Colloques en ligne

Pierre Martin. Université de Poitiers et Forell B2

« Escrire », « descrire » : la question des « emblemes » dans Delie de Scève, ou de l’importance des liminaires

1Les « emblemes » ont longtemps été le parent pauvre des études scéviennes, victimes en partie d’un discours qui, à partir de la grande thèse de V.-L. Saulnier, tendait à les marginaliser, par exemple en appliquant sans grande précaution à Scève les conditions dans lesquelles Barthélemy Aneau disait avoir créé son Imagination poetique1 : Aneau déclarait en effet dans sa « Preface de cause » qu’il avait composé ses emblèmes à partir de bois inutilisés qui étaient en souffrance chez son « bon amy » d’imprimeur Macé Bonhomme. Après Saulnier, l’image restait si peu importante que les études, quand elles ne mettaient pas en relation le corpus iconographique avec des documents presque toujours postérieurs, s’attachaient surtout à interroger la relation entre le motto et le dernier vers de ce que Saulnier appelait le « dizain-glose » et Dorothy Coleman « the companion-dizain ». Il y eut des éditeurs, et non des moindres, à qui il parut parfaitement légitime de publier une Delie amputée de ces petites vignettes dont on reconnaissait cependant, presque du bout des lèvres, qu’elles pouvaient faire le charme d’un tel recueil – ou qu’elles auraient pu en faire le charme, tant on était persuadé sans doute que les mauvaises reproductions de l’édition Parturier, noires, empâtées, à la limite souvent de la lisibilité, étaient conformes à l’original. Mais si l’âne de l’« embleme » 35, dont l’édition Parturier fait disparaître le museau, entièrement caviardé, dans une large tache noire, est dans l’original pourvu d’une jolie muselière finement tressée, la chose n’est pas seulement charmante : elle est signifiante. Elle est signifiante au même titre que le joug qui serre le poitrail de l’animal et l’attache à la meule, ou que le bandeau qui le prive de la vue, et elle achève de faire de l’âne une métaphore de l’amant ou de son cœur en proie aux vicissitudes d’un amour non payé de retour. Elle est signifiante peut-être aussi par l’écho que cet âne métaphorique peut par ce détail entretenir avec le bœuf que la Loi interdit de museler – or l’on sait bien que selon la lecture spirituelle de Paul, « celui qui bat le blé doit le battre avec l’espérance d’y avoir part2 ».

2Mais mon propos ne consiste pas ici à commenter en détail tel ou tel emblème, et je n’en dirai pas davantage sur « L’Asne au Molin ». Je vais m’attacher à montrer, par l’examen attentif du dispositif qui ouvre le recueil, comment Scève cherche à imposer l’idée que la part emblématique de la Delie a une place aussi importante que la part des dizains proprement dits. Pièce maîtresse de ce dispositif stratégique, le huitain de dédicace doit être l’objet d’une réévaluation radicale, et cette lecture nouvelle que je propose ici engage au moins pour partie, on le verra, l’interprétation des « emblemes ». Mais avant d’en donner la clef, il me faut débrouiller la question de la terminologie en mettant en garde les agrégatifs contre les anachronismes : mon garde-fou, en la matière, est un ouvrage fondamental absent de leur bibliographie, The Emblem and Device in France, de Daniel Russell3.

1. Emblème et devise

1.1. Le privilège et l’index

3Le mot emblème apparaît à la périphérie de Delie, d’abord dans le privilège au verso de la page de titre, puis, à l’autre extrémité du recueil, dans le premier index. Le premier document accorde une protection pour six ans pour un « Livre traictant d’Amours […] soit avec Emblesmes, ou sans Emblesmes », le deuxième dresse « L’ordre des Figures et Emblemes ». Le privilège reproduit un lexique qui appartient à l’éditeur, Antoine Constantin, soucieux de prévenir les pratiques éditoriales de confrères peu scrupuleux comme Denis de Harsy4, et l’on peut douter que, lors de sa réapparition dans l’index, le mot soit de la responsabilité directe de Maurice Scève. Établir une table est un travail d’imprimeur, et chaque figure est indexée telle qu’elle est « pagée », dit la table dans l’original, c’est-à-dire assortie du numéro de la page sur laquelle elle a été imprimée : gêné par cet hapax, qui ressortit sans doute au jargon de métier, Parturier remplace par « page ». Avec la table des dizains, il est facile de mettre en évidence, puisqu’on peut comparer les vers cités avec la lettre du texte, le fait que celui qui récupère chaque incipit pour dresser une liste alphabétique a tendance à rectifier le vers selon ses propres habitudes orthographiques (par exemple « peut » est orthographié « peult » pour les dizains 287 et 364) ou selon une lecture qui fait sens (« Tu m’es le Cedre » rectifie « Tu mes le Cedre »). Autre modification notable, le régime des majuscules à l’intérieur du vers ne respecte pas toujours la leçon des épigrammes du recueil : ainsi, dès la deuxième ligne, on lit « A cupido » sans majuscule, mais un peu plus loin « Amour Lustrant »… De même la table des figures, bien que les titres proposés ne se puissent comparer à rien, présente des négligences immédiatement visibles dans la distribution des majuscules. Les substantifs coordonnés en effet n’y font pas l’objet d’un traitement régulier : dans l’original, les titres des emblèmes 1, 12 et 17 font apparaître les mots « femme », « oyseau » et « hyerre » avec une minuscule, ainsi que, en deuxième position, « hommes » (E. 25), « ratière » (E. 33), « bœuf » (E. 38), « chiens » (E. 49) et « chandelier » (E. 50)5.

4La question de l’attribution ou non des titres de la table à Maurice Scève n’est pas sans importance : le rapprochement que l’on est tenté de faire entre « Dido qui se brusle » et « Le Coq qui se brusle », ne saurait évidemment susciter le même commentaire dans l’un et l’autre des cas… Mais pour ce qui est du terme d’emblème lui-même, qu’il soit employé par Scève ou non importe peu, tant il est vrai qu’en matière d’emblématique, la période de création de Delie est une période de flottement terminologique. En cette époque pionnière où le langage symbolique qui emprunte la voie de l’image gravée est en passe de conquérir l’activité du livre, pour ouvrir un véritable créneau éditorial bientôt largement exploité par les imprimeurs lyonnais, Scève a trois prédécesseurs, publiés tous trois à Paris : Alciat, dont l’Emblematum liber6, édité par Wechel dès 1534 moyennant de nouvelles figures7, fait l’objet chez le même éditeur d’une édition bilingue intitulée Le Livret des Emblemes en 1536, et chez Denis Janot, en 1540, La Perrière avec Le Theatre des bons engins et Corrozet avec l’Hecatomgraphie. Chacun met sous le mot emblème des réalités différentes, tantôt le texte, tantôt l’image, et ce avant que les théoriciens ne réservent ce terme pour désigner le tout de l’image et du texte.

2.2. Des figures symboliques

5À ne considérer que la structure, les spécialistes ultérieurs des genres iconotextuels (depuis les théoriciens anciens, un peu postérieurs à cette première période de mise au point d’un nouveau mode d’expression à laquelle Scève participe pleinement, jusqu’à nos jours) réservent le mot emblème à un objet dont le modèle canonique est tripartite (titre, image, épigramme) ; ils se gardent donc de confondre le genre de l’emblème avec un autre genre apparenté, celui de la devise, dont la forme canonique est duelle : une image combinée avec un texte sentencieux, très bref, qu’on appelle le « motto ». Il est évident que, par rapport à l’objet iconotextuel qui apparaît dans Delie, le terme d’emblème est inadéquat8 : le mot ne correspond pas, ou ne correspond plus, à la chose. Delie est un recueil d’épigrammes et non pas d’emblèmes, mais de devises. Il est non moins évident que le flottement terminologique de l’époque nous autorise à user indifféremment des termes devise et emblème pour parler de Delie, puisque le premier correspond à la réalité telle que la postérité en a retenu la définition, et que le péritexte de l’ouvrage nous donne à lire le second. Un minimum de prudence toutefois recommande d’employer ce second terme comme une citation, et d’user de guillemets.

6Au début des années 1550, deux publications lyonnaises exclusivement consacrées aux devises viennent inaugurer une réflexion normative qui devait aboutir à une clarification terminologique : en 1551, les Devises heroiques de Paradin, avec une préface importante sur le plan théorique, et en 1555, un dialogue de Paolo Giovio sur les devises héroïques et les devises amoureuses9. Cependant, la valeur respective des termes emblème et devise peut être encore objet d’hésitation en 1559, avec les Devises ou Emblemes heroiques et morales de Gabriel Symeoni10. Dans ce titre, les adjectifs « heroiques » et « morales » ne viennent pas caractériser le seul mot « emblemes » par une manière de restriction de champ à valeur définitoire, qui différencierait les emblèmes des devises. Le recueil est effectivement structuré de telle sorte qu’il présente en premier lieu des devises de grands personnages ou destinées à de grands personnages : ce sont là les devises héroïques, et Symeoni s’inscrit par ce choix lexical dans la lignée des Devises heroiques de Paradin11. Et à la suite, dans un second mouvement plus proprement moral, il propose d’autres devises à tel ou tel type d’individus afin de corriger leurs vices en leur mettant sous les yeux ou la représentation du vice en question, ou la représentation de la vertu contraire. Si ce sont les deux adjectifs du titre qui représentent cette bipartition du recueil, c’est bien que les mots « Devises » et « Emblemes » sont coordonnés dans un système d’équivalence, comme ce sera encore le cas en 1571 avec une autre édition lyonnaise, celle des emblèmes calvinistes de Georgette de Montenay, sous le titre Emblemes, ou devises chrestiennes.

7Dans l’expression qui chapeaute le premier index du recueil de Scève, le mot « emblemes » est coordonné non pas à « devises » mais à « figures », et non pas par « ou » mais par « et » : « Figures et Emblemes12 ». L’expression est reprise à la ligne suivante par « La première », au féminin, autrement dit la première figure. Les termes figure et emblème sont perçus comme des termes proches, le deuxième venant corriger ou plutôt orienter le sémantisme du premier : c’est de figures qu’il est question, et plus particulièrement de ces figures qu’on appelle emblèmes. Car il y a figure et figure, dans le champ éditorial de l’époque : il s’agit de distinguer d’une part ces vignettes à caractère strictement illustratif, parfaitement redondantes par rapport au texte qu’elles illustrent, et d’autre part des figures qui valent pour autre chose que ce qu’elles représentent objectivement, ces figures qui ont fait récemment leur apparition dans le monde de l’édition et qu’on appelle, d’après le terme choisi et – quels que soient les malentendus – promu par Alciat ou tout au moins ses éditeurs, des emblèmes. L’expression cherche donc à désambiguïser le terme figure. Et pour pouvoir les désigner, ces figures au fonctionnement symbolique, l’imprimeur chargé de dresser une table s’emploie à trouver un titre très simple qui se limite à donner un équivalent textuel à ce qu’elles représentent immédiatement, c’est-à-dire à l’objet qu’elles imitent. Pour reprendre les termes utilisés par Fernand Hallyn13, le titre envisage la figure comme une icône, comme un « signe qui ressemble à l’objet qu’il dénote » ; il ne s’attache qu’à la signification iconique de la figure, pas à l’interprétation symbolique. Cette désignation pratique et purement descriptive est parfaitement usuelle à l’époque de François Ier, c’est ainsi qu’on parle des devises et qu’on les désigne : on porte tel objet en devise, c’est-à-dire la représentation de tel objet.

2. « Devise » : un mot, quatre acceptions

2.1. La devise, corps et âme

8La devise canonique, telle qu’elle apparaît cinquante fois dans Delie de Scève, réunit figure et motto dans une relation telle que l’un ne saurait assurer le surgissement du sens sans l’autre. Dès le premier ouvrage consacré à la devise, le dialogue de Giovio, cette interdépendance nécessaire est fortement marquée par la terminologie choisie, que tous les théoriciens postérieurs adopteront : la figure est le « corps » de la devise, et le motto, son « âme ». Motto est le terme que les Italiens emploient régulièrement pour désigner ces énoncés brefs ou sentencieux réduits à quelques mots, voire à un seul mot. À l’époque de Marot, on dit « le mot », terme que l’on trouve encore dans les commentaires que Symeoni apporte aux devises de son propre recueil, en concurrence avec « dicton » et « diction », « sentence », « écriteau qui dit que… », etc. Le terme privilégié par Symeoni est celui de « parolles », employé dans deux tiers des commentaires de son corpus14. Un théoricien ou compilateur anglais, Abraham Fraunce, à la fin du xvie siècle, donne l’équivalent latin « vox15 ». Le « mot », les « paroles », la « vox » : autant de termes qui rendent compte du sentiment nécessaire d’une forte inscription ou présence d’une source d’énonciation dans la devise, avec dans le corpus scévien une forte majorité de prosopopées (c’est une des choses figurées qui est censée s’exprimer) et de sentences (la voix qui s’exprime est alors celle de la doxa, celle d’un peu tout le monde).

9Les devises amoureuses de Delie sont toutes censées renvoyer à l’identité du même sujet amoureux : on peut dire que leur somme construit l’identité de ce « je » qui s’exprime ici comme dans les poèmes. En dehors du monde de la fiction poétique, la devise réellement portée est liée aux circonstances, au gré desquelles on peut en changer – ce qui ne se produit pas cinquante fois, évidemment. Et le premier changement que l’on peut opérer, lorsque la devise se présente bien comme un objet duel composé d’une figure et d’un texte minimum, c’est le changement de motto. De la figure et du motto, en effet, c’est la figure qui est l’élément le plus stable. La salamandre de François Ier n’a pas toujours dit : « Nutrisco et extinguo », c’est là la troisième version connue du motto. On peut donc supposer que lorsque Scève transforme le motto de sa première devise, « Pour le veoir je pers la vie », en le faisant réapparaître à la fin du dizain suivant sous la forme « En sa beaulté gist ma mort, et ma vie16 », il pose un cadre qui est celui d’une pratique admise par le lectorat visé. Dès la deuxième devise (« La Lune a deux croiscentz »), la variation est infime : on passe de « Entre toutes une parfaicte » à « Comme qui es entre toutes parfaicte ». Ce qui doit surprendre, ce n’est pas que les motti des devises de Delie soient systématiquement soumis à variation, mais qu’ils soient soumis à des variations minimes, et qu’en même temps cette variation parfois minuscule, par le jeu de la recontextualisation, implique une variation sémantique qui engage le lecteur à revenir à la devise pour lui donner une réinterprétation plus ou moins radicale, au prix parfois d’un parfait renversement axiologique17.

2.2. La devise figure

10La devise selon cette première acception, la devise corps et âme, coexiste à l’époque de Marot avec trois autres acceptions. Lorsque Marot publie une épigramme intitulée « Pour une Dame qui donna une teste de mort en devise », il délègue sa parole poétique à un énonciateur féminin pour accompagner ce geste qui consiste à donner une devise à porter, vraisemblablement une pièce décorative comme un bijou ou un écusson à mettre au chapeau, en invitant l’amant à décliner une icône de tête de mort sur autant de supports qu’il lui plaira. L’amant portera ce qu’on appellera la devise de la tête de mort, comme la table de Delie invite à repérer la figure ou l’emblème de Narcisse ou de la Femme qui dévide. De même, Symeoni clôt son propre recueil en déclarant qu’il a choisi de « mettre pour la derniere de [s]es Devises […] celle de la Vipere, laquelle tue son mâle en lui donnant plaisir18 ». Vipère ou tête de mort, la devise est alors comprise comme un signe visuel simple, une figure que l’œil saisit d’emblée. Comme les blasons, les devises des xive et xve siècles avaient pour fonction de permettre d’identifier leurs porteurs, dans un contexte de guerre ou de tournoi : elles devaient pouvoir être vues de loin, et être immédiatement lisibles. Ce point commun pragmatique entre devise et blason autorise parfois le passage d’un genre à l’autre. C’est ainsi que la première devise du recueil de Symeoni, inventée pour le duc et la duchesse de Savoie, présente une figure composée d’un anneau de perles surmonté d’une couronne et contenant une croix. La croix correspond aux « armoiries de Savoye19 », explique l’auteur dans un commentaire qui a commencé par identifier ce seul signe visuel à une devise : « Cette devise d’une croix… » L’armoirie se fait donc devise, le blason peut parfaitement être récupéré pour mettre au point une devise ; mais à la différence de la devise, on ne choisit pas son blason. Un blason identifie son porteur comme un individu appartenant à une lignée ; une devise est une marque d’identité qui n’appartient qu’à l’individu qui l’a choisie pour la porter, en fonction de la relation que ce signe entretient avec sa propre personnalité. Libre à lui, éventuellement, de combiner dans sa devise l’expression de son individualité et l’appartenance à une famille.

11Porter une devise, décliner une devise sur des supports variés, changer de devise : on reconnaît là une des caractéristiques majeures reconnues à l’emblème, majeure parce que les humanistes la justifient par l’étymologie, le fait que cet élément signifiant soit aussi une pièce décorative que l’on puisse insérer, éventuellement remplacer. Le flottement terminologique peut s’expliquer en partie par ce trait commun, plus virtuel pour l’emblème que pour la devise, dans la mesure où elle correspond réellement à une pratique sociale. Et dans la fiction du discours poétique, les devises de Delie sont effectivement toutes insérées dans des cadres, des cartouches à grotesques dont l’aspect imite des pièces métalliques destinées à accueillir et à sertir, avec des éléments qui dépassent vers l’avant ou vers l’arrière pour retenir et pour accrocher : elles ont bien ce caractère d’emblemata, d’objets « mosaïques », comme le disent parfois les textes, et le retour des mêmes encadrements suggère leur caractère amovible de pièces enchâssées.

2.3. La devise sentence

12Marot se fait l’écho dans ses épigrammes d’une autre acception du mot « devise » : une devise, ce peut être un énoncé caractérisé par son extrême brièveté ou son aspect sentencieux, et qui se passe de la figure. Cet énoncé a exactement la même fonction d’identification que la devise réduite à l’image seule : il exprime le trait ou l’aspect de la personnalité par lequel le porteur entend se faire connaître et reconnaître, par un moyen non plus métaphorique mais rhétorique. Quand Marot joue sur la devise de Charles Quint en lui proposant ironiquement, après la défaite de sa campagne de Provence durant l’été 1536, de « porter » désormais non pas « Plus oultre » mais « Plus arriere », il n’est pas question d’image dans le contexte de son épigramme, même si l’on sait bien que cette « devise » se complète souvent par la représentation des deux colonnes qui représentent les bornes occidentales de l’Ancien Monde. Symeoni emploie une seule fois le mot « devise » pour désigner un de ces énoncés, trois mots d’un vers de Virgile qu’il décontextualise pour leur faire tenir un tout autre discours que ce qu’ils disaient dans l’Énéide, un discours proprement sentencieux : « Frons hominem praefert », le front révèle l’homme20. Et pour accompagner cette « devise », il fait dessiner une tête d’homme de profil, et au-dessus une main qui sort d’un nuage, index pointé vers le front. Dans le même ordre d’idées, « le Signeur Cesar Borgia », écrit-il, « souloit porter un Dicton, qui disoit : Aut Caesar, aut nihil, sans autre Devise », autrement dit sans figure. Et il ajoute : « Parquoy il m’a semblé bon de faire peindre un homme […]. » La version italienne du recueil dit que Borgia « soleva portare un cosi fatto motto per Impresa » : Symeoni conçoit bien cet objet identitaire comme une devise réduite au seul mot ou motto, on porte un motto ou dicton comme on porte une devise. On voit dans cette période où les genres ont encore du mal à se différencier, que comme le mot emblème, le mot devise, avant de s’appliquer à l’ensemble formé par deux éléments hétérogènes dans leur relation nécessaire, a pu s’appliquer soit à la seule part visuelle, soit à la seule part textuelle. Delie offre une occurrence du mot « devise » qui semble bien employé dans cette acception – et certainement pas dans le sens de « conversation », que prend certes en charge le substantif masculin « devis », mais non pas « devise » :

Cy elle alloit, là elle estoit assise :

Icy tremblant luy feis mes doleances :

En ceste part une sienne devise

Me reverdit mes mortes esperances. (D. 36321)

2.4. La devise-signature

13Les épigrammes de Marot offrent enfin un dernier sens du mot « devise », par exemple l’épigramme intitulée « Sur la devise de Jan Lemaire de Belges, laquelle est : De peu assez ». On appelle « devise », en ce sens, la signature chiffrée que les auteurs substituent à leurs noms. Ce mode d’identification cryptée est celui par lequel Scève a choisi de signer le huitain de dédicace et le recueil, en inscrivant par deux fois, à la fin de l’un et de l’autre, la formule « Souffrir non souffrir ». Sous le masque de cette signature, l’auteur s’adresse à une femme à laquelle il attribue le surnom de « Delie ». Non pas « à Delie », mais « à sa Delie » : à celle dont la persona est Delie, par rapport à cet amant-poète dont la persona correspond à la formule « Souffrir non souffrir ». « Delie » est un chiffre dont le décodage doit tenir compte de la relation marquée par l’adjectif possessif avec cet autre chiffre qu’est la devise-signature, de même que l’« Euridice » du dizain 445 ne peut être comprise que par rapport à cette persona d’« Orphée » que l’énonciateur emprunte, cette vis poetica qui fait qu’il se reconnaît une identité de poète. La femme à qui il adresse son recueil est la « Delie » de cette persona par laquelle lui-même s’identifie dans la douleur et la constance à la fois.

3. Relire le huitain

3.1. « descrire » et « escrire »

14La lecture que je propose repose sur un sens peu fréquent, mais parfaitement attesté, du verbe « descrire ». Ouvrons le dictionnaire de Calepin à l’entrée « describere » : Calepin donne d’abord le sens de « transcrire, doubler, copier », puis, avant d’en faire un équivalent de « écrire », il précise que parfois il est employé dans le sens des verbes « delineare » (dessiner) ou « depingere » (peindre). De fait, l’emploi du verbe « descrire » pour évoquer le domaine pictural, dessin ou peinture, est un latinisme qui n’est pas si rare, et je me contenterai d’alléguer deux textes que Thomas Hunkeler cite, dans sa thèse sur Scève, aux fins d’une tout autre démonstration22. Le premier appartient au premier chapitre de la Fiammetta de Boccace, dans la traduction anonyme de 1532 des six premiers chapitres chez Claude Nourry23. Flammette dit comment elle tombe amoureuse de Pamphile, et il est question de l’image gravée qu’elle porte en elle :

avoys en mon cueur sa beaulte, gentillesse, grace et honnestete, et estoit sa semblance, effigie, ou similitude paincte et descripte en ma pensee qui celleement et taisiblement retiroit mes yeulx a la regarder […].

15« Paincte et descripte » dans le cœur : impossible dans un tel contexte d’accorder au participe passé du verbe « descrire » le sémantisme de l’écriture. On a bien affaire à un de ces redoublements synonymiques encore caractéristiques de la prose du début de la Renaissance, et on le retrouve mot pour mot dans un texte parfaitement contemporain de la rédaction de Delie. Il s’agit des Angoysses douloureuses d’Helisenne de Crenne, un texte émaillé de ces latinismes qui, comme chez Scève, veulent être la marque d’un style élevé, de la mise au point d’une belle langue française : « la semblance, effigie ou similitude du jeune jouvenceau, estoit paincte et descripte en ma pensée ». C’est sur la base de ce latinisme parfaitement attesté à l’époque de la rédaction de Delie que je crois légitime de lire le huitain selon le principe d’une bipartition qui épouse et programme de façon très exacte et très équitable l’hétérogénéité générique du recueil, les quatre premiers vers concernant les devises, qui relèvent de l’art du trait, c’est-à-dire du « descrire », les quatre derniers concernant les dizains, qui ressortissent évidemment au seul « escrire ». Cette distribution programmatique met en avant la part des devises, qui fonde l’originalité du recueil, en lui accordant une importance aussi grande qu’à la part des épigrammes, mais aussi, si l’on en tire toutes les conséquences, en en revendiquant la paternité (« Je t’ay voulu dans cest Œuvre descrire ») : il faut donc croire que les dessins ont été imaginés par Scève, sinon dessinés par sa plume, avant d’être confiés à un professionnel de la taille d’images.

3.2. « les mortz »

16Ce faisant, tout en affichant et tout en assumant l’hétérogénéité formelle de son œuvre, Scève pose la solidarité de ces deux parts, devises et épigrammes. Cette solidarité, qui concerne le fond, s’exprime d’emblée dans un mouvement de refus que Scève emprunte au poème qui achève l’épître proémiale du Peregrino de Caviceo, tout au moins dans les éditions italiennes de ce best-seller de la littérature narrative amoureuse24. Si le mouvement est bien le même, ce qu’il sert à poser est parfaitement original : en récusant les flèches de Cupidon et la torche de Vénus, Scève proteste de son intention d’offrir une représentation de la passion amoureuse qui ne sera pas la présentation conventionnelle. Et effectivement, force est de constater que ses trois prédécesseurs en matière d’images symboliques traitent le thème de l’amour en recourant systématiquement aux figures de Cupidon et de Vénus : ce sont par exemple, pour m’en tenir au seul Alciat, les emblèmes25 « Amour trespuissante affection », « Contr’amour ou amour de vertu », « Force d’amour », « Marque de foy », ou encore « La puissance d’amour », où Cupidon tient un poisson et des fleurs en lieu d’arc et de flèches. La singularité de la représentation, si tant est qu’elle cherche l’originalité, repose essentiellement en effet sur la façon de jouer sur les attributs : je pense notamment à l’emblème « Sur la statue d’amour », qui consiste à contester un par un les attributs traditionnels de Cupidon, et à les remplacer en tout et pour tout par une grenade. Chez Scève, la façon de bousculer la convention s’annonce autrement radicale : exit l’allégorie, pour faire place à d’autres types de figures que le huitain affiche comme des variations sur les effets de la passion sur le sujet amoureux, comme l’analyse Emmanuel Buron26, c’est-à-dire sur « les mortz » que l’amour lui fait expérimenter.

17Envisageons donc cette piste de lecture avec tout le sérieux qu’elle mérite, et parcourons rapidement la première moitié du corpus de devises pour vérifier si oui ou non elles tiennent la promesse du huitain27. On me permettra de me contenter de mentionner tout d’abord les « emblemes » dont le motto lexicalise la notion de mort : le 1 (« Pour le veoir je pers la vie »), le 7 (« Asses meurt qui en vain ayme »), le 11 (« De mort a vie »), le 13 (« Doulce la mort qui de dueil me delivre »), le 18 (« Fuyant ma mort j’haste la fin »), le 21 (« Mon regard par toy me tue »). À ces six « emblemes » il convient de joindre immédiatement le 8 et le 9 : la flèche plantée au milieu la « Targue » renvoie aux conséquences délétères des traits qui blessent à mort la licorne du tout premier ou le cerf du dix-huitième, et la « femme qui desvuyde », dont le motto se termine sur le substantif « fin », évoque de façon évidente sous la silhouette familière la figure plus inquiétante de la Parque.

18Parmi ces huit devises, la lecture rétrospective à laquelle invite le dizain dit d’accompagnement permet de préciser que la première, « la Femme et la Lycorne », et la vingt-et-unième, « le Basilique, et le Miroir », exploitent le thème ficinien28 de l’amour fascinatio : lors de la première rencontre des regards, l’extramission des esprits visuels de la Dame aboutit à leur reconversion en sang dans le corps de l’amant, victime par conséquent d’empoisonnement29. De même le dizain 42, qui suit la devise de la lanterne (E. 5), fait entrer « le venin de tes yeulx », ceux de Délie, « Par mesme lieu », c’est-à-dire par les yeux de l’amant, « aux fonz du cœur » de ce dernier : l’empoisonnement provoque le retirement des esprits, ce qui, en bonne psychologie thomiste, explique la pâleur du corps. Et en bonne psychologie scévienne, la pâleur du corps, paradoxalement, trahit le feu intérieur aussi sûrement que la rougeur – dans une lisibilité déductive, diagnostique, et non plus immédiate, mais aussi sûrement que la fenêtre vitrée de la lanterne laisse identifier la flamme de la bougie. Je crois qu’il n’y aura pas d’objection à ce qu’on mette au compte de ce type de mort physiologique, parfaitement hyperbolique, le bateau aux rames cassées de la devise 22, que le motto applique à un amant dont la santé diminue et qui dépérit : « Mes forces de jour en jour s’abaissent. »

19Mais cette mort physiologique n’est pas la seule mort hyperbolique sur laquelle brode le discours amoureux d’origine ficinienne. Qu’on prenne la peine d’ouvrir le Commentaire sur « Le Banquet » de Platon, deuxième discours, chapitre viii, pour apprendre que l’amour est une « mort volontaire » :

J’ai dit que qui aime meurt. En effet, sa pensée, oublieuse de soi, tourne continuellement autour de l’aimé. Mais s’il ne pense pas à lui, il ne pense pas non plus en lui. Par suite une âme ainsi affectée n’opère pas non plus en elle-même, puisque la principale opération de l’âme est la pensée. Or, qui n’opère pas en lui-même n’est pas non plus en lui : en effet il y a une équivalence entre ces deux choses, être et opérer : pas d’existence sans opération et pas d’opération qui précède l’existence. Personne ne peut opérer là où il n’est pas, et partout où il est, il opère. L’âme de l’amant n’est donc pas en lui-même, puisque il n’agit point en lui-même. S’il n’est pas en lui-même, il ne vit pas non plus en lui-même. Or qui ne vit pas est mort. C’est pourquoi tout amant est mort à lui-même30.

20Du raisonnement par syllogisme, Scève ne retient que la conclusion : « En sa beaulté gist ma mort, et ma vie », affirme-t-il dans le dernier vers du sixième dizain, nouant ainsi dans une même mort hyperbolique la mort physiologique et la mort que Ficin qualifie de volontaire. Cette mort est bien celle de l’idole de l’« embleme » 3, dont l’existence se borne à adorer la lampe, transformée qu’elle est par la vive lumière en une petite silhouette noire, comme si son propre corps, pour reprendre les mots du dizain 13, n’était plus que « l’Umbre de sa vie ». La clarté qui plonge dans les ténèbres (figurée par l’« embleme » 6) relate la même expérience. La girouette de l’« embleme » 15 représente une pensée qui « se transmue » en son « object » : on peut difficilement être plus près du texte de Ficin. La même idée préside à l’invention de l’« embleme » 17, puisque le mur envahi par le lierre figure, explique le dizain 150, la façon dont l’esprit de l’amant se laisse volontairement gagner par le « vouloir » de sa Dame, au péril de son intégrité. Plus positif, mais pensé à partir du même syllogisme, le tropisme de la « Cycorée » de la devise 16 vient figurer de façon plus euphorique la contemplation obsédante de l’image de la Dame que l’amant porte en lui. Scève exploite là conjointement un autre thème que Ficin élabore à partir du Phèdre, celui de la réfection par l’âme de l’enveloppe charnelle dans laquelle elle s’est incarnée sur le modèle de l’Idée de Beauté qu’elle a conservée en elle, et que le choc de la beauté de la Dame, tout en sollicitant le désir sensuel, a réveillée : « Je me recrée » (et non pas « récrée »), comme dans le dizain 409 « Je me recrée […] Comme bourgeons […] Qui se refont aux gouttes de la pluye ». En effet, dit Ficin qui emploie le verbe refici, l’obsession amoureuse finit par fixer dans le sang les traits de l’image intérieure que l’amant ne cesse de contempler, de sorte que ce sang, grâce auquel « les membres se refont », vient « imprimer » dans son corps « certaine ressemblance » par rapport à cette image gravée dans le cœur, donc par rapport à l’être aimé31.

21La mort volontaire de l’âme, dit Ficin, prend des allures de double mort dès lors que la Dame refuse à l’amant la réciprocité de son amour. Si en effet elle accordait cet « amor mutuus32 » que tout amant appelle de ses vœux, l’âme de l’amant vivrait au moins dans celle qu’il aime, faisant ainsi pencher la balance de l’amour que Platon appelle « chose amère », rappelle Ficin, du côté de la douceur :

Toute douceur d’Amour est destrempée

De fiel amer, et de mortel venin,

Soit que l’ardeur en deux cœurs attrempée

Rende un vouloir mutuel, et benin.

22La difficulté de la phrase est levée dès lors que l’on admet que les positions du sujet et du complément d’objet de part et d’autre du verbe « rendre » ont été échangées33 : toute douceur d’amour est mêlée de fiel, à moins qu’un vouloir réciproque34, et par conséquent bénin, n’adoucisse l’ardeur du désir. Si le bœuf ou l’amant de la devise 10 trouve « Doulce la peine qui est accompaignée », c’est bien que le couple de bœufs réunis par le même joug peut être investi de cette notion de réciprocité ; encore le dizain s’ingénie-t-il, après avoir insisté sur la souffrance de la non-réciprocité, à subordonner la bienveillance de Délie à la mort préalable du poète – pur concettisme.

23L’amour est une mort, sauf si la réciprocité permet de convertir le désir sensuel en une forme qualitativement supérieure de désir qui correspond non plus à l’appétit de l’âme sensitive, mais à celui de l’âme intellective, dont le moteur est, loin des pulsions que l’homme partage avec l’animal, la volonté libre. D’où cette idée que la Dame qui refuse l’amour réciproque interdit à l’amant, d’une certaine façon, de ressusciter… il est donc tout à fait mort (« omnino mortuus est », écrit Ficin), et la Dame à bon droit peut être appelée « homicide », comme dans la pointe du dizain 15335, ou « inhumaine », comme dans le dizain 123, dont le discours vient ainsi rattacher la devise 14, « Tour Babel », à cette surenchère sur la mort de l’amant. La réciprocité, au contraire, est l’occasion de voir se transformer l’amour en amour parfait, amor divinus, dit Ficin, promesse pour l’âme de revenir à son origine spirituelle en se dégageant de l’emprise de la matière. Autre mort du corps, ou mort au corps, mais positive cette fois, que prend en charge le mythe d’Actéon (E. 17), que le dizain oblige à relire dans un sens euphorique36. La deuxième devise, celle de la lune aux deux croissants, préfigure au fond un même « meilleurement37 » de l’amant : perfection spirituelle au prix d’un renoncement à la sensualité, « meilleur changement » en perspective, dans le dizain d’accompagnement (D. 15), pour un monde (« grand Monstre abatu ») que Délie entreprend de purifier, sur fond de lune en son rond accomplie…

24Au rebours, le déni de réciprocité, comme le figure le bœuf de la devise 4, laisse le désir régner en maître et par conséquent l’âme s’engoncer dans la matière, plonger dans les « eaux d’oblivion » du Léthé, s’engluer dans le sensible comme dans la devise 12 cet oiseau que, par une convention qui courra jusqu’au xviie siècle, l’on a dessiné deux fois dans le même espace de représentation pour restituer deux scènes chronologiquement disjointes, et à lire dans le sens habituel de la lecture : une première fois à gauche, lorsqu’il s’abat sur la branche où il veut se poser, et une deuxième fois à droite, essoré, corps dressé, ailes battantes, mais incapable de quitter la branche recouverte de glu où ses pattes se sont collées. Le discours néoplatonicien de Marsile Ficin fait de cet amour dévoyé une « rage38 », et de cet enlisement dans la matière une mort de l’âme, une âme qui se méprend, « si flattée par les charmes de la forme corporelle qu’elle néglige sa propre beauté et, oublieuse d’elle-même, s’attache à la forme du corps qui n’est que son ombre39 » : tels sont les termes de l’allégorèse néoplatonicienne du mythe de Narcisse, référence implicite de l’« embleme » 7 et de son dizain d’accompagnement.

3.3. « mainte erreur »

25Sur les vingt-cinq premières devises, les seules que je n’ai pas ramenées dans les filets de la mort sont les 20, 23, 24 et 25. Peut-être ces quatre devises auraient-elles du mal, au prix de quelque acrobatie intellectuelle, à passer à travers les mailles… mais je ne crois pas utile, ni souhaitable, de chercher à tout prix à subordonner tout le corpus sans exception aux « mortz » réitérées promises par le vers 4 du huitain programmatique. Ne perdons pas de vue le fait que ce genre de texte est régulièrement écrit après coup, une fois le recueil terminé, agencé et prêt à être publié. Le huitain de dédicace en réalité feint de programmer le recueil, et la belle symétrie de la distribution qu’il affiche comme la belle cohérence du propos qu’il annonce ne sont pas exemptes de distorsion, que le cinquième vers s’empresse d’ailleurs de prendre en charge : « Je scay asses, que tu y pourras lire / Mainte erreur »… Tel est en tout cas le sens que je suis prêt à accorder au mot « erreur ». Scève reconnaît qu’il n’a pas toujours tenu le cap, qu’il n’a pas entièrement respecté le programme qu’il vient d’afficher, que ce soit dans la part emblématique ou dans la part épigrammatique. Car si ce démenti amorce le deuxième mouvement, où il est question de « lire » et d’« escrire », il vaut aussi pour ce qui précède, avec certes un déséquilibre : « mesme en si durs Epygrammes », c’est-à-dire, surtout dans la part écrite. Pensez aux saynètes anacréontiques où l’allégorie revient en force, et qui détonnent par rapport à des dizains qualifiés de « durs » : dureté d’un style qui se veut peu complaisant, répondant avec l’âpreté revendiquée par Dante dans sa chanson « Cosi nel mio parlare voglio essere aspro40 » à la dureté psychologique d’une Dame qui, en réponse à son amour, renouvelle les morts, comme les « durs mots » du dizain 210 répondent à l’injustice des dieux – puisque les dieux sont injustes, ils méritent d’être traités en retour de « dieux aveuglez ».

26Ces épigrammes, « pourtant », affirment les deux derniers vers, Amour les a passées par ses flammes. Selon le sens de « pourtant », qui peut signifier « c’est pourquoi » ou avoir comme en français moderne une valeur concessive, on a proposé de lire ces flammes comme un feu destructeur (les épigrammes sont jetées au feu), un feu purificateur (Amour s’oppose alors à Cupidon comme Ferme Amour à amour lascif), ou une métaphore de la forge (et par conséquent un renchérissement dans la dureté). Il me semble que c’est faire là bon marché de la succession des pièces liminaires, et que la page du portrait a la vertu d’inviter rétrospectivement à reconsidérer le sens de la fin du huitain.

4. La page du portrait

4.1. Le portrait de Scève

27On peut trouver à Scève une drôle de tête, avec un dessus du crâne un peu plat que déséquilibre un arrière de tête qui en paraît excessivement bombé. La faute en est encore une fois aux reproductions modernes. Et bien que les originaux ne soient pas beaucoup plus lisibles, on y distingue cependant assez facilement, comme chacun pourra le faire sur le détail agrandi reproduit ici, un crâne qui s’arrondit au-dessus de la ligne horizontale, avec quelques hachures qui suggèrent que dans cette zone le cheveu est rare : peut-être est-ce un portrait avec tonsure41

28Le portrait est surmonté d’une devise, une de ces devises réduites à la seule figure, inscrite ici dans un médaillon circulaire. Ce portrait, lui-même inscrit dans un médaillon ovale de plus grande dimension, apparaît comme enchâssé dans le même type de pièce métallique que celles dans lesquelles apparaissent les cinquante devises du recueil, avec le même décor de grotesque, et avec ces deux oreilles ou papillons qui suggèrent que l’on peut ainsi fixer la gravure du portrait et l’enlever à sa guise comme une pièce amovible. De sorte qu’on est conduit, me semble-t-il, à poser une équivalence entre le portrait et la devise. Cette équivalence semble bien avoir un fondement à la Renaissance, et D. Russell évoque cette idée que la devise est souvent utilisée en relation avec le portrait ; cependant le plus vieux document qu’il cite est un ouvrage de 1564. Un siècle plus tard, on lit chez un théoricien de la devise, Henri Estienne, que les devises « sont encore bien seantes aux portraits des dames, car comme le tableau represente l’exterieur du corps, ou les traits du visage, la Devise represente les inclinations de la personne ou les vertus de la Dame42 » : la devise est ce qui donne accès à cet « en moy », cet en soi sur lequel E. Buron a naguère insisté43. Estienne invite à peindre la devise sur le miroir, accessoire inévitable du portrait féminin, de sorte que la Dame cherche à parfaire non seulement son apparence, mais aussi son âme, et s’exerce à la vertu. Dès 1559, Symeoni déclare que la devise, comme l’habit, permet de « juger et congnoistre la complexion et nature d’un homme », parce que « chacun cherch[e] de faire apparoistre dehors ce qu’il cache dedans ». La devise « Frons hominem praefert » (le front révèle l’homme) suscite même un long commentaire selon lequel la physiognomonie nous apprend que le front de l’homme est ce par quoi « l’on peut facilement cognoistre la qualité de ses mœurs, et la complexion de sa nature44 ». Le front étroit marque la sottise, trop grand, la stupidité bovine, plat, l’ambition, etc., et il garde pour la fin le front « quarré de moyenne grandeur, vertueux, sage et magnanime », qui correspond au front léonin, celui des vertus héroïques par excellence, tel que l’expliciteront les Thevet, Da Porta ou Du Verdier. S’il faut posséder la science de la physiognomonie pour interpréter le front, c’est bien que l’individu offre au regard des signes à déchiffrer, et que la « lecture » de son apparence physique procède de la maîtrise d’un code, tout comme l’interprétation de la devise qui affiche de façon cryptée un aspect de son intériorité. Ce que le lecteur de Delie découvre après avoir lu le huitain et tourné la page, portrait physique et devise, est censé représenter non seulement l’apparence extérieure de celui qui s’identifie par les initiales « M. S. », mais encore en partie son intériorité, grâce à l’adjonction d’un signe qui appartient à un système sémiotique capable de prendre en charge des nuances qui échappent à la physiognomonie.

4.2. La devise et le portrait

29La figure de cette devise a été parfaitement identifiée jadis par Guégan, qui proposait de reconnaître une allusion à Mucius Scevola en invoquant un document postérieur, une des devises héroïques de Paradin, assortie ce commentaire : « Tel regret et desplaisir reçeut M. Scevola, Rommain, d’avoir failli à occire le Tirant, qui opprimoit sa patrie, que lui mesmes dans un feu, en voulut punir sa main propre45. » L’histoire exemplaire de Scevola et de Porsenna est bien documentée à la Renaissance. Dans le domaine de la gravure, il existe un dessin au monogramme FG et daté de 1537, ainsi décrit dans Adam van Bartsch : « Scevola vu par le dos, est debout à gauche de l’estampe. Il a un glaive dans la main droite qu’il tient sur le brasier, en présence de Porsenna que l’on voit dans sa tente. » On peut penser aussi aux frontispices au monogramme d’Holbein dans des éditions de Froben, dont les hiéroglyphes d’Orapollon, un traité de l’immortalité de l’âme, ou encore des épigrammes de Thomas More. Mais le dessin très simple qui ramène la représentation du geste de Scevola à celle de sa main provient plus probablement de l’univers des numismates et autres amateurs de petites antiquités46. Pierre-Jean Mariette décrit et reproduit dans son Traité des pierres gravées une cornaline47, avec un glaive vertical, ou presque, et le brasier est dans un pot ou bassin à sacrifice placé sur une stèle. On comprend mieux alors par comparaison comment il faut interpréter le dessin de la devise au portrait de Scève : on y distingue effectivement à la base des flammes deux lignes parallèles autonomes qui, contrairement aux rayons qui nimbent la dentelle de la manche, viennent toucher le bord du cadre sans laisser de marge, et contribuent à dessiner un pourtour carré, soit le haut de la stèle, soit le rebord d’un bassin. On trouvera encore dans l’Histoire metallique des XVII provinces des Pays-Bas, de Van Loon48 une médaille qui propose à peu près la même figure que celle de Scève, en sens inverse : mais elle est postérieure, datée de 1566.

30En tout état de cause, le rapprochement que fait Gérard Defaux entre la devise inscrite dans le médaillon qui surmonte le portrait et la marque de la Bible dite « à l’épée », une longue épée sans flamme, est purement fantaisiste. À l’agrandissement, on voit nettement une main qui sort d’une manche et qui tient un glaive à la verticale au-dessus d’un brasier. Cette main serrée sur la poignée, qui s’impose de supporter la brûlure des flammes, renvoie de façon évidente à cet autre candidat à l’identification des initiales « M. S. », ambivalence accrue par le fait que Mucius est régulièrement écrit Mutius, avec un t, comme Mauritius, et que Scevola est souvent orthographié Scaevola, tandis que Scève signe parfois de son nom latinisé en Scaeva. Scève, Scevola, même combat : souffrir non souffrir, supporter l’insupportable, supporter de ne pas supporter, s’efforcer de ne pas souffrir, la devise-figure qui représente par synecdoque le martyre volontaire de Scevola fait aussi écho par allusion à la devise-signature au bas du huitain, dans une même proclamation de la vertu de constance choisie comme marque identitaire.

4.3. « pourtant »

31Ainsi, par un dispositif soigneusement étudié qui fait se succéder le huitain, la devise-signature, les initiales ambivalentes et la devise qui combine les idées d’héroïsme et d’autopunition, le portrait de l’auteur ne constitue pas une rupture par rapport au discours tenu par le huitain, mais réaffirme au contraire la devise cryptée, « souffrir non souffrir », en orientant sa valeur, repliant l’isotopie amoureuse sur l’isotopie héroïque par le passage des flammes de la passion amoureuse aux flammes où le héros sacrifie sa propre main pour avoir commis une erreur. La stratégie des pièces liminaires ne laisse pas le choix – c’est d’ailleurs la lecture usuelle à l’époque – de la valeur à accorder au « pourtant » qui articule les deux derniers vers du huitain à la proposition qui les précède : « pour cette raison ». Le poète-amant, à la fois Amour et Scevola, un amant-poète proprement héroïque, punit lui-même cette main qui « escrit » et « descrit » pour les erreurs qu’elle a commises, comme cette autre main qui dans la devise tient la dague, en la passant non pas aux flammes du brasier préparé par Porsena, mais aux flammes de cet autre tyran, la passion, et en supportant avec constance les souffrances aussi bien que les « mortz » générées par le premier œil et réitérées au cours des aléas de l’expérience amoureuse.

32Une trouvaille, que ces erreurs ! Tout en faisant ostensiblement signe vers le pétrarquisme par l’écho qu’elles entretiennent avec le premier sonnet du Canzoniere de Pétrarque, et ce d’autant que la formulation choisie emploie le terme au singulier, elle tiennent une place logique, sans rien devoir en réalité à la « giovanile errore », dans l’économie d’un discours métapoétique où elles viennent justifier la présence de pièces qui contreviennent aux principes d’un discours amoureux nouveau clairement posés et revendiqués dans le huitain. Nouveauté qui passe aussi par le recours aux devises, corps et âme, un art du « descrire » et de l’expression oblique ou « celée » sur laquelle devise-signature, initiales du ou des désignateurs nominaux et devise-figure ne pouvaient qu’attirer l’attention.

33***

34La devise, corps et âme : c’est sur ces deux mots que j’épiloguerai, non sans risquer, que les agrégatifs me pardonnent, l’anachronisme contre lequel je les mettais en garde au début de cette contribution. Cette terminologie, fait remarquer D. Russell, est antérieure au texte de Giovio. On la trouve en 1553 chez Paradin pour distinguer les mérites comparés de la peinture et de la poésie49. Mais ces mots ne renvoient-ils pas déjà à une relation entre deux modes d’expression hétérogènes et complémentaires dans le dizain 227, un dizain où, dans un mouvement assez théâtral, le poète déclare renoncer à écrire les louanges de sa Dame. « [S]a plume au bas vol de son aele / Se demettra de plus en raisonner », puisque

Sa grace asses, sans moy, luy peult donner

Corps a ses faictz, et Ame a son hault nom.

35La chute de l’épigramme, protestation d’abandon du projet poétique mise à part, énonce l’intention de cette entreprise en cours d’exécution que sera Delie, et curieusement l’énonce dans ces termes que l’on appliquera systématiquement un peu plus tard à l’art de la devise : corps et âme. Le mouvement du poème apparaît par ailleurs comme une variation, compliquée par le recours à ce lexique, sur le dizain 23 qui se terminait ainsi :

   Doncques en vain travailleroit ma plume

Pour t’entailler a perpetuité :

Mais ton sainct feu, qui a tout bien m’allume,

Resplendira a la posterité.

36Si cette plume « entaille » la Dame, est-ce parce que le discours encomiastique qu’elle trace sur le papier veut être aussi pérenne qu’une statue élevée à la gloire de son objet, ou bien parce que la métaphore que Scève a en tête est, déjà, celle de la devise, dont la réalisation suppose, après le dessin et son report sur le bois, le maniement du canif par le tailleur d’image ? La question, je crois, mérite d’être posée.

37Elle mérite d’être posée, tant le dispositif des pièces liminaires donne de l’importance à ce nouveau mode d’expression, qui convient si bien aux stratégies de suspension du sens que Scève déploie dans ses épigrammes. On lira ici-même dans l’enquête d’E. Buron sur le verbe « celer » le jeu subtil de fictionnalisation de l’écriture auquel Scève se livre, et je renvoie à son analyse de la devise 41, une de ces devises que Gisèle Matthieu-Castellani appelait « les emblèmes du celer ». Le dessin de la devise de Léda et du cygne provient non pas de l’Hypnerotomachia Poliphili, mais d’un tableau de Michel-Ange, probablement par le biais d’une des copies que Miri, un de ses protégés qui avait été chargé de négocier le tableau depuis Lyon, ou Del Bene, qui l’avait rejoint, ont réalisées pour satisfaire les nombreuses demandes des amateurs lyonnais. On connaît le tableau de Michel-Ange par une estampe de Cornelis Bos :

38La voix qui se fait entendre dans le motto, « Cele en aultruy ce qu’en moy je descouvre », est certes celle de Jupiter, en tant qu’il se métamorphose « en aultruy », en l’occurrence en cygne. Mais c’est aussi la voix de l’amant scévien, en tant qu’il donne à découvrir son intériorité dans les êtres et les objets qui peuplent ses devises et ont pour fonction de le représenter métaphoriquement : c’est dire que cette devise a une portée générale, qui embrasse le fonctionnement de toute la part emblématique. La réflexivité sur laquelle E. Buron attire notre attention est alors à son comble : nous avons affaire à une devise qui nous parle de la devise, une devise sur le fonctionnement même de la devise, – une méta-devise, en quelque sorte – preuve s’il en fallait de l’extrême lucidité avec laquelle Scève dispose des moyens d’expression qu’il s’est choisis pour élaborer son recueil singulier.