Stratégies de peuplement du roman balzacien. Quelques données quantitatives sur les réseaux de personnages et la population fictionnelle balzacienne
1L’immense fécondité du monde balzacien nous y invitait ; le principe romanesque du retour des personnages le rendait possible : les recensements, comptages et études démographiques du personnel de La Comédie humaine ont toujours passionné les lecteurs profanes et savants. Index, dictionnaires, catalogues sont aujourd’hui bien établis, recensant à la fois l’épaisseur de la population fictionnelle balzacienne, mais aussi entérinant une pratique du comptage qui, depuis les années 1880, demeure une approche privilégiée, et elle-même victime de stéréotypes, de la recherche en littérature. Le Répertoire de la Comédie humaine d’Honoré de Balzac d’Anatole Cerfberr et Jules Christophe, par exemple, réédité récemment (en 2008) par les Classiques Garnier et préfacé par Boris Lyon-Caen, compte 2250 personnages, s’appréhendant comme « une entreprise pionnière [...], assise sur le principe du retour des personnages, requise par le romancier lui-même en 1839 et couronnant pleinement "l’effet d’univers" balzacien1 ». Plus tard, dans les années 1950, et outre-Atlantique, les travaux de Fernand Lotte, notamment l’article de L’Année Balzacienne de 1961, et ceux d’Anthony R. Pugh en 1974, ont précisé certaines données quantitatives concernant le personnel du roman balzacien, et en premier lieu sa reparaissance2. Depuis l’établissement par Anne-Marie Meininger et Pierre Citron, au douzième tome des œuvres complètes dans l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade (1981), de l’Index des personnages de La Comédie humaine, l’intérêt quantitatif pour le monde de Balzac s’est relativement réduit, jusqu’à de nouvelles études récentes, dans lesquelles s’inscrit cette communication, qui ont replacé la question du personnel balzacien au cœur d’une approche pluridisciplinaire, convoquant géographie et sociologie, et étudiant la composition (par classe, par genre, entre autres variables) des populations fictionelles3.
2Je souhaiterais dans le cadre du présent article m’appuyer principalement sur trois romans de la période feuilletonesque de Balzac, en me concentrant sur la manière dont la narration peuple ces textes de personnages. Ce corpus, illustrant des stratégies de peuplement du roman, me permettra de présenter un échantillon de personnages relativement conséquent, puisque les romans en question sont parmi les plus denses de La Comédie humaine. Dans La Rabouilleuse, publié en 1842 sous le titre Un ménage de garçon en province, le narrateur évoque la chronique familiale des Bridau, un ménage sous l’Empire, et les destinées contrastées des deux fils de la famille, Philippe, militaire au service de Napoléon, puis journaliste dilettante et alcoolique violent, et Joseph, peintre immensément prometteur se heurtant à l’incompréhension de la bourgeoisie envers l’art et la vocation. Dans la troisième partie de Béatrix, intitulée « Un adultère rétrospectif », le narrateur évoque la société de Mme Schontz, une lorette célèbre du « XIIIe arrondissement4 », et ses intrigues amoureuses et mondaines entremêlant le couple d’aristocrates Calyste du Guénic et Sabine de Grandlieu, et les dandies Maxime de Trailles et La Palférine. Enfin, dans Splendeurs et misères des courtisanes, roman notoirement connu pour être celui où la population romanesque est la plus dense (quelques deux cents personnages5), l’intrigue se noue dans la troisième partie autour de la figure du juge Camusot, conseillé par sa femme, le magistrat Grandville, et trois familles aristocratiques entachées par un sordide procès concernant Lucien de Rubempré et son ami Vautrin.
3Ce qui réunit ces trois textes, au-delà de la convergence thématique, de la structuration des intrigues et de la datation, c’est la manière dont ils mettent en scène et explicitent la dimension collective du roman balzacien. Dans La Rabouilleuse, on lit « il est nécessaire d’examiner les effets de la vengeance exercée par le père sur une fille qu’il ne regardait pas comme la sienne, et qui, croyez-le bien, lui appartenait légitimement. » (CH, t. IV, p. 277-2786). La nature des liens entre les personnages(notamment les liens familiaux) constitue le cœur de l’intrigue telle que la présente l’intervention régissante du narrateur. Dans Béatrix, c’est le personnage de Mme Schontz qui souligne l’importance de la configuration du réseau de personnages balzaciens : « C’est difficile, mais à plusieurs on y parviendra » (CH, t. II, p. 922). Enfin, dans Splendeurs et misères des courtisanes, le chef des forçats, Vautrin, réunit ses troupes dans le préau de la Conciergerie et leur explique : « Pour se désenflacquer [s’en sortir], vois-tu, La Pouraille, il faut se donner la main les uns aux autres... On ne peut rien tout seul » (CH, t. VI, p. 868).
4Je n’étudierai néanmoins dans le présent travail que le roman balzacien, et je propose d’observer à titre d’exemple, à partir des trois romans mentionnés plus haut, quelques dispositifs de peuplement, sur la base de plusieurs hypothèses d’étude. La première hypothèse concerne les configurations d’introduction des personnages dans l’univers fictionnel et le schéma type du réseau social des textes. À cet effet, je présenterai dans le travail suivant un certain nombre de graphes, indiquant que deux personnages du roman se sont rencontrés physiquement dans l’intrigue. Ces indications permettent d’établir des représentations spatiales de l’ensemble du roman et de visualiser les formes qu’empruntent la sociabilité et la démographie de Balzac dans les œuvres concernées. J’en tirerai deux enseignements principaux : d’abord, je montrerai que l’organisation-type du roman de Balzac, dans les années 1830, lorsque le roman obéit à une esthétique mimétique dite « réaliste » et est publié en revue, est celle de l’organisation centripète autour d’un personnage de premier plan, qui rencontre un ensemble d’individus peu ou pas reliés les uns aux autres. Un tel dispositif semble remplacé progressivement, au cours des années 1840, alors que le roman bascule dans une esthétique dramatique7 et est publié en feuilleton, vers un éclatement des centres de gravité de la population et de la rencontre de plusieurs petits groupes fortement soudés (des cliques) qui interagissent ensemble.
5La deuxième hypothèse concerne la densité de la population balzacienne. Le roman-feuilleton impose à Balzac un allongement conséquent de la longueur des intrigues et, dans le même mouvement, un accroissement sensible de la densité du personnel romanesque8. La démographie fictionnelle s’en trouve bouleversée,)9. Les graphes rendent compte de cette multiplication des foyers démographiques, et de l’éclatement progressif d’un modèle de population simple.
6Enfin, ma troisième hypothèse concerne la nature et la caractérisation de la population dans le roman balzacien, telle qu’on peut l’extrapoler à partir de ces trois exemples. Le roman, marqué par la crainte de la perte des valeurs discriminantes et d’une difficulté dans le déchiffrement des signes10, met en scène de plus en plus de personnages qui n’ont pas de nom, domestiques, membres de l’administration et de la fonction publique, qui sont substituables à des numéros. On observera, dans ces trois textes appartenant aux derniers romans de balzac,l’émergence et les conséquences de ce phénomène touchant la démographie fictionnelle et remettant peut-être en jeu la définition du concept de personnage.
La pratique balzacienne du peuplement fictionnel dans Le Père Goriot (1834) : la construction du roman opposant l’homme et le monde
7C’est à la sociologie des réseaux sociaux et aux sciences de l’information que j’emprunte le dispositif du graphe, que j’applique à des populations fictionnelles bien que son usage en sciences sociales soit principalement appliqué à des populations réelles11. Le critère retenu pour l’établissement du réseau est la rencontre physique entre deux personnages dans le cadre du roman (il est possible, et même fréquent, qu’un personnage en rencontre un autre dans un autre roman de Balzac, mais j’ai choisi de ne pas afficher ces liens). Lorsque deux personnages sont liés l’un à l’autre par un troisième mais ne se connaissent pas directement, comme Mme de Beauséant et Mlle de Rochefide liées par la rivalité amoureuse au marquis d’Ajuda-Pinto, je parlerai de trou structural (voir ci-dessous).
8Le graphe n’a de valeur que relative et ne permet pas de dissocier, par la position qu’il occupe sur la page, un personnage d’un autre. Seul compte le nombre de liens qui unissent les personnages les uns aux autres. La disposition des groupes et l’allure générale du graphe est purement aléatoire (le positionnement en haut ou en bas, à gauche ou à droite, n’est que fortuit, et n’a aucune valeur politique notamment). Néanmoins, la forme que prend naturellement, grâce à l’algorithme, le réseau social, peut faciliter une lecture : un réseau social éclaté où les personnages ne sont reliés que par un seul personnage une apparence d’oursin.
Fig. 1 – Réseau social de la population du Père Goriot (1834) ; modélisation Harel-Koren 12
9Cette figure illustre les stratégies de peuplement du roman balzacien des années 1830 : celui-ci s’organise autour d’un rapport antagoniste entre l’individu (ici Rastignac), véritable cœur du réseau social (la quasi-totalité des personnages du roman le rencontrent au cours de l’intrigue), et un collectif-clique (ici la « pension Vauquer), composé d’une série de personnages qui se connaissent tous (le sous-réseau que représente la clique, figuré ici par une espèce de forme en diamant à sept angles, est complet), qui se fréquentent quotidiennement et s’adressent même la parole.
10La figure met aussi en évidence certains procédés de l’écriture balzacienne d’insertion des personnages dans la fiction : l’effet de liste qui énumère les invités au bal de Mme de Carigliano (CH, t. III, p 77) est repérable dans la formation en crête qui, sur la partie supérieure droite du graphe, gravite autour de Rastignac. L’entre-soi des groupes sociaux de la fiction est lisible sur la partie gauche du graphe, puisque la société de Mme de Beauséant et la société de la famille Goriot (père et filles) ne se rencontrent pas (sinon par la figure omniprésente de de Marsay). La dimension complotiste de l’intrigue policière nouée autour de Vautrin occupe une part marginale dans les échanges généraux de la population fictionnelle (en bas à droite).
11Certains trous structuraux du graphe ont une signification particulière à l’échelle du roman : Vautrin et la fausse comtesse d’Ambermesnil ne se connaissent pas, ce qui permet à la filoute de rouler Mme Vauquer en toute impunité ; de même Vautrin et le fils Taillefer, bien que liés par l’intrigue dramatique du duel arrangé (avec un personnage qui n’apparaît pas sur la scène narrative et que je n’ai donc pas représenté sur le graphe), n’interagissent pas.
12La centralité du personnage principal du roman est indéniable : Jacques-David Ebguy considère que la position stratégique occupée par Rastignac dans Le Père Goriot constitue un des critères de reconnaissance de l’héroïsation du personnage. Il s’appuie sur les recherches de Pierre Barbéris, qui soulevait l’hypothèse ici validée, d’une structuration de l’espace de la fiction en deux pôles et du progressif resserrement de l’intrigue autour de la figure de Rastignac : Comme l’a bien montré Pierre Barbéris, le mouvement même du Père Goriot est un mouvement de « dépeuplement » progressif : au départ « l’espace littéraire est plein », un décor, une société sont plantés, saturés de personnages ; mais « peu à peu Rastignac tend à emplir la scène du monde à lui seul », la pension se vide, « la scène romanesque [...] s’emplit de l’individu triomphant, forme et sens à lui seul de toute une nouvelle Histoire qui va se faire et s’inscrire. »
13 Or, dans les œuvres balzaciennes postérieures au Père Goriot, une telle représentation de la population fictionnelle, statique (un personnage individué vs. un monde social hostile) et dynamique (un resserrement progressif de la focale sur ce personnage héroïsé) ne sera pas toujours utilisée à nouveau par Balzac.
L’introduction progressive des groupes de personnages : la stratégie de peuplement de la première partie de La Rabouilleuse (1842)
Fig. 2 – Réseau social de la population de la première partie de La Rabouilleuse (1842) ; modélisation Harel-Koren.
14Chaque couleur représente un des neuf chapitres, selon la légende suivante :
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I. Les Descoings et les Rouget |
Bleu foncé |
36 liens |
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II. La famille Bridau |
Bleu clair |
6 liens |
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III. Les veuves malheureuses |
Aucune donnée (aucun nouveau personnage nommé) |
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IV. La vocation |
Vert clair |
19 liens |
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V. Le grand homme de la famille |
Rouge |
8 liens |
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VI. Mariette |
Fuchsia |
43 liens |
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VII. Philippe fait des trous à la lune |
Vert foncé |
1 lien |
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VIII. Comment s’altère le sentiment maternel |
Orange |
6 liens |
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IX. Dernières roueries de Philippe |
Violet |
14 liens |
15Dans le roman balzacien, et, en général, dans le roman au XIXe siècle, plus l’intrigue progresse, moins de personnages sont ajoutés. Ce principe de lisibilité (il faut éviter que le lecteur ne soit perdu dans une introduction contraire au mécanisme de l’intrigue) est respecté dans La Rabouilleuse, comme le montre le graphe ci-dessus13. La dissociation des différentes parties du réseau en plages de couleur permet de renseigner sur la manière dont, tout au long de la première partie de ce roman, Balzac peuple son texte. Contrairement aux romans des années 1830, la stratégie de peuplement du monde fictionnel de La Rabouilleuse s’articule autour de trois sommets : Joseph, Philippe et leur mère Agathe Bridau. Il met également en avant plusieurs groupes-cliques, notamment la clique du journalisme parisien, qui représente quasiment l’ensemble des personnages introduits au chapitre VI (en fuchsia sur le graphe), rattachés à Philippe, et la clique de la société d’Issoudun sous l’Empire, qui représente une série de personnage introduits dès le premier chapitre du texte (en bleu foncé), rattachés à Agathe Rouget, la fille du médecin.
16Ce roman fonctionne donc sur un mécanisme de décentrement de la population fictionnelle : il introduit le lecteur à une société qui constitue, pour ainsi dire, la toile de fond de l’intrigue du roman (intrigue qui est parisienne, alors que cette société est provinciale), puis, alors que nous suivons l’arrivée et la vie à Paris d’Agathe Rouget, le roman ajoute au chapitre IV un réseau dense de relations parisiennes d’Agathe, qui dédouble le foyer de la population fictionnelle, introduisant à la fois une clique d’amis de Mme Bridau (en vert clair), mais aussi les deux fils qui, prenant le relais de leur mère, servent de pivot introductif au reste du personnel romanesque. Un court effet de liste (voir CH, t. IV, p. 306), rendu visible sur le graphe dans sa partie supérieure, par la crète reliée à Joseph, présente les personnages du « Cénacle » que Balzac réintroduit depuis Illusions Perdues, au chapitre VI. Dans le même chapitre, et comme en opposition à ce premier groupe, Balzac introduit la société du journalisme qui est reliée à Philippe. C’est donc par trois ajouts successifs de population que Balzac peuple le roman, chacun de ses ajouts comportant à la fois un personnage focalisateur (Agathe puis Joseph et Philippe), et une société distincte d’individus qui se connaissent tous.
17On notera, enfin, la présence dans le roman de figures historiques (les personnages historiques sont mentionnés en lettres capitales), peintres reliés à Joseph, militaires reliés à Philippe, et quelques rares personnages anonymes qui jouent un rôle important dans l’intrigue (le garçon d’auberge qui ramasse Philippe dans la rue au soir de Noël où le terne de la Descoings sort). On sait aujourd’hui l’importance de l’existence du personnage historique dans la fiction, et que ce personnage parasite, à moitié dans le monde de la fiction, à moitié au dehors, joue un rôle important dans les avancées théoriques entre le fait et la fiction de ces dernières années14. À travers eux, à nouveau, la structure du monde fictionnel et de sa population accentue l’opposition des réseaux personnels de Philippe et Joseph, marquée par la présence sur le graphe de Napoléon ier (du côté de Philippe) et de Louis xviii (du côté de Joseph). Cette mise en parallèle a une influence directe sur la représentation idéologique que le lecteur se fait des personnages, brouille les caractérisations en termes d’héroïsme et contribue nettement à la complexité axiologique de La Rabouilleuse en général15.
La chaîne de personnages dans la troisième partie de Béatrix (1844)
Fig. 3a – Réseau social de la population de la troisième partie de Béatrix (1844) ; modélisation Harel-Koren
18Cette disposition du graphe présente des phénomènes de population du roman qui sont désormais familiers à Balzac. Le roman s’articule autour de personnages focalisateurs : Calyste au centre, Sabine sa femme à gauche, Mme Schontz à droite : ainsi est éclipsée Béatrix qui, pourtant, donne son nom à l’œuvre (il convient de rappeler que le titre balzacien, lorsqu’il évoque un personnage de l’intrigue, est souvent une fausse piste). La société de Mme Schontz, qui occupe la disposition en corolle ou en crète sur la partie droite, correspond à une liste minutieuse que le narrateur dresse de ses différents admirateurs et amies. La société du Jockey-Club, composée par les amis de Mme Schontz, intrigants et roués, constitue la clique centrale du roman dont Balzac expose les motivations et les ambitions.
19Mais la population du roman s’appréhende aussi selon deux lignes parallèles que met en avant le graphe : la ligne de la conjugalité bafouée de Sabine, liée à Calyste, lié à Béatrix, liée à son époux Arthur, et, en parallèle, la ligne de la réparation qui, reliant l’abbé Brossette à Mme de Grandlieu, la met au contact de son frère d’Ajuda-Pinto, demandant de l’aide à Maxime de Trailles, lequel s’adresse à La Palférine, lequel agit sur Mme Schontz (le personnage qui marque l’intersection de ces deux lignes). C’est donc un phénomène de « chaînes » que met en avant la composition du romanOn retrouve une illustration de cette chaîne dans la disposition du même graphe, mais dans une autre organisation, ci-dessous.
Fig. 3b – Réseau social de la population de la troisième partie de Béatrix (1844) ; modélisation GRID 16
20Quelques défauts d’affichage du graphe peuvent être repérés. Par exemple, la duchesse de Grandlieu et Béatrix ne sont pas reliées. C’est le vecteur qui relie la duchesse et Ajuda-Pinto (son frère), qui passe par-dessus le point de Béatrix, et qui prête à confusion. Or, ceci peut avoir un rôle important à jouer dans l’usage du trou structural balzacien : c’est parce que Mme de Grandlieu ne peut pas agir directement sur Béatrix que le réseau social se déploie de cette manière. L’impossibilité à l’un des personnages d’en atteindre un autre nécessite la mobilisation de très nombreux personnages de « relais » pour combler le trou structural.
21Le graphe, dont la disposition des personnages est arbitraire, met bien en avant la ligne qui relie les Grandlieu et les Guénic, témoins impuissants de l’adultère, ainsi que la ligne d’en bas, qui représente la société « du XIIIe arrondissement » de Mme Schontz. Le trou structural qu’impose, pour Balzac, l’éloignement social et géographique de ces deux groupes de personnages, se remarque bien dans la partie de centre-gauche du graphe, où, entre l’abbé Brossette et Gobenheim, on observe une large portion de blanc, qui n’est rompue que par le lien entre Calyste et Maxime de Trailles, et entre la duchesse et ce dernier. Enfin, cette métaphore de la « chaîne » de personnages que nous soumettions plus haut, se retrouve plus explicitement dans ce graphe, qui nous montre, presque littéralement, combien la duchesse de Grandlieu a le bras long, puisque son réseau personnel couvre tous les étages de la société ainsi représentée. On suivra le déroulé de l’intrigue sur les lignes du graphe : ayant consulté l’abbé Brossette, Mme de Grandlieu demande l’aide de son frère Ajuda. Il lui présente Maxime de Trailles. Maxime de Trailles demande à Mme Schontz de quitter Arthur de Rochefide. Mme Schontz épouse Fabien du Ronceret. Tous les deux ils demandent à La Palférine de séduire Béatrix. Béatrix retourne auprès de son mari Arthur ; Calyste est abandonné et retrouve sa femme Sabine.
22Dans les parties marginales du graphe, des personnages de peu d’importance dans le roman jouent le rôle de pivots romanesques et ouvrent le réseau social de Béatrix à celui du reste de La Comédie humaine. Balzac étoffe le personnel romanesque essentiel à l’intrigue en y ajoutant des personnages peu reliés au monde fictionnel, mais qui jouent pour le lecteur amateur de Balzac un grand rôle dans d’autres romans : Mme de La Baudraye dans La Muse du département, d’Arthez dans Illusions Perdues, Gobenheim dans Modeste Mignon, Mme du Bruel (plus connue sous le nom d’actrice Tullia) dans Un prince de la bohême, tous ces textes étant plus ou moins contemporains de la rédaction de la troisième partie de Béatrix. C’est bien l’effet-monde qui se donne à lire aux culs-de-sac du graphe.
Personnages nommés et personnages sans nom dans la troisième partie de Splendeurs et misères des courtisanes (1846)
Fig. 4a – Réseau social de la population de la troisième partie de Splendeurs et misères des courtisanes (1846) ; modélisation Harel-Koren
23Les contraintes structurelles de la troisième partie du roman (il se déroule en grande partie en prison) distordent le rang et la valeur relative des personnages : Lucien, le héros des deux premières parties, n’est relié qu’aux deux personnages du monde judiciaire qui l’interrogent. Camusot, à l’inverse, puisqu’il est au cœur du maillage judiciaire, est au centre du graphe et de la population du texte. L’enjeu carcéral est bien rendu par le trou structural : Vautrin et Lucien ne peuvent pas communiquer, et ne sont mis en relation que par la médiation de Camusot.
Fig. 4b – Réseau social de la population de la troisième partie de Splendeurs et misères des courtisanes (1846) ; modélisation GRID
24On notera, à nouveau, par cette disposition étagée, le phénomène de « chaînage » qui est une caractéristique commune à Béatrix et à Splendeurs et misères des courtisanes, et qui concernerait peut-être de nombreux dénouements balzaciens (voir par exemple celui du Cousin Pons). Pour sauver Lucien qu’il aime et à qui il ne peut pas s’adresser, Vautrin fait passer à Asie une boulette de papier qui lui donne des indications. Elle se rend chez madame Nourisson, qui ne peut pas l’introduire chez les grandes dames qui pourraient suspendre le jugement de Lucien (impasse structurale). Asie se rend chez Mme de Maufrigneuse, puis chez Mme de Sérizy qui, par l’influence de son mari, d’Octave de Bauvan et de M. de Grandville, font pression sur le juge Camusot pour qu’il dissimule les pièces compromettant Lucien.
25On remarquera enfin l’apparition progressive, et dans cette partie du roman, la relative importance des personnages anonymes : directeur de la prison, portière d’Esther venant présenter le testament innocentant Lucien, préfet de police, etc. Balzac insère très nettement ses derniers romans dans une population fictionnelle de personnages nouveaux ou reparaissants ; l’anonymat de certaines fonctions étant nécessaire car les personnalités politiques qui sont transposées dans la fiction existent peut-être encore au moment de la publication du roman. Mais à cet enjeu historique se superpose un enjeu idéologique. Balzac introduit une nouvelle forme d’anonymes : les fonctionnaires, ici de l’institution carcérale, une nouvelle population romanesque que des romans de l’époque de la rédaction de la troisième partie de Splendeurs, notamment Les Employés, et les deux inachevés Petits Bourgeois et Paysans ont contribué à mettre en place dans le roman.
26Pour conclure ce travail encore largement exploratoire, je voudrais souligner que l’organisation des stratégies de peuplement des romans de Balzac révèle bien deux logiques contradictoires que la diachronie révèle plus clairement que la synchronie : à une logique centripète, construite sur l’extrême centralité d’un personnage nodal et focalisateur à partir duquel la population fictionnelle est révélée au lecteur, logique globalement propre aux romans des années 1830, notamment Le Père Goriot, mais aussi Eugénie Grandet ou Le Colonel Chabert, succède dans les textes que nous avons choisis une logique centrifuge, basée sur la succession et l’enchaînement de diverses sphères sociales cohésives, observées les unes après les autres par un phénomène de relais.
27Dans les deux configurations néanmoins, la population balzacienne révèle l’incomplétude fondamentale de l’univers fictionnel. Bien vantard est un Vautrin disant, à la fin d’Illusions Perdues : « Je connais tout Paris » (CH, t. V, p. 695). C’est, au contraire, de l’incomplétude du réseau social des personnages,balzaciens qu’émerge l’enjeu romanesque et la construction de l’intrigue. Cette conséquence à l’intérieur même de la fiction se double d’une conséquence pour le lecteur extérieur : le fait que le monde fictionnel est un monde constitué par le blanc, par le trou, autorise et suggère un prolongement dans l’acte de lire.
28À cet égard, la fin de La Comédie humaine tout entière, pose une énigme. Dans les dernières pages de la dernière partie de Splendeurs et misères des courtisanes, Vautrin annonce qu’il prendra sa revanche sur le chef de la police secrète, le fameux Corentin qu’il juge responsable de la mort de Lucien. Or Balzac a renoncé à ce projet de suite, achevant son manuscrit par la mystérieuse phrase : « Après avoir exercé ses fonctions pendant environ quinze ans, Jacques Collin s’est retiré vers 1845. » (CH, t. VI, p. 935) L’ellipse ne nous indique pas si l’affrontement a eu lieu, et si la revanche de Vautrin a été accomplie : le silence de l’œuvre est le garant le plus sûr de la fécondité, et du plaisir, de la lecture.
29D’autres pistes de recherche pourraient compléter ce travail exploratoire. À cet égard, on pourrait se demander ce qui, dans la stratégie de peuplement du roman en général, est tributaire d’une pratique d’auteur, et quelles sont les différentes entre des pratiques balzaciennes, hugoliennes ou stendhaliennes. On pourrait interroger les différences culturelles entre peuplements fictionnels dans différentes aires culturelles ; ou encore observer l’évolution diachronique de ces stratégies de peuplement tout au long du xixe siècle, depuis Balzac, jusqu’à Zola, par exemple. Toutes ces questions renvoient, enfin, à la notion théorique de style, en reprenant à son compte les distinctions établies entre style d’auteur, style et genre littéraire, style et ère culturelle, style et expressivité17.







