Colloques en ligne

Michèle Clément. Université Lyon 2

L’énoncé religieux dans Délie : le problème du sens global et du sens local

1Scève est un poète chrétien quand il met en vers français deux psaumes, il l’est dans Microcosme. L’est-il dans Délie ? Le religieux est ce qui d’emblée nous happe dans le recueil : Délie est une « divine image » vouée à l’idolâtrie et l’adoration d’un amant-hostie, immolé et sacrifié, espérant « aux bas enfers trouver beatitude » (D. 1, 2, 3). La « déité » de la dame (D. 7 et 149) est un fait un peu plus appuyé que dans les autres recueils pétrarquistes de l’époque (L’Olive, les Erreurs amoureuses, le Repos de plus grand travail, Les Amours…) et crée une impression de saturation dès le seuil du recueil. Or beaucoup de dizains (la majorité) échappent pourtant totalement à cette détermination religieuse, il faut donc se garder d’extrapoler à partir de quelques dizains, isolés d’autres dizains hétérogènes, et se garder aussi d’en déduire un sens global.

2C’est en effet à partir du religieux que les divergences d’interprétation de Délie sont les plus fortes. Selon les interprètes et surtout selon les dizains analysés, c’est un recueil néoplatonicien, métaphysique voire mystique, dans lequel Délie permet une expérience du divin (Skenazi1, Rigolot2, Giordano3), ou bien une expérience religieuse transgressive avec une Délie substituée à Dieu ou à Marie (Defaux4, Haake5), et donc finalement un recueil humain, au plus près de la vie terrestre et de son incohérence, que seule l’aventure de l’écriture permet – un peu – de ressaisir (Nash6, Alduy7). Pour ne pas prendre le problème de si haut et ne pas avoir à régler la question de savoir si la dame est un moyen du salut ou de la perdition, si c’est la poésie qui sauve ou si c’est Dieu, une analyse au plus près du texte permet quelques hypothèses locales sur le traitement du religieux par Scève. En quoi se distingue-t-il des autres poètes pétrarquistes ? Quelle forme donne-t-il à l’expérience religieuse ? Ces interprétations locales permettent de situer Scève, d’interroger le rapport du sens local au sens global dans Délie ; en effet, l’énoncé religieux dans un poème amoureux, de Pétrarque à Du Bellay, a valeur de repère et d’orientation, et pour le recueil dans sa structure et pour l’expérience de vie qu’il évoque ; a-t-il cette valeur dans Délie ? Pour emprunter à François Cornilliat, le religieux est-il par son traitement dans Délie un « sujet noble » ou un « sujet caduc8 » ?

I. Ce que n’est pas le religieux chez Scève

1. Il n’est pas pétrarquien

3Scève ne fait pas du discours religieux ce qu’en fait Pétrarque : un contrepoint radical au discours amoureux. Ils sont antagonistes chez Pétrarque où prévaut l’alternative morale entre le religieux ou l’amoureux et la nécessité d’une conversion du discours profane en discours chrétien, ce qui advient au fil des poèmes et se confirme à la fin du Canzoniere. À rebours, chez Scève, les deux discours, profane et chrétien, s’imbriquent pour dire la même chose : le caractère exorbitant de l’amour, et c’est ce qui crée des difficultés d’interprétation. Il n’y a pas de contours nets qui distinguent l’amoureux et le religieux ; les deux expériences se disent dans les mêmes mots. Ainsi, la vue de Délie s’expérimente sur le mode mystique du face-à-face avec Dieu :

Et contemplant sa face à mon dommage

L’œil et le sens peu à peu me deffault,

Et me pers tout en sa divine image. (D. 397, v. 7-10)

4Est-ce alors que l’un et l’autre iraient alors dans le même sens ? Ce serait l’hypothèse d’un néoplatonisme.

2. Il n’est pas néoplatonicien

5Il n’y a pas de néoplatonisme chrétien, pas de processus d’élévation continue grâce à la beauté et à la vertu, qui arracherait progressivement au sensible et mènerait à Dieu dans Délie. Virginie Minet-Mahy le dit très bien : « Le texte de Scève pose des questions sur le statut du corps, du texte comme corps, […] le texte n’est pas l’occasion d’une traversée vers les sphères célestes, une expérience de transcendance, mais l’expérience de l’ineffable et des sens spirituels au sein même du corps9. » Du Bellay fait tout le contraire dans les derniers sonnets de L’Olive (s. 107 à 114). Pour lui, il s’agit de chanter « la céleste flamme » pour « oublier de l’autre le torment » (s. 108), dans un processus de conversion qui, dans les sonnets 112 à 114, se révèle un processus d’élévation spirituelle permis par la beauté de la dame. C’est ce que Du Bellay dit aussi dans les « XIII sonnetz de l’honneste amour ». Discours amoureux et discours religieux sont alors mis en continuité pour un processus de spiritualisation. Chez Scève, pas de mise en continuité, mais superposition, voire confusion des deux : rien n’est acquis par l’amour, rien ne se résout même après la mort (D. 447 : « Qu’apres ma mort encores cy dedens / Je pleure, et ars pour ton ingratitude »).

6S’il n’y a ni discours de conversion pétrarquien ni néoplatonisme opérant, le religieux n’est donc pas un repère ni un moyen d’orienter le recueil. Déjà chez Marot, dans « Le Temple de Cupido », l’énoncé religieux orientait l’espace matériel, l’espace mental et spirituel. Chez Scève, on reste dans une présence diffuse du religieux et dans un monde de chaos, dans « le fond confus de tant diverses choses » (D. 378), contrairement à ce qu’il fera dans Microcosme, où la place du religieux est structuralement signifiante.

3. Le religieux diffus et le danger de l’expansion herméneutique

Phraséologie pétrarquiste

7On a affaire dans Délie à une vaporisation du phénomène religieux, à une présence diffuse du religieux, qui est d’abord due à des mots ou des syntagmes métaphoriques renvoyant à la tradition pétrarquiste, souvent phraséologiques : la dame est « déesse » (D. 8, 44 et 105), « divinité » (D. 32), elle possède « déité » (D. 7 et 149) ; elle est qualifiée par les adjectifs « divine » ou « saincte » : « ton nom divin » (D. 168), la « saincte amityé » (D. 153 et 346), ton « sainct Pourtraict » (D. 297), son « sainct parler » (D. 214), la « parolle saincte » (D. 278), « flamme si saincte » (D. 449), « le sainct de ton image » (D. 194), sa « divine présence » (D. 62), sa « divine image » (D. 397). On relève 38 occurences de l’adjectif « sainct », 18 occurrences de l’adjectif « divin », et même si tous ne qualifient pas la dame, cela montre une recherche de valorisation de l’amour profane par sa qualification religieuse. Tyard d’abord et Des Autelz ensuite plus systématiquement reprendront cette répétition de l’adjectif « saint(e) », voire de sa substantivation, dans leurs canzonieri, signal scévien peut-être ? Mais on ne peut en tirer aucune conclusion en terme de religion chez Scève sinon d’une stylistique de l’emphase, car la « sainteté » de la dame se trouve sans cesse contestée, la dame demeurant en même temps une « fatale Pandora » (D. 2), une déesse sanglante (aux « mille et mille Hecatombes », D. 194), religieux chrétien et religieux païen se superposant sans cesse, comme dans le bois « la lampe et l’idole ». Cette confusion du païen et du chrétien est d’ailleurs, avec la phraséologie pétrarquiste, un autre moyen de la présence diffuse, voire confuse du religieux.

La possibilité de l’allégorèse chrétienne et la surinterprétation

8Elle est rendue possible, selon les interprètes, par des images et des signes extérieurs à la tradition pétrarquiste et pouvant être interprétés comme chrétiens dans l’immense champ de l’allégorèse chrétienne ; ce que, par exemple, permettent le Phénix, Orphée, ou la chauve-souris : les deux premiers motifs sont interprétables comme des allégories christiques, quant à la chauve-souris (le « vespertilion » de l’emblème 42), elle peut être un symbole de l’aveuglement spirituel10. Cette présence diffuse et indéniable, ouvre de nombreuses possibilités herméneutiques, ce que V. Minet-Mahy appelle la « langue figurée », mais débouche parfois sur des surinterprétations. J’en relève deux :

9– La présence de quelques motifs de la poésie mariale induit une lecture mariale intensive de Délie par Gérard Defaux11, (et par Gregory Haake, qui se distingue seulement de la thèse de Defaux en ce qu’il pense inutile le recours à la poésie des Puys pour construire cette imagerie mariale qui se trouve déjà chez Pétrarque), intensive et contestable, par exemple sur le dizain 418 qu’il voit comme une réécriture de « Marie, colonne du dieu vivant12 », alors que ce dizain de la colonne reformule, à partir d’un vers pétrarquien, « Questa è del viver mio l’una colomna » (R. 268, 48), une hypothèse de Vitruve dans son traité De l’Architecture13, qui établit le caractère féminin du style architectural associé à Diane, le style ionien (et le caractère féminin du style corinthien). Microcosme reprend l’idée en deux endroits : lors de la description des jambes d’Ève (I, 183-185) et lors de la description du style « corinthien » « representant l’habit de femenine grace » (III, 743-749). Je lis ce dizain 418 comme tout profane, sans la moindre allusion mariale.

10– Une autre hypothèse me paraît tout aussi extrapolée, c’est celle qui est déduite de la présence des cornes de Délie-Lune (D. 106, 176 et 190), laquelle conduit V. Minet-Mahy à rapprocher Délie (et ses cornes de déesse lunaire) de Moïse, devenu cornu après la rencontre avec Dieu au Sinaï14, et cela parce que dans le même contexte, elle a comparé l’âme du « je » lyrique devenue Fourvière et le mont Sinaï15… par mouvement d’assimilation progressive à partir d’un réseau lexical : fumée, nuée, caligineux, vision, cornes, mont…, réseau qui se retrouve dans la Bible autour de l’épisode du mont Sinaï, certes, mais Délie n’est pas Moïse et Fourvière n’est pas le Sinaï, même pas analogiquement.

11Ces hypothèses me paraissent aller au-delà du texte. Le domaine du religieux est un domaine où l’expansion connotative, intertextuelle et allégorisante est maximale. Pour se garder des extrapolations, et justement parce que Délie est déjà un lieu de croisement des espaces intertextuels et un lieu de fréquente surdétermination sémantique, on interrogera donc la seule présence littérale du christianisme pour voir ce qui s’y joue. Il est inutile d’ajouter des surdéterminations sémantiques quand le texte en contient déjà autant.

II. Lecture de la présence littérale du christianisme

12La présence littérale du religieux correspond à des motifs chrétiens explicites dans l’œuvre, sans prise en compte de la « langue figurée » en tant qu’elle peut être construite par le lecteur. Interroger ces motifs permet de comprendre ce que Scève dit du christianisme et ce qu’il en fait dans le cadre du discours amoureux. Il a à sa disposition trois moyens pour formuler et représenter le christianisme dans son recueil :

13– la paraphrase de citations bibliques ;

14– des références à des pratiques religieuses ou à des données théologiques ;

15– des représentations iconiques chrétiennes sur les bois gravés.

16Pour les emblèmes, trois bois seulement sont explicitement chrétiens sur cinquante : « La Tour de Babel » (no 14), élément biblique narratif important chez Scève (cf. Microcosme, II), « Le mort ressuscitant » (no 44), illustrant un point de dogme, la résurrection des morts, et le dernier emblème : « Le tumbeau et les chandeliers », qui renvoie au rituel funéraire chrétien. Ils instaurent l’espace de la « chrétienté » (celle qui est nommée au dizain 432) en la définissant par la Bible, le dogme et le rite. On ne peut en dire plus. Leur place dans le recueil n’est pas signifiante, et le dernier emblème ne marque ni un terme (la mort) ni un recommencement (la vie éternelle), mais indique une continuité, tout à fait contraire à l’interprétation chrétienne : au « requiescat in pace » attendu, Scève oppose la poursuite de la guerre après la mort.

17Pour les citations bibliques, le travail a déjà été en partie fait par les éditeurs de Délie, par Lance K. Donaldson-Evans16 et par Cynthia Skenazi17 ; j’ajoute ou je retranche quelques éléments pour arriver à une liste, finalement très étroite, de treize citations exactes.

1. Citations bibliques dans Délie

18– D. 10 : « Suave odeur […] M’a faict gouster Aloes estre Manne » = Ex 16, 31 : la manne au goût de miel.

19– D. 15 : « Aussi par toy ce grand Monstre abatu, […] T’adorera soubz tes piedz combatu, / Comme qui est entre toutes parfaicte » = Gn 3, 15 et Ap 12, 3 : la femme et le serpent/dragon (et le « Je vous salue Marie » : « Vous êtes bénie entre toutes les femmes »).

20– D. 22 : « Celle tu fus, es, et seras DELIE » = Ap 1, 4 et 1, 8 : « celui qui est, qui fut et qui sera18 ».

21– D. 75 : « Ne m’osterez […] Non un Iota de ma felicité » = Mt 5, 17-18 : « Je ne suis pas venu abolir la loi mais l’accomplir […]. Pas un iota, pas un trait de la loi ne passera que tout ne soit arrivé. » (N.-B. : une des premières occurrences en français du mot « iota » quoique déjà dans les traductions de Lefèvre d’Étaples et d’Olivétan19.)

22– D. 116 : deux citations suivies de la Genèse :

  • la pomme (le fruit = pomum) du péché originel (v. 1-4) = Gn 3, 6 (interprétation rendue possible par la citation suivante) :

Insatiable est l’appetit de l’homme

Trop effrené en sa cupidité,

Qui de la Terre ayant en main la pomme,

Ne peult saouler si grand’avidité :

  • le sang d’Abel / l’offence de Caïn (v. 7-10) = Gn 4,10-11 : « Qu’as tu fait ! La voix du sang de ton frère crie vers moi du sol. Maintenant donc, maudis sois-tu de par le sol qui a ouvert sa bouche pour prendre de ta main le sang de ton frère. » (Le « sang d’Abel » est une figuration du sang du dauphin François, assassiné en 1536 ; le dizain 115 a déjà évoqué cet événement.)

23– D. 129 : les « tenebres d’Egypte » = Ex 10, 21-23 : neuvième plaie d’Égypte (et peut-être Ex 33, 20-23, pour le lièvre apeuré comme Moïse caché dans le creux du rocher et couvert de la main de Dieu pour ne pas voir Dieu).

24– D. 143 : « Comme au desert son serpent eslevé » = Nb 21, 8-9 (renvoie peut-être aussi à l’interprétation typologique de Jn 3, 14-15 : « de même que Moïse éleva le serpent au désert, ainsi faut-il que soit élevé le fils de l’homme pour que tout homme qui croit en lui ait la vie éternelle »).

25– D. 165 : « Je m’apercoy la memoire abismée / Avec Dathan au centre d’Abiron » = Dathan et Abiron révoltés contre Moïse20, engloutis dans les abîmes dans Nb 16, 31 et Ps 106, 17 (sens obscur : « au centre d’Abiron » ; peut-être un jeu paronomastique entre « centre d’Abiron » et centre du labyrinthe, amené par le « tournoyer » du vers 8 ?).

26– D. 166 : « le nu de Bersabée » = 2 Sam 11, 2 : Bethsabée au bain surprise par David.

27– D. 224 : « m’a meurdi et noircy / le Cœur si fort, que playe Egyptienne » = une des dix plaies d’Égypte (Ex 7-11), et précisément Ex 9, 8-12, pour cette sixième plaie = l’ulcère du vers 6.

28– D. 254 : les trois vertus théologales (associées à Marguerite de Navarre) = 1 Co 13, 13 : « Maintenant donc, ces trois-là demeurent, la foi (pistis), l’espérance (helpis) et l’amour (charité, agapè), mais l’amour est le plus grand21. »

29– D. 378 : « Tu me seras la Myrrhe incorruptible / Contre les vers de ma mortalité » = Mt 2, 11 : un des présents des Rois mages, mais la myrrhe est déjà souvent mentionnée dans l’Ancien Testament (Ex 30, 23 ; Est 2, 12 ; Ps 45, 9 ; Prov 7, 17 ; Ecclésiastique (Siracide) 24, 15, et sept fois dans le Cantique des Cantiques : Ct 1, 13 ; 3, 6 ; 4, 6 ; 4, 14 ; 5, 1 ; 5, 5 ; 5, 13).

Citations plus incertaines mais possibles :

30– D. 15 : « Toy seule a fait que ce vil Siecle avare / et aveuglé de tout sain jugement » = Rom 12, 2 (C. Skenazi, Maurice Scève et la pensée chrétienne, op. cit., p. 36 et 140).

31– D. 22 : « Qu’amour a joinct à mes pensées vaines / Si fort, que Mort jamais ne l’en deslie » = Ct 8, 6 : « car l’amour est fort comme la mort » et Mt 18, 18 : « tout ce que vous lierez sur la terre se trouvera lié dans le ciel » (éd. G. Defaux, notes).

32– D. 26 : « Las toujours j’ars, et point ne me consume » = est-ce une allusion au buisson ardent de Moïse, Ex 3, 2 : « le buisson était dévoré par le feu mais le buisson n’était pas consumé » (V. Minet-Mahy, L’Automne des images, op. cit.) ?

33– D. 446 : « Rien, ou bien peu faudrait pour me dissoudre / D’avec son vif ce caducque mortel » = Ph 1, 22 : « cupio dissolvi et esse cum Christo22 » (éd. G. Defaux, notes).

Citations improbables (nombreuses dans les notes de G. Defaux) :

34Le dizain 372, qui s’ouvre par les vers : « Tu m’es le cèdre encontre le venin / De ce serpent en moy continuel », est, selon G. Defaux, un dizain marial, et il s’appuie pour cela sur une citation de l’Ecclésiastique (Siracide) 24, 13 : « Quasi Cedrus exaltata sum in Libano » (« comme un Cèdre, je me suis élevée sur le Liban », éloge de la Sagesse par elle-même). Or cette citation est sans rapport aucun avec la propriété physique du cèdre, dont l’odeur fait fuir les serpents, propriété que l’on trouve mentionnée dans l’Histoire naturelle de Pline (XXVI, 11, 3 : « Il est certain que la sciure de cèdre met en fuite les serpents, et que le même effet est produit quand on se frotte avec les baies pilées dans l'huile »), et jusqu’au Speculum naturale de Vincent de Beauvais, cité par Parturier, mais non pas dans la Bible. Certes, l’idée est reprise ensuite dans la poésie des Puys, mais rien dans le dizain ne construit cette hypothèse.

35Le dizain 62, qui commence par des mentions de Procyon et de la Vierge (constellations et moments de l’année), ne contient pas d’allusion à la « sainte vierge » (éd. G. Defaux, notes).

36Tout aussi improbables, le « Surge, amica mea» (Ct 2, 10) et le « Surge, qui dormis » (Ep 5, 14) que Defaux entend dans le dizain 164, celui du « corps mort vaguant en haute mer » et réveillé par l’Espoir.

37Quels sont les premiers constats à partir de ces relevés ? Il y a une dissémination dans tout le recueil des mentions littérales ; elles n’ont pas de place structurelle signifiante, pas de présence plus forte à la fin du recueil (contrairement à ce que font Pétrarque, Marot, Du Bellay). L’Ancien Testament, et surtout Genèse, Exode et Nombres, sont les livres bibliques les plus allégués par Scève, en revanche, il n’y a presque rien des Évangiles (sinon un iota, c’est le cas de le dire) et une seule citation paulinienne. Il faudrait donc récuser l’épithète d’« évangélique » pour Scève, qui réécrit surtout l’Ancien Testament (ce que prouve aussi Microcosme). Le relevé des pratiques religieuses mentionnées dans Délie vient d’ailleurs confirmer cette fragilité de l’épithète « évangélique », qui implique une dévotion intérieure, un accès direct au texte, un refus de certains rites.

2. Pratiques religieuses mentionnées dans Délie

38L’intérêt – outre l’interprétation textuelle de ces mentions – est aussi de saisir ce que Scève retient d’une vie chrétienne organisée selon le rite et le calendrier de l’année liturgique, ce qui peut nous aider à savoir où il se situe sur l’échiquier mouvant des postures chrétiennes en 1544.

39Les références aux pratiques dévotes et à la théologie sont peu nombreuses et plutôt parlantes : la béatitude (D. 3, 152, 305 et 370), la relique (D. 72 et 349), « la maigre Carême » (D. 99), la fête des morts et le purgatoire (D. 125 : « O Aujourd’hui, bienheureux trespassez, / Pour votre bien tout devot intercede / Mais pour mes maulx en mon tourment lassez / Celle cruelle un Purgatoire excede »), les limbes (pas le dizain 133, qui en donne le sens astronomique de « frange brillante au bord d’un foyer de lumière23 », mais le dizain 280, qui recourt au sens théologique24 : « Que ne suis donc en mes Limbes sans deuil, / Comme sans joie ou bien vivre insensible ? »), les « martyres » (D. 222 + 6 autres occurrences), le pèlerinage et le culte des saints (D. 241 et 24225) ; l’opposition entre vie active et vie contemplative (D. 412)26.

40C’est ici principalement le vocabulaire de la dévotion catholique qui transparaît, justement dans les points où elle distingue les catholiques des réformés, ces derniers gardant certes la béatitude comme horizon de la vie chrétienne et le martyre comme épreuve chrétienne, mais récusant purgatoire, intercession pour les morts, pèlerinages, culte des saints, carême, culte des reliques, et remettant en cause la hiérarchie entre vie active et vie contemplative. Scève donc tout catholique ? L’ambiguïté vient de ce que le « je » s’exhibe en général à l’écart de ces pratiques au moment où elles sont mentionnées, comme pour l’exemple du pèlerinage et du culte des saints, pratiqués par le « peuple dévotieux » dans les dizains 241 et 242, et rendus impossibles au « je » :

Ce n’est point cy, Pellerins que les vœutz

Avecques vous diversement me tiennent

 Car vous vouez, comme pour moy je veulx,

A Sainctz piteux, qui voz desirs obtiennent.

Et je m’adresse a Dieux, qui me détiennent,

Comme n’ayantz mes souhaictz entenduz. » (D. 241, 1-6)

41S’agit-il d’ostraciser ces pratiques (de faire passer subrepticement un discours de refus) ou seulement de montrer la situation de forclusion dans laquelle l’amour malheureux met le « je » (car ces pratiques semblent par ailleurs efficaces) ? Difficile de trancher. Et c’est bien le cœur du problème : l’énoncé religieux (biblique, dogmatique ou liturgique) n’est pas un repère, il désoriente et induit une ambiguïté. Sauf à relever un épiphénomène pas tout à fait anodin en 1544 et qui aide à trancher : le « papisme » avéré de Scève, en deux dizains, 21 et 28 : dans l’épisode de la trahison du connétable de Bourbon, où Rome est suggérée par la périphrase « Sur le plus hault de l’Europe » (D. 21), et surtout dans l’épisode, évoqué au dizain 28, de la venue du pape à Marseille en octobre 1533, pour le mariage du futur dauphin Henri avec Catherine de Médicis, où Scève use d’emphase :

Car je jouys du sainct advenement

De ce grand Pape abouchant a Marseille. (D. 28)

42Rien ne l’obligeait à faire ainsi allégeance à Rome, sinon un catholicisme romain assumé… ou un second degré, mais que rien ne permet de détecter ici. La religion cultuellement évoquée semble bien être le catholicisme. Un détail cependant frappe dans ces relevés : le contexte religieux évoqué est très peu christocentré27 ! Et c’est encore un élément contre l’« évangélisme » de Scève. Une réponse (du moins une proposition de réponse) à cette étrangeté sera donnée en conclusion.

III. Traitement des mentions religieuses littérales : poétique du déplacement et de la surdétermination

43Ce n’est pas parce que ces mentions sont littérales que leur sens est littéral. C’est dans le local (le microtextuel) que joue le sens, que des possibilités herméneutiques surgissent, à partir du moment où Scève transfère ces citations bibliques ou ces pratiques religieuses dans un autre champ que le champ religieux, sans réserver de domaine propre à l’énoncé religieux, qui ne s’autonomise jamais.

44Deux exemples suffiront à le montrer : un dizain historique et un dizain amoureux.

   D. 116

Insatiable est l’appetit de l’homme

Trop effrené en sa cupidité,

Qui de la Terre ayant en main la pomme,

Ne peult saouler si grand’avidité :

Mais (ô l’horreur) poyr sa commodité

Viole foy, honneur, et innocence.

Ne pleure plus, France : Car la presence

Du sang d’Abel devant Dieu criera

Si haultement que pour si grande offence

L’aisné Caïn devant toy tremblera.

45Le péché originel et sa deuxième manifestation, celui du fils aîné d’Adam (ils sont ainsi envisagés en continuité dans Microcosme, où le deuxième péché renouvelle le premier28), sont revisités pour évoquer l’insatiabilité de conquête de Charles Quint et une de ses supposées conséquences, l’empoisonnement du dauphin François. Scève avait utilisé le mythe d’Arion pour traiter l’épisode en 1536, dans le Recueil sur le trespas du dauphin ; il utilise la Bible – au même titre – dans Délie. Le deuil national, sensible dans l’apostrophe à la France au vers 7, s’accommode du mythe païen comme de la référence biblique, qui se trouve un élément parmi d’autres de la vaste « invention » à la disposition du poète, sans privilège.

   D. 378

La blanche Aurore à peine finyssoit

D’orner son chef d’or luisant et de roses,

Quand mon esprit, qui du tout perissoit,

Au fons confus de tant divers choses,

Revint à moy soubz les Custodes closes

Pour plus me rendre envers Mort invincible.

      Mais toy, qui as (toy seule) le possible

De donner heur à ma fatalité,

Tu me seras la Myrrhe incorruptible

Contre les vers de ma mortalité.

46Ni la colonne du dizain 418, ni le cèdre du dizain 372, ni la vierge du dizain 62, on l’a vu, ne relèvent de « l’imagerie mariale » dans Délie. La myrrhe de ce dizain 378 n’en relève pas davantage. Je ne suivrai donc pas l’hypothèse de G. Defaux et de G. Haake selon laquelle le dizain 378 serait « chargé de motifs mariaux ». Pour Haake29, l’aurore désigne une Délie figurée en Marie, « aurora consurgens » : la grammaire interdit cette interprétation puisque l’aurore est un simple complément circonstanciel aux vers 1 et 2. Le dizain est fait d’un collage d’Homère avec une réécriture de l’aurore aux doigts de roses (Odyssée, XII, 8) et du sommeil, image de la mort (Iliade, XIII, 79) qui vont se conjuguer avec la Bible, ou plutôt avec le commentaire patristique sur la myrrhe biblique. Le sens allégorique de la myrrhe, baume d’incorruptibilité, n’est en effet pas explicité dans la Bible mais dans l’exégèse patristique (pas moins de 260 occurrences dans la Patrologie latine de Migne, chez les Pères de l’Église et chez les poètes chrétiens comme Prudence). Je n’en donne que trois pour exemples.

47– Selon saint Ambroise : « L’or est offert au roi, l’encens à Dieu, la myrrhe au mort. L’un est signe de royauté, l’autre sacrifice de la puissance divine, le dernier est l’honneur de la sépulture qui ne corrompt pas le corps du mort, mais le préserve30. »

48– Selon saint Grégoire le Grand : « Imprégnons nos membres de myrrhe en leur épargnant par la mortification, à l’exemple du Christ, la putréfaction de la luxure31. »

49– Selon saint Bernard de Clairvaux : « Parmi tant d’autres petits rameaux de cette myrrhe odoriférante, j’ai cru ne pas devoir oublier cette myrrhe même qu’on lui donna à boire sur la croix, ni celle dont on l’embauma dans le sépulcre. Dans la première, il a pris sur lui l’amertume de nos péchés et dans l’autre, il a consacré l’incorruptibilité de mon corps32. »

50Scève reprend cette exégèse (et le mot « vers » utilisé par Grégoire), mais, premièrement, il ôte toute référence christique (la myrrhe est plus souvent christique que mariale dans l’exégèse chrétienne33) et, deuxièmement, son humour consiste à introduire en surplus une syllepse sur « vers » (« les vers de ma mortalité »), qui fait osciller le sens entre une Délie, myrrhe pour les vers du poète et myrrhe pour le corps de l’amant. Délie, promesse d’immortalité poétique ou facteur d’incorruptibilité théologique ? Les deux sens se combinent sans hiérarchie (surdétermination et confusion entretenue), et c’est bien la manière scévienne d’utiliser la Bible dans Délie, sans déférence aucune, s’autorisant tous les jeux, toutes les superpositions de sens ou de sonorités.

51Que conclure de la rareté de l’énoncé religieux littéral (une trentaine de dizains et trois bois gravés) et – a contrario – de sa vaporisation dans la phraséologie amoureuse ?

52On a souvent qualifié d’évangélisme la position religieuse de Scève (Saulnier34, Jeanneret35, Skenazi36, Helgeson37, Wajeman38). Ce constat, reçu depuis 194839, est reformulé par Cynthia Skenazi en 1992 dans Maurice Scève et la pensée chrétienne, qui insiste sur le caractère paulinien, voire érasmien de la spiritualité scévienne, pour conclure à un « évangélisme » certain mais aux contours flous, associé à un « contexte » : « l’œuvre de Maurice Scève s’inscrit dans le contexte évangélique de l’époque40 », « l’objet même de l’ouvrage scévien doit se concevoir dans le contexte évangélique de Lyon à l’époque de Scève41 ». J’ai aussi cru cette étiquette pertinente en analysant les deux psaumes que Scève met en vers français et que publie Dolet en 1542 (Ps 26 et 8342), mais j’en arrive finalement (après lecture attentive de Microcosme et de Délie) à l’idée qu’elle n’est pas du tout adaptée à Scève si le mot « évangélisme », formé sur « Évangiles », suppose un accès individuel et privilégié à ces Évangiles justement. Ce que révèle Délie est le privilège donné à l’Ancien Testament sur le Nouveau, une absence presque totale du Christ et des Évangiles dans l’imaginaire chrétien véhiculé par le texte et un catholicisme romain assez strict… mais joueur.

53De ce fait, l’énoncé religieux désoriente plus qu’il n’oriente le lecteur, car il n’a a priori pas de finalité religieuse, il ne désigne aucun espace de l’au-delà clairement identifié, puisqu’immortalité poétique et immortalité chrétienne se confondent. Il ne devient pas autonome, « sujet noble » face au « sujet caduc » que serait l’amour profane.

54Sur le plan poétique, la religion chrétienne (le catholicisme romain) est un réservoir pour l’invention poétique où le poète s’autorise à puiser, mais de manière non pertinente ou non reçue, selon une poétique du déplacement et de la surdétermination sémantique : la pomme du péché originel est la terre, l’aloès (parfum) est apte à être goûté et mangé comme la manne (synesthésie troublante), la myrrhe préserve le texte autant que le corps, le « centre d’Abiron » (peut-être la plus impertinente des citations bibliques) joue sur des possibilités sonores et sémantiques codées pour désigner (peut-être ?) le centre du labyrinthe où est abîmé l’amant, Délie est un « serpent » « en mon penser », avec un beau jeu de miroir sur ser/pen(t)… Scève introduit l’Oulipo dans la Bible, faisant glisser l’un sur l’autre images (rondeur de la terre et de la pomme), sons (serpent/penser) ou sens (« les vers de ma mortalité »), pour exalter un amour non sublimé, c’est-à-dire charnel et spirituel.

55Et c’est là qu’il délivre son message chrétien le plus fort, celui qui atteint au sens global de Délie, celui d’une essence humaine et divine incarnée dans une âme et un corps « ensemble ». C’est la leçon du dizain 127 : « Pour reverer si grand’divinité / Je verrois l’Ame, ensemble et le Corps croistre43 ». Je crois que l’idée d’une « divine image » n’est pas vaine (et pas seulement phraséologique) dans Délie : l’amour de Dieu passe par l’amour de la créature, car l’incarnation de Dieu a d’abord lieu dans la créature que Dieu a voulue « Dieu terrestre44 », avant d’avoir lieu dans le Christ, véritable déplacement de la théologie de l’Incarnation.