Colloques en ligne

Elsa Kammerer. Université Lille 3

La fabrique lyonnaise de la Délie. Illustration de la langue française et « coup » éditorial

1En 1544, on attend avec impatience la publication de Délie. Certaines pièces ont déjà été mises en musique, d’autres ont vraisemblablement circulé sous forme manuscrite, de la main à la main ou bien lors de ces rencontres poétiques, à Lyon, où l’on déclame volontiers et improvise des vers. L’attente n’est pas déçue : recueil d’emblèmes et premier canzoniere en langue française, la Délie fait de Scève en même temps le Pétrarque et l’Alciat français. C’est du moins ce qu’affirme Jean de Vauzelles, poète lui aussi, et éditeur d’un livre illustré devenu célèbre, la « Danse de la mort » de Holbein1. Écrivant au Vénitien Pietro Aretino, dont il vient de traduire les œuvres religieuses en français, Vauzelles compare Délie aux Emblèmes d’Alciat pour mieux souligner la réussite du canzoniere illustré de Scève :

Si vous compreniez notre langue comme je comprends la vôtre, je vous enverrais certains vers qu’un mien frère2 a composés à la louange de sa Délie ; ils sont accompagnés d’emblèmes mieux appropriés et plus spirituels que ceux d’Alciat ; et je pense que vous ne les placeriez pas, quant à l’élégance, à l’invention et au langage, au-dessous de beaucoup de vos écrits anciens et modernes. Mais, comme notre poésie [le rime nostre] est très difficile pour qui ne l’a point pratiquée, je ne me suis pas décidé à vous envoyer cette œuvre, bien que je ne doute pas que vous ne l’eussiez jugée digne d’être italienne3.

2L’emploi de la première personne du pluriel (« le rime nostre ») mérite d’être relevé. La formule peut désigner, aux yeux de l’étranger qu’est l’Arétin, la poésie française, de Lyon comme de Paris et d’ailleurs, y compris celle de la Pléiade naissante. Vauzelles exprimerait alors – non sans piquant vis-à-vis des poètes italiens – l’ambition de fonder en France une langue riche, élégante, illustre ; la réussite de la Délie constituerait la preuve que les poètes français sont capables de faire (au moins) aussi bien que les poètes italiens. La formule peut désigner plus spécifiquement la poésie lyonnaise. Lorsque François de Billon, dans Le Fort inexpugnable de l’honneur du sexe féminin, qu’il compose en 1550, fait l’éloge de Scève comme d’un possible Pétrarque français, il prend bien garde de ne pas le citer avec les poètes de la cour, mais avec les dames lyonnaises4. Porté par les libertés qui caractérisent alors la société lyonnaise5, Scève règne indubitablement en maître sur les grandes heures de sa poésie. Pour Vauzelles comme pour Billon, Scève représente le parangon d’une poésie lyonnaise qui n’a rien à envier aux poètes de la cour, et qui entend bien jouer un rôle de premier plan dans l’illustration de la langue française. Mais le « notre » qu’emploie Vauzelles ne désigne-t-il pas d’abord Scève et lui-même ? Vauzelles ne s’associe-t-il pas d’une certaine manière à la publication de Délie ? Quand on sait la proximité qui existe entre les deux hommes, ainsi que la communauté de pratiques qui les lie, on ne peut exclure qu’il ait effectivement été sollicité par Scève durant les années de gestation du recueil. En tout cas, la connaissance que l’on peut avoir des activités de Vauzelles durant les années 1538-1545 éclaire l’engagement de Scève auprès des imprimeurs. La présence de Scève dans les ateliers explique elle-même en partie ses entreprises de traduction (qui restent d’ailleurs encore partiellement à élucider), ainsi que son choix d’utiliser pour publier Délie des caractères typographiques entièrement nouveaux à Lyon. En 1544, Délie ne s’impose pas seulement comme un chef-d’œuvre poétique, mais aussi comme un bel objet éditorial.

Scève parmi la garde rapprochée des traducteurs de Dolet

3Dans la première moitié du xvie siècle, le paysage linguistique français est encore marqué par la variété, la diversité, le morcellement, la bigarrure des dialectes et des langues régionales : la langue française continue d’être en gestation. Dans l’atmosphère de « combat » qui caractérise les premières entreprises d’affirmation du français comme langue littéraire, Lyon joue un rôle de premier plan : situé à la frontière avec l’Italie, ce « creuset » des cultures, des savoirs et des langues est en même temps un très grand centre d’imprimerie en Europe ; la cour y séjourne fréquemment ; la ville accueille les plus grands poètes du moment, dont Mellin de Saint-Gelais et Clément Marot. Au moment où Scève écrit, Lyon est la scène de combats littéraires menés depuis le début du siècle par Claude de Seyssel puis par Marot, le « poëte gallique » qui doit désapprendre sa langue maternelle (l’occitan), au profit d’une « langue paternelle » (le français), et qui dresse une généalogie des « bons facteurs du Gallique Hemisphere » ; par Rabelais le « grammairien6 » ou encore par Étienne Dolet, le « croqueur de latin » qui a finalement mis son exigence au service du français.

4Dolet est non seulement la « véritable cymbale linguistique du monde lyonnais7 », mais surtout l’un de ceux qui ont tenté d’imposer de nouveaux principes pour la langue, voire d’en diriger l’élaboration. Formé en Italie au moment où la questione della lingua occupe une place importante dans les débats littéraires, il s’installe à Lyon pour y profiter des imprimeries : il a en effet l’intuition des pouvoirs à venir de sa langue, et souhaite mettre à son service les technologies les plus performantes. Paradoxalement, il veut d’abord s’immerger dans le latin, le comprendre de l’intérieur et le commenter comme la langue la plus apte à la communication, en mettant à la portée de chacun le lexique et la pensée des Latins (ce sont les Commentaires de la langue latine, 1536-1538). Comme beaucoup de ses contemporains, il fait le choix de la poésie néolatine (au moins pour un temps), car il s’agit d’écrire pour l’Europe et pour la postérité. Son installation comme imprimeur lui permet dans le même temps de transmettre largement tous les savoirs passés et présents dans tous les pays. Porté par cette dynamique, il se met rapidement à la tête d’un groupe de traducteurs auxquels il impose des règles simples, qu’il veut universelles (la Manière de traduire d’une langue en autre, 1540), afin de faire travailler et « illustrer » sa langue. Il finit par se traduire lui-même du latin au français, puis par écrire directement en français pour grandir la puissance potentielle de sa langue.

5Or Dolet souhaite apparemment que Scève fasse partie de sa garde rapprochée de traducteurs. Saulnier a bien montré le rôle important que joue l’amitié entre Scève et Dolet : celui-ci « lance » Scève en lui réservant, aussi bien en latin qu’en français, un tiers du recueil composé pour la mort du Dauphin en 1536. Deux ans plus tard, en 1538, il le désigne avec Marot comme le poète le plus célèbre pour l’élégance de la forme et la noblesse des idées8, et il l’invite à publier sans tarder. Ce sont surtout les qualités de traducteur dont témoigne Scève qui semblent avoir fait l’admiration de Dolet. En 1539, il place Scève en tête des traducteurs dont il espère qu’ils vont l’imiter, au moment de traduire lui-même le Genethliacon qu’il a composé pour la naissance de son fils Claude :

Et pour vray, la composition latine de Dolet méritoit plus excellent traducteur que moy : comme pourroit estre un Maurice Scaeve (petit homme en stature, mais du tout grand en sçavoir, et composition vulgaire), ung seigneur de Sainct Ambroise (chef des poètes françoys), ung Héroet, dict La Maison Neufve (heureux illustrateur du haut sens de Platon), ung Brodeau aysné, et puisné (tous deux honneur singulier de nostre langue), ung Sainct Gelais (divin esprit en toute composition), ung Salel (poëte autant excellent que peu congneu entre les vulaigres), ung Clément Marot (esmerveillable en doulceur de poësie), ung Charles Fontaine (jeune homme de grande espérance), ung petit moyne de Vendosme (sçavant, et éloquent, contre le naturel et coustume des moynes), ou quelques aultres, dont la France est garnie en plusieurs lieux9.

6Trois ans plus tard, en 1542, voulant publier à Lyon les trente psaumes déjà traduits par Marot et parus à Anvers l’année précédente, Dolet demande à Scève de traduire deux psaumes supplémentaires (les psaumes 26 et 83) pour les adjoindre à ceux de Marot : beau coup éditorial, qui lui permet de regrouper autour de son nom deux grandes pointures de la poésie française à cette date… Scève traduit les deux psaumes en suivant de près les règles de la Manière de Dolet : la traduction sert l’illustration de la langue française10.

7Les ambitions que manifeste Dolet d’abord pour la langue latine, puis pour la langue française, la façon particulièrement aiguë dont il pense l’élaboration de la langue française dans une tension permanente entre le latin redivivus des humanistes et le travail de la traduction ne sont peut-être pas sans lien avec la façon dont, dans certains dizains de Scève, le français est travaillé (torturé ?)par l’émulation avec le latin11. N’y aurait-il pas dans certains vers de Délie la recherche d’une langue française latinisante, l’ambition, transposée à la langue française, d’un cicéronianisme tel que l’a pratiqué et revendiqué Dolet ? En tout état de cause, les ambitions de Scève comme traducteur ne doivent sans doute pas être minimisées, ni les conséquences de cette activité sur sa propre écriture.

8Deux éléments suggèrent d’ailleurs assez fortement l’existence d’une ou plusieurs traductions non encore identifiées de Scève, d’italien en français : d’une part, l’éloge appuyé de Dolet à une date, 1539, où – en tout cas dans l’état actuel de nos connaissances – Scève n’a pas encore beaucoup publié ni surtout beaucoup traduit ; d’autre part, le passage étonnant de l’Aretefila d’Antonio Ridolfi (1560), dialogue dans lequel l’auteur présente le « docte poète Maurice Scève » comme un spécialiste de la langue toscane et un grand poète : il affirme que Scève a « traduit une infinité de sonnets italiens12 ». On sait qu’un peu plus tard, Scève traduit quelques-uns des Paradossi (alors encore manuscrits) d’Ortensio Lando avant leur publication lyonnaise en 1543. Il faut croire que la traduction de l’« ingegnoso messer Mauritio Seva » était bonne et le traducteur entreprenant, puisque Lando, fort inquiet de se faire dérober son texte, exprime son souhait de faire paraître rapidement ses Paradossi en italien, de peur que Scève n’en publie avant lui une traduction française… Ce témoignage de Lando constitue d’ailleurs, comme l’a montré Michèle Clément, un argument majeur pour attribuer à Scève le Paradoxe des lettres de 154513. Mais que sait-on d’autres éventuelles traductions que Scève aurait pu entreprendre, poussé par ses goûts propres, par les ambitions d’un Jean de Tournes pour lequel il travaille par ailleurs, ou par l’exemple d’un Jean de Vauzelles ?

Le compagnonnage de Vauzelles

9De fait, le compagnonnage de Jean de Vauzelles (ca. 1495-1563), certes moins connu que Marot et Dolet, mais très visible à Lyon pendant les années 1530-1550, proche de la cour et lui-même illustrateur de la langue française ardent mais « détendu14 », à défaut d’avoir eu quelque incidence directe sur les choix poétiques de Scève, peut éclairer en partie sa façon de travailler. Durant plus de quarante ans, les routes des familles Scève et Vauzelles – deux grandes familles lyonnaises – ne cessent de se croiser. Lorsqu’il est nommé juge-mage de Lyon en 1517, Matthieu de Vauzelles (le frère de Jean) succède à Maurice Scève (père). Il épouse en premières noces Claudine Scève, sœur de Maurice (fils – l’auteur de la Délie, donc)15. Le mariage de Jean Du Choul et de Jeanne Scève, deuxième sœur de Maurice, a lieu en 1530 chez Jean de Vauzelles. Dans son Traicté des peages, Matthieu de Vauzelles fait allusion à un « ami » qui l’a « delivré d’une […] longue, et incongrue maladie, où [il a] periclité l’espace de près de trois ans », maladie dont il lui reste une « debilitation des bras » et qui lui a « osté le moyen de revolver [s]es livres » au moment où il rédigeait son ouvrage16. Il n’est pas impossible que cet « ami » soit Maurice Scève. Le Traicté s’ouvre en effet sur un dizain de Scève lui-même, qui loue le désintéressement de l’auteur et son souci du bien public :

Maurice Scaeve en grace de si charitable et vertueuse Œuvre de l’Autheur.

Qui pour la fame, ou l’honneur entreprend,

Entre Mortelz c’est chose autant louable.

Et qui labeure à son besoing, il prend

Part de la gloire à luy seul proufitable.

     Mais par sus tous est saintement louable,

Et tel tousjours j’estimeray celuy,

Qui sans espoir de loyer, ou d’appuy,

Fors de vous, Loix saintes et eternelles,

[T]ravaille au bien et publiq, et d’autruy

(Comme on peult voir) à l’ombre de voz esles17.

10Jean de Vauzelles est de la même génération que Scève ; il est clerc lui aussi, et fait partie de l’élite ecclésiastique de Lyon18. Les échevins de la ville l’ont sollicité pour penser et conduire la double entrée royale de 1533, dont Scève s’inspira directement en 154819 : du promontoire d’Ainay, la nouvelle reine, Éléonore d’Autriche, et le dauphin François pouvaient voir Saône et Rhône s’« entraccoler » doucement ; c’est de cette manière que, dans la fontaine conçue par Scève en 1548, leurs allégories sont accoudées dans les roseaux, et que, dans Délie, Saône et Rhône se « conjoignent » amoureusement (D. 17, 346, 396).

11Maurice et Jean ont dû se côtoyer régulièrement, parler ensemble, échanger des idées, peut-être même élaborer quelque projet commun dans la maison de l’un ou de l’autre. En tout cas, ils sont souvent loués ensemble, parce qu’ils sont visibles ensemble20. Tous deux sont proches d’Ortensio Lando, qui admire publiquement l’italien de Vauzelles et publie quatre vers latins de Scève dans les Forcianae Quaestiones en 1536 (dont Dolet, d’ailleurs, est l’un des interlocuteurs). Cette année-là, le « premier Scève » qu’évoque Saulnier est propulsé sur le devant de la scène poétique par son Blason du sourcil ; mais il se trouve sous les feux de la rampe en compagnie de Vauzelles, dont les deux Blasons des cheveux et de la mort ouvrent et ferment la liste des premiers Blasons anatomiques en 1536-1537. Vauzelles, comme Scève, fait partie des petits groupes de poètes lyonnais que les Epigrammata de Jean Visagier (1537) permettent en partie de reconstituer : Claude de Taillemont, Guillaume Du Choul, Antoine Heroët de La Maisonneuve, Marot et Claude Chappuys pour les plus apparents. Les Rymes de Pernette Du Guillet, qui paraissent en 1545 chez Jean de Tournes, sont suivies de cinq épitaphes, la première de Scève, les deux dernières de Vauzelles. Tandis que Scève évoque l’éphémère beauté du corps, l’immortalité de la vertu et l’« envie des Cieux » qui, dans une chute superbe, laissent « longue mort à ceulx qui l’ont congneu[e] », Vauzelles reste dans un registre plus familier qui témoigne d’une certaine intimité avec Pernette (qu’il a peut-être assistée dans sa dernière maladie)21. En 1555, à la suite des Euvres de Labé, qui paraissent elles aussi chez Jean de Tournes, Scève compose un sonnet « en grâce du Dialogue d’Amour et de Folie », tandis que Vauzelles (signé « D’immortel zele »), s’inspirant du sonnet 127 de Pétrarque, adopte un style étrangement proche de celui de Scève :

Nature ayant en ses Idées pris

Un tel suget, qu’il surpassoit son mieus :

De grace ell’eut pour l’illustrer des Dieus

Otroy entier du plus supernel pris

Dont elle put l’Univers rendre espris,

Ouvrant l’amas des influz bienheureus,

Duquel le rare epuré par les Cieus

Atire encor le bien né des esprits.

Dieus qui soufrez flamboyer tel Soleil

À vous egal, à vous le plus pareil,

Témoin le front de sa beauté première

Permettrez vous chose si excellente

Patir l’horreur d’Atrope palissante,

Ne la laissant immortelle lumière ?

D’IMMORTEL ZELE22.

12Les deux recueils témoignent du rang que tiennent ensemble Scève et Vauzelles parmi les poètes qui se trouvent alors influents auprès de Jean de Tournes.

Scève dans les ateliers d’imprimeurs

13Or c’est le moment où, à Lyon, l’édition en langue italienne entre dans sa grande période23 et où De Tournes, principal concurrent de Guillaume Roville (ou Rouillé) dans ce domaine, publie les œuvres complètes de Pétrarque (Il Petrarca24). Vauzelles et Scève, tous deux « italianisants », tous deux traqueurs de textes, pourrait-on dire, sont à l’affût des dernières nouveautés venues d’outre-monts. Scève et Vauzelles travaillent ensemble à la première édition du Petrarca de De Tournes en 154525. Ils ouvrent tous deux l’édition de 1547. À la fin de l’épître dédicatoire qu’il avait déjà adressée à Scève en 1545, De Tournes ajoute une longue (et célèbre) interpolation qui vient étayer la thèse de l’ensevelissement de Laure dans l’église des Cordeliers. Les nouveaux arguments (l’églogue IX de Pétrarque, intitulée « Galatea », suivie du commentaire latin en prose de Benvenuto da Imola) sont tirés, précise Jean de Tournes, d’un ouvrage de Pétrarque que lui a donné (ou prêté) Jean de Vauzelles :

Ces vers sont pris dans le livre des œuvres de Pétrarque, que le noble et très docte M. Jean de Vauzelles, prieur de Monrotier, votre frère [beau-frère], m’a donné pour en extraire le texte et les gloses, comme j’en témoigne pour édifier ceux qui journellement se fatiguent à chercher où Laure fut ensevelie26

14La troisième édition du Petrarca (1550) voit encore des modifications par rapport aux deux éditions précédentes (1545 et 1547) : De Tournes en fait une sorte de manuel, proche d’un recueil de lieux communs. Compte tenu de la révision linguistique de la dédicace (élimination des fautes de grammaire, des gallicismes et des latinismes, modernisation de l’usage des apostrophes, des accents et du « h »), Nicole Bingen préfère attribuer les changements opérés entre 1547 et 1550 à un nouveau collaborateur plutôt qu’à Scève ou à Jean de Tournes lui-même27. Il s’agirait, selon elle, d’un travail d’atelier. Mais ce collaborateur scrupuleux, proche des imprimeurs, maîtrisant parfaitement l’italien, pourrait aussi bien être Jean de Vauzelles, continuellement soucieux d’appuyer la nouvelle ligne éditoriale de Jean de Tournes (publier les Italiens en italien). La possibilité même de telles hypothèses montre en tout cas à quel point le compagnonnage entre les deux hommes au service des grands textes italiens est dense et continu.

15La présence continue de Vauzelles aux côtés de Scève chez De Tournes donne par ailleurs du poids à l’affirmation de Ridolfi selon laquelle Scève aurait traduit « une infinité de sonnets italiens ». À Lyon, ville « italianisante » s’il en est, c’est chose naturelle de parler, de lire, de traduire l’italien. Mais Scève a pu être particulièrement stimulé par l’activité de traducteur à laquelle Vauzelles s’adonne de manière dense et continue depuis 1538. À la demande de Marguerite de Navarre, il publie entre 1539 et 1542 la traduction des paraphrases religieuses de l’Arétin, offrant ainsi la possibilité de goûter les Écritures dans une belle prose française. Il est aussi très vraisemblablement, avec son frère Georges, le premier traducteur français du Songe de Poliphile de Francesco Colonna, celui que Jean Martin, dans l’épître liminaire de l’édition parisienne française de 1546, qualifie de « gentilhomme vertueux et de bon savoir », et que l’on n’avait pas encore identifié jusqu’à présent28. Scève est nécessairement au courant de l’entreprise et lui-même, à la suite de Vauzelles, reprend au Poliphile maints motifs pour l’entrée de 1548. Dans ces années où il compose Délie, Scève est même peut-être encouragé par Vauzelles à traduire lui-même, d’autant que De Tournes, après Dolet, le sollicite. À supposer que Ridolfi, à une date tout de même très tardive (1560), ne se soit pas trompé, on rêve évidemment de découvrir ou d’identifier un jour les « sonnets » que Scève aurait traduits dans ces années de compagnonnage avec Vauzelles. En tout cas, de telles hypothèses invitent à considérer Scève non seulement comme un très grand poète, mais aussi, sans doute, comme un traducteur dont l’activité a soutenu l’écriture poétique.

16Comme Scève et avec Scève, Vauzelles travaille dans les ateliers d’imprimeurs, et connaît bien les contraintes techniques de l’imprimerie ; il a pu donner son avis sur la façon de tirer le plus grand profit poétique de l’agencement obligatoire des emblèmes en dizaines (1 emblème + 9 dizains). Poète lui-même, il a pu discuter avec son beau-frère de la force de telle image ou de telle tournure, de l’élégance de telle invention, du choix de telle métaphore. Enfin, lui-même a composé les quatrains qui accompagnent chaque gravure de la « danse de la mort » de Holbein, ainsi que l’ensemble des textes en prose qui encadrent la série, dans lesquels il réfléchit notamment sur la notion de « figuration » et sur les rapports entre textes et figures. Il a donc quelque expérience pour parler éventuellement avec Scève du choix de tel ou tel emblème, voire de l’organisation d’ensemble de la Délie. L’hypothèse reste ouverte.

Le choix de fontes dernier cri

17La fréquentation assidue d’un atelier d’imprimeur n’est sans doute pas étrangère au choix que fait Scève de faire imprimer la Délie avec des caractères typographiques encore inédits à Lyon29. Au début des années 1540, contrairement à Paris où les caractères romains de style aldin dominent déjà, les imprimeurs lyonnais utilisent toujours leurs fontes romaines d’origine germanique. Dès la fin des années 1530, certains imprimeurs lyonnais comme les Frellon sont conscients du retard qu’ils ont pris dans l’acquisition ou la fabrication de romains aldins et tâchent de le rattraper. En 1544, au moment de publier deux événements littéraires, la Délie de Scève et la première édition des Œuvres de Clément Marot qui propose un reclassement intégral des œuvres du poète selon des critères essentiellement génériques, Sabon et Constantin tentent de satisfaire à la dernière mode typographique en utilisant de nouvelles fontes récemment produites par Granjon. Pour Délie, ils utilisent une nouvelle fonte romaine de style aldin (un romain Cicero R82 de style Bembo30). Sabon avait déjà utilisé cette fonte particulièrement élégante et aérée pour l’édition, un an plus tôt, de la traduction française du Roland furieux de l’Arioste – mais c’était un caractère parmi d’autres. La première édition produite par Sabon et Constantin qui présente une typographie homogène et de nouveaux caractères de style aldin est donc Délie, « aboutissement typographique » pour l’officine de Sabonet, sur le marché lyonnais du livre, véritable événement typographique.

18La fonte « dernier cri » utilisée pour imprimer la Délie présente en outre une particularité, bien visible dans l’édition numérisée sur Gallica. La lettre « e » présente quatre visages possibles : le « e » normal, le « e » barré (« ɇ ») pour noter le « e » caduc devant voyelle, important pour la scansion du vers, le « e » accentué par un accent aigu (« é »), le « e » accentué par une sorte de crochet montant vers la droite à partir de la barre horizontale de la lettre (« e’ »).

19L’organisation du recueil par les emblèmes suggérait déjà fortement que Scève se trouve dans l’atelier de Sabon au moment de l’impression de Délie, et qu’il participe très concrètement à la disposition des gravures et des textes. L’utilisation délicate de ce « e’ », qui a probablement contraint le poète à suivre de très près la composition typographique, confirme encore sa présence dans l’atelier. En tout cas, le choix de la fonte romaine de style aldin gravée par Granjon, et notamment de ces quatre « e » bien distincts, fait de Délie un ouvrage raffiné et typographiquement innovant en comparaison des romains et italiques germaniques encore régulièrement employés à Lyon en 1544. L’édition Sabon-Constantin du poème de Scève (un poème qui, décidément, a du caractère…) fixe, pour les textes en français imprimés à Lyon, un nouveau standard d’excellence et de subtilité. Ce n’est sans doute pas un hasard si, deux ans plus tard, en 1546, Jean de Tournes acquiert ce Cicero romain de Granjon pour ses propres impressions31

20Que Scève soit le Pétrarque et l’Alciat français, que Délie soit un recueil d’emblèmes aussi bien qu’un recueil poétique, pose certainement le problème des rapports entre figuration et poésie32. Mais, de façon très pragmatique, ce choix fait aussi de Délie un produit commercial encore inédit sur le marché du livre, dont l’auteur et l’imprimeur ont tout lieu de penser qu’il connaîtra un beau succès : la mode des livres d’emblèmes, lancée par les Emblemata d’Alciat en 1531, bat son plein sur tous les marchés européens, et en particulier à Lyon, grande plaque tournante de l’industrie du livre. La présence d’emblèmes, qui constitue à nos yeux de modernes l’une des caractéristiques principales de la Délie et l’un des éléments les plus saillants du défi lancé aux interprètes de Scève (et en particulier aux agrégatifs…), le choix de caractères typographiques inédits, l’ambition – encore avivée par l’activité de traduction – de donner ses lettres de noblesse à la poésie française, tout cela, ajouté au génie propre de Scève, contribue à faire de Délie non seulement un chef-d’œuvre poétique, mais également, en 1544, un événement éditorial de première importance sur le marché lyonnais du livre.