Le dictionnaire tout à part soi de Scève : réflexion sur les mots nouveaux de Délie
1Car se les parolles dont celluy qui escript use, portent avecques soy ung peu je ne diray pas de difficulté, mais de subtilité cachee, & non congneue, de prime face, comme celles que lon dict en parlant ordinairement, elles doibvent une certaine plus grande auctorité a l’escripture : & font que le lisant va plus retenu, sur ses gardes & mieulx consideré, & prent plaisir en l’esperit & doctrine de l’escripvant. Et prenant ung peu de peine avecques son bon jugement, gouste le plaisir qu’on a de venir au bout des choses difficilles. Et si l’ignorance de celluy qui list, est si grande qu’il ne puisse surmonter les difficultez qu’il treuve, ce n’est pas la faulte de l’aucteur, & ne doibt on pourtant estimer que ce langaige ne soit beau.
2Le Courtisan de Messire Baltazar de Castillon nouvellement reveu et corrigé, Lyon, F. Juste, 1538, fo 39.
3En faisant le choix du français pour écrire un recueil d’épigrammes publiées à Lyon, Scève cherche assurément à illustrer une langue vernaculaire à laquelle il consacre la quasi-totalité de ses productions. Refusant l’expression néolatine, Délie répond aussi au discrédit porté par Lemaire de Belges, dans la Concorde des deux langages, sur la langue française et sa poésie amoureuse, jugées inaptes à l’expression des affections1. Scève relève le défi d’écrire une haute poésie d’amour, inspirée par l’Italie et par Pétrarque, dans un vulgaire illustre qui ne soit pas en même temps calque de l’italien2. Ce projet passe par un renouvellement de la langue poétique, et d’abord et avant tout de son lexique. Il n’est toutefois pas si facile pour nous de percevoir ces nouveautés lexicales et de juger de leur sens, pour au moins deux raisons. En dépit des outils lexicographiques dont il dispose, il reste malaisé pour un lecteur d’aujourd’hui d’évaluer la nouveauté d’une lexie en 1544 – nous risquons toujours de juger obscur et néologique un emploi parfaitement attesté à l’époque, comme de surévaluer la difficulté d’un mot qui, pour ne pas être utilisé alors en français, ne pose pas le moindre problème de sens à un lecteur féru de langue latine ; nous risquons surtout de négliger la nouveauté d’un mot parce qu’il fait désormais tout simplement partie pour nous de la langue courante. La seconde difficulté tient à Scève lui-même : au contraire des poètes de la Pléiade, qui accompagnent leur effort d’illustration de la langue d’une notice explicative détaillée, l’auteur de Délie reste silencieux sur sa poétique et sur son dictionnaire.
4Outre le texte du recueil lui-même, il nous reste tout de même pour apprécier ce nouveau lexique et sa portée le témoignage précieux des premiers lecteurs de Délie, d’abord et avant tout sensibles, et aussi étonnant que cela puisse nous paraître, aux mots de Scève et à leur « novation ». Se situant dans la lignée d’un célèbre passage de l’Art poétique d’Horace (v. 44-71), continuellement allégué et commenté à la Renaissance, qui autorise l’apport de termes nouveaux dans la langue pour remédier à ses carences, tout en réfléchissant, parallèlement, aux moyens pour masquer cette nouveauté, Sébillet fait état d’une première réception de Délie qui « trouve à reprendre en ces tant doctes épigrammes la rudesse de beaucoup de mots nouveaux, sans lesquels toutefois l’énergie des choses contenues celée et moins exprimée, eût fait ignorer bonne part de la conception de l’auteur, laquelle avec tout cela demeure encore malaisée à en être extraite3 ». En 1551, Des Autelz est également sensible dans Délie, même si cette fois c’est pour louer Scève sans réserve, à la « magnificence de mots innovez et translatez4 ». Pour l’automne de la Renaissance, Scève reste encore le parangon du poète néologique, ainsi que l’attestent ces vers de Vauquelin de La Fresnaye, paraphrasant et adaptant ceux d’Horace : « Mais seroit ce raison qu’à Thiard fust permis, / Comme à Scève d’avoir tant de mots nouveaux mis / En France, dont il a nostre langue embellie / Par les vers elevez de sa haute Delie / Et que Bellay, Ronsard et Baïf inventant / Mile propres beaus mots, n’en peussent faire autant5 ? »
5Ces jugements ne sont guère relayés par la critique actuelle, qui a tendance à en minorer la portée et à mettre en doute leur pertinence, estimant qu’il s’agit là d’une erreur de perspective et que Scève innove assez peu en matière de lexique. On voudrait montrer que ce point de vue, qui part des enquêtes d’Henri Weber et de Verdun-Louis Saulnier6, s’il est vrai d’un point de vue quantitatif (Scève n’est assurément pas Du Monin), ne l’est pas d’un point de vue poétique, et qu’il est pertinent de poser la question en d’autres termes7. Ce que signalent avec force les premiers lecteurs de Scève8, c’est d’abord un effet de sa poésie, fondée sur une grammaire du mot, recourant, de façon ciblée à des endroits eux-mêmes ciblés du dizain, à des items nouveaux, aussi « rudes » que « magnificents », déroutant le lecteur et l’obligeant à penser. Le recours mûri de Scève à la néologie, ce que l’on pourrait appeler chez lui la distillation des mots rares, tient autant à la nécessité interne du discours et à une volonté d’illustrer la langue qu’à une façon de concevoir l’épigramme et, plus généralement, la poésie, son expression, comme les effets qu’elle cherche à produire.
La création lexicale par « conversion »
6Un des premiers traits marquants du dictionnaire de Scève tient à son emploi fréquent de la conversion (ou dérivation impropre). Réelle bien que discrète, la néologie tient alors dans le « tour » qui consiste à prendre un item tout à fait banal de la langue pour le transférer dans une autre classe grammaticale. Laissant ici de côté les adverbes substantivés, éléments d’une arithmétique de l’amour qui plaît à Scève9, je voudrais m’intéresser au recours régulier de Scève à l’infinitif et à l’adjectif substantivés, conversions que les poètes de la Pléiade revendiqueront quelques années plus tard (« Uses donc hardiment de l’Infinitif pour le nom comme l’Aller, le Chanter, le Vivre, le Mourir. De l’adjectif substantivé, comme le liquide des Eaux, le vuide de l’Air, le fraiz des Umbres10 […] »).
L’infinitif substantivé
7Bien attesté au Moyen Âge et chez les Grands Rhétoriqueurs, ce mode de formation connaît toutefois chez Scève un usage singulier, tant du fait de sa fréquence étonnante que de la plasticité de ses emplois : Scève innove en effet, jouant autant de la variété des verbes recueillis au sein d’un même recueil que des configurations morphosyntaxiques retenues11. On soulignera ainsi, à côté d’infinitifs couramment substantivés (penser, vouloir, parler, vivre), des créations plus inattendues, notamment lorsque Scève fait appel à des emplois circonstanciels (bien attestés en tant que tels dans la langue ancienne et en italien) : « A l’embrunir des heures tenebreuses » (D. 126, 1)12 ; « Au recevoir l’aigu de tes éclairs » (D. 80, 1) ; « au rencontrer chose qui luy meut honte » (D. 27, 2) ; « au doux rouer de ses chastes regards » (D. 411, 1). On remarquera la variété des déterminants employés, signe de défigement par rapport à l’emploi usuel avec le seul article défini (« son saint parler », D. 214 ; « un si ardent poursuivre », D. 77 ; « ce mien malheureux vivre », D. 77 ; « ce mien languir », D. 248 ; « à son mourir », D. 171 ; « mon loyal persister », D. 346), comme la variation fonctionnelle des groupes nominaux dont le noyau est constitué par un infinitif substantivé (sujet et COD, mais aussi COI, etc.).
8Comment expliquer ce goût particulier de Scève pour un tour dont il joue constamment et qui constitue un des traits privilégiés de son idiolecte ? En plus de son éventuel intérêt prosodique qui n’est jamais négligeable pour le praticien du vers (penser substitué régulièrement devant consonne à pensée à la césure13), l’infinitif substantivé cumule plusieurs avantages. Il permet sans doute à Scève de renvoyer indirectement à un mode de formation de la langue grecque et italienne14 (c’est ce qu’on pourrait appeler sa fonction mémorielle), comme de se dissocier de la langue plus commune des poètes marotiques qui usent, semble-t-il, assez peu du procédé15 (c’est ce qu’on pourrait appeler sa fonction de démarcation). L’infinitif substantivé participe ainsi de la création d’une langue poétique artificielle susceptible d’évoquer l’Italie de Dante et de Pétrarque16, mais qui a l’intérêt d’user paradoxalement, dans le même temps, des mots les plus communs du français (recevoir, perdre, persister). Il possède souvent par ailleurs un intérêt sémantique et stylistique, dans la mesure où il conserve au cœur du nom quelque chose de dynamique, de verbal : le mourir, le souffrir, le poursuyvre désignent ainsi davantage un processus, contrairement aux substantifs équivalents mort, souffrance ou poursuyte, plus à même de signifier le résultat d’une action, et c’est bien ce trait spécifique qui retient l’attention de Scève, par exemple aux derniers vers du dizain 136 (« Fais que puissions aussi long temps sentir / Si doux mourir en vie respirable »). Sensible à la légère étrangeté de ces mots, à leur feuilleté de sens comme au cumul de leurs fonctions, Scève réserve les plus étonnants d’entre eux à l’attaque des dizains ou à leur clôture, où leur densité renforce l’effet épigrammatique souhaité : c’est le cas, parmi d’autres, au dizain 362 (« le trop esperer / m’esmeut souvent le vacciller du doubte ») ou plus encore au dizain 91, où se trouve rejeté le sujet attendu, nominalisation d’un infinitif composé qui se développe sur deux vers : « Mais a me plaindre à toy m’a incité [sic] / L’avoir perdu en telle ingratitude / Les meilleurs ans de ma felicité » (v. 8-10).
L’adjectif substantivé
9Fréquent chez Scève, le tour est également prôné par La Deffence, et rapporté par la critique à des modes de formation grecs ou italiens – l’emploi est récurrent chez Pétrarque : il joue donc à certains égards un rôle analogue à celui de l’infinitif substantivé. Il y a toutefois lieu ici de distinguer deux emplois différents du procédé qui ne possèdent pas tout à fait la même valeur. Dans le premier cas, l’adjectif substantivé fonctionne seul, sans être suivi par un complément déterminatif (« en son chault », D. 55 ; « Flamme si sainte en son cler durera », D. 444, etc.), et permet souvent par rapport au substantif équivalent (chaleur/clarté) de jouer sur le nombre de syllabes. Dans le second cas, l’adjectif, épithète ou attribut, s’est nominalisé en passant en tête d’un groupe nominal : « le confus de mes vaines merveilles » (D. 164, 6) ; « au plus doux serein de notre vie » (D. 31, 2) ; « Au serain de ses yeux » (D. 58, 1) ; « le naïf de tes grâces » (D. 149, 5) ; « le grave de l’honneur qui en l’ouvert de ton front seigneurie (D. 155, 1-2) ; « le flagrant de sa suave aleine » (D. 166, 9)… C’est de très loin ce second tour qui a les faveurs de l’auteur de Délie et qui retiendra d’ailleurs l’attention de Du Bellay : c’est qu’il permet en effet, par métalepse, de mettre en avant la sensation ou l’émotion provoquées et, par là même, de court-circuiter le trajet habituel qui part de l’objet pour aller au sentiment qu’il suscite. En outre, la nominalisation permet d’essentialiser la sensation, la rendant à une conceptualisation abstraite : on comprend à quel titre, associant conceptualisation et émotion, elle peut constituer un mode de création privilégié chez Scève.
La création lexicale par emprunts et dérivations
10À côté de ces mots dont la nouveauté reste en quelque sorte discrète, Scève n’hésite pas à employer des termes plus discordants ou plus voyants : mots empruntés au langage technique et transférés dans le discours de la poésie amoureuse, ou néologismes proprement dits, que ceux-ci s’effectuent par calque et emprunt aux langues étrangères (letharge) ou sur la base d’un patron français (chevecher, neronnerie). Dans tous les cas, l’effet d’étrangeté qui nous importe reste le même dans ces mots, que ceux-ci soient, pour reprendre les désignations de Des Autelz, « translatez » ou « innovez ».
Emprunts à la langue technique, scientifique et philosophique
11Ces emprunts ne sont pas rares, et on soulignera par exemple l’insertion dans Délie de termes de médecine (retrainctif, « astringent », D. 37, 10 ; paroxysme, au sens premier d’« accès de fièvre supérieur », D. 155, 10 ; phrenesie, D. 71, 5, D. 393, 9 et D. 428, 3), d’horlogerie (hydraule D. 331,1 < hydraulus, orgue hydraulique, ici horloge à eau17), d’architecture (corroye helique, D. 418, 6, « en forme de torsade, de spirale », et, plus généralement, l’ensemble du lexique du dizain 418), de marine (ores a poge, or à l’orse, D. 393, 4, expression qui signifie « laisser venir sous le vent »), de physique (antiperistase, D. 293, 10), d’astronomie (embolismal, D. 416, 10, « intercalaire, embolismique, qui permet l’intercalation d’un mois lunaire destinée à faire concorder les années solaires et lunaires »), de minéralogie (calamite, « pierre d’aimant », D. 190, 10) ou d’autres « mots de métier » (strigile, D. 174, 10, « sorte d’étrille pour nettoyer la peau après le bain »). À cette liste de noms qui peuvent surprendre dans le contexte de la poésie amoureuse, il faudrait ajouter celle de termes moins immédiatement discordants. Emmanuel Buron vient ainsi de montrer que Scève est le premier à introduire dans la poésie d’amour en français le terme d’« objet », alors rare et d’usage philosophique, et que le poète lyonnais emploie aussi par moments le terme de « vertu » dans un sens technique, celui de faculté supérieure susceptible d’appréhender cette « chose visible et mentale » qu’est l’objet18.
12Toutefois, Scève est loin de rechercher systématiquement les termes techniques, ainsi que l’ont remarqué Jean Céard et Thomas Hunkeler à propos de la psychologie (ou physiologie) ancienne19. Sensible à ne pas transformer sa poésie en poésie didactique, il se contente de quelques marqueurs ou signaux, ou d’« enchâsser des pierres précieuses et rares » (Du Bellay20). Ces marqueurs lui permettent parfois de forger des « outils conceptuels nouveaux, et de définir ainsi de nouveaux modes d’articulation logique des poèmes21 », de créer au besoin des analogies concrètes à valeur explicative (entre l’hydraule et le circuit physiologique des larmes, entre le sentiment amoureux et l’antipéristase), de hausser, quand il le souhaite, la poésie amoureuse en la retirant de la badinerie et de la casuistique érotiques. Ils constituent surtout, pour les plus étranges d’entre eux, des attaques ou plus souvent encore des fins de poèmes, voire des dernières rimes, particulièrement denses et suggestives (voir le détail de la liste citée supra).
13Antipéristase. C’est le cas, parmi les exemples les plus spectaculaires, d’antipéristase qui vient clore le dizain 293 (« Et quant à moy, qui sçay, qu’il ne luy chault, / Si je suis vif, ou mort, ou en estase, / Il me suffit pour elle en froit et chault souffrir heureux doulce antiperistase »). Le substantif qui désigne, dans la physique aristotélicienne, « l’action de deux qualités contraires dont l’une sert à rendre l’autre plus vive et plus puissante » surprend assurément. La hardiesse de Scève se mesure à la prudence des poètes scientifiques de la Renaissance qui, amenés par nécessité à évoquer le phénomène, évitent « ce grand mot22 » – c’est le cas de Jacques Peletier dans L’Amour des amours (1555), au moment où il décrit la troisième région de l’air et explique la formation de la grêle23 – ou en usent avec précaution. En 1580 encore, dans La Sepmaine, Du Bartas se sent obligé de justifier son emploi : « Ceste antiperistase (il n’y a point danger / De naturalizer quelque mot etranger / Et mesme en ces discours, où la Gauloise phrase / N’en a point de son cru qui soyent de telle emphase) / Est celle qui nous faict beaucoup plus chaud trouver / Le tison flamboyant sur le cœur de l’hyver24 ». Calqué du grec, polysyllabique, le mot chez Scève est d’autant plus étonnant qu’il subit, par métaphore, un transfert de la science naturelle à la situation amoureuse et vient combler l’attente syntaxique. Aussi constitue-t-il très exactement un de ses mots à lui, un de ces mots nouveaux concentrant le sens et l’attention. Un mot « emphatique », au sens où l’emploie Du Bartas, c’est-à-dire un mot qui, d’après la définition de l’emphasis chez Quintilien (V, 84), « donne à entendre au-delà de ce que les seuls mots expriment » (« altiorem præbens intellectum quam quem verba per se ipsa declarant »)25. C’est qu’antipéristase synthétise en un seul terme un processus physique complexe et possède plus encore dans le cadre du dizain un réservoir de signification ; du fait de son étrangeté, il oblige le lecteur à s’arrêter sur son sens et sa portée, et invite, comme l’a bien vu Jan Miernowski, à une réanalyse de l’ensemble du poème26. Selon ce dernier, l’antipéristase, en se posant « comme l’image métaphorique de l’amour du poète, dont la température émotionnelle est inversement proportionnelle à l’indifférence affichée par la Dame », introduit d’abord « une dissonance majeure dans la tonalité doloriste du dizain » : s’il est clair que lorsque la dame rejette l’amant par sa froideur, celui-ci brûle davantage pour elle, il semble suggéré ici ironiquement que l’inverse par contrecoup puisse s’imposer. Surtout le mot et l’image finale permettent de relire le début du dizain et d’être sensible à certaines images météorologiques latentes27. Comme on le voit ici, la discordance introduite par les mots rares et techniques de Scève participe pleinement de l’art allusif de l’épigramme et de la construction de son discours.
14Questions de botanique. On voudrait approfondir ces premières analyses par quelques remarques sur l’étude du lexique botanique de Délie, laissé pour l’instant de côté, dans la mesure où, à l’exception de dictamnum (D. 422, 7) dont la forme, calquée du latin, peut surprendre, il ne paraît de prime abord ni neuf, ni vraiment technique ; ainsi d’œillet et de marjolaine (D. 9, 7-8), d’ortie (D. 161, 3), d’aloès (D. 10, 10), d’absynce (D. 50,10), forme étymologique et courante d’« absinthe », d’alluyne (D. 70, 9), ou encore de genèvre (D. 449, 9). Il reste que ces mots, qui apparaissent pour les moins communs d’entre eux à la conclusion des poèmes et qui constituent tous des hapax, possèdent généralement un sens symbolique et désignent, par métonymie, une des qualités reconnues au végétal – ainsi de l’amertume pour l’aloès, l’aluyne et l’absinthe. Ils peuvent toutefois exiger par moments davantage du lecteur que ce savoir minimal et nécessiter rétrospection. Il en va ainsi de la marjolaine du dizain 9, désignation courante sur laquelle le lecteur est amené à revenir après avoir lu la fin du dizain, et quelle que soit au fond la manière dont il comprend cette dernière (« Jà hors d’espoir de vie exasperée / Je nourrissais mes pensées hautaines, / Quand j’apperceus entre les Marjolaines / Rougir l’œillet : Or, dy je, suis je seur / De veoir en toy par ces preuves certaines / Beauté logée en amere douceur »)28. Scève semble faire allusion ici à l’amertume de la marjolaine, propriété reconnue de la fleur et mieux soulignée par sa désignation latine amaracus (mais aussi italienne ou espagnole, amaraco)29, saisissant alors au passage l’ambivalence d’une fleur autant d’amour que d’amertume. L’œil de la Dame (l’œillet ?), même quand il semble faire signe (il rougit à l’instar peut-être de la joue de la Dame), est toujours en même temps compagnon d’« amaritude » (la marjolaine) – ce que répète chaque scène d’innamoramento. Plutôt que de calquer le phytonyme latin, Scève préfère user ici (si notre lecture est juste), plus discrètement et plus subtilement, du terme d’usage, tout en le chargeant de signification. Bien que différent, ce cas peut être en partie rapproché de celui du redoutable dorion, qui apparaît dans le dernier vers du dizain 30 et qui a suscité, conformément au rôle d’énigme qui lui est confié, bien des interprétations30. Il paraît toutefois assez justifié de voir dans ce terme, comme le suggérait déjà Eugène Parturier, le nom d’une plante, et l’adoption par Scève, plutôt que d’une forme savante calquée sur le latin dorycnium (solution retenue par Tyard avec son doricnion), d’une forme vulgaire dorion31. Bon lecteur de l’Histoire naturelle, Scève ferait référence à cette plante vénéneuse bien décrite par Pline32, dont ce dernier nous dit qu’elle servait à recouvrir les flèches mais qu’à petite dose, elle était censée susciter la folie et l’amour. Transpercé par les flèches empoisonnées de Délie-Apollon (le « doulx trait nompareil »), le cœur-python de l’amant ne peut plus être guéri, même par le venin qui l’a frappé et qui comprend pourtant en lui-même son antidote (c’est la définition même de l’amour) ? Dans tous les cas, c’est bien ainsi que Pontus de Tyard, lecteur et émule de Scève, comprend ce dizain et en propose dans ses Erreurs amoureuses une nouvelle version : le terme, conservé comme dit sous sa forme savante (doricnion), sert également à clore le poème et y désigne sans conteste un remède contre le fol venin (mais produit par lui)33.
La néologie proprement dite
15On s’intéressera ici aux créations manifestes de Scève, pour lesquelles en tous cas, le poète cherche assurément l’effet d’étrangeté et d’emphase déjà mentionné. Si ces mots sont relativement peu nombreux, ils constituent tous, à une seule exception près, des hapax et apparaissent au premier, ou plus encore, au dernier vers du poème34. Dans le cadre imparti, je me contenterai de regarder quatre exemples, jugés révélateurs, ceux de mots calqués sur le grec, hécatombe (D. 194, 10) et letharge (D. 444, 10), et ceux de mots de formation française, chevecher (D. 57, 10) et neronnerie (D. 25, 10)35.
16Hécatombe. Bien que le mot ne soit pas attesté pour la première fois chez Scève, mais au moins chez Lemaire de Belges déjà (1513), il appartient sans aucun doute à la catégorie des mots « rudes », voire obscurs évoquée par Sébillet. En 1557, Jean Macer, poursuivant de ses foudres Ronsard qui a employé lui aussi le substantif, s’ébahit de savoir « où ce dernier a aprins l’oiselerie et la chasse, veu qu’il est si bon fauconnier et veneur, que d’aprivoiser en son clapier, innumerables dictions Grecques : comme strophe, antistrophe, épodes, hecatombe36 ». Le terme désigne en grec originellement le sacrifice de cent animaux, généralement, des bœufs, ainsi que l’indique sa composition faite d’hekaton, « cent », et de bous, « bœuf ». Par extension, il en vient à signaler le sacrifice (ou le massacre) d’hommes ou d’animaux. C’est d’abord en ce dernier sens que l’emploie Scève au dizain 194, tout en cherchant à « emphatiser » le mot ou à le rendre « magnificent », selon l’expression de Des Autelz :
Suffise toy, ô Dame, de dorer
Par tes vertus nostre bienheureux aage,
Sans efforcer le Monde d’adorer
Si fervement le sainct de ton image,
Qu’il faille a maintz par un commun dommage
Mourir au joug de tes grandz cruaultez.
N’as tu horreur, estant de tous costez
Environnée & de mortz, & de tombes,
De veoir ainsi fumer sur tes Aultez
Pour t’appaiser, mille, & mille Hecatombes ?
17Rejeté à la fin du dizain et attendu du fait d’une syntaxe volontairement dilatoire, constituant la dernière rime, le mot, fort de cette place et de sa relative étrangeté, résonne tout particulièrement. Scève réactive son étymologie, jouant sur la multiplication des chiffres (« mille et mille Hecatombes ») et s’ingéniant surtout, à partir de ce substantif et de ce jeu arithmétique, à faire surgir la figure d’Hécate associée à Délie37. L’hécatombe est bien nécessairement, comme chez D’Aubigné, hécatombe à Diane. Aussi le nom permet-il de relire et de réanalyser le poème qui a préparé cette chute en transformant Délie en déesse des morts (« environnée et de morts et de tombes »), de relier ce dizain au dizain 22 et à ses premiers vers (« Comme Hécate, tu me feras errer/ Et vif et mort cent ans parmi les ombres38 »), d’obliger enfin le lecteur à repenser, faussement mais poétiquement, sa composition et à y détacher Hécate et tombe.
18Letharge. Point d’orgue de l’ensemble du recueil, le dernier mot de Délie stupéfie (« Notre Genèvre ainsi doncques vivra / Non offensé d’aulcun mortel Letharge »). Inconnu en français, calqué du grec lethargia, « oubli, torpeur », il rappelle aussi, pour Scève et ses érudits lecteurs, un mot de Pétrarque. Le phénomène, rare chez le poète lyonnais, qui, au contraire des poètes de la Pléiade, ne recherche pas quand il imite à calquer les mots de ses inspirateurs, s’explique d’autant mieux qu’il s’agit là, comme l’a montré Terence Cave39, d’une citation proprement dite à visée critique : Scève mentionne ainsi par allusion le Trionfo del Tempo (« Ma io v’annuntio che voi siete offesi / Da uno grave e mortifero lethargo »), pour en inverser la portée et souligner au contraire le triomphe de l’Amour et de la Renommée sur le temps et la mort. Plus encore, comme l’a suggéré tout récemment Nathalie Dauvois40, le mot a l’avantage de faire surgir la figure du Léthé, fleuve de l’oubli, lequel ne peut rien ici contre la flamme de l’Amour saint. Les « tacites eaux d’oblivion » (D. 147, 1) n’éteindront pas l’ardeur des amants, symbolisée par le genévrier, réputé imputrescible et dont Pline nous rappelle qu’il servit pour cette raison à construire un temple en l’honneur de Diane41. Mot pétrarquien, éveilleur de mythologie, letharge permet de conclure le recueil sur une image forte, hydropyrique.
19Chevecher. Créé par Scève sur le substantif chevêche, ce verbe, qu’on ne retrouve ni avant ni après Scève, a déjà fait couler beaucoup d’encre. À la suite d’Huguet, qui en fait un dérivé de chevêche au sens de « têtière, harnachement de la tête du cheval », Ian McFarlane y voit une allusion au bandeau de celui qui joue à la mouche (en référence au premier vers du dizain 57). La plupart des autres critiques y lisent un dérivé de chevêche, « chouette », et s’ingénient à préciser le sens à imputer au verbe42, sans jamais prendre en compte le fait qu’au dizain suivant, Scève crée un terme très exactement analogue qu’il place, comme de bien entendu, dans le dernier vers (« Dont mes pensers guidez par leurs Montjoyes, / Se paonnoient tous en leur haut Paradis »). Le poète invite donc comme souvent son lecteur à une brève séquence narrative qui voit l’amant se désespérer avant de retrouver espoir : dans un cas, celui-ci « chevêche » et fait la chouette ; dans l’autre, « il se paonne » ou fait le paon ; à l’oiseau de nuit qui ulule (à l’entrée chevesche, Nicot écrit « Ulula, Noctua ») s’oppose le fier oiseau diurne connu pour sa parade amoureuse, qui retiendra notamment l’attention, à la fin du siècle, de Du Bartas (« Comme un paon qui navré du piqueron d’amour, / Veut faire piafard à sa dame la cour43 »). Terme « emphatique » s’il en est, chevecher, qui constitue l’ultime rime du dizain, répond d’abord sans doute à la première rime du poème, le jeu bien attesté, mais mal connu de la chevêche faisant possiblement écho à celui de la mouche44. Il permet ensuite d’ouvrir sur le poème suivant, de créer ainsi de façon économe une courte narration (D. 57-58), et même de construire en pointillé une série ornithologique (évoquant Charles Quint, le dizain 55 parle de la métamorphose de l’Aigle en « Autrusche errante »). Enfin, l’invention lexicale de Scève permet de faire surgir, dans des dizains particulièrement abstraits consacrés à l’analyse de sentiments amoureux, des représentations visuelles, voire d’annoncer celles-ci, le trente-quatrième emblème étant consacré au paon.
20Neronnerie. Cette autre création de Scève sur un patron français est l’objet d’un traitement tout à fait singulier. Apparaissant au dernier vers du dizain 25, le substantif semble d’abord constituer un simple intensif de « cruauté », faisant surgir la figure de l’empereur romain sanguinaire : Amour, à qui est adressé le poème, est décrit comme un tyran particulièrement cruel, ainsi que le rappelle d’emblée le premier vers (« Tu fais, cruel, ses pensées meurdrières / Du bien, dont suis, long temps à, poursuyvant »). À lire toutefois le dizain 26 consacré à l’analogie entre Fourvière et l’amant, on comprend que neronnerie peut prendre un sens plus spécifique. La chute de ce dizain attire en effet l’attention sur l’incendie qui a ravagé… Lyon et la colline lyonnaise, et qui s’avère bien inférieur à celui qui embrase l’amant : « Seule une nuit fut son feu nompareil : / Las toujours j’ars, et point ne me consume. » L’étrangeté du terme de neronnerie, arrêtant le lecteur, permet à ce dernier de construire le lien entre les deux poèmes : elle lui rappelle que le célèbre incendie qui a ravagé Rome a eu lieu en 64, juste un an avant celui qui a ravagé Lyon en 65 « sous ce monstre Néron », comme l’écrira Paradin45 ; elle lui permet de fait de construire l’argumentation qui sous-tend ce duo de poèmes : Amour, incendiaire, fait bien pire que ce pyromane de Néron, puisqu’il instaure en l’amant un incendie sans fin.
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22L’enquête entreprise ici confirme, s’il en était besoin, qu’il n’y pas d’effervescence néologique dans Délie, mais qu’on doit percevoir chez Scève une volonté délibérée de faire résonner quelques mots nouveaux, hapax parfois vraiment luxuriants, qui haussent la poésie, intriguent le lecteur et l’obligent à penser. Ces mots-là ont un lieu privilégié, le dernier vers, où viennent les rejoindre une grande partie des noms propres et des allusions mythologiques du recueil : les contemporains ont eu pleinement raison d’être sensibles à ce qui est l’un des traits de la singularité d’écrire de Scève. Comme l’a montré Vân Dung Le Flanchec de façon très argumentée, à partir d’analyses différentes, le mot est au cœur de la poétique scévienne et l’unité constitutive de sa poétique, Scève cherchant à faire silence autour de lui, à souligner son individualité, à le disjoindre des autres mots46. Mis en valeur dans cet espace réduit du dizain, où son sens n’est pas toujours clarifié par le co(n)texte, il oblige le lecteur à s’interroger, à revenir constamment sur sa lecture, à construire du sens : « emphatique », il peut parfois, par une économie de moyens extraordinaire, dire beaucoup et participer ainsi de façon particulièrement dense à la constitution d’énoncés plus énigmatiques qu’ambivalents. L’inventivité lexicale de Scève cumule autant le souci d’illustrer la langue que celui de construire de façon épigrammatique le poème et, plus généralement, d’obliger le lecteur à une quête perpétuelle du sens et des mots.