Colloques en ligne

Thomas Hunkeler. Université de Fribourg

Samuel Beckett lecteur de Scève

1Samuel Beckett a lu Délie dans l’édition Parturier de 1916, durant ses études de lettres modernes au Trinity College à Dublin, entre 1923 et 19261. Son professeur, Thomas Rudmose-Brown, qui l’a introduit à la lecture de Scève, était depuis l’été 1926 en contact épistolaire avec Valery Larbaud ; leur correspondance tournait depuis la première lettre autour de questions de poésie, notamment à propos de Léon-Paul Fargue et de Maurice Scève2.

2L’exemplaire de Délie ayant appartenu à Beckett porte les traces d’au moins deux lectures successives, puisqu’on y trouve une première série d’annotations au crayon, suivies – et parfois renforcées – par des annotations au stylo. Si on ne peut pas totalement exclure que Beckett ait utilisé un exemplaire d’occasion, partiellement annoté par un autre lecteur, le caractère largement concordant des deux couches d’annotations parle cependant en faveur d’un seul lecteur, en l’occurrence le jeune Beckett. Il semble ainsi possible d’identifier une première lecture, plutôt cursive, probablement durant le semestre, suivie d’une seconde lecture, souvent plus précise, éventuellement pour préparer un examen. On notera que l’exemplaire de Délie en question ne porte aucune signature ni aucun ex-libris de Beckett. Le volume ayant été offert par Beckett, avec d’autres livres, notamment un Pétrarque annoté, à un couple d’amis, le peintre Avigdor Arikha et son épouse Anne Atik, son authenticité peut néanmoins être considérée comme établie3.

3Les différents types d’annotations que porte l’exemplaire de Délie témoignent dans l’ensemble, il faut bien le dire, d’une lecture d’étudiant plus que d’une lecture d’un futur écrivain. De nombreux dizains portent simplement la mention « N.B. » pour nota bene, sans que l’on sache clairement si cette observation est du fait du jeune Beckett ou si elle reflète l’opinion de son professeur que l’étudiant s’empresse de consigner sur son exemplaire.

4Des annotations concernant le lexique, la syntaxe ou des références savantes sont également assez fréquentes ; parfois en français, mais plus souvent en anglais, elles sont celles d’un étudiant allophone qui cherche à se familiariser avec la culture littéraire et la langue du xvie siècle. Certains dizains ont manifestement été commentés en classe, à l’instar du dizain 254, qui donne lieu à une remarque plutôt étonnante concernant Marguerite de Navarre, qui serait « le personnage le plus célèbre du xvie siècle », dont serait sorti « toute la Renaissance ». Deux annotations mentionnent Délie comme exemple de « préciosité » ; on peut se souvenir ici à nouveau de Valery Larbaud, qui rappelle dans ses « Notes sur Maurice Scève4 » qu’on avait vers 1900 l’habitude de citer le dizain 331 aux élèves de la rue d’Ulm « comme échantillon de la “préciosité” de Scève ».

5Dans l’ensemble, les annotations que Beckett reporte sur son exemplaire de Délie sont celles, on l’a dit, d’un étudiant, et elles ne semblent préfigurer en rien le regard de l’écrivain à venir. On n’est donc pas surpris qu’à aucun endroit de sa propre œuvre, Beckett ne fasse allusion à Scève : ni dans ses premiers poèmes de la fin des années 1920, où il évoque pourtant à un moment donné Ronsard5 – il faut ajouter que Beckett avait fait en août 1926 un tour à bicyclette en Touraine, lors duquel il avait visité entre autres le manoir de la Possonnière et le prieuré de Saint-Cosme – ; ni dans sa correspondance6. En revanche, on sait grâce à Anne Atik7 que Beckett, qui avait une mémoire d’éléphant, aimait citer encore bien des années plus tard des dizains de Scève. Parmi ces poèmes figurait peut-être le dizain 26, car ce dernier porte une annotation inhabituelle, qui laisse pour une fois transparaître une appréciation esthétique à propos du dernier vers du poème, « Las tousjours j’ars, & point ne me consume » : « When Scève achieves a fine line, it is an exceedingly fine one, as here » (« Quand Scève réussit un beau vers, il est magnifiquement réussi, comme ici8 »). Une analyse plus précise des annotations de Beckett montre en effet qu’à plusieurs endroits, il marque quelques vers isolés, le plus souvent un ou deux, qu’il semble trouver particulièrement réussis. Tel est le cas, par exemple, du dizain 148, où il souligne le vers 8, « Mon espoir est denué de son herbe », ou encore du dizain 59, dont il met doublement en évidence les deux derniers vers : « Car je te cele en ce surnom louable, / Pour ce qu’en moy tu luys la nuict obscure. » On pourrait parler d’une lecture « concettiste » de la part de Beckett, puisque cette lecture est particulièrement attentive aux poèmes qui culminent en une pointe surprenante, en un concetto tel que le pratique avec prédilection la tradition anglaise de la poésie élisabéthaine, avec le sonnet shakespearien, ou encore la poésie métaphysique d’un John Donne.

6L’introduction d’Eugène Parturier a également fait l’objet d’une lecture de la part de Beckett, puisque plusieurs passages sont soulignés au crayon et parfois marqués en marge. Or, certains aspects retenus éclairent à la fois, il me semble, la Délie de Scève et l’œuvre beckettienne à venir. Dans la perspective de la présente contribution, il s’agira donc d’utiliser le regard du jeune Beckett pour dégager des aspects formels particulièrement prégnants de l’œuvre scévienne. Parmi les aspects relevés par Parturier dans son introduction et soulignés par Beckett figure, comme on pouvait s’y attendre, l’obscurité de Délie. À plusieurs endroits, l’étudiant marque au crayon des passages dans lesquels Parturier évoque, de façon souvent dépréciative, la difficulté ou l’obscurité de l’écriture scévienne. Ainsi, Parturier note que la « pensée [de Scève] s’enveloppe de nuages », qu’elle « disparaît sous des images et des symboles » et que, « inconvénient très grave, quand il s’agit d’un poète dont les intentions sont si difficiles à comprendre, nulle part il n’a jamais exposé dogmatiquement ses idées9 ». Un peu plus loin dans son introduction, Parturier explique ce penchant pour la difficulté avant tout par les traditions dont Scève se serait inspiré, notamment par l’héritage néoplatoniste et médiéval, mais aussi par le contexte de son époque. Voici le passage, toujours mis en évidence par Beckett :

Si Maurice Scève est difficile à comprendre, on voit qu’il n’est pas le seul dans ce cas ; il se conforme à une tradition, et l’on pourrait presque dire qu’il suit une mode.

La tendance du siècle dès son début est de compliquer l’expression des idées et des sentiments10.

7Il n’est pas sans intérêt de confronter ces lignes à la poétique qui sera celle de Beckett dès le début des années 1930, quand il commencera à rédiger ses propres textes. Beckett, on le sait, prendra lui aussi soin, dans ses écrits, de « ne jamais exposer dogmatiquement ses idées », quitte à laisser son lectorat dans une ignorance tout à fait voulue face à des textes que d’aucuns n’ont pas hésité à qualifier d’obscurs.

8Il est cependant un texte, qui date de la fin des années 1920, dans lequel Beckett – peut-être parce qu’il y parle de Joyce et non de lui-même – s’est bel et bien expliqué sur les raisons poétiques de l’obscurité littéraire, et ceci à propos du dernier texte de James Joyce, Finnegans Wake, qui à cette époque s’appelle encore Work in Progress. Dans cet essai de 1929 intitulé « Dante… Bruno. Vico.. Joyce », Beckett se propose de défendre l’œuvre de Joyce des reproches d’illisibilité en insistant sur les raisons littéraires qui ont fait opter Joyce pour un style qui, aux yeux de beaucoup, doit bien être qualifié d’incompréhensible. Or, affirme Beckett, il y a un malentendu à l’origine de ce reproche : « Vous vous plaignez que ce truc n’est pas écrit en anglais. Il n’est pas écrit du tout. Il n’est pas là pour être lu – ou plutôt il n’est pas là seulement pour être lu. Il doit être regardé et écouté. » Et un peu plus loin, Beckett explique que le langage joycien tel qu’il est pratiqué dans Finnegans Wake n’est pas un langage arbitraire, où forme et fond seraient strictement séparés, mais une tentative d’expression directe dans laquelle « la forme est contenu, le contenu est forme ». Et Beckett de conclure : « Son écriture n’est pas au sujet de quelque chose ; elle est ce quelque chose même. […] Quand le sens est le sommeil, les mots s’endorment. […] Quand le sens danse, les mots dansent11. »

9Ce texte, il me semble, contient une piste tout à fait intéressante pour réfléchir au sujet de l’obscurité scévienne. Car s’il n’est certes pas impossible de relier l’obscurité de Délie à la tradition hermétique, comme le propose Parturier, on pourrait aussi partir de l’idée que la forme choisie par Scève pour sa Délie est en réalité le fruit d’une intention à proprement parler poétique qui vise à traduire, de façon mimétique, la difficulté de l’expérience amoureuse. C’est par exemple chez Sperone Speroni, plus exactement dans le Dialogo della rettorica12, ou encore dans le Convivio de Dante13 que Scève a pu trouver l’idée que le poète doit chercher non seulement des « mots correspondant aux concepts qu’on veut signifier » (« parole a’ concetti significati corrispondenti », comme le dit Speroni), mais aussi un style adapté à la matière qu’on veut exprimer.

10Dans une telle perspective, les nombreux traits qui rendent la lecture de Délie ardue ne seraient pas à mettre au compte d’une prétendue maladresse de Scève, comme le pensait un Sainte-Beuve14 ; au contraire, ils témoigneraient de ce que l’écrivain suisse Ramuz appellera, dans une lettre à Grasset, la « langue-geste », par opposition à la « langue-signe15 ». Il s’agira, dans cette optique que partagera aussi Céline, un peu plus tard, d’inventer les moyens langagiers pour faire sentir l’émotion au lieu de la décrire, quitte, comme Ramuz l’affirme par ailleurs, à « aller contre une certaine grammaire et une certaine syntaxe16 ».

11Dans ce sens, je proposerais de lire les nombreux dizains dans lesquels Scève prend des libertés avec la grammaire, la syntaxe ou même avec le lexique comme étant marqués par ce que Xavier Bonnier appelle très justement un « besoin spécifique d’expressivité17 », essentiellement dû à la tentative de faire ressentir au lecteur, à travers l’acte de la lecture même, le dilemme de l’amant. Je choisirai comme exemple un poème bien connu, le dizain 76, dont la comparaison avec l’intertexte pétrarquien permet de mesurer la radicalité de la poétique scévienne :

Je le vouluz, et ne l’osay vouloir,

Pour non la fin à mon doulx mal prescrire.

Et qui me feit, et fait encor douloir,

J’ouvris la bouche, et sur le point du dire

Mer, un serain de son nayf soubrire

M’entreclouit le poursuyvre du cy.

Dont du desir le curieux soucy

De mon hault bien l’Ame jalouse enflamme,

Qui tost me fait mourir, et vivre aussi,

Comme s’estainct, et s’avive ma flamme18.

12L’impossibilité de parler, qui forme l’objet des premiers six vers du dizain, fait écho, comme la critique n’a pas manqué de l’observer, à des passages similaires chez Pétrarque. On peut notamment penser au premier tercet du sonnet 20 du Canzoniere :

Maintes fois pour parler déjà j’ouvris les lèvres ;

lors demeure ma voix au creux de ma poitrine.

Mais quel son pourrait donc jamais monter si haut19 ?

13On constate facilement que si le contenu est semblable dans le poème de Pétrarque et celui de Scève – on trouve d’ailleurs la même idée chez Virgile, Ovide, Catulle ou encore Bernard de Ventadour –, la forme choisie par Scève diffère de façon radicale : tandis qu’on est en présence d’une description factuelle chez Pétrarque (et chez les poètes romains et provençaux), il y a ce qu’on pourrait appeler une véritable mise en scène chez Scève, qui opte pour un procédé iconique grâce auquel la forme imite le fond.

14On observe le même décalage par rapport à un autre passage de Pétrarque, le sonnet 49, dont Scève a ici pu s’inspirer. Voici le second quatrain, où le poète s’adresse à sa propre langue :

Car c’est quand m’est plus nécessaire ton aide

pour demander merci, que tu demeures

le plus froide ; et si tu articules des mots,

imparfaits se révèlent, comme d’homme rêvant20.

15Comme dans la citation précédente, on constate que les paroles imparfaites de l’amant sont rendues par Pétrarque sous une forme qui, elle, est tout à fait correcte ; le décalage est évident entre ce qui est dit par l’amant et ce qui est écrit par le poète. Notons que ce décalage correspond aussi à la perspective générale du Canzoniere, qui distingue dès le sonnet initial entre une période de « juvénile erreur » (« giovenile errore »), « quand j’étais en partie autre homme que ne suis », comme le dit le poète, et la période de la rédaction des poèmes. Tandis que pour Scève, ces erreurs sont autant, sinon plus, celles de la période de rédaction, comme le montre le huitain liminaire de Délie qui parle de « mainte erreur, mesme en si durs Epygrammes ».

16Je mentionnerai un troisième et dernier intertexte, toujours de Pétrarque, le sonnet 170, vers 9-14 :

Aussi jamais former parole je n’ai pu

qui pût être entendue d’un autre que de moi,

tant Amour m’a rendu craintif, sans voix.

Et je vois bien qu’une passion brûlante

noue la langue d’autrui, fait s’enfuir les esprits :

qui peut dire qu’il brûle est en bien petit feu21.

17Si j’ai cité aussi ce dernier poème de Pétrarque, c’est que Beckett aimait lui-même déclamer ce fameux dernier vers, « Chi pò dir com’egli arde, è ‘n picciol foco22 ». Et il aimait le comparer à cet autre magnifique vers du Roi Lear de Shakespeare (IV, 1) : « Le malheur n’est pas à son comble tant qu’on peut dire : “C’est là le comble.” » (« The worst in not / So long as we can say ‘This is the worst23 »).

18Maurice Scève, pour revenir à lui, radicalise le langage poétique pétrarquien selon le même type de logique. Dans le dizain 76, le mot « Mercy » est fracturé, écartelé entre le début d’un vers et la fin du suivant ; le poète tout à la fois demande « Mercy » et n’arrive pas à le dire. Le choix du verbe « entreclore » pour « fermer » ou « interrompre », au vers 6, est par ailleurs particulièrement intéressant. Non seulement parce qu’il mobilise quatre syllabes dans la forme utilisée, incarnant ainsi à lui seul cette longue interruption du « poursuivre », alors même que la partie manquante du mot à dire n’en comporte plus qu’une seule, « -cy », mais aussi parce que l’intégration de la préposition « entre » dans ce verbe plutôt rare semble ici motivée par sa position entre les deux parties du mot « Mer…cy ». Beckett avait observé un phénomène similaire chez Joyce, qui remplace le mot anglais « doubt » (« doute »), dont la force de suggestion est trop faible, par l’expression « in twosome twiminds », un peu à la manière de l’allemand « Zweifel » qui fait résonner « zwei » (« deux »), comme le note Beckett24.

19On notera aussi que le dizain 18 de Délie forme en quelque sorte le pendant du dizain 76, puisque le poète y oppose le langage des autres poètes au sien à nouveau à propos du mot « mercy ». Voici les vers 8-10 :

Mays moy : je n’ay d’escrire aultre soucy,

Fors que de toy, et si ne sçay que dire,

Sinon crier mercy, mercy, mercy.

20Nous sommes ici en présence d’un autre exemple de langue-geste, puisque la triple répétition du mot « mercy » à la fin du poème semble vouloir imiter le passage d’un langage très structuré, tel qu’il prévaut dans la première partie du dizain, vers un langage brut, à peine articulé : celui, précisément, du cri de détresse.

21Dire l’échec du dire : tel est le paradoxe que le poète amoureux doit affronter. On se souvient des vers 4-8 du célèbre huitain que François Ier aurait rédigé lors de la redécouverte de la tombe de Laure, en 1533, à moins qu’il ne soit de Maurice Scève lui-même :

O gentille ame, estant tant estimée,

Qui la pourra louer, qu’en se taisant ?

Car la parolle est tousjours reprimée

Quand le subget surmonte le disant25.

22Un paradoxe semblable ouvre le dizain 8 de Délie :

Je me taisois si pitoyablement,

Que ma Déesse ouyt plaindre mon taire.

23Un passage similaire, toujours autour du mot « mercy », figure enfin dans le dizain 244 :

Si je vois seul sans sonner mot, ne dire,

Mon peu parler te demander mercy.

24Ne rien dire veut dire beaucoup : voilà le paradoxe qui anime les deux extraits qu’on vient de lire. Mais ce qui est contradictoire selon la logique du tiers exclu, logique qui régit la langue-signe, devient signifiant dans la langue-geste de la poésie, accessible au lecteur au moyen des émotions.

25Si la langue-geste fait le pari de pouvoir être comprise de façon immédiate et sensuelle, la langue-signe, elle, demande au contraire un effort intellectuel de la part du lecteur. Et Délie, on le sait, ne manque pas de dizains qui sont non seulement ardus à comprendre, mais qui font ouvertement appel à l’érudition et aux facultés cognitives du lecteur. Comme les contemporains de Scève l’avaient déjà constaté, la poésie du poète lyonnais requiert parfois, à la place du lecteur, un docteur.

26Prenons comme exemple particulièrement frappant de cette tendance cérébrale de la poésie de Scève le dizain 331, dont Beckett avait également noté l’extrême difficulté :

L’humidité, Hydraule de mes yeulx,

Vuyde tousjours par l’impie en l’oblique,

L’y attrayant, pour air des vuydes lieux,

Ces miens souspirs, qu’à suyvre elle s’applique.

      Ainsi tous temps descent, monte, et replique

Pour abrever mes flammes appaisées.

      Doncques me sont mes larmes si aisées

A tant pleurer, que sans cesser distillent ?

Las du plus hault goutte à goutte elles filent,

Tombant aux sains, dont elles sont puysées.

27Dans son édition, Parturier indique avec justesse que Scève reprend ici la physiologie des larmes telle que l’époque la concevait, tout en compliquant cette référence dès le premier vers par la comparaison avec l’hydraule ou horloge à eau. Les autres éditeurs, de McFarlane à Defaux, le suivent sur le principe, tout en ajoutant parfois des remarques qui prêtent à confusion. Ainsi, Defaux26 interprète le « vuyde » du vers 2 comme un adjectif en apposition qui se réfère à l’hydraule, alors que toutes les autres éditions le lisent comme un verbe, certes curieusement intransitif, avec la signification « coule », voire « s’écoule ». Le syntagme « par l’impie » est interprété par les éditeurs comme signifiant « à cause de Délie qui est sans pitié », ou encore, par McFarlane27, comme « à cause du manque de pitié ». Le vers 6 a également donné du fil à retordre à la critique : faut-il comprendre que les larmes abreuvent, donc éteignent, un feu déjà apaisé ? McFarlane, suivi par Joukovsky, propose de recourir à une construction latine, comme par exemple dans le titre de la Gerusalemme liberata du Tasse, où le participe exprime le résultat de l’action du verbe. Le problème qu’ils ne semblent pas voir, c’est qu’une fois le feu éteint, le processus circulaire s’arrête, ce qui n’est justement pas l’idée exprimée dans ce dizain. Gérard Defaux corrige donc cette erreur en interprétant « abreuver » comme signifiant « nourrir » : l’eau des larmes, bien loin d’éteindre le feu de l’amour, le renforce au contraire. C’est là précisément le travail de l’antipéristase dont Scève parle déjà au dizain 293.

28Ce poème, qui n’est ici qu’un exemple parmi d’autres dizains tout aussi difficiles, pose la question du contrat de lecture que ce genre de texte implique. Si l’on tient compte, non seulement des réactions de l’époque, mais aussi des difficultés que Délie continue à poser aux éditeurs modernes, qui disposent sans doute de plus d’outils de recherche que la plupart des lecteurs de l’époque, on peut vraisemblablement exclure l’idée que ce texte était facilement compréhensible à l’époque de Scève.

29S’agissait-il alors pour Scève de parler d’amour doctement, à la manière d’un Dante ou d’un Guido Cavalcanti, dont le célèbre poème « Donna mi prega » était lu et commenté à l’époque comme un véritable art d’aimer ? Je dirais plutôt, comme l’a récemment suggéré Nathalie Dauvois, qu’il s’agit pour Scève de « décrire en profondeur, en mobilisant toutes les ressources et du savoir et de la langue28 », une expérience totale : celle de l’amour. Il y aurait ainsi, dans Délie, plusieurs modalités de lecture : une lecture sensuelle, par voie de langue-geste, mais aussi une lecture cérébrale, par voie de langue-signe. Des lectures rapides et aisées, mais aussi des lectures ardues et lentes. Des lectures où, à l’image du poète amant, on souffre, et des lectures où l’on ne souffre pas. C’est ainsi que le lecteur, pris entre discours expressif et discours descriptif, fait l’expérience de l’amour dans tous ses extrêmes, du cri au raisonnement, du corps à l’esprit, du plus bas au plus haut.

30J’aimerais conclure en évoquant un dernier aspect de la lecture de Délie que Parturier et Beckett semblent partager, du moins si l’on en juge par les annotations : il s’agit de la proximité de Délie par rapport à l’œuvre de Dante. On cite souvent ce mot de Parturier : « De Dante, je n’ose rien dire29. » Or, il en parle en réalité à plusieurs endroits de son introduction, et Beckett, lui-même grand lecteur de Dante, a soigneusement marqué ces passages. Mais au-delà du rapport intertextuel entre Dante et Scève, que j’ai eu l’occasion d’étudier en détail dans un autre contexte30, c’est l’idée même d’une œuvre infinie, qui garde sa richesse pour ainsi dire en réserve, toujours à venir, qui me paraît caractériser non seulement Dante et Beckett, mais aussi Scève.

31Pour expliquer un peu mieux ce que j’entends par là, j’aimerais partir d’une observation très intéressante que X. Bonnier31 fait à propos du style de Scève. Parmi les procédés stylistiques fréquents dans Délie, il mentionne en effet la figure rhétorique de l’épanorthose, qui consiste selon les Figures du discours de Fontanier à « revenir sur ce qu’on a dit, ou pour le renforcer, ou pour l’adoucir, ou même pour le rétracter tout-à-fait, suivant qu’on affecte à le trouver, ou qu’on le trouve en effet trop faible ou trop fort, trop peu sensé, ou trop peu convenable32 ».

32Les exemples d’épanorthose, de type proleptique ou révisionnel, sont très fréquents chez Scève – Bonnier parle d’un véritable « “tic” d’écriture » du poète – et il est tout à fait significatif qu’on en trouve non seulement dans sa devise, « Souffrir non souffrir », mais aussi dès le seuil du livre, au premier vers du célèbre huitain initial :

Non de Venus les ardentz estincelles,

Et moins les traictz, desquelz Cupido tire :

Mais bien les mortz, qu’en moy tu renouvelles

Je t’ay voulu en cest Œuvre descrire.

33Que signifie le fait de placer le recueil dans son ensemble sous le signe de l’épanorthose ? X. Bonnier identifie un triple impact : consolider la tendance scévienne à l’expression binaire ; donner une dimension de véridicité et de spontanéité à l’énoncé ; enfin, témoigner d’un souci de guidage du lecteur. Mais dans la mesure où l’épanorthose n’est pas seulement une figure de style qui porte sur l’elocutio, mais une figure de pensée qui affecte l’inventio, il semble possible d’y ajouter encore un autre impact qui touche, quant à lui, la poétique de Scève. Car en tant que figure de l’écart, l’épanorthose figure aussi un certain mécontentement par rapport à toute expression, quelle qu’elle soit. Pour le dire avec le personnage de Moran chez Beckett : « Il me semblait que tout langage est un écart de langage33. »

34Il revient à Bruno Clément, qui a consacré une étude à la rhétorique de Samuel Beckett, d’avoir mis en évidence l’importance de la figure de l’épanorthose chez l’auteur irlandais34. Il y montre notamment que l’œuvre beckettienne se construit dans un mouvement simultané de répétition et de variation par lequel l’écrivain tente d’approcher cet indicible qui semble à l’origine de son désir de parler. L’œuvre consiste dans ce sens à tenter d’épuiser toutes les façons possibles de parler. Comme le dit le narrateur de L’Innommable : « Tout est à recommencer, dans d’autres termes ou dans les mêmes termes, autrement ordonnés35. »

35À la lumière de ces passages beckettiens, je proposerais de relire les dizains de Délie certes comme autant de tentatives pour dire l’expérience amoureuse, mais aussi comme autant d’écarts de langage, comme autant d’« erreurs » justement qui forcent à toujours relancer le processus poétique, de dizain en dizain et d’emblème en emblème. Car si l’œuvre dans son ensemble se donne comme approche de la fin (des tourments), elle constitue aussi une approximation sans fin, toujours à recommencer. À l’image du purgatoire de Dante, espace de l’entre-deux s’il en est, les univers poétiques et de Scève et de Beckett oscillent sans fin entre « deux elementz contraires », eau et feu, obscurité et lumière, enfer et paradis, homme et femme, texte et image.

36Ce n’est pas exactement par « signes evidentz » que l’exemplaire de Délie annoté par Beckett montre cette familiarité qui, pour le jeune Beckett, est encore presque entièrement à venir. Mais il n’est pas interdit de penser, surtout si l’on tient compte du fait que Beckett devait conserver son exemplaire de Délie de longues années avant de l’offrir à Anne Atik, qu’il avait trouvé chez son lointain prédécesseur lyonnais de quoi alimenter sa propre poétique.