Colloques en ligne

Stephanie Lemarchand

Réception d’un roman de la collection La Famille HLM par des élèves d’aujourd’hui. Expérience de lecture offerte à l’école

Reception of a novel from the “La Famille HLM” collection among today's students. Considerations on a reading presented at a primary school.

1Dans son essai, Accélération : une critique sociale du temps (2010), Hartmut Rosa analyse les effets des nouvelles technologies sur le rythme de nos vies. Il distingue les effets objectifs de cette accélération liés, en particulier, à la vitesse de la diffusion de l’information, de ses effets subjectifs qui touchent à notre perception et à notre expérience du temps qu’il qualifie de « déchainé » (p. 164). La société contemporaine invite en effet à la rentabilité du temps plutôt qu’à prendre le temps. Cela nous conduit à délaisser les temps apparemment gratuits, les moments de flânerie, les temps pour soi.

2C’est sous l’angle de cette tension entre les temps, objectifs et vécus, que nous proposons de placer une expérience de lecture du roman de Paul-Jacques Bonzon de 1970, Le Bateau Fantôme, à des enfants d’aujourd’hui. Le premier aspect de cette tension tient au dispositif lui-même. Nous procédons à une lecture offerte dans une classe de CE1-CE2. Ce moment constitue une parenthèse, gratuite pour les enfants, un temps pour eux, sans enjeu apparent d’apprentissage. Cette lecture est étirée sur quatre jours à raison d’une heure par jour environ. Le second aspect de cette tension tient au décalage entre les époques, qui relève d’un véritable choc des cultures tant la société a changé entre la date d’édition et la lecture. Avec l’avènement du numérique et des jeux vidéo, la société s’est profondément transformée. Ainsi, en procédant à cette lecture longue d’un ouvrage lent, à des auditeurs d’une génération « de l’urgence » (Rosa, p. 165), nous nous interrogeons sur le véritable changement de civilisation dont parle Hartmut Rosa et ses conséquences sur les enfants d’aujourd’hui. Sont-ils encore capables de cette lenteur, au moment où ils entrent tout juste dans la vie – puisqu’ils ont entre sept et neuf ans ? Les enfants se reconnaissent-ils dans les aventures de ces jeunes d’avant la télévision ? Rêvent-ils des mêmes aventures que leurs aînés ou bien ont-ils intégré que les instruments techniques à leur disposition rendent tout à fait improbables les aventures que nous allons leur lire ?

3Après une exposition des conditions propices à l’immersion dans une œuvre et aux effets de la lecture offerte, nous présentons le dispositif proposé en classe et la manière dont nous recueillons la réception des élèves. L’analyse de cette dernière nous amènera à observer comment une œuvre de littérature de jeunesse des années soixante-dix peut encore parler à des élèves d’aujourd’hui.

Actualiser une œuvre en l’écoutant

4Les travaux sur le sujet lecteur examinent la capacité de ce dernier à s’emparer des œuvres pour en faire quelque chose à lui, de singulier (Rouxel, Langlade, 2004). C’est ce que Bénédicte Shawky-Milcent appelle un acte d’appropriation (2016, p. 23), lequel met le lecteur en mouvement et lui permet de se transformer. De plus, cette capacité créatrice du lecteur est nécessaire à l’existence même de l’œuvre, à son achèvement (Rouxel, 2007, p. 69). Sans elle, le livre tombe dans l’oubli. Ainsi, en lisant une œuvre ancienne, le lecteur se transforme et transforme également l’œuvre elle-même ; il l’actualise, c’est-à-dire qu’il la réinterprète en fonction de son contexte de réception. Cela relève d’une extension de son sens. Béatrice Bloch parie sur le phénomène d’identification pour expliquer cette appropriation de l’œuvre par le lecteur et donc sa pérennité (2017). Dans le cas qui nous intéresse ici, en littérature de jeunesse, on peut s’interroger sur cette capacité des enfants d’aujourd’hui à s’identifier à une œuvre apparemment éloignée d’eux puisqu’appartenant à une autre époque.

5Béatrice Bloch identifie trois entrées pour expliquer les phénomènes d’identification et d’immersion dans l’œuvre : la voix narrative qui affecte la manière dont les lecteurs se projettent dans le récit, l’empathie pour les personnages de l’histoire et le contexte de la lecture (2017). Nous passons ici sur la question de la voix narrative pour nous concentrer sur ce qui nous semble fondamental pour que s’active ce mouvement d’appropriation, ce qu’elle nomme une expérience sensorielle « oblique » (p. 45). Celle-ci trouve son origine dans l’écriture et offre au lecteur l’opportunité d’une immersion. Par son imaginaire qui se déploie au fil des descriptions de paysages ou de sensations, le lecteur se forge une représentation vivante et proche d’une perception réelle. Or, les ouvrages de Bonzon contiennent de nombreuses descriptions, elles sont parfois « explorations méthodiques », parfois, « notations fragmentaires1 », et donnent à l’œuvre une lenteur extrême. Ces moments suspendus de l’action peuvent être considérés « comme rébarbatifs » (Comte-Sponville, 2016, p. 80) et, dans notre expérience, l’enseignante les identifie comme des moments « à risque », c’est-à-dire pouvant conduire à un décrochage de la lecture. Or, Béatrice Bloch montre que ce sont précisément ces descriptions qui, parfois, amènent à l’immersion du lecteur. Elles relèvent, en effet, de la « quasi-expérience » (p. 121), d’une part parce qu’elles convoquent l’imaginaire du lecteur, d’autre part parce qu’elles laissent le temps à cet imaginaire de se déployer. Ainsi, pris dans l’histoire, le lecteur peut vivre cette « expérience oblique », ressentir les émotions des personnages, avoir peur avec eux ou se réjouir de leurs aventures. Cette empathie se renforce encore lorsque l’histoire des personnages entre en écho avec l’expérience propre du lecteur. Ces échos sont souvent le fait de détours et ne concernent pas nécessairement les événements effectivement racontés. Jean Bellemin-Noël évoque le trébuchement (p. 20) du lecteur sur un détail de l’histoire lorsqu’il reconnait du « déjà-là » d’autres lectures ou d’expériences vécues. Ces échos singuliers du texte ouvrent la voie à une vision renouvelée de l’œuvre, établissant un pont entre le récit et la propre vie du lecteur. Celui-ci développe alors une lecture incarnée et sensible, potentiellement porteuse de sens.

6Enfin, Béatrice Bloch évoque le contexte de lecture comme un facteur facilitant l’immersion du lecteur. La lecture oralisée est en soi un contexte singulier. L’accès à l’histoire est médié par la voix d’un autre et dans le cas précis de cette expérience, un autre inconnu, dans un espace pourtant connu, la classe. C’est un temps de lecture collectif, que chacun pourtant vit seul, dans son imaginaire. Le dispositif est conçu pour créer une parenthèse dans le quotidien de la classe et, peut-être, réconcilier « la lecture privée et la lecture scolaire » pour paraphraser le titre d’un ouvrage dirigé par Patrick Demougin et Jean-François Massol (1999).

7Dans cette recherche, nous nous intéressons à ce que Béatrice Bloch identifie comme une expérience de perception sensorielle directe, celle des sons que le lecteur prononce intérieurement (2017, p. 72). Ces sons relèvent de « l’expérience en acte » du lecteur (75) et persistent dans sa mémoire. Il y puise le sens de l’œuvre. Or, cette voix intérieure ne peut faire expérience que si elle est suffisamment fluide pour donner accès à la compréhension du texte lui-même. En effet, de nombreuses recherches2 ont établi que la vitesse de lecture est un des facteurs facilitant la compréhension. Le choix de la lecture à haute voix dans ce projet gomme les éventuelles difficultés de lecture des enfants pour vérifier les effets du texte par cette perception sensorielle majeure qu’est la voix. Au fond, la médiation du texte par la voix d’un autre doit laisser l’opportunité de construire des images intérieures. Or, si celles-ci conditionnent l’immersion dans l’œuvre, elles ne surgissent que dans un second temps de la lecture, lorsque les mots ont résonné chez le lecteur (Bloch, p. 72). Autrement dit, prêter sa voix au texte et à l’enfant est ici un geste de médiation. Il amène à la seconde forme de l’expérience de lecture : la perception sensorielle oblique, celle qui permet que se forment des images « mentalisées » dont nous avons dit un mot plus haut.

8Ce geste de lecture offerte nécessite quelques précautions et quelques ajustements de la part du lecteur. En effet, comme le souligne Brahim Azaoui, dans un ouvrage récent sur l’expérience du sensible (2024), la lecture oralisée est un point d’appui à la compréhension lorsque le corps est précisément pensé comme participant à la médiation de l’œuvre et à l’expérience vécue. Il cible plusieurs éléments auxquels nous avons été particulièrement attentive. Le ton employé est le premier vecteur entre les mots du texte et l’enfant. Il doit être juste : parfois dramatique, faisant vivre les dialogues mais sans surjouer, parfois plus subtil ou plus neutre. Mais le corps du lecteur est aussi engagé et relève véritablement de la médiation. Dans la typologie de McNeill, ce sont les gestes déictiques et les regards qui permettent de créer un lien avec l’auditoire et donc une véritable médiation vers le livre (Azaoui, p. 168). En somme, la voix et le corps sont le lieu de l’intersubjectivité, celui du partage du sensible. Ils intègrent l’auditeur dans une expérience esthétique.

9Pourtant, Christine Passerieux évoque « les regards vagues d’enfants qui restent sagement assis pendant la lecture d’un enseignant » et demeurent cependant campés sur les événements factuels de l’histoire sans percevoir sa cohérence et sans construire de signification (2021, p. 117-118). Ces enfants sont ceux qui sont éloignés de la culture scolaire et dont le langage est orienté vers l’action. Ils se bornent à une « complicité immédiate avec l’interlocuteur » lorsque celui-ci « recourt à des mimiques, des monstrations » (p. 118). Un subtil équilibre est donc de mise pour amener les élèves à intégrer l’histoire pour eux-mêmes, à accepter la voix du texte par la médiation d’une autre voix que la leur. Au fond, pour que l’expérience soit véritablement immersive, il faudrait que la voix du médiateur se confonde avec la voix intérieure de chacun.

Choisir une œuvre et l’offrir

10Le choix d’une lecture oralisée pour examiner la réception d’un roman de Paul-Jacques Bonzon par des enfants d’aujourd’hui répond à plusieurs facteurs qu’il est impossible d’ignorer et recoupe les éléments que nous avons évoqués précédemment. En effet, la génération des Six Compagnons, qui est celle de l’œuvre que j’ai choisie, semble extrêmement éloignée de la génération des écrans qui caractérise la culture enfantine actuelle. Imprégnant la société autant que l’école, le recours à l’écran et plus largement au numérique est une composante quotidienne de la vie des jeunes. L’enseignement de la littérature lui-même intègre ce passage à « l’ère du numérique » (Brunel, 2021). Lire une œuvre d’une génération « d’avant la télé », c’est observer dans l’œuvre des habitudes culturelles d’un autre temps. Quand les enfants d’aujourd’hui3 font des jeux en ligne, dînent en regardant la télévision, utilisent l’IA pour faire leurs devoirs, ceux dont il est question dans les livres de Bonzon font du vélo en rase campagne, se racontent des histoires autour d’un feu de camp qu’ils ont eux-mêmes allumé, etc. Cette distance temporelle, qui relève bien d’une accélération des changements de mode de vie en fonction des innovations technologiques (Rosa, 2010), guide les choix effectués pour l’ensemble du protocole de recherche.

11En premier lieu, l’âge des écoliers à qui s’adresse cette lecture n’est pas anodin. Puisque nous sommes à l’ère du numérique, on suppose que celle-ci imprègne très tôt les enfants. Néanmoins, les nombreux avertissements sur les dangers d’une exposition précoce aux écrans4 laissent espérer que les plus petits peuvent encore s’en tenir éloignés ou, tout au moins, être ouverts à un autre type de rapport au monde, plus ancré sur des aventures extérieures. Par ailleurs, les romans des Bibliothèques rose et verte s’adressent à des lecteurs de l’époque de 8 à 10 ans pour la première et des plus grands – entre 10 et 12 ans- pour la seconde. Si l’on veut véritablement mesurer les liens entre les lectures des enfants de ces deux générations, il est habile que l’âge des lecteurs ne soit pas en total décalage avec la cible de l’éditeur de l’époque. De ces deux paramètres apparemment contradictoires, proposer l’œuvre aux plus jeunes mais cibler un âge proche des lecteurs des années soixante-dix, découle un troisième élément : que les écoliers puissent accéder au contenu de l’œuvre. Le vocabulaire, la longueur du roman et les difficultés qui en découlent en termes de compréhension sont en effet des éléments à prendre en compte. Les élèves de cycle 3 ont l’âge cible de la Bibliothèque rose de l’époque et ils sont lecteurs. Pourtant, nous craignons que les enfants soient déjà installés dans une culture très éloignée de celle des romans de cette collection. Nous optons donc pour le cycle 2, c’est-à-dire un peu avant l’âge-cible de la collection rose : entre sept et neuf ans, mais avec des écoliers sans doute moins baignés dans la culture des écrans. Nous sommes alors confrontés à des élèves qui entrent dans l’apprentissage de la lecture et dont l’autonomie en ce domaine est encore très variable. Ainsi, leur lire ces œuvres à haute voix permet de contourner les difficultés inhérentes à l’hétérogénéité des classes tout en gardant un âge proche des lecteurs cibles de la collection. Ajoutons que les enfants sont encore à un âge ou potentiellement, les lectures oralisées par les parents sont encore pratiquées. Si ce n’est pas le cas, ce que nous questionnerons plus loin, il nous semble intéressant de les prendre en charge en classe. Les travaux Michèle Petit (2011), qui fait remonter ce rapport à la voix à la vie intra-utérine, montrent les effets marquants des histoires racontées à haute voix dans le devenir des individus.

12L’expérience a lieu dans une petite école rurale normande de la Manche. Si les milieux qui s’y côtoient sont très variés, les enfants sont largement issus du milieu ouvrier. Nous intervenons dans une classe à double niveau CE1-CE2 composée de dix-huit écoliers. Parmi eux, un élève issu d’une migration récente ne parle que très peu français. L’enseignante de la classe est également formatrice à l’INSPE de Normandie. Elle pratique la lecture offerte mais avec de courts textes ou des albums. Elle ne s’est jamais lancée dans un projet de lecture offerte longue.

13Afin de sélectionner l’ouvrage, nous établissons une première série de critères. Le choix de l’auteur est conditionné par une collaboration de l’INSPE de Normandie avec l’Association les Amis de Paul-Jacques Bonzon (APJB5). Cet auteur est d’origine normande et ce partenariat s’ancre dans la perspective d’une valorisation du patrimoine régional. Bonzon écrit dans la collection de la Bibliothèque rose la série La Famille HLM sur laquelle nous nous centrons. Enfin, nous souhaitions que les lieux puissent être connus des enfants, même si l’enseignante nous signale qu’ils sont nombreux à n’être jamais allés à la mer bien que l’école en soit assez proche. Nous supposons que leur intérêt pour des lieux connus, ou dont ils ont entendu parler, est propice à les enrôler dans une écoute prolongée. Parmi les choix ainsi restreints, nous sélectionnons un ouvrage dont le sujet est susceptible d’intéresser les auditeurs : Le Bateau fantôme. La présence d’un chien dans cette aventure est sans doute un bon moyen de captiver l’auditoire. Le chien, en effet, est un animal très présent dans les séries de l’époque. On pense à Dagobert pour le Club des Cinq, dont il est un personnage à part entière, ou à Kafi dans la série de Bonzon, Les Six Compagnons. Dans cet ouvrage, le chien est en danger, ce qui peut piquer l’intérêt des élèves. Le titre, « Le Bateau fantôme » annonce à la fois l’aventure et l’étrange, mais il trompe le lecteur car le bateau est fantôme parce qu’il échappe aux douaniers et il n’est pas l’objet des péripéties. Le voyage effectué par l’enfant entre l’île de Jersey et Carteret en Normandie ancre l’aventure dans le territoire des élèves. Enfin, l’histoire commence par une mystérieuse épidémie qui menace les chiens de Jersey. Nous faisons l’hypothèse que la proximité avec l’expérience récente de l’épidémie de Covid peut aider les jeunes à entrer dans le récit.

14L’histoire est assez simple. Sur l’île de Jersey une mystérieuse épidémie menace les chiens. Afin de l’endiguer, tous les chiens non vaccinés seront abattus. Or, la famille de Peter est si pauvre que ce vaccin est inaccessible. L’enfant tente d’attendrir les vétérinaires de l’île mais sans succès. Lui vient alors l’idée de traverser la Manche pour mettre son chien à l’abri en France. L’aventure se gâte lorsque son chien saute du bateau sur lequel les deux compères ont embarqué clandestinement. Peter est retrouvé, très faible et comateux, par la bande de la famille HLM. Dans son sommeil, il appelle un certain Gyspy, que les enfants pensent être un ami. L’équipe mènent alors l’enquête et, au cours de l’aventure, alors que Peter reste muet et hagard, découvrent un trafic de cigarettes entre l’île et le continent. C’est ainsi qu’ils finissent par comprendre que le fameux Gyspy, qui hante les nuits de l’enfant, est en réalité son chien. Ils le retrouvent, aidés en cela par le père de Bichette chez qui les enfants HLM passent leurs vacances et la gendarmerie. L’épilogue nous apprend que le vaccin a été payé par la famille en France et que les amis se retrouvent tous les étés sur le continent.

15Si le parti pris est de lire l’ouvrage en entier, nous procédons tout de même à deux coupes majeures susceptibles d’une posture grossophobe ou sexiste. La mention récurrente du « bon gros Poulou » assortie de commentaires sur les volumes de victuailles englouties de façon gargantuesque et une remarque sur les filles et leurs émotions.

16Le protocole est établi en collaboration avec l’enseignante de la classe. Nous nous installons dans le coin regroupement. Cet espace permet d’échapper à la configuration habituelle dédiée aux cours et de se rapprocher d’un espace de détente. Les enfants s’installent sur de petits bancs ou bien sur un tapis, et nous sommes au milieu d’eux, ce qui renforce la proximité des participants. Nous plaçons une caméra pour garder une trace des échanges. Ceux-ci ont lieu à chaque chapitre pour accueillir les réactions spontanées des enfants et évaluer s’ils sont à même de poursuivre l’écoute. L’enseignante anime avec nous ce temps d’échange. Nous intervenons pendant une semaine, lors de quatre séances d’environ quarante-cinq minutes à une heure de lecture.

17À l’issue des quatre séances, nous confions à l’enseignante un questionnaire qu’elle distribue la semaine suivante afin de faire le point sur la réception du texte. Les questions, reproduites en annexe, sont courtes et demandent des réponses également courtes eu égard à l’âge des enfants, l’idée étant qu’ils puissent y répondre en toute autonomie. Elles concernent leur goût pour le livre et sa lecture, convoquent le souvenir de passages du livre aimés ou moins aimés et amènent les enfants à une autoévaluation sur leur capacité à lire seul un autre ouvrage de cette même collection. Afin de compléter nos informations nous interrogeons les habitudes familiales. Enfin, nous leur demandons de réaliser le dessin d’un passage qu’ils ont particulièrement aimé et de donner un titre à ce dessin. L’analyse porte sur l’ensemble des données mais part de l’enquête pour vérifier ensuite des points remarquables sur les vidéos.

Résultats

18Après un rapide aperçu de l’opinion globale des écoliers sur le livre, nous analysons plus finement les résultats en reprenant les catégories définies plus haut issues des travaux de Béatrice Bloch. Nous observons donc la manière dont l’histoire entre en résonance avec la vie des élèves et le rôle de la lecture offerte dans ces échos. Nous nous arrêtons plus longuement sur les éléments qui favorisent le processus d’identification aux personnages ou à leurs aventures. Les données étant déclaratives, il est nécessaire de les regarder avec prudence. Elles constituent, néanmoins, une photographie de la situation.

19Globalement, les enfants ont aimé cette histoire. Ils sont seize à l’affirmer contre deux. Pourtant, sur ces deux élèves, l’un d’eux a aimé qu’on la lui lise car celle-ci est « intéressante » note-t-il. Il estime, en outre, qu’il pourrait lire seul un autre ouvrage de la collection parce que « l’histoire me captive ». Ses réponses, si elles se contredisent, montrent pourtant que cet élève n’est pas rebuté par ce que nous lui avons imposé pendant presque quatre heures. Cette première donnée est en elle-même intéressante. En effet, presque tous les élèves sont capables non seulement de s’intéresser à une aventure écrite dans les années soixante, avec tout ce que nous avons dit de la lenteur de l’action, ralentie par les multiples descriptions, mais ils sont même plutôt ravis.

20Par ailleurs, dix-sept enfants ont apprécié la lecture oralisée. On peut mettre en parallèle cette quasi-unanimité avec le nombre de ceux qui déclarent qu’on ne leur lit pas d’histoires chez eux. Ils sont en effet sept sur dix-huit à ne pas en bénéficier. Bien sûr, ce chiffre est à prendre avec précaution et n’est pas nécessairement un problème. Les élèves de CE2 lisent parfois très bien et n’ont alors plus besoin, et peut-être plus envie, qu’on leur raconte des histoires. Toutefois, cette hypothèse est contredite par le plaisir qu’ils prennent lors de cette expérience. L’école étant implantée dans un milieu très rural, on peut penser que la culture familiale n’intègre que très peu le livre dans les habitudes. On peut également émettre l’hypothèse, et nos propres recherches l’ont déjà montré, que les parents arrêtent de lire des histoires le soir à partir du moment où ils considèrent la lecture acquise, dès le CP. Cela constitue une véritable rupture dans le parcours des lecteurs. (Lemarchand, 2017, p. 47).

21Analysons plus finement la situation pour déterminer ce qui plait aux élèves dans cette œuvre et les mécanismes de leur lecture. Il est intéressant d’observer ce que l’ouvrage provoque comme échos à leur vie. La Covid-19 intervient très vite à l’évocation de l’épidémie qui décime les chiens sur l’île de Jersey, point de départ de l’histoire. Nous sommes pourtant surprise qu’elle ne soit pas plus présente dans les réactions des élèves, car ils ne la mobilisent qu’au début de la lecture. Le métier du papa d’une petite fille qui pourrait réparer le bateau du père de Peter est également l’objet d’une discussion dans la classe. Les élèves mêlent ainsi leur vie à celle de la fiction. Mais curieusement l’évocation des lieux, pourtant connus des Normands, reste assez discrète. Les enfants ne réagissent pas franchement aux noms de Jersey ou de Carteret et c’est l’intervention de l’enseignante qui les amène à échanger sur la proximité de ces lieux. Enfin, nous n’avons relevé qu’une seule réaction relevant de l’interlecture (Bellemin-Noël, 2001) celle du nom de John Miller, un personnage tout à fait secondaire du livre et dont le nom est aussi celui d’un personnage d’un roman policier lu en classe, Les Doigts rouges de Marc Villard6. Les résonances du texte ne sont manifestement pas le point central de leur enthousiasme, ou bien elles ne sont pas visibles ; étant plus subtiles, elles sont moins évidentes à repérer.

22En revanche, l’histoire est facteur de stimulation et d’enthousiasme. Douze élèves, en effet, évoquent le suspense et douze l’enquête comme éléments de motivation. Pourtant, l’évanouissement de Peter rebute onze enfants. Globalement, ce qui constitue le nœud de l’intrigue est aussi vécu comme LE moment dramatique. D’ailleurs, les dessins confirment cet aspect des choses car sur dix-sept dessins réalisés quatre tournent autour des événements qui déclencheront l’enquête. Trois dessins portent sur le départ de Peter et Gypsy, quatre sur le moment où Gyspy saute à l’eau et Peter tente de le sauver. Un autre épisode largement investi dans les dessins confirme l’importance accordée aux péripéties : les retrouvailles font l’objet de cinq dessins. Elles sont un moment fort et attendu pendant la lecture.

23Dans les réponses des élèves, on repère que les personnages sont aussi importants que l’histoire elle-même dans l’intérêt qu’ils portent à l’ouvrage. Néanmoins, plusieurs éléments nous interpellent. Si l’enquête est évoquée douze fois, seule Bichette est nommée parmi les héros de la bande et cela seulement deux fois. Dans les dessins, on trouve d’ailleurs beaucoup de représentations de chambres, celle dans laquelle Peter passe les trois quarts du roman endormi, celle dans laquelle il retrouve son chien. Au fond, c’est l’empathie pour ces personnages – Bichette, qui résout l’enquête, Peter et son chien – qui joue à plein dans cette histoire. Toute la tension narrative repose en effet sur l’attente des retrouvailles de l’enfant et du chien. En cela, les résultats sont conformes à ce que Béatrice Bloch détermine d’une lecture sensible. Celle-ci passe par l’empathie avec les personnages. Ici, c’est l’identification aux protagonistes autour desquels se noue l’intrique qui porte l’intérêt du récit. Les autres personnages sont très peu présents dans les déclarations des élèves bien qu’ils soient les héros de la série.

24En revanche, les personnages négatifs de l’histoire sont souvent évoqués. Les matelots reviennent dans dix questionnaires. Le phénomène d’identification probablement à l’œuvre pour les personnages de Peter et pour le chien amène donc les élèves à repousser les personnages qui s’opposent à leurs retrouvailles. Nous sommes un peu plus perplexes à l’évocation du père dans les personnages les moins aimés. Nous faisons l’hypothèse que l’aventure des héros, seuls face à l’adversité, autonomes dans les décisions qu’ils prennent, est un élément moteur de l’identification. C’est aussi sur ce point que Béatrice Bloch, lorsqu’elle évoque ses lectures d’enfant, place le plaisir de sa lecture : « Ces enfants vivent seuls et en groupe compact et solidaire qu'aucun adulte ne semble superviser ; je décide de vadrouiller toute la journée, au fil de mystères qu'ils s'évertuent à saisir, je fais partie de leur bande, je suis de leur univers. » (Bloch, 2020, p. 40)

25Le roman joue bien là son rôle de permettre à chacun d’éprouver une aventure, de vivre par procuration des événements extraordinaires. La présence du père vient alors redonner une place aux adultes, là où ils n’en avaient plus. Finalement, cette présence peu appréciée dit peut-être que l’intrusion des adultes dans l’imaginaire des enfants constitue un obstacle au bonheur de lire.

26Enfin, lorsque nous interrogeons les lecteurs sur la possibilité de lire un autre ouvrage de la collection, nous constatons que la longueur du texte est un frein identifié pour sept élèves. Pourtant, elle n’est pas rédhibitoire. Si un seul enfant parle de l’intérêt de l’histoire comme facteur de motivation, neuf font mention de cet intérêt lorsqu’ils évoquent le moment de l’écoute du texte. La dimension facilitatrice de la lecture oralisée est un élément clé de l’enquête, car si l’un des élèves explique qu’ainsi « on se casse pas la tête à lire », treize autres avouent que sans cette médiation ils auraient été en difficulté. Les arguments qu’ils avancent sont très ancrés dans une dimension performative de la lecture « je ne lis pas assez vite » dit l’un, « je me fatigue » déplore l’autre ou, pire encore, un élève avoue : « je ne sais pas lire ». C’est aussi cette dimension performative qui intervient pour les lecteurs qui envisagent de lire seuls : « je lis très bien » ou « j’aime chercher tout seul » déclarent-ils. Ainsi, on comprend que si le livre a séduit, sa difficulté est vécue profondément comme un frein pour une lecture autonome. Pourtant, ils sont quinze à dire qu’ils aimeraient entendre une autre histoire de la collection. L’oralisation leur donne accès à un texte qu’ils ne pourraient pas lire seuls.

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27Pour clore cette promenade dans la réception des élèves et le voyage dans le temps que nous leur avons proposé, nous dirons un mot d’un garçon qui rassemble les éléments les plus importants de cette expérience. Cet enfant a aimé la lecture oralisée parce qu’il estime qu’elle fut « relaxante » et qu’il a pu se créer des images. Les élèves font rarement mention de la détente provoquée par la lecture. Or, cet enfant est un de ceux à qui on ne raconte pas d’histoire le soir alors qu’il avoue son incapacité à lire seul un tel ouvrage parce qu’il « ne sait pas lire ». Ce profil d’élève est typiquement celui que nous visons dans nos recherches. Nous ignorons si cette absence de lecture du soir est liée aux habitudes de la famille qui en serait elle-même éloignée. Ce qui est certain, c’est que ce jeune cumule des difficultés. Ce dispositif lui offre un accès aux œuvres et un réconfort, celui que connait tout lecteur lorsqu’il fait l’expérience de lecture.

28En somme, cette expérience montre que les enfants peuvent s’enthousiasmer pour une aventure a priori assez éloignée de leurs lectures habituelles. L’épreuve du temps, à laquelle ce livre a été soumis, n’a pas joué dans cette expérience. L’attention avec laquelle les élèves ont écouté cette histoire et la patience dont ils ont fait preuve remettent en cause l’idée que la nouvelle génération n’apprécie que l’action et soit encline à la culture du zapping. Nous pouvons même avancer que le besoin de temps en lecture est ici réaffirmé. Cet étirement dans la durée permet que chacun puise, dans la lecture, une ressource qui lui est propre et que pour ce faire, il faut du détour, des métaphores et de la matière pour rêver.

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29Annexe : le questionnaire sans la mise en page.

As-tu aimé l’histoire ? Oui /Non

Écris trois mots pour dire ce que tu as aimé.

Écris trois mots pour dire ce que tu as moins aimé.

As-tu aimé qu’on te lise l’histoire ? Oui/non/pourquoi ?

Aimerais-tu lire d'autres livres de cette collection ? Oui/non

Pourrais-tu les lire seul ? Oui/ Non / Pourquoi

À la maison, est-ce qu’on te lit des histoires ?

Dessine le moment de l’histoire que tu as préféré. Donne un titre à ton dessin.