Colloques en ligne

Denis Pernot, Université d’Orléans

Avant-Propos

1Bien qu’elle ait trouvé un public intéressé et attentif, ainsi qu’en témoignent l’intérêt que lui portent très tôt un Ferdinand Brunetière, un Georges Renard ou un Bernard Lazare, l’œuvre de Jules Lemaitre (1853-1914) est rapidement tombée dans l’oubli. D’autant plus rapidement que la disparition du critique, à l’heure de la mobilisation générale, n’a pu fournir l’occasion de revenir sur le rôle qu’il a joué, ni sur la méthode d’approche des textes qu’il a faite sienne ou l’idée de la littérature qu’il a défendue. D’autant plus rapidement également que ses engagements politiques, qui le portent à s’éloigner des valeurs de la République, contribuent à jeter le discrédit sur ses « impressions » critiques et sur la part de son œuvre qu’il a consacrée à la littérature. Déjà fort anciennes, les biographies que lui ont consacrées Henry Bordeaux (Jules Lemaitre, 1920) et Myriam Harry (La Vie de Jules Lemaitre, 1946) tendent, du fait la place qu’elles laissent à des développements anecdotiques à donner de Lemaitre les portraits d’un être « raciné » dans sa « petite patrie », d’un collectionneur de livres anciens aux riches reliures et d’un impénitent « ami des femmes ». Portraits simplificateurs qui ne permettent guère d’identifier la place, originale, qui a été celle de cet homme multiple dans le champ intellectuel de la Belle Époque. De ce champ, il a en effet exploité toutes les porosités et exploré toutes les possibilités puisqu’il a pratiqué autant la critique que le roman, l’essai que le drame, qu’il a autant été homme de revues ou de journaux que de livres, qu’il s’est également fait reconnaître comme orateur et comme conférencier autant que comme historien de la littérature et comme écrivain. Aussi faut-il donner raison à Fernand Vandérem, quand il affirme au seuil de la première revue bibliographique qu’il donne à la Revue de Paris (15 mars 1918) que « Lemaitre […] n’est pas à son rang et même [qu’]il n’y a jamais été. » Peu d’études lui sont désormais consacrées, qui évoquent, lorsqu’elles sont le fait de littéraires, ses essais de critique et son œuvre de polémiste quand elles sont le fait d’historiens. De Lemaitre sont ainsi proposées d’autres images tout aussi réductrices : celle d’un lecteur « impressionniste », dont la posture est alors rapprochée de celle d’Anatole France ; celle d’un essayiste conservateur conduit à s’engager dans le combat antidreyfusard puis à rejoindre celui de Maurras en faveur d’une restauration monarchique… Aussi le « don d’ubiquité familière » que lui prête Abel Hermant en rendant compte de l’ultime volume des Contemporains (1918) a-t-il durablement contribué à interdire de s’interroger sur la cohérence et sur l’évolution de ses productions, de comprendre la place qu’il a occupée et le rôle qu’il a joué dans l’univers de la presse comme dans celui des salons de la Belle Époque, de mesurer l’importance que sa méthode de lecture des œuvres a prise aux yeux de ses contemporains et l’influence que ses « impressions » ou ses « opinions » ont joué dans la construction de nombreuses légitimités littéraires. À ce titre, du fait même l’abondance et de la diversité de ses écrits, Lemaitre reste un des oubliés majeurs des études portant sur la période du tournant des siècles et, à travers les relations qu’il entretient avec beaucoup de ses contemporains, une des figures les plus représentatives des tensions qui l’habitent et la caractérisent.

2Présentées dans le cadre d’une journée d’études organisée au Centre Charles Péguy d’Orléans, ville où Lemaitre a été scolarisé et à laquelle il est resté attaché toute sa vie durant, les communications réunies dans ce dossier reviennent à son œuvre, notamment aux huit séries des Contemporains, dans des perspectives attachées d’abord à la situer dans le cadre d’une histoire de la critique, qui l’a trop oubliée. Elles s’attachent ce faisant à comprendre et à mesurer l’importance que ses confrères lui ont très tôt reconnue, fût-ce pour la contester ou la dénoncer. La première d’entre elles retrace les développements et dégage les enjeux de la forte querelle qui a opposé Lemaitre à Brunetière, érigés en représentants respectifs d’une critique impressionniste et d’une critique scientifique et dogmatique. Est ensuite envisagé le cas d’une « correspondance » inattendue entre Zola et Lemaitre, qui montre le critique remarquablement attentif à l’œuvre du romancier et à son esthétique en des temps où, Brunetière aidant, il est de meilleur ton de les attaquer, d’en dénoncer la crudité et de les rapporter au modèle dévalorisé et dévalorisant du « reportage ». Ce faisant, l’attitude critique de Lemaitre est analysée dans des perspectives qui en mettent au jour la méthode et qui en montrent les potentialités théoriques, potentialités dont les études zoliennes se nourrissent sans toujours en être conscientes. Comme le montre la troisième contribution de ce dossier, Lemaitre a entretenu tout au long de sa carrière des relations tendues avec le monde de l’éducation, qu’il choisit de quitter quand Brunetière fait en sorte de le rejoindre, relations dont le tracé permet de mieux comprendre l’évolution de sa position au sein du champ intellectuel et de percevoir son œuvre moins comme celle d’un critique que comme celle d’un journaliste de plus en plus porté vers une forme de débat d’idées qui se nourrit de littérature et peut se relancer en littérature. Sur ces fondements, qui situent la place que la critique de Lemaitre occupe dans le paysage de son temps, sont ensuite évoquées les relations qu’il a nouées avec l’œuvre de Renan, qui ne sauraient se réduire au souvenir de la retentissante chronique où, encore débutant, il exerce son ironie à l’encontre de l’illustre professeur. De fait, les questions de l’« impressionnisme » et du « dilettantisme » se croisent de manière complexe qu’éclaire ici une lecture attentive de l’ensemble des pages que le critique a consacrées à une autorité intellectuelle qu’il a su prendre au sérieux. Deux interventions reviennent enfin, dans des perspectives plus monographiques, sur les liens que Lemaitre a noués avec certains de ses contemporains. Tandis qu’à l’heure de leur entrée dans la carrière des lettres, Gide et Barrès se montrent attentifs au pouvoir de légitimation dont dispose un critique qui entend évoquer les figures marquantes de la vie littéraire de son temps, ils se détachent tous deux par la suite de l’image de lui que ses œuvres leur avait d’abord permis de se faire : Gide parce qu’il lui paraît défendre une idée de la littérature contre laquelle il engage résolument ses forces ; Barrès parce qu’il lui semble, à l’heure des combats communs, rester aussi fuyant qu’à l’heure de ses premières « impressions » critiques. À travers ces deux exemples se perçoivent clairement les liens qui jouent entre la part critique et la part polémique de l’œuvre de Lemaitre, notamment à l’heure où il s’engage dans des travaux (Fénelon, Chateaubriand…) relevant de l’histoire de la littérature, discipline qui a durablement suscité sa méfiance.

3Les interventions réunies ici ne sauraient prétendre donner une image exacte ou fidèle de Lemaitre et de son œuvre, dont la part littéraire à proprement parler n’est pas envisagée, mais permettent déjà d’en saisir la richesse et la complexité comme elles invitent, par ailleurs, à revenir à ses écrits, trop ignorés des manuels et des éditeurs. Elles se proposent, plus modestement, d’attirer l’attention sur une figure centrale de la vie intellectuelle du tournant des siècles et de servir de socle à de plus méticuleuses enquêtes. Il conviendrait en effet d’aborder désormais les écrits critiques de Lemaitre dans des directions permettant de les saisir dans leur foisonnante diversité mais aussi de s’intéresser au développement de ses travaux d’historien de la littérature en s’arrêtant aux écrivains qui retiennent son attention (Racine, Rousseau…) et à la manière dont les interventions qu’il leur consacre s’inscrivent par rapport à la doxa du temps, en particulier par rapport au discours des manuels de littérature que signent ses collègues (Brunetière, Lanson, Doumic…) alors que lui-même choisit de s’exprimer dans le cadre de conférences, modèle voisin de celui du cours ouvert, et se refuse à produire des ouvrages de littérature universitaire. Il conviendrait par ailleurs de revenir à son œuvre littéraire, à un roman à idées comme Les Rois (1893) mais surtout peut-être à ses œuvres de dramaturge dont la lecture pourrait se faire au regard des pages qu’il a consacrées à la scène de son temps, pages dans le cadre desquelles il n’hésite d’ailleurs pas à commenter les représentations de plusieurs de ses propres productions ! Il conviendrait enfin de rapporter l’ensemble de ses œuvres et de ses écrits à ses interventions de polémiste, qu’il a parfois laissées dans les pages des quotidiens qui les ont accueillies (Écho de Paris, Action française…), interventions au fil desquelles se repèrent des préoccupations culturelles dont le rôle fédérateur devrait être interrogé.

4Qu’il nous soit permis, pour finir, de remercier la directrice et les personnels du Centre Charles Péguy d’Orléans qui nous ont aimablement accueillis dans leurs locaux et fait en sorte que nos travaux se déroulent dans d’excellentes conditions.