Les Enfers, allers et retours : une introduction
qui nunc it per iter tenebricosum
illuc, unde negant redire quemquam.
Maintenant il s’en va – voie tout enténébrée –
en ces lieux d’où, dit-on, personne ne revient.
Catulle, poème 3, v. 11-12
« […] facilis descensus Averno :
noctes atque dies patet atri ianua Ditis.
Sed revocare gradum superasque evadere ad auras,
hoc opus, hic labor est. Pauci […]
dis geniti potuere. […] »
« […] Descendre à l’Averne est facile :
nuit et jour, grande ouverte est la porte du noir Pluton.
Mais ramener ses pas, s’échapper vers les airs d’en-haut,
c’est là l’épreuve, là l’exploit. Rares sont ceux […]
qui ont pu l’accomplir : ils étaient nés des dieux. […] »
Virgile, Énéide, VI, v. 126-131
1À en croire les paroles de la Sibylle à Énée dans les vers de Virgile cités ci-dessus, descendre aux Enfers est facile, ordinaire : l’extraordinaire est d’en revenir. Seulement, vraiment ? Le présent dossier d’articles, reflet d’un colloque du Centre interdisciplinaire d’étude des littératures (CIEL) tenu à l’Université de Lausanne en novembre 2019, creuse ce point et bien d’autres en étudiant dans différents contextes littéraires les allers et retours vers et depuis les Enfers. Autrement dit, si la question de savoir ce qu’on cherche ou trouve aux Enfers reste essentielle, celles du cheminement, de l’expérience souvent rituelle, initiatique ou cathartique que cette traversée implique, mais aussi de la configuration des espaces parcourus et de la réflexion qu’ils permettent sur notre monde et notre condition humaine, sont au cœur du propos, où trouvent place aussi les explorations métaphoriques ou détournements parodiques auxquels ils donnent lieu. Avant de présenter les contributions réunies ici, cette introduction voudrait évoquer des textes de l’Antiquité classique souvent perçus, voire clairement convoqués comme références, en soulignant quelques points récurrents dans ce dossier.
Entre ordinaire et extraordinaire
2Repartons des deux citations initiales et de la question de l’ordinaire ou extraordinaire de ce trajet. Une génération avant Virgile, Catulle imagine une descente aux Enfers bien différente, mais qui pose la même question. Le vers 12 du poème 3 exprime l’idée commune qui veut que personne ne revienne du monde des morts : un être ordinaire y fait d’ordinaire un aller sans retour. Ce qui n’est pas ordinaire dans ces vers est qu’il ne soit justement pas question de l’un des êtres extraordinaires qui font l’exploit d’y descendre et d’en remonter vivants : l’être dont il s’agit, nous le verrons, est bien mort, et n’est pas un héros censé en revenir.
3Une vraie comparaison entre Catulle et Virgile, mais aussi entre les très diverses productions culturelles réunies dans un dossier comme celui-ci, ferait ressortir une foule de différences et spécificités, confirmant le très riche potentiel comparatiste de ce sujet1. Quelques-unes seront explicitées dans cette introduction et dans certains articles, d’autres y apparaîtront tacitement, d’autres encore resteront à étudier, ou l’ont été ailleurs2. S’il fallait relever un point commun qui explique la fascination de ce thème à travers le temps et l’espace, ce serait peut-être que le chemin des Enfers voit se croiser l’ordinaire et l’extraordinaire : tout être humain, destiné à emprunter un jour ce chemin sans le connaître d’avance, est susceptible de s’intéresser aux imaginaires littéraires ou culturels qui le représentent, ainsi qu’aux histoires des êtres plus ou moins humains qui y passent, voire en ressortent, figures dans lesquelles il peut plus ou moins se projeter. Ces représentations s’avèrent spécialement signifiantes en ce qu’elles offrent au commun des mortels un reflet – tantôt terrifiant, tantôt rassurant – de sa propre condition et du monde où il évolue, et que ces espaces imaginaires (fictionnels, mythologiques, religieux…) font converger des individus ou des groupes de divers degrés sociaux : on en trouvera un large spectre dans l’échantillon que propose ce dossier.
4Avant d’aborder quelques textes majeurs, disons encore un mot de la miniature de Catulle, qui n’est pas une référence classique pour les Enfers antiques, mais qui pose la question du statut des figures évoquées. Si ce bref poème personnel ne décrit pas un héros, il n’a cependant pas pour objet un être ordinaire : il s’agit du défunt… moineau de compagnie de l’amante du poète. On voit le contraste entre une figure mineure et un imaginaire élevé, souligné par le ton de ces vers : on note en particulier le choix de l’adjectif à double suffixe tenebr-ic-os-um, « tout enténébré », à la fois grandiloquent (il occupe toute la seconde moitié du vers 11) et boitillant (son rythme alterne brèves et longues), pour qualifier le chemin d’« un si mignon moineau » vers les « ténèbres maudites d’Orcus »3. Il y a aussi un paradoxe dans le fait que ce non-retour, une vérité commune, soit présenté comme l’objet d’un on-dit, alors que dans l’épopée, l’action exceptionnelle des héros est volontiers introduite par le correspondant positif de la formule (« on dit que… »). Ces décalages d’expression créent un effet à la fois de pathos et d’humour : ils mettent en relief la mort du petit oiseau tout en ravivant une tradition de parodie infernale dont ce dossier présentera quelques étapes postérieures4.
Modèles épiques antiques
5Tant par rapport aux conceptions populaires qu’aux versions parodiques, le point de référence ou de contraste est fourni par le modèle héroïque des descentes aux Enfers. La plus classique est certainement la catabase de l’Énéide de Virgile, au moins jusqu’à ce que Dante prenne le poète latin pour guide à travers son propre Inferno (et jusqu’au Purgatorio). Elle n’est bien sûr pas la première. Énée lui-même nomme des héros dont il veut suivre les traces (Énéide, VI, v. 119-123) : Orphée, Pollux (qui, alternant avec son frère Castor la mort et l’immortalité, « fait tant de fois le chemin et aller et retour », itque reditque uiam totiens), Thésée et Hercule. Évidemment, le héros épique que cette liste ne cite pas, c’est justement celui sur lequel Virgile façonne Énée dans ce chant comme dans toute la première moitié de son poème : l’Ulysse homérique. Ce dernier, à l’inverse des autres héros mentionnés, n’est pas le fils d’un immortel. Mais la raison de ce silence est sans doute autre : si plusieurs siècles séparent la composition de l’Odyssée et de l’Énéide, le temps qui fait l’objet de ces deux récits est quasi contemporain, et Énée ne peut savoir que son ancien ennemi à Troie a vu les Enfers lui aussi. Il n’en reste pas moins que pour Virgile, le modèle évident du livre VI de l’Énéide est le chant XI de l’Odyssée, ne serait-ce que par la position de l’épisode juste avant le milieu du poème.
6Ce n’est pas ici le lieu de recenser les analogies entre Homère et Virgile : parmi les nombreuses allusions avec variations de l’Énéide à l’Odyssée, on n’évoquera qu’une image fameuse, qui a fourni le visuel du colloque et la couverture de ce dossier5 : celle de l’épée que la Sibylle invite Énée à dégainer sur le seuil des Enfers, peu avant de l’avertir de son inutilité face aux âmes sans corps – une épée qui n’a donc guère d’autre fonction que de rappeler celle qu’Ulysse, sur conseil de Circé, utilise pour tenir à l’écart les âmes affluant vers le sang des victimes afin de consulter en premier celle de Tirésias6. Mais on observe aussi de significatives différences. La plus importante tient justement au trajet et à la configuration des espaces. Chez Homère, ce qu’on appelle la nékuia, l’« évocation des morts », se caractérise par un parcours très incertain. Au sein de l’Odyssée, le tracé diverge un peu entre les indications préalables de Circé à la fin du chant X (v. 505-541) et leur réalisation par Ulysse et ses compagnons au début du chant XI (v. 1-50). Ce parcours inclut une navigation au-delà de l’Océan, puis un rituel sacrificiel près du rivage ; ensuite (v. 51-640), ce sont les âmes qui remontent, attirées par le sang des victimes. Cette scène consiste donc moins en une descente aux Enfers qu’en un rituel de nécromancie, même si divers éléments en font un hybride entre les deux, signe probable que diverses phases de composition ont été réunies en un tout qui fascine aussi par son indétermination7.
7En effet, la nékuia suggère parfois la présence d’Ulysse dans un lieu souterrain, sans qu’il y soit pourtant explicitement descendu. C’est en particulier le cas dans une longue scène de la fin du passage, où Ulysse voit tour à tour, dans leurs espaces infernaux respectifs, Minos sur son siège de juge, Orion chassant dans le pré de l’Asphodèle, les suppliciés Tityos, Tantale et Sisyphe en leur fâcheuse posture, et enfin Héraclès faisant fuir d’autres ombres avec son arc (v. 565-627). Mais un passage antérieur est déjà ambigu du point de vue des espaces. Au début du livre XI, les âmes montent « du fond de l’Érèbe » (v. 34 : ὑπεξ Ἐρέβευς) dans la fosse creusée pour le sacrifice. La mère d’Ulysse Anticlée arrive avant Tirésias (v. 84-89), mais doit attendre la fin de la consultation du devin pour venir « boire le sang fumant » (v. 152-153). Elle demande alors à Ulysse « comment [il est] venu sous (ὑπὸ) les ténèbres brumeuses, tout en étant vivant » (v. 155-156), et il répond : « c’est la nécessité qui m’a fait descendre (κατήγαγεν) chez Hadès » (v. 164). Ainsi, si le récit proprement dit, fait par le héros lui-même à la cour des Phéaciens, ne décrit pas de descente et fait plutôt monter les âmes, ce discours rapporté direct, et le verbe qu’Ulysse y utilise en tant que personnage du dialogue inséré à son propre récit, supposent un déplacement vers le bas.
8Dans ce récit, le rituel du sacrifice et de l’évocation des âmes joue un rôle essentiel. Et de fait, comme nous le verrons aussi avec Virgile, ainsi que dans plusieurs contributions du recueil, les rituels – explicites ou symboliques – sont une composante récurrente des voyages infernaux. Dans l’Odyssée, on pourrait penser que c’est ce rituel qui met en contact le lieu marginal vers lequel Ulysse et ses compagnons naviguent horizontalement avec le monde d’en bas : le rite en ouvrirait l’accès au seul héros qui l’accomplit, et qui descendrait ainsi sans descendre. Cela expliquerait non seulement l’inconséquence que nous venons de noter, mais aussi le fait que Tirésias, en demandant à Ulysse « pourquoi avoir quitté la lumière du soleil et être venu voir les morts et leur pays sans charme », s’adresse à lui par un tu plutôt que par un vous qui inclurait son équipage (v. 93-94), et l’ajout postérieur de scènes admettant virtuellement la présence souterraine du héros. Toutefois, si le rituel joue bien un rôle essentiel, il n’en résout pas pour autant complètement le problème de l’indéfinition des espaces. En tout cas, au retour d’Ulysse et de ses compagnons chez Circé, elle les accueille tous en disant : « Malheureux qui, quoique vivants, êtes descendus chez Hadès, vous verrez deux fois la mort, quand les autres humains ne meurent qu’une fois ! » (Odyssée XII, v. 21-22), ce qui signifierait que tous aient eu accès au monde des morts, et non le seul Ulysse, alors que les compagnons disparaissent du récit après le sacrifice et qu’il va les rejoindre au bateau à la fin du chant XI (v. 636-637). On en restera donc à l’idée que tous ces espaces des marges sont ambigus et que le parcours aller et retour qui s’y dessine – en partie implicitement – n’est ni vertical, ni purement horizontal.
9Virgile, à l’inverse, crée dans l’Énéide une vraie catabase qui distingue bien les moments et les espaces. Dans le modèle incertain de l’Odyssée, les compagnons d’Ulysse l’accompagnent au-delà de l’Océan au pays lugubre des Cimmériens (seul déplacement que le poème décrive, vers un lieu incertain ni sous ni clairement sur terre) et l’assistent dans l’accomplissement des rites qui font monter les âmes à lui. Chez Virgile, Énée n’est accompagné d’autres Troyens que dans l’espace terrestre, sur les rives bien concrètes et continentales de Cumes en Italie, jusqu’au temple d’Apollon et à l’entrée de l’antre, où la Sibylle rend ses premiers oracles (Énéide VI, v. 1-155). C’est seulement dans un second temps, une fois exécutées deux missions préalables (v. 156-235 : ensevelissement d’un compagnon et quête du rameau d’or), puis un sacrifice aux dieux infernaux (v. 236-261), que le héros pénètre seul avec la Sibylle à l’intérieur de l’antre (v. 262-263). Et alors que le récit homérique ne marque pas de mouvement d’Ulysse après les sacrifices, mais rappelle plusieurs fois la montée des âmes vers le sang sacrificiel, Virgile note nettement les étapes du parcours souterrain d’Énée et de la Sibylle, scandé de visions ou rencontres successives : un vestibule avant le passage de l’Achéron (v. 264-416), puis un chemin menant à une bifurcation (v. 417-547) ; à gauche, les fortifications de la demeure des suppliciés, où ils n’entrent pas (v. 548-627) ; à droite, les murs cyclopéens dont les portes les conduisent au séjour des bienheureux (v. 628-892). C’est là qu’ils finissent par retrouver Anchise, le père d’Énée, qui lui présente le circuit des âmes, puis les grands hommes des temps à venir, avant une rapide sortie par l’une des deux portes du Sommeil (v. 893-901).
10Par rapport au discours préliminaire de la Sibylle à Énée, qui disait que l’exploit n’était pas de descendre aux Enfers mais d’en revenir, le récit virgilien peut surprendre : après avoir décrit la descente d’Énée et de la Sibylle en détail, il réduit leur retour à un demi-vers énigmatique, ou guère plus : Anchise les « fait sortir par la porte d’ivoire »8. Pourquoi l’Énéide ne décrit-elle que l’aller, alors même qu’elle affirme l’importance du retour ? Virgile se contente-t-il de décrire la descente parce qu’Énée, en remplissant les conditions pour l’entreprendre, se montre comme un héros suffisamment digne de revenir pour qu’il puisse se passer de raconter son retour ? Ou ce retour escamoté – par la porte d’ivoire, d’où « les Mânes envoient vers le ciel les songes faux », et non celle de corne, par où sortent « les ombres vraies » – questionne-t-il le statut du héros ou la valeur de vérité du récit qui vient d’être fait ? Ou, plus simplement, est-il l’indice du paradoxe qui permet à la littérature de faire vivre ce qu’on ne peut vivre, de faire voir ce qu’on ne peut voir, de pénétrer ces « royaumes sans voies pour les vivants » (v. 154 : regna invia vivis), en suivant des héros à la fois surhumains et humains ?
11Avec leurs énigmes et leurs questions toujours ouvertes, les voyages infernaux de l’Odyssée et de l’Énéide constituent un modèle de référence à travers les siècles. On pourrait encore ajouter bien d’autres textes antiques : on peut penser par exemple au finale des Géorgiques du même Virgile, où l’histoire d’Orphée montre le pouvoir – heureux et malheureux – permettant à la poésie de transcender la mort (IV, v. 453-527, où la remontée est bien décrite), ou au mythe d’Er qui évoque les diverses destinées des âmes après la mort dans la République de Platon (X, 614b-621d). Mais on se contentera des quelques pistes ouvertes jusqu’ici pour relever une fois encore l’intérêt de suivre en particulier l’organisation des espaces infernaux et le déroulement des trajets qui y mènent et en ressortent : ils mettent en évidence différents points significatifs qui se retrouveront et s’enrichiront dans les contributions du dossier.
Présentation du recueil
12Les articles ici réunis abordent le thème des voyages littéraires aux Enfers dans une perspective diachronique large, allant de l’Antiquité gréco-romaine jusqu’à nos jours, et se réfèrent à des contextes socio-culturels très variés. Les voyages infernaux y sont traités sous une multiplicité de points de vue et d’acceptions différentes de ce qu’on appelle l’Enfer ou les Enfers9.
13Le premier groupe de contributions illustre comment, à la Renaissance et au début de la période baroque, une recherche de virtuosité dans la manière de réinvestir les mouvements vers et des Enfers caractérise différents mediums littéraires. Les échanges épistolaires entre princes vivants et défunts dans la France du début du XVIe siècle sont au cœur de l’article d’Estelle Doudet, qui montre comment ces lettres posthumes permettent de construire des réseaux infernaux inusités. Ces derniers peuvent aussi bien offrir à la politique contemporaine le support de l’au-delà que contribuer à consolider les rapports de complicité – ou de compétition – entre écrivains de la cour. Le travail de Vanessa Glauser, consacré au Pantagruel de Rabelais, illustre un outre-monde burlesque qui renverse les images habituelles des Enfers et de certains de leurs habitants célèbres, mettant en lumière la dimension politiquement engagée de ce texte. Ensuite, Gabriele Bucchi dédie son étude à une figure particulièrement haute en couleur, un défunt dont la vie dissolue porte tout naturellement à se questionner sur son destin après la mort : Don Juan, le protagoniste du Risarcito Convitato di pietra, drame de Giovan Battisti Andreini. Au milieu du XVIIe siècle, la représentation théâtrale du destin infernal de Don Juan est plus concernée par la recherche d’effets techniques destinés à éblouir le public que par des questionnements moraux à des fins d’édification.
14La deuxième section du recueil réunit des contributions présentant différentes constructions littéraires des Enfers en lien avec des contextes culturels et cultuels variés. L’article de Dylan Bovet, qui ouvre la section, montre comment, dans les épitaphes latines en vers (les carmina epigraphica), on assiste à une représentation des Enfers qui met en dialogue les voyages infernaux de la mythologie et de la littérature gréco-latines avec les rituels de la tradition religieuse romaine. La description qu’Ovide donne de deux de ces rituels, les Parentalia et les Lemuria, constitue un des trois cas de retours des Enfers qu’Alessandra Rolle analyse ensuite dans sa contribution. Les remontées infernales évoquées par Ovide dans les Fastes sont mises en parallèle avec l’évocation épouvantable de l’ombre de Laïos dans l’Œdipe de Sénèque, ainsi qu’avec les visites affectueuses d’un jeune revenant exceptionnel (car gentil !) dans un discours d’école du Pseudo-Quintilien. Le travail de Simone Albonico, quant à lui, examine en détail les termes que Dante utilise dans la Comédie pour décrire la géographie de l’Enfer, ainsi que son voyage à travers celui-ci. Il illustre ainsi la façon dont la construction de l’espace infernal et celle du récit de la Comédie sont interconnectées, au point qu’il est impossible de les séparer si l’on veut faire ressortir la richesse littéraire et le potentiel subversif de l’ouvrage. Les Enfers de la mythologie scandinave préchrétienne constituent le sujet de l’article de Nicolas Meylan, centré en particulier sur le système cosmographique construit par l’écrivain islandais Snorri Sturluson (XIIe-XIIIe s.). L’étude de son ouvrage montre comment l’autorité du double outre-tombe païen – composé du Hel et de la Walhöll – reste active et centrale dans le discours politique scandinave même après que le contexte social et culturel est devenu chrétien.
15Les contributions de la troisième section se caractérisent par leur approche herméneutique du thème des descentes aux Enfers. Arnauld Buchs consacre son article à un voyage infernal qui n’en est pas un, puisque son analyse d’Une saison en enfer d’Arthur Rimbaud nous plonge dans un huis-clos infernal où l’écriture et le langage ne renvoient qu’à eux-mêmes, au-delà de toute possibilité de détermination d’espace ou de temporalité. Michel Viegnes examine ensuite trois différents espaces infernaux que l’on rencontre dans l’œuvre de Jorge Luis Borges : la ville, la cité et l’univers. Il montre comment ces Enfers représentent surtout chez Borges une condition de tourment intellectuel, de désolation de l’esprit, plutôt qu’un lieu de souffrance physique. La peur de l’Enfer sur terre suscitée par la menace atomique et la réalité infernale des fours crématoires, résultats d’une humanité dépourvue des craintes des Enfers, sont au centre de l’article de David Bouvier, qui examine les réflexions de Karl Jaspers et Hannah Arendt à ce sujet.
16La quatrième section réunit des contributions dans lesquelles le thème des descentes et des remontées infernales est exploité comme un moyen de dénonciation de divers Enfers sociaux. À travers une analyse croisée, Felipe Román Lozano montre comment les misères des centres d’extraction de caoutchouc de la jungle congolaise et de la forêt amazonienne poussent respectivement Joseph Conrad et José Eustasio Rivera à utiliser le topos de la descente aux Enfers pour parler de ces lieux d’esclavage aux conditions de vie inhumaines. Le drame de l’exploitation colonialiste est aussi au centre de la pièce de théâtre d’Aimé Césaire La Tragédie du Roi Christophe, analysée par Christine Le Quellec Cottier. La seule possibilité de remonter du fossé infernal dans lequel les colonisateurs ont tassé le peuple haïtien est ici représentée par la réappropriation d’une identité originale, ‘africaine’, qui permet de repenser le pouvoir en des termes nouveaux par rapport au schéma colonialiste (et néo-colonialiste). Comme Sara Di Santo Prada le note dans son article, les Enfers que Dino Buzzati décrit dans sa nouvelle Voyage aux enfers du siècle et dans sa bande-dessinée Poème-bulles ont au contraire les contours du monde ordinaire, de la société de consommation, de la Milan dans laquelle vit l’auteur. Cette ville représente en effet non seulement le point de départ de la catabase infernale, mais aussi le reflet fidèle de l’au-delà dans lequel descendent les protagonistes des deux textes. Si la nouvelle de Buzzati place la porte d’accès de l’Enfer dans une des stations du métro milanais, le roman dystopique Métro 2033 de Dmitri Gloukhovski, étudié par Anastassia Forquenot de La Fortelle, transforme le métro moscovite – célébré par la propagande stalinienne comme emblème de la grandeur du régime et de son avenir prometteur – en un espace infernal, dans une vision post-soviétique et désenchantée sur l’avenir de la Russie. Finalement, la contribution de Liliane Ehrhart analyse l’utilisation du paradigme littéraire du voyage aux Enfers dans le livre-enquête Les dépossédés. Dans cet ouvrage, écrit par Robert McLiam Wilson et illustré par le photographe Donovan Wylie, les ‘Enfers de la porte à côté’ sont représentés par la précarité dramatique produite, au sein de la société anglaise, par la politique ultralibérale de Margaret Thatcher.
17La dernière section du recueil ressemble trois contributions dans lesquelles le motif du voyage infernal est lié au thème de l’exil et à celui du pouvoir thérapeutique de la parole. L’article de Nadège Coutaz, qui ouvre cette section, traite du texte de María Zambrano La tombe d’Antigone, dans lequel l’écrivaine et philosophe espagnole associe sa propre condition d’exilée à celle d’Antigone, enterrée vivante. Le monde infernal devient le décor qui met en dialogue l’histoire du mythe et l’urgence dramatique du présent historique, à travers un dense jeu d’allusions intertextuelles. La condition de l’exil est aussi évoquée comme une expérience de mort et de descente aux Enfers dans l’œuvre poétique d’Amina Saïd, mais dans ce contexte, le mouvement n’est pas unidirectionnel, comme le souligne Sarah Voke dans sa contribution, car l’opportunité d’une remontée à la lumière et à la vie est assurée par la possibilité de l’écriture elle-même. Le caractère thérapeutique de l’acte d’écrire est également au cœur de l’article de Manon Tardy, dédié au roman de fantasy Le lion de Macédoine de David Gemmell. Dans ce texte, la catabase du protagoniste offre une représentation syncrétique des descriptions infernales de l’Antiquité gréco-romaine et devient une sorte d’allégorie de la transition entre maladie et guérison, comme capacité de distraire de la pensée de la mort, sinon de la vaincre.
18Il ne reste plus maintenant qu’à plonger dans les Enfers multiformes et variés qui composent ce recueil. La descente, augurons-le, y sera facile ; la remontée… facultative.

