). Changeant de métaphore, Green développe de nouveau son idée de la « projection mentale » (69), de la « vision intérieure » où « l’imagination prend la place de l’observation » (69). Il insiste sur le travail de « medium » (69) qui doit être celui de l’écrivain. « Un personnage inventé est une image mentale composite » (71), écrit-il dans des termes très contemporains, ajoutant que ce portrait, composé comme un « puzzle » (une énigme en anglais) est toujours fait « inconsciemment ». La dimension enfantine du créateur lui donne accès à l’intériorité de son personnage. Revenant à la mort de Madame Bovary, Green souligne que le récit qu’en fait Flaubert est « réel de l’intérieur » (89). Une partie de la valeur artistique vient de la sincérité : le romancier « croit ce qu’il dit et voit ce qu’il décrit. » (93)

25Julien Green, on l’aura compris, n’est pas à proprement parler un théoricien de la littérature (d’où les guillemets employés dans le titre de cet article), mais ses écrits ont incontestablement une dimension théorique. On voit bien que chez lui la théorie ne préexiste pas à la pratique, qu’elle est au contraire, à la fin d’une intense période de création romanesque, la mise en ordre de l’expérience et l’affirmation des convictions qui en sont issues. Il faut aussi l’exil, et le cadre particulier des conférences ou des cours, pour que Green pense à mettre ses idées en ordre dans des textes conséquents.

26Si Green ne lit Dostoïevski que dans les années 50, s’il semble n’être touché par aucune des grandes remises en question du récit dans l’entre-deux-guerres (il reste un grand admirateur de Balzac, bien qu’il ait lu et apprécié Joyce), la singularité de sa position d’écrivain bilingue lui ouvre un espace d’interrogations rares à cette époque dans le champ littéraire français. Entre E. M. Forster et Julien Gracq, entre Henry James et François Mauriac ou plus tard Kundera (lui-même entre deux langues), il s’inscrit ‑ à sa manière modeste ‑ dans cette lignée d’écrivains qui, sans se dire ouvertement théoriciens, font évoluer notre conception du roman.