Colloques en ligne

Emmanuel Buron. CELLAM-Université de Rennes 2

Fragment de sémiologie et de poétique scévienne : « celer » comme indice d’une « théorie de l’expression »

1Jean-Charles Monferran vient ici même d’attirer l’attention sur le travail lexical de Maurice Scève, et notamment sur son usage de néologismes, ou de mots techniques employés hors de leur domaine de pertinence propre. Généralement utilisés par Scève en conclusion de poème, ils ont la vertu d’inciter le lecteur à penser, à chercher dans le texte un sens au-delà de celui qui apparaît ouvertement. C’est sur un autre aspect du travail lexical de Scève que je voudrais insister, qui consiste en ce qu’on pourrait appeler un surinvestissement sémantique de certains mots. Je me concentrerai sur le verbe « celer » ou ses dérivés, pour montrer qu’au-delà de son sens littéral, ce verbe reçoit chez Scève un sens plus complexe et qu’il est l’indice d’une théorie de l’expression qui sous-tend la conception du signe et du style à l’œuvre dans Delie. Par ce terme d’indice, je veux indiquer que « celer » n’est pas un concept, qu’il est parfois investi d’un sens théorique fort, mais qu’en d’autres occurrences, il reçoit les sens ordinaires du mot ; toutefois, on peut faire une lecture métapoétique de presque tous les dizains où il apparaît et, avec ses sens variables, il constitue toujours une articulation importante de ces lectures métapoétiques. Par l’analyse sémantique de ce verbe, on peut saisir un projet poétique global. Il apparaît ainsi qu’au-delà du cas des néologismes, Scève peut faire porter à certains mots une surcharge sémantique, qui les constitue en signaux invitant le lecteur à penser et à chercher dans les poèmes des sens latents. En effet, « celer » n’est pas du tout un néologisme : le verbe est attesté bien avant 1544 dans la poésie amoureuse, aussi bien latine qu’italienne – on le trouve chez Pétrarque – ou française, mais Scève le charge de sens supplémentaires.

2On peut trouver une analyse du style de Scève, à partir de son travail sur le lexique, dans l’Art poétique français de Thomas Sébillet, où apparaît précisément le verbe « celer », avec une valeur moins complexe cependant que celle qu’il recevra dans Delie. Sébillet dénonce les détracteurs de l’œuvre de Scève, qui ont critiqué

la rudesse de beaucoup de mos nouveaus, sans lesquelz toutesfois l’enargie des choses contenues celée et moins exprimée, eut fait ignorer bonne part de la conception de l’autheur, laquéle avecques tout cela demeure encores malaisée à en estre extraite1.

3Ces lignes proviennent d’un chapitre qui traite « du style du Poëte : du chois et ordre dés Vocables, appelé en Latin, Elocution », et l’analyse de la fonction des « mos nouveaus » me semble valoir plus largement pour le style de Scève. Les néologismes ne sont qu’un des moyens qu’il met en œuvre. L’écriture de Scève vise à faire connaître au lecteur « la conception de l’autheur ». Plus exactement, l’écriture doit permettre au lecteur de tirer le plus facilement possible cette conception hors du texte qui est supposé la contenir, puisqu’elle doit en être « extraicte ». En effet, le poème ne délivre pas au lecteur cette conception même, mais il lui fait connaître les « choses contenues ». Le mot « choses » est une traduction du latin res, qui désigne le signifié d’un mot, le sujet dont traite un texte, son contenu. L’interprétation d’un poème de Scève s’effectue donc en deux temps : d’abord la compréhension des « choses contenues » dans le poème, puis l’extraction hors de celles-ci de « la conception de l’autheur » ; et le passage d’une opération à l’autre est rendu possible par l’écriture, le style, qui doit révéler « l’enargie des choses contenues ». Cette « enargie » n’est pas l’enargeia, la force d’un discours qui met l’objet décrit sous les yeux du lecteur, car rien n’indique que les « choses » évoquées par Sébillet sont spécialement visuelles2. Il s’agit donc de l’énergie, mot que, dans son dictionnaire français-anglais (1611), Cotgrave traduit par « effectuall operation, force, efficacie ». Les dictionnaires du xviie siècle tirent tous cette signification générale vers la rhétorique. « Ce mot se dit en parlant de discours, et de langage. Il signifie « force, éficace », note Richelet en 1680. Il ajoute : « Un terme sera énergique, et mettra une chose devant les yeux, lorsqu’il marquera l’action. » L’enargeia est donc une forme particulière d’énergie, appliquée aux choses visuelles, mais dans le domaine où se place Sébillet, qui est celui de l’interprétation, « l’enargie des choses contenues » correspond à leur puissance de signification3, et même ici à leur puissance de signification au second degré, à leur capacité à faire comprendre, au-delà de ce qu’elles signifient littéralement, ce que l’auteur a voulu dire à travers elles. La fonction des néologismes et, au-delà d’eux, de tout le travail d’écriture du poète, est de faire en sorte que cette « enargie de la chose contenue » soit bien « exprimée » : comme « extraicte », « exprimée » suppose que le sens de l’écrit est contenu à l’intérieur des mots et qu’il doit être mis au dehors, mais là où « extraite » suppose le travail du lecteur, qui doit tirer la signification hors de sa gangue, « exprimée » suppose le travail de l’auteur, qui doit forcer son langage pour manifester toute la puissance de signification des choses qu’il met en mots.

4L’analyse du style de Scève par Sébillet suppose une distance entre « la conception de l’autheur » et « les choses contenues » dans le poème, qui en constituent comme une première traduction symbolique se produisant dans l’esprit, avant l’écriture : elle rejoint ainsi les « théories de l’expression figurée » qu’en un article célèbre, Robert Klein a dégagées chez les théoriciens italiens de l’impresa4. Les auteurs de devises transposent un concept (concetto) en une image mentale symbolique, que matérialise le dispositif de mots et d’image qui constitue la devise, afin de permettre au lecteur de remonter au concept en interprétant ce qu’il a sous les yeux. Cette convergence théorique est d’autant plus frappante que Delie est ponctué de cinquante emblèmes, et que ce sont précisément de tels montages d’une image symbolique et d’un texte qui constituent la matière première des théoriciens analysés par Klein : on peut ainsi supposer qu’une même théorie du signe et de l’expression informe l’écriture scévienne et sa pratique de l’emblème. Il reste cette difficulté que Scève ne pouvait pas connaître les théories de l’expression figurée analysées par Robert Klein, puisqu’elles sont toutes postérieures à 1544. Sans doute a-t-il puisé aux mêmes sources que ses successeurs et, sans la formuler théoriquement, a-t-il parmi les premiers élaboré une théorie de ce type. Mais je n’entrerai pas ici dans une discussion généalogique.

5Sébillet estime que, si « l’enargie des choses contenues » n’est pas « exprimée » par le style de l’auteur (ce qui se serait produit si Scève n’avait pas utilisé de « mos nouveaus »), elle restera « celée ». On voit ainsi apparaître ce verbe qui va nous servir de fil rouge dans l’analyse de Delie : son énergie métapoétique se trouve d’emblée établie. Par certains aspects, Sébillet emploie ce verbe dans un sens qui correspond à l’usage que nous trouverons chez Scève, par d’autres, il s’en écarte. La convergence tient au fait que le mot apparaît dans le cadre d’une poétique de l’expression : le style doit exprimer (manifester au dehors) la « chose contenue » dans le poème, qui exprimait elle-même « la conception de l’autheur », au sens où elle la projetait hors de celui-ci, mais elle enfermait quand même cette « conception » dans un nouveau contenant (le poème et non plus l’auteur). J’ai analysé dans un autre article l’importance de la formule « en moy » dans Delie, et le sentiment qu’elle révèle d’un « espace du dedans », qui correspond à l’intérieur du poète ou à l’intérieur du livre5 : cette intuition structure aussi la pensée du signe et de l’écriture. Toutefois, Sébillet s’écarte aussi de ce que nous constaterons chez Scève en ce qu’il oppose « celée » et « exprimée », et qu’il ne reconnaît ainsi au verbe « celer » que le sens d’enclore, de contenir de façon hermétique et donc de dissimuler. Tout en inscrivant le verbe « celer » dans un même cadre théorique, Scève lui accorde une polysémie plus grande.

6Dans Delie, le verbe « celer » est attesté dans onze dizains, et dans deux autres, on trouve l’adverbe « celément ». Ce verbe est particulièrement visible car il figure en outre dans la devise de trois emblèmes, et dans un quatrième, on trouve le verbe « déceler6 ». Je n’analyserai pas toutes ces occurrences, faute de place. En effet, pour rendre raison de chacune d’elles, il faut analyser précisément le dizain où elle apparaît, car « celer » organise généralement la logique de tout le poème. J’analyserai donc seulement six dizains et deux emblèmes, ceux qui mettent le mieux en évidence l’hypothèse que je voudrais défendre.

7La signification de « celer » dans Delie se construit généralement autour de trois sèmes, dont le troisième est inattendu. Établissons d’abord ce constat sur un exemple faiblement théorique. Dans le dizain 169, le poète invoque les « gantz heureux » de Délie et leur dit notamment : vous « celez le mal avec la guérison » (v. 3). Le COD antithétique désigne la main de la femme, cause d’amour et donc de sentiments ambivalents, comme toute autre partie de celle-ci. « Celer » signifie à la fois contenir et cacher, comme le gant contient et cache la main qui le revêt. Ces deux premiers sèmes sont lexicaux, mais le troisième dépend du développement que Scève donne à son poème : si le verbe « celer » suppose l’action de renfermer une chose dans une enveloppe qui le contient, c’est pour interroger la possibilité d’en sortir. Le dizain se termine par ces quatre vers :

Mais tout ainsi, qu’a son obeissance

Dedens vous entre, & sort sa blanche main,

Je sortiray de l’obscure nuisance,

Ou me tient clos cest enfant inhumain.

8La main « entre, et sort » dans le gant qui la cèle, et c’est sur ce dernier verbe que conclut le poète : il sortira lui aussi de l’obscurité. « Celer » implique une problématique de la manifestation, de la sortie hors d’un contenant qui dissimule. Dans certains cas, nous le verrons, celer peut même signifier manifester en cachant, de même que le gant laisse voir la main qu’il occulte.

9Cette troisième valeur sémantique est constante chez Scève. Après Delie, elle se vérifie encore dans les premiers vers du Microcosme (1562), le grand poème de la vieillesse de Scève. Cette œuvre s’ouvre sur l’évocation de la création du monde par Dieu. Avant cet événement, Dieu, « en son rien clos se celoit en son Tout7 » : il se tenait replié « en soy » – la formule revient sans cesse dans ces vers8 –, il contenait le monde en puissance, sans développer hors de soi cette puissance. Il constituait une « Essence pleine en soy d’infinité latente », jusqu’au moment où il a créé le monde en exprimant cette puissance, en la projetant hors de lui :

                              soudain par sa Divinité,

Son grand Chaos s’ouvrit en visible lumiere

Pour monstrer quelle estoit sa puissance premiere9.

10Si Dieu se « celoit » d’abord, c’est finalement « pour monstrer » la puissance qu’il contenait en lui. Les associations sémantiques du verbe « celer » sont donc les mêmes que dans le cas du gant de Délie : « celer » signifie contenir en soi, et donc cacher, mais le verbe ouvre aussi la possibilité d’une sortie, d’une manifestation, d’une expression au dehors du contenu d’abord dissimulé.

11Avec un tel sémantisme, il suffit que le verbe « celer » soit employé à la première personne, qu’il renvoie à une action du locuteur tournée vers l’extérieur (il est alors souvent accompagné d’un complément de lieu externe), pour qu’il désigne l’effort de celui-ci travaillant à enclore son affect dans un objet qui le contient, qui le cache et qui le révèle en même temps. « Celer » désigne alors explicitement la construction d’un simulacre, l’élaboration d’un signe. La première occurrence du verbe dans Delie se trouve dans le célèbre dizain 59 :

Taire, ou parler soit permis a chascun,

Qui libre arbitre a sa voulenté lye.

Mais s’il advient, qu’entre plusieurs quelqu’un

Te die : Dame, ou ton Amant se oblye,

Ou de la Lune il fainct ce nom Delie

Pour te monstrer, comme elle, estre muable :

Soit loing de toy tel nom vituperable,

Et vienne à qui un tel mal nous procure.

      Car je te cele en ce surnom louable,

Pource qu’en moy tu luys la nuict obscure.

12Délie n’est pas le vrai nom de la femme aimée par le locuteur : c’est un « surnom » dont ce dizain justifie, non pas l’invention, car le nom est attesté dans la tradition – Delia est un surnom de Diane, que Tibulle a déjà repris pour désigner sa belle –, mais l’emploi, le choix par l’amant scévien pour désigner sa propre dame10. Le nom existait avant Scève et il était pourvu d’un signifié, la Lune ; le dizain justifie sa reprise en expliquant la pertinence nouvelle qu’il reçoit : la femme « luy[t] la nuict obscure » à l’intérieur de son amant, où elle produit un effet analogue à celui de la Lune sur le monde extérieur. Pour reprendre les termes de Sébillet, la Lune est la « chose contenue » dans le nom Délie, et l’« énergie » de cette « chose » (et du mot qui la contient) renvoie par métaphore à « la conception de l’autheur », à ce qu’il veut dire de la femme aimée. « Je te cele en ce surnom » (v. 9) signifie donc : j’exprime ton essence au moyen de ce surnom qui la contient, j’enclos dans ce terme ce que tu représentes à mes yeux afin de le manifester, de le rendre sensible au dehors. Le signifiant « Delie » est implicitement conçu comme un réceptacle à l’intérieur duquel le poète enclot une signification pertinente pour la révéler, la faire paraître.

13Toutefois, ce surnom est ambigu, puisque le dizain en confronte deux interprétations possibles : la première partie du poème dénonce une lecture péjorative, qui interprèterait le nom comme une condamnation de l’inconstance de la dame, « muable » comme la Lune. Ce déchiffrement du surnom dégage bien la référence lunaire qu’il porte (le rapport mot – « chose contenue »), mais il analyse mal la pertinence spécifique de cette référence (le rapport « chose contenue » – « conception de l’autheur »). C’est que cette seconde relation est arbitraire, au sens où elle dépend seulement d’une décision du locuteur d’abord, puis de l’interprète11. D’où l’ouverture du poème, qui reconnaît le rôle du « libre arbitre » dans le discours : il permet à chacun de « taire, ou parler » à sa guise (v. 1-2). Dans un premier sens, ce constat initial tolérant prépare la restriction du vers 3 (« mais… ») : si quelqu’un interprète ton surnom comme un signe d’inconstance, je renonce à ce nom (v. 7) et je souhaite que le calomniateur souffre de l’inconstance (v. 8). Chacun peut donc se taire ou parler, mais le médisant doit recevoir le prix de son discours calomniateur : le libre arbitre dans le discours suppose aussi la responsabilité du locuteur. Cette réflexion sur la médisance implique donc l’équivoque des signes : si Délie est celée dans le surnom, c’est parce qu’elle y est contenue et que le nom exprime bien son essence ; mais aussi parce qu’elle y est contenue d’une manière allusive, qui la révèle à ceux qui interprètent bien mais qui la cache aux médisants. Le verbe « celer » renvoie à une poétique de l’obscurité calculée, du signe crypté qui permet de dire en cachant. C’est peut-être une interprétation alternative des premiers vers qui se dessine. De nombreux dizains soulignent qu’en se faisant dominer par l’amour, l’amant a perdu sa liberté, soumise à Délie : il n’a donc plus son libre arbitre et n’a donc plus le choix de « taire, ou parler ». Il doit donc taire et parler, dire l’amour par nécessité intérieure, mais le taire par courtoisie. En un mot, il doit celer, émettre des signes voilés, qui le montre en le cachant.

14Dans ce dizain, « celer » signifie constituer un signe poétique, un surnom, qui manifeste et cache la puissance de la femme. Le verbe renvoie au travail de l’écriture. C’est explicitement le cas encore dans le dizain 359.

Quand l’ennemy poursuyt son adversaire

Si vivement, qu’il le blesse, ou l’abat :

Le vaincu lors pour son plus necessaire

Fuyt çà, & là, & crie, & se debat.

      Mais moy navré par ce traistre combat

De tes doulx yeulx, quand moins de doubte avois,

Cele mon mal ainsi, comme tu vois,

Pour te monstrer a l’œil evidamment,

Que tel se taist & de langue, & de voix,

De qui le cœur se plaint incessament.

15Le dizain oppose différentes manières de se plaindre de son mal. Le vaincu dans un combat le manifeste bruyamment et visiblement, par des cris et de grands gestes, alors que l’amant « se taist et de langue, et de voix » (v. 9). S’il « cele [s]on mal » (v. 7), c’est donc qu’il ne le manifeste pas, ou du moins qu’il ne le manifeste pas ostensiblement, car il le manifeste tout de même de façon silencieuse, puisque la dame voit le mal celé et que c’est même pour lui « monstrer à l’œil evidamment » (v. 8) qu’il le « cele ». Cette plainte du « cœur » (v. 10), visible et muette, renvoie bien sûr à l’écriture, et « celer » est ici sans équivoque synonyme d’écrire.

16L’ensemble que constituent l’emblème 41, « Léda et le cygne », et le dizain 366 qui l’accompagne confirme et amplifie cette interprétation du verbe et son inscription dans une poétique de l’expression. Ce montage est d’interprétation difficile. L’image illustre la légende de Léda, qui s’est accouplée avec Jupiter métamorphosé en cygne.

[Source : http://www.emblems.arts.gla.ac.uk/french/picturae.php?id=FSCa042.]

17Autour de cette image, on lit la devise : « Cele en autruy ce qu’en moy je descouvre. » Les interprètes ont souvent donné à cette formule un sens érotique, en rapport avec l’image, la seule du recueil à présenter une scène sexuelle. Ils se sont demandés ce que Jupiter pouvait bien cacher en Léda au moment où il s’accouple avec elle et cette énigme scabreuse ne peut renvoyer qu’au membre viril du dieu12. Cette lecture ne rend toutefois pas compte de tous les éléments de la devise : comment la périphrase « ce qu’en moy je descouvre » pourrait-elle renvoyer au sexe de Jupiter ? En outre, est-ce bien en Léda que Jupiter cèle quelque chose ? Si c’était le cas, pourquoi la devise ne porte-t-elle pas « cele en toy…» ? C’est en effet Jupiter qui est censé prononcer cette phrase, et Léda se trouve devant lui : la deuxième personne semble s’imposer, et elle apparaît d’ailleurs dans le vers 10 du dizain qui commente l’emblème : « Je cele en toy ce, qu’en moy je descouvre. » Elle s’imposerait d’autant plus que la devise actuelle est trop longue et que le typographe, qui a composé le début en majuscules, a dû passer aux minuscules pour le dernier mot, « descouvre ». Si Scève maintient donc « en autruy » plutôt que « en toy » qui lui aurait permis de gagner la place manquante, c’est bien pour indiquer que la formule ne s’adresse pas à Léda, que ce n’est pas en elle qu’il cèle quelque chose.

18Françoise Joukovsky a donc raison de comprendre la devise comme une allusion à la métamorphose de Jupiter en cygne13 : il enveloppe et il cache – les deux sens de « celer » – son être véritable dans le corps d’« autruy », sous une apparence d’emprunt. L’image représente en fait Jupiter métamorphosé et Léda fonctionne comme un attribut, un signe conventionnel qui permet de reconnaître le personnage représenté14. Sans elle, le lecteur verrait seulement un cygne, et il serait bien embarrassé de reconnaître Jupiter dans cette volaille : le dieu aurait été si bien celé que personne ne l’aurait reconnu ! Si on déchiffre l’emblème dans ce sens, la fin de la sentence s’éclaire alors : qu’est-ce que Jupiter découvre en lui, qu’il exprime et dissimule sous l’apparence d’un cygne ? C’est évidemment son amour : c’est parce qu’il est amoureux qu’il se transforme et, en se transformant, il peut satisfaire son amour. Celer signifie donc transposer un contenu intérieur dans un corps extérieur – oiseau ici ou surnom dans le dizain 59 – qui le contient, le voile et en l’occurrence le révèle, et le réalise. Le cygne est un signe, si du moins on pense le signe comme un instrument pragmatique dans la relation à autrui.

19Le dizain 366, qui commente l’emblème « Léda et le cygne », tire cette problématique vers la question de l’écriture amoureuse :

Nier ne puis, au moins facilement,

      Qu’Amour de flamme estrangement diverse

Nourry ne m’aye, & difficilement,

Veu ceste cy, qui toute en moy converse.

      Car en premier sans point de controverse

D’un doulx feu lent le cueur m’atyedissoit

Pour m’allaicter ce pendant qu’il croissoit,

Hors du spirail, que souvent je luy ouvre.

      Et or craingnant qu’esventé il ne soit,

Je cele en toy ce, qu’en moy de descouvre.

20Ce dizain est un de ceux qui décrivent l’évolution et la transformation de l’amour du locuteur au fil du temps. Ce dernier remarque qu’Amour l’a « nourry » de « flamme estrangement diverse » (v. 2-3) : il s’est manifesté sous des formes différentes. Ce fut d’abord « un doux feu lent » (v. 6) qui chauffait le cœur de l’amant, puis cette flamme a crû jusqu’à sortir par le soupirail (« spirail », v. 8) que le poète lui ouvre. Comprenons que l’amour tempéré du début a augmenté en intensité, qu’il est maintenant impétueux, et que le poète doit parfois le manifester à l’extérieur, dans sa parole ou dans son comportement. Il craint donc que, pour trop se manifester, son amour soit « esventé » (v. 9), exposé aux vents de toutes les rumeurs, et, pour le protéger, l’amant invente une parade : « Je cele en toy ce, qu’en moy je descouvre » (v. 10). La logique générale du dizain est claire : d’abord contenu, celé, l’amour a débordé hors de son enveloppe, il s’est manifesté à l’extérieur de lui-même ; d’où la nécessité de le celer à nouveau, en le renfermant dans un autre contenant, extérieur à l’amant puisque son feu est désormais au dehors.

21Il reste toutefois à comprendre à quoi renvoie concrètement cette opération : que signifie celer son amour en un objet extérieur ? « Le cacher dans l’image de la dame, que je porte en moi », comme le suggère Françoise Joukovsky15 ? Mais comment fait-on rentrer dans une image intérieure un amour que l’on a commencé à manifester ? Il faut plutôt considérer que Délie est aussi bien le surnom par lequel l’amant désigne la femme qu’il porte en lui que le titre du livre. « Je cele en toy » signifie donc : je renferme dans le livre cet amour qui est déjà sorti de moi ; je l’y renferme en le représentant d’une façon cryptée. Le lien entre emblème et dizain s’en trouve renforcé : de même que Jupiter cèle son désir dans le corps d’un cygne, qui le dissimule et lui permet de le réaliser, de même l’amant cèle son désir dans le corps d’un livre, qui l’exprime de façon cryptée. Il s’agit dans les deux cas d’une métamorphose de l’amant, en oiseau ou en livre. « Je cele en toy ce, qu’en moy je descouvre » décrit donc l’opération poétique fondamentale dont résulte Delie. La formule suppose un transfert de contenu, de l’espace intérieur de l’amant (« en moy ») vers l’espace intérieur du livre (« en toy »), analogue à celle que propose le huitain liminaire, où on lit : « les mortz qu’en moy tu renovelles / Je t’ay voulu en cest Œuvre descrire16 ». Cette métamorphose de l’intériorité en signe crypté décrit une poétique de l’expression.

22On peut conforter la lecture métapoétique de ces vers en examinant la formule par laquelle l’amant évoque le premier état de sa flamme amoureuse. Le « doux feu lent » dont il brûlait aux premiers moments de son amour fait écho au « doulx feu chaste » dont Amour ardent l’attisait d’abord, avant que Cupido bandé éveille en lui le désir aveugle (D. 217, v. 6). Mais comment rendre compte de la substitution de « lent » à « chaste » ? La formule du dizain 366 est une traduction (non encore remarquée) de Speroni, quand il évoque les bienfaits de l’absence entre les amants :

Les herboristes et distileurs d’eaux, ont acoustumé de faire ainsi leurs composicions, et en mettant ensemble grande quantité de fleurs blanches, vermeilles, et de toutes autres couleurs, dont la beauté ne dureroit gueres, il les distilent avec feu lent, et doux [lento e suave foco] et en font humeur : de quoy nous decorons et conservons la vie. De la proviennent le bocage, les Odes, et œuvres heroïques tant en prose qu’en rime de vostre Tasso : lesquelles il a mises en lumiere à perpetuelle memoire de ses rares vertus non en folastrant, non en se reposant avec vous, ains tout seul en son estude ou seulement accompaigné des Muses17.

23Scève imite Speroni en de nombreux dizains de son recueil, et certains de ses emprunts se trouvent immédiatement après notre citation. Le « doux feu lent » du dizain 366 reprend donc le « lento e suave foco » de Speroni, que Gruget traduit en « feu lent, et doux ». Or, l’image de l’alambic que ce feu attise est une métaphore de la gestation du poème dans l’esprit de l’amant séparé de sa dame. Dans le dizain de Scève, ce « doux feu lent » correspond au premier état de l’amour, phase de gestation du poème qui attend encore sa réalisation ; la croissance de la flamme et sa manifestation comportementale provoqueront le passage à l’acte de l’amant-poète. Ce dizain retrace la genèse du poème, de la naissance de l’amour jusqu’au point où la poésie devient sa manifestation adéquate ; et le verbe « celer » renvoie à une poétique cryptée, qui dit le sentiment et le voile d’obscurité.

24Dans les exemples précédents, « celer » renvoie à l’activité poétique, à l’élaboration d’un surnom, à l’écriture ou à la constitution d’un livre. Ce n’est pas toujours le cas dans Delie, mais il reste que le verbe « celer » est porteur d’une problématique de la dissimulation et de l’expression du sentiment, du dévoilement de l’amour ou de sa manifestation, et que les dizains dans lesquels il apparaît permettent tous de problématiser la poétique de l’amour, problématisation dans laquelle le verbe « celer », quel que soit son sens, joue un rôle fondamental.

25Ainsi, dans l’emblème 5 et le dizain 42. L’emblème présente une lanterne, entourée de la devise : « Celer ne le puis. »

[Source : http://www.emblems.arts.gla.ac.uk/french/picturae.php?id=FSCa006.]

26Cette formule renvoie au fait que la lanterne contient une bougie dont la lumière se diffuse autour d’elle. Même si la lanterne contient la bougie, elle ne peut cacher son éclat. L’analogie avec l’amant apparaît immédiatement : lui aussi porte une flamme – le feu amoureux – à l’intérieur de lui-même et il ne peut pas plus que la lanterne dissimuler cette ardeur, qu’il manifeste au dehors. Le dizain commente l’image dans ce sens :

Si doulcement le venin de tes yeulx

Par mesme lieu aux fonz du coeur entra,

Que sans douleur le desir soucyeux

De liberté tout seul il rencontra.

Mais l’occupant, peu a peu, penetra,

Ou l’Ame libre en grand seurté vivoit :

      Alors le sang, qui d’elle charge avoit,

Les membres laisse, & fuit au profond Puys.

Voulant cacher le feu, que chascun voit.

Lequel je couvre, & celer ne le puis.

27Les six premiers vers décrivent la progression de l’amour, qui envahit peu à peu tout l’espace intérieur de l’amant. Les quatre derniers vers interprètent la pâleur soudaine qui saisit celui-ci quand l’amour le domine totalement : s’il devient blême, c’est que son sang se retire de ses membres, et Scève interprète paradoxalement ce symptôme : le sang se retire afin de dissimuler le feu amoureux, mais en se retirant, il fait pâlir l’amant si bien que « chascun voit » le sentiment de celui-ci. Le même paradoxe affecte tout le comportement de l’amant, qui « couvre » son feu sans parvenir à le « celer » puisque sa pâleur est le symptôme qui trahit l’amour qu’il veut cacher. Cette lecture est cohérente mais peu satisfaisante, car elle rend le poème assez gauche. Elle suppose que les formules « que chascun voit » et « celer ne le puis » renvoient au même symptôme de la pâleur : le sang veut cacher le feu que ma pâleur trahit, feu que je couvre mais que ma pâleur trahit. Puisqu’un vers est consacré à l’action du sang, l’autre à l’action de l’amant, qui ne confond pas avec la précédente bien qu’elle tende à une même fin (cacher l’amour), il serait logique que ces actions convergentes achoppent d’une manière équivalente, mais pas identique.

28Or Parturier signale un emblème sur le même mot, publié dans l’Hecatomgraphie de Gilles Corrozet, recueil d’emblèmes publié en 1543, l’année d’avant Delie, et que Scève ne pouvait pas ignorer. Sous le titre « Amour ne se peult celer », on voit une femme qui porte un livre.

[Source : http://www.emblems.arts.gla.ac.uk/french/picturae.php?id=FCGa009.]

29Sous l’image, un quatrain l’explicite :

Je suis ung livre auquel on appercoit

Les grans secretz de l’amoureuse flamme,

Je suys gardé de ceste belle dame,

Pour ung amy quelque part ou il soit.

30Sur la feuille en regard, un poème clarifie la situation :

Amour est de si grand’ puissance,

Qu’il ne se peult tousjours celer :

Car il tend à la jouyssance

Nonobstant baiser ou parler,

Regard ne peult le cueur saouler,

Le penser repest quelque temps,

Mais cela n’est que batre l’aer,

Jouyr faict les amans contens.

Mais quand on pert tous ces acces,

Qu’on ne peult veoir, baiser ou dire,

Le cueur tresbuche en tel exces,

Qu’il veult ses grans douleurs escripre,

Affin que l’aymé puisse lire,

Le dueil que l’aultre peult souffrir,

Et comme il est en ce martire,

Par faulte d’amour luy offrir.

Ceste dame donc esgarée,

De son amy trop rigoureux,

A escripre s’est preparée,

Ses regretz & plainctz douloureux,

Pour le monstrer à l’amoureux,

Affin qu’a elle se ralie,

Mais par telz escriptz malheureux,

A chascun montre sa follie18.

31« Amour ne se peult celer » signifie que le sentiment ne peut rester intérieur à l’amant, et qu’il doit se manifester à l’extérieur de lui. La fréquentation de la personne aimée apporte sans doute des plaisirs à l’amant, mais il peut les goûter sans rien laisser paraître au dehors de ses sentiments. Ce ne sont donc pas des satisfactions suffisantes et l’amour aspire au contact charnel, qui projette le sentiment au dehors. « Jouyr faict les amans contens » car la jouissance est une forme de réalisation de l’amour. Toutefois, quand cette manifestation physique est impossible, l’amour se réalise sous forme de poésie amoureuse, de livre, qui projette le sentiment hors de l’amant, et qui le révèle à tous.

32On peut appliquer exactement cette lecture au dizain de Scève. Le sang de l’amant se retire car il veut cacher l’amour, mais tout le monde le voit à la pâleur de l’amant ; ce dernier ne veut pas révéler son amour, mais il ne peut pas se tenir de l’écrire. Le vers 9 évoque l’action du sang et le symptôme physique qui le trahit, tandis que le vers 10 évoque l’action intentionnelle de l’amant et l’activité contrainte, mais intentionnelle également, l’écriture, qui le trahit. Cet amant-poète est comparable à la lanterne, qui doit projeter hors d’elle la lumière du feu qu’elle contient. Le verbe « celer » s’inscrit donc dans une problématique de la manifestation du sentiment, et de l’articulation entre un espace intérieur dissimulé et l’espace extérieur, visible par tous ; il renvoie à une problématique de l’écriture qui s’inscrit sans difficulté dans cette problématique ; mais il ne signifie pas écrire, composer un livre. Au contraire, il signifie retenir en soi, ne pas manifester, et c’est sa négation, « celer ne le puis », qui signifie l’écriture.

33Dans d’autres cas, le rapport entre « celer » et écrire est encore plus indirect. Ainsi, dans le dizain 355, qui prolonge le motif du feu intérieur et de son rayonnement à l’extérieur.

L’Aulbe venant pour nous rendre apparent

Ce, que l’obscur des tenebres nous cele,

Le feu de nuict en mon corps transparent,

Rentre en mon coeur couvrant mainte estincelle,

       Et quand Vesper sur terre universelle

Estendre vient son voile tenebreux,

Ma flamme sort de sont [= son] creux funebreux,

Ou est l’abysme a mon cler jour nuisant,

Et derechef reluit le soir umbreux

     Accompaignant le Vermisseau luisant.

34Ce dizain oppose l’amant, ou plutôt le feu amoureux qui brûle en lui, et toutes les autres choses. Les autres choses sont cachées par la nuit et révélées par le jour, tandis que le feu amoureux rayonne hors de l’amant durant la nuit et rentre dans son cœur le jour, jusqu’au soir, où il s’étend à nouveau à l’extérieur. L’image finale du ver luisant est une figure de l’amant, qui brille la nuit car son feu intérieur éclaire au dehors à travers l’enveloppe de son corps. C’est un équivalent animal de l’emblème de la lanterne et la devise « celer ne le puis » pourrait s’appliquer. Comme dans le dizain 42, le rayonnement du feu amoureux au dehors de l’amant renvoie au fait qu’il écrit des vers amoureux, que son amour se manifeste hors de lui sous forme de poèmes. Si c’est la nuit que cette lumière intérieure se diffuse, c’est que l’amant écrit la nuit, quand il est libéré des affaires diurnes, qu’il est seul et que son amour revient l’obséder et s’approprie tout l’espace intérieur de son être. Je reviendrai ailleurs sur ce point que je ne peux développer ici, mais qui est extrêmement important dans Delie : l’amant écrit pendant la nuit. L’imagerie lunaire en dépend en grand partie. Nous avons vu par exemple que, pour motiver le nom de « Delie », Scève écrit : « En moy tu luys la nuict obscure ». On peut entendre « la nuict obscure » comme un complément de temps : je t’appelle Délie car, la nuit venue, tu luis en moi. C’est dire à la fois que l’obsession amoureuse, l’occupation intérieure de l’amant par la dame, ne se manifeste qu’après que toute autre préoccupation a été suspendue ; c’est dire aussi que la dame est la source de la lumière intérieure qui se manifeste hors du ver luisant, autour de la lanterne.

35Pour en rester au dizain 355, constatons de nouveau que ce dizain évoque l’écriture, que le verbe « celer » y apparaît, mais qu’on ne peut pas ici dire que « celer » désigne l’écriture. Au vers 2, il désigne l’action de la nuit sur les choses : elle les cèle, c’est-à-dire qu’elle les cache, et peut-être qu’elle les contient, si l’on considère l’ombre comme une substance qui enveloppe les choses occultées. En tout cas, on ne peut rapporter ce verbe à l’activité du poète. Pour y arriver, il faut développer la logique implicite du dizain : la nuit cèle les choses et le jour les décèle, sauf dans le cas du feu amoureux, que la nuit décèle quand le jour le cèle en l’amant. « Celer » signifie de nouveau cacher et contenir en soi ; et c’est implicitement sa négation, l’impossibilité de renfermer le feu amoureux – « celer ne le puis » – qui désigne l’écriture.

36***

37J’avancerai trois remarques pour conclure.

38La première tient à la contradiction apparente qui caractérise la signification du verbe « celer » : il signifie tantôt écrire, enclore ses affects dans des mots ou dans un poème afin de les montrer à autrui ; tantôt ne pas écrire, garder ses affects renfermés en soi-même, si bien que c’est la négation de « celer » qui signifie écrire. Loin d’être contradictoires, ces valeurs s’articulent parfaitement sitôt qu’on les replace dans le cadre d’une théorie de l’expression, qui suppose plusieurs réceptacles successifs du sens : il réside d’abord dans le poète dont il constitue la conception, puis dans le poème dont il constitue la matière, « la chose contenue », et enfin dans le lecteur. « Celer » change de signification selon qu’il affecte le locuteur ou son langage. Appliqué au locuteur, il signifie enclore son affection en soi-même, ne pas le manifester, et donc ne pas écrire ; mais appliqué au langage, il signifie enclore son amour dans des mots, donc le projeter hors de soi, le manifester.

39Ma deuxième remarque tient à la méthode que j’ai suivie dans cette étude. J’ai analysé des poèmes en cherchant à dégager le sens que Scève engage dans le verbe « celer » au-delà de son sens lexical, et la façon dont ce sens nouveau modifie la lecture du poème. J’ai ainsi illustré littéralement l’analyse du style de Scève par Sébillet. J’ai tenté de voir comment, non pas un « mot nouveau », mais un mot utilisé de façon idiosyncrasique, amplifie la puissance de signification du texte au point de nous obliger à remonter du sujet apparent du poème jusqu’à « la conception de l’autheur », qui n’est pas donnée en amont du texte, mais construite en aval par l’interprétation. Bref, comment ce mot exprime l’énergie des choses contenues dans le poème. L’argument de chaque dizain – la « chose » qu’il contient – est par lui-même insignifiant ou conventionnel : c’est par exemple la peine de l’amant en l’absence de la dame, la pâleur qui le saisit quand la passion le domine, etc. Mais Scève réécrit ces lieux communs d’une manière propre à amplifier considérablement les potentialités de signification qu’ils recèlent, et c’est en partie dans le lexique qu’il trouve les amplificateurs d’énergie dont il a besoin.

40La dernière remarque, c’est qu’il y a un discours métapoétique dans Delie : l’écriture poétique constitue le sujet de bon nombre de dizains. Ce sujet n’est pas explicite car, précisément, il faut l’extraire, mais c’est celui vers lequel tend le poème, et qui lui donne sa cohérence. La même remarque vaut pour le recueil. Il retrace la montée en puissance d’un amour qui peu à peu conquiert tout l’espace intérieur de l’amant et qui, faute de trouver d’autres moyens de se manifester, s’exprime en poésie. Le discours métapoétique n’apparaît pas en surimpression d’un discours amoureux fictif : il en constitue le terme nécessaire. L’amant et le poète se confondent. Cela ne signifie pas que Scève, l’auteur, écrit sa propre histoire, mais au contraire – le renversement est fréquent dans les recueils de la Renaissance et on a parfois du mal à en mesurer l’importance – que l’instance auctoriale est fictionnalisée.