Les Six Compagnons et la génération Mitterrand
1Après sa première victoire en 1981, François Mitterrand se présente à sa réélection en 1988 avec un slogan de Jacques Séguéla1 qui a fait fortune depuis, puisqu’il désigne désormais « [...] une classe d’âge qui, trop jeune pour s’être sérieusement intéressée au septennat de Valéry Giscard d’Estaing, n’aura connu, de 1981 à 1995, qu’un seul locataire à l’Élysée » (Durand-Souffland, 2021). Ces jeunes qui avaient entre six et dix ans en 1981 auront entre vingt et vingt-quatre ans au terme de quatorze années qui vont profondément transformer le pays et le monde en général avec, notamment, la chute du mur de Berlin en 1989.
2C’est pour eux, nourris des souvenirs de lectures de leurs aînés, et témoins d’une époque riche en mutations, que de 1982 à 1994, Olivier Séchan, Pierre Dautun et Maurice Périsset vont reprendre les personnages des Six Compagnons créés par Paul-Jacques Bonzon et proposer onze nouvelles aventures. Nous allons ici essayer de montrer de quelle manière les continuateurs de Paul-Jacques Bonzon ont œuvré pour faciliter la rencontre entre les adolescents-lecteurs des années 1982-1994 et les personnages adolescents des années 1960-1970. Pour cela, nous nous intéresserons tout particulièrement à quatre récits : Les Six Compagnons et le chasseur de scoops (1985), Les Six Compagnons et la radio libre (1986) et Les Six Compagnons au tournoi de la chanson (1986) de Pierre Dautun, Les Six Compagnons et les Caïmans roses de Maurice Périsset (1994) qui tous abordent l’univers des médias2. Nous les mettrons ponctuellement en perspective avec les premiers romans écrits par Paul-Jacques Bonzon afin de compléter notre analyse des personnages adolescents et du contexte socio-historique esquissés par les continuateurs de l’auteur.
Présentation du corpus
3Pour représenter la période qui couvre les deux septennats de François Mitterrand, nous avons retenu trois des quatre livres écrits par Pierre Dautun, alias de l’écrivain Michel Manière3. Nous avons également sélectionné un des deux romans écrits par Maurice Périsset. Les quatre intrigues s’inscrivent dans l’univers des médias en abordant, dans l’ordre de publication : les paparazzi, les radios libres, les concours télévisés et enfin la presse gratuite. Certes, la presse écrite est également mise à contribution par Paul-Jacques Bonzon, notamment pour louer le courage et les réussites des Compagnons, mais il nous a semblé révélateur que 36,36% des ouvrages écrits par les continuateurs choisissent les médias comme cadre des aventures (ce qui représente, individuellement, 75% pour Pierre Dautun et 50% pour Maurice Périsset). Tous ces ouvrages ont été illustrés par Robert Bressy qui de 1975 à 1994 prend la suite de Maurice Paulin, lui-même successeur d’Albert Chazelle.
4Le lien de ces continuations allographes avec l’œuvre de Paul-Jacques Bonzon est explicité en page de titre avec la formule : « Une nouvelle aventure des personnages créés par Paul-Jacques Bonzon racontée par... ». Elle confirme l’analyse faite par Hachette dès 1974, disant qu’« [...] on a depuis longtemps constaté que les enfants ne sont pas attachés à un auteur ou une collection, mais davantage à un personnage ou à un groupe de personnages4 » (Quet et Mercier-Faivre, 2022, p. 11). Les Six Compagnons seront donc à jamais des personnages de Paul-Jacques Bonzon, mais la disparition de leur père littéraire n’implique pas que d’autres auteurs ne puissent imaginer pour eux de nouvelles histoires, du moins tant que les ventes le justifient. Il est vrai aussi que l’étroite relation entre Hachette jeunesse et le premier continuateur, Olivier Séchan, alors directeur de collection chez cet éditeur, a probablement facilité le projet.
Mise en perspective chronologique
5Pour en revenir aux quatre romans de notre corpus une petite mise en perspective des dates de publication, de l’âge des auteurs au moment de cette publication, et des dates des deux septennats de François Mitterrand se révèle instructive.
Chronologie
6En effet, s’il ne fait aucun doute que ces romans s’inscrivent dans le cadre temporel de la génération Mitterrand, ni Pierre Dautun ni encore moins Maurice Périsset n’appartiennent à cette génération qu’ils ont, au mieux, vu émerger à travers les enfants de leur entourage. Or, en prenant de l’âge, on réalise combien il est difficile d’appréhender les générations qui nous suivent sans leur appliquer les filtres culturels qui caractérisent notre propre génération. D’où le fameux : « De mon temps...! » qui agace tant les adolescents, depuis toujours. Dans notre corpus, tout comme on l’observait dans l’œuvre de Paul-Jacques Bonzon qui lui aussi avait largement dépassé l’âge de ses lecteurs, cela se traduit par des personnages beaucoup plus policés que ne l’étaient les adolescents des années 80-90, et par un langage où affleurent parfois des expressions surannées comme, par exemple, lorsque La Guille s’exclame : « Écoutez-moi cette bande de malhonnêtes ! » en parlant de ses amis (Scoops, p 13), où lorsqu’une femme évoque la « goujaterie des hommes » (Radio, p. 46). De même, les personnages de Pierre Dautun parlent encore en anciens francs, pourtant disparus depuis 1960 (Radio, p. 46, 141) ; et l’on rencontre des références à des émissions des années 1950 : « [...] rien entendu de mieux à la T.S.F. depuis « La Famille Duraton » (Radio, 57), démodées au point qu’une note de bas de page s’impose.
La génération Mitterrand
7Les années 1981-1995 sont une période de profondes mutations sociales, culturelles, politiques, économiques et technologiques qui contribuent à créer un sentiment d’accélération du temps qui se poursuit jusqu’à nos jours. Nous pourrions, de mémoire, citer la politisation de la société après la victoire de Mitterrand qui divise partisans et opposants ; les débats concernant l’abolition de la peine de mort (portée par Robert Badinter, 1981) ; l’application de politiques néolibérales avec des privatisations à partir de 1986 dans divers domaines (banques : Société Générale, Paribas ; médias : TF1 (1987) ; industrie : Saint-Gobain, Matra), et des délocalisations dès la fin des années 1980 qui vont faire augmenter le chômage, la pauvreté et faciliter l’apparition du phénomène des banlieues ; l’avènement du « tout culturel » (pour reprendre une expression de Michel Deguy (Lauxerois, 1996, §3)), afin d’évoquer l’intégration de la culture urbaine et des modes d’expression de la contre-culture (Hard Rock, rap...), ainsi qu’une démocratisation de l’accès à la culture (soutenue par le ministère de Jack Lang) ; un allongement de la durée des études pour un plus grand nombre (objectif de 80% d’une classe d’âge au bac exprimé par Jean-Pierre Chevènement, 1985) ; une médiatisation de la société qui va contribuer à introniser la société de consommation, elle-même alimentée par les marques, les innovations technologiques, etc. ; sans oublier un retour des euphémismes à travers le politiquement correct des années 1990, en France.
8Les romans de Pierre Dautun et de Maurice Périsset reflètent assez précisément cette période. Si l’abolition de la peine de mort n’est pas évoquée, tout le reste l’est, soit directement, soit en filigrane. Par exemple, la politisation de la société s’observe dans l’attribution des traits caractéristiques de Mitterrand à un personnage connoté très négativement par Pierre Dautun, laissant ainsi entendre qu’il n’appréciait pas spécialement l’homme politique. Le personnage est décrit comme un « [...] homme d’une cinquantaine d’années vêtu d’une façon ostensiblement recherchée [...] » (Radio, p. 18). Portrait que l’auteur précise un peu plus loin :
Raidi dans sa dignité, il était coiffé d’un chapeau de feutre anthracite et vêtu d’un long pardessus noir qui s’ouvrait sur un strict costume trois-pièces. Toutefois, désireux de rappeler que, pour être respectable, il n’en était pas moins artiste, il portait en guise de cravate un petit foulard noué et de couleurs vives, du plus déplaisant effet. (Radio, p. 67)
9Reproduisant cette description, l’illustrateur Robert Bressy facilite encore plus l’identification de la silhouette de l’ancien Président. La politisation se manifeste également à travers l’intérêt que portent les Six Compagnons aux effets économiques des délocalisations et des contrefaçons, dans Les Caïmans roses : « Si ça se trouve, ces vêtements sont rentrés clandestinement en France ; ils proviennent vraisemblablement de Hong-Kong ou de Taiwan. Là-bas, la main d’œuvre est sous-payée et il est facile de produire à très bon compte. » (Caïmans, p. 63, voir aussi p. 62,74). De même, les Six Compagnons de Maurice Périsset ne sont pas dupes face au phénomène de la presse gratuite (qui se développe en France dans les années 1980-1990) et aux techniques de marketing qu’elle emploie pour capter des clients :
Toutes ces petites annonces, ça finit par rapporter gros. Et les pavés publicitaires encore plus. Et comme il n’y a que ça dans ces journaux, pas besoin de journalistes. [...] Qui te dit que ce concours n’a pas été organisé uniquement pour lancer une marque et recueillir des adresses ? Que nous gagnions ou que nous ne gagnions pas, tu vas voir, nous allons être inondés de catalogues ! (Caïmans, p. 12)
10La question économique est abordée de manière plus subtile à travers une répartition axiologique des voitures qui révèle une forme de protectionnisme : les gentils se déplaçant en véhicules français (vieille Deux chevaux, 4L, vieille Simca), les méchants en voitures étrangères (Mercedes ou autres). Par ailleurs, malgré leurs origines modestes, les Six Compagnons sont tous lycéens, ils font donc partie des 80% de leur classe d’âge appelée à obtenir le baccalauréat. Ils connaissent les bébés éprouvettes (en France, Amandine est née en 1982) et la technologie fait désormais partie de leur vie : les films photosensibles, les téléobjectifs, les magnétophones à cassette (mais pas les baladeurs ni les CD pourtant disponibles, respectivement, dès 1981 et 1983 en France), les photocopieurs (mis au point en 1959, introduits dans les années 1980-1990 en France), les chaînes Hi-Fi, la télévision, le magnétoscope (années 1980), les machines à écrire électroniques (1986), les ordinateurs (introduits dans les années 1980), etc.
11Si Bistèque avouait dans Les Six Compagnons et le Gouffre Marzal qu’il ne savait pas utiliser un téléphone (Bonzon, 1963, p. 39), les Compagnons de Pierre Dautun utilisent sans arrêt les cabines à pièces, et ceux de Périsset les cabines à télécartes (en vigueur de 1984 à 2014, en France). Ils prennent le TGV (inauguré en 1981, même si les premières recherches datent des années 1960, et la mise en œuvre des années 1970) et rêvent de voyager en Concorde (exploité de 1976 à 2003). Ils regardent l’émission de Jacques Pêcheur accompagné de son orchestre, comme les jeunes de la génération Mitterrand regardaient Jacques Martin5 avec l’orchestre de Robert Quibel dans Dimanche Martin (diffusé de 1980 à 1998).
12Enfin, dernier exemple, si Pierre Dautun emploie toujours le terme « clochard » – pourtant remplacé par le sigle S.D.F. dès le premier programme de lutte contre la pauvreté et la précarité (1984) – ; en revanche, il utilise « agent d’entretien » pour parler des balayeurs (Scoops, 60), annonçant ainsi la vague du politiquement correct qui sévit aux USA dans les années 1980, et déferlera en France au début des années 1990.
Figuration de l’adolescence
13Afin de répondre aux attentes des lecteurs adolescents de la génération Mitterrand, on comprend que les continuateurs aient ancré leurs personnages dans les années 1981-1995 et qu’ils aient essayé de rapprocher l’image des personnages de Paul-Jacques Bonzon de celle des adolescents de l’époque, tout comme l’on fait les adaptateurs de la série télévisée à la fin des années 1980 : « Il faut pourtant représenter des ados des années 1980, qui écoutent une musique de leur époque et en suivent les codes vestimentaires » (Prévost, 2022, p. 289). En s’appuyant sur une étude d’Aurélie Gille Comte-Sponville (2022, p. 49-61), François Quet et Anne-Marie Mercier-Faivre observent que Paul-Jacques Bonzon, lui-même, faisait évoluer sa série :
Enfin, l’univers de référence n’est pas immuable, contrairement à celui du Club des Cinq, et il n’a rien d’une île hors du temps : si les compagnons vieillissent lentement, le monde change autour d’eux beaucoup plus vite. L’une des originalités de la série est qu’elle tient compte des mutations de la société [...]. (2022, p. 18)
14Pierre Dautun et Maurice Périsset ne font donc que suivre le chemin tracé par l’auteur.
15À présent, avant de décrire l’adolescent des années 1980-1990 figuré dans les continuations allographes, revenons rapidement sur le concept en soi. Généralement, les chercheurs s’accordent à dire que « [...] l’adolescence est un phénomène récent, propre aux sociétés occidentales, apparu au milieu du XIXe siècle » (Huerre, 2001, p. 6). Il serait étroitement lié au développement de l’école obligatoire, au rallongement du temps de formation et donc, au recul de l’entrée dans la vie active qui reste le symbole du passage à l’âge adulte. L’adolescence, dont les frontières fluctuent en fonction des époques, des sociétés et des situations individuelles constitue un moment clé dans la construction identitaire : transformations physiologiques, déplacement des modèles (les pairs remplaçant les parents), période de doutes, de rébellion pour certains, affirmation de soi : « L’adolescence est l’institution de soi à travers l’émancipation de la cellule familiale. Le processus est celui d’une subjectivation, d’une appropriation symbolique de soi. », déclare David Le Breton (2013, p. 78). La médiatisation de la société à l’époque qui nous intéresse va contribuer à instaurer un nouveau modèle de socialisation adolescente qui s’appuie sur l’imitation des pairs et des contenus médiatiques, comme le signale le même auteur :
Les enfants et les jeunes acquièrent désormais pour une large part leurs connaissances auprès de leurs pairs, en puisant dans l’immense réservoir du marketing et des biens culturels de consommation. Ces médias accomplissent à leur propos une mise en forme et en significations permanentes du monde, ils sont la ressource première où puiser pour se comprendre et se situer. (Le Breton, 2013, p. 86-87)
La transmission s’horizontalise et circule avec vivacité dans la sociabilité juvénile à travers des matrices de sens (chaînes câblées, magazines, radios « jeunes » comme Skyrock, etc.) qui échappent à la compétence des parents. (Le Breton, 2013, p. 86)
16Dans les quatre romans de notre corpus, on constate que l’adolescence est avant tout définie par un âge. Par exemple, dans Les Six Compagnons et la radio libre, on nous dit que l’aîné du groupe n’a pas seize ans (Radio, p. 30). Cependant, le plus souvent, les marges de l’adolescence sont très floues, ce qui se traduit à l’aide de nombreuses désignations telles que : adolescents, jeunes gens, blancs-becs (Tournoi, p. 8, 49, 118), mineurs, gamins, lycéens, enfants, gosses (Caïmans, p. 23, 32, 64, 84, 114). Ce ne sont plus les « pitchounets » en « culottes courtes » de Paul-Jacques Bonzon qui poussent des « hurlements de Sioux » pour manifester leur joie dans Les Six Compagnons et la pile atomique (Bonzon, 1963, p. 52, 77, 55), mais ils ne sont pas encore adultes.
17L’adolescence est également définie par l’âge des personnages plus jeunes ou plus vieux que croisent les Compagnons, ainsi que les qualificatifs et symboles qui leur sont attribués : par exemple, Pierre Dautun met en scène une enfant de douze ans, qualifiée de « fillette », avec des couettes, un cartable, qui fait, de plus, l’objet d’une vigilance maternelle rapprochée (Radio, p. 138-139). À l’opposé, Pierre Dautun et Maurice Périsset encadrent les Six Compagnons de personnages à peine plus âgés qu’eux, mais majeurs, et donc adultes : Éric, reporter de dix-neuf ans a « un poids d’adulte » (Scoops, p. 132) ; Pierre est un « jeune homme » d’une vingtaine d’années, un « aîné raisonnable » (Radio, p. 20, 122) ; Henri est « un garçon d’une vingtaine d’années plein d’assurance » (Tournoi, p. 19) ; et Julien un « solide garçon » de 19 ans (Caïmans, p. 166). Ces personnages montrent que dans les années 1980-1990, il n’est plus question de laisser des mineurs faire deux cent cinquante kilomètres, seuls sur des vélos de fortune (Pile atomique, p. 7).
18Les aventures des adolescents de Pierre Dautun et Maurice Périsset ne sont plus directement financées par leurs parents (Pile atomique, p. 16). Ils ont une « tirelire » parfois alimentée par leurs parrains (Radio, p. 85 ; Caïmans, p. 88), peut-être aussi grâce à la garde d’enfants (Scoops, p. 65) qui leur permet de prendre un petit-déjeuner sur une terrasse parisienne, un taxi ou même le TGV. Le cas échéant, ils sont suffisamment débrouillards pour faire la quête et obtenir les cinq francs nécessaires pour un appel téléphonique (Radio, p. 123). Ils ont donc gagné en autonomie, comme les jeunes des années 1980-1990.
19Leur vie quotidienne est rythmée par leurs études, leur famille et leurs amis (Radio, p. 17). Ils révisent leur chimie (Scoops, p 39), traînent en bande pendant la journée (Radio, p. 10), mais le soir regardent encore la télé en famille (Radio, p. 28). Ils sont désordonnés (Caïmans, p. 103, 135) et font la grasse matinée quand ils n’ont pas cours (Radio, p. 7, 40, 65). Ils écoutent de la musique : Dalida (Tournoi, p. 12), mais aussi Travolta et Michael Jackson (Radio, p. 13) (Rappelons le succès de La Fièvre du samedi soir en 1977 et celui de Thriller en 1982). Les Compagnons jouent de la air guitar (Radio, p. 13) et suivent le Top 50, créé à partir de 1984 (Caïmans, p. 45). Ils mettent en scène une comédie musicale dans Les Six Compagnons au tournoi de la chanson (Rappelons le succès de Cats (1981), du Fantôme de l’opéra (1986), d’Émilie jolie (1979/1985)). Ils regardent les vieux films d’épouvante anglais, et sont cinéphiles (Caïmans, p. 152, 113) sous l’influence peut-être de La dernière séance d’Eddy Mitchell (1982-1998). Ils suivent également les émissions des radios libres (autorisées en 1981), ou de divertissement télé. Ils connaissent Bernard Pivot et Les Grosses Têtes, émission présentée par Philippe Bouvard de 1977 à 2014 (Radio, p. 54). Ils bricolent et collectionnent les timbres (Tournoi, p. 46 ; Caïmans, p. 164), s’intéressent à toutes les innovations technologiques du moment, ordinateur (Tournoi, p. 110), photocopieur (Caïmans, p. 80), matériel audiovisuel. Si l’on en croit une illustration de Robert Bressy (Radio, p. 83), ils font du vélo cross, du patin à roulettes (Tournoi, p. 35). Ils jouent au flipper (Scoops, p. 56), au mikado à plat ventre sur la moquette du salon (Scoops, p. 69), et apprécient les jeux de culture générale (Le Trivial Pursuit inventé en 1979 arrive en France en 1984). Ils s’intéressent aux potins concernant les célébrités (Scoops, p. 17) et feuillettent les magazines de mode (Tournoi, p. 17), mais ils lisent aussi des romans policiers, Boileau Narcejac, Agatha Christie, les Maigret de Simenon (Scoops p. 10, 48 ; Radio, p. 13) ou des bandes dessinées, notamment Tintin d’Hergé (Tournoi, p. 20 ; Caïmans, p. 110). Ils mangent encore des tartines beurrées au lieu de céréales au petit déjeuner (Scoops, p. 66), mais leurs festins se mondialisent, et ils se régalent de « [...] pizzas, saucissons, quiches lorraines, salade russe, beignets chinois et gâteaux tunisiens, le tout arrosé de Coca-Cola, de Schweppes, de jus de fruits de toutes sortes » (Scoops, p. 78). On est loin des « popotes » préparées par Bistèque chez Paul-Jacques Bonzon (Pile atomique, p. 40), et déjà dans la « malbouffe ».
20Comme beaucoup de jeunes dans les années 1980-1990, surtout dans les milieux modestes, les Six Compagnons ne sont pas encore des consommateurs de mode. C’est leur mère qui les habille (Caïmans, p. 51,108). Les textes regorgent néanmoins d’allusions à des vêtements plus informels qui correspondent à l’époque : jeans, sweat-shirt, baskets, tee-shirt large, chemise épaisse, anorak, gros pulls (Scoops, p. 77 ; Radio, p. 84), style BCBG et punk6 (Tournoi, p. 132 ; Caïmans, p. 82 ; Radio, p. 130), attaché case (Radio, p. 93) et lunettes percées7 (Caïmans, p. 58). De manière générale, le prêt-à-porter populaire (Kiabi, et son concept de « mode à petits prix », fut créé en 1978) semble s’être imposé au fait maison, même si la mère de Mady conserve une certaine expérience des tissus et de la couture (Caïmans, p. 59, 61).
21François Quet constatait « [...] à quel point Bonzon [était] un écrivain de son temps : attentif aussi bien à l’environnement technique et aux pratiques sociales de son époque qu’aux tics et aux modes linguistiques qui lui sont contemporains » (Quet et Mercier-Faivre, 2022, p. 54). Nous avons constaté que les continuateurs lui font honneur. D’une part, parce que leurs Six Compagnons utilisent le langage technique des situations dans lesquelles ils évoluent (radio, télé, presse écrite) : ils utilisent ainsi, les mots « scoop, pigiste, typo, régie ou aquarium, jingles, virgules » (Scoops, p. 14, 61, 62 ; Radio, p. 39, 48, 52) ... Et pour coller à leur époque, ces jeunes emploient un langage familier très à la mode alors8 : bahut, s’en tamponner, habiter à perpette, en vouloir (pour « être déterminé »), mettre en boîte (pour « taquiner, se moquer »), frimer, se défiler, et tout ça pour des prunes, ramener sa fraise, branché, télé, travailler au pif, bidon, chanter comme les pieds, être fichu de faire, être gonflé, virer, être roulés, être dans les vaps, ce n’est pas la mer à boire, comme sur des roulettes, y aller mollo, y mettre le paquet, c’est râpé, etc., s’enchaînent au fil des pages.
22Dans le corpus, l’adolescence apparaît également comme une étape marquée par le regard des autres : tenaillés entre la condescendance, voire le mépris des adultes – à l’image des « policiers sceptiques et goguenards » qui les renvoient à leurs jeux (Caïmans, p. 182) –, et le jugement sans merci des pairs, les adolescents perdent toute confiance en soi et se laissent prendre par la peur du ridicule. On voit ainsi comment La Guille, invité à décliner son identité sur un ton d’autorité, bredouille, ou comment Tidou n’ose avouer à ses amis qu’il a rêvé de s’investir dans Radio-Gones (Scoops, p. 23, 26 ; Radio, p. 32.).
23C’est l’âge des paradoxes où l’on oscille entre plaisirs narcissiques (les Compagnons sont flattés de leur notoriété) et complexes déstabilisateurs, comme lorsque Gnafron se juge trop petit (Tournoi, p. 66) ou La Guille trop jeune au point de se déguiser pour paraître plus âgé (Scoops, p. 21, 82). Ces complexes liés à l’apparence physique causent un véritable mal-être comme le manifeste, par allusion, cet ancien collègue de Pierre, « aussi mal à l’aise dans son corps qu’un adolescent en pleine croissance » (Radio, p. 129).
24Les adolescents de Pierre Dautun et Maurice Périsset respectent toujours leurs parents et comprennent leurs inquiétudes, s’empressant de les rassurer, si nécessaire (Radio, p. 118 ; Caïmans, p. 130). Cependant, ils commencent à se rebiffer contre les adultes, parfois de manière irrévérencieuse comme lorsque Gnafron s’exclame : « Elle exagère un peu, la mémé ! » en parlant d’une voisine (Radio, p. 16) ou lorsque La Guille, indigné, répond en criant « Vous mentez ! » à « deux adultes dont l’un le dépassait d’une tête » (Radio, p. 69-70). En réalité, ils ont suffisamment grandi pour commencer à s’affirmer en prenant des initiatives individuelles ou en contestant l’autorité de Mady et Tidou (Scoops, p. 40 ; Caïmans, p. 65). Ils commencent à sortir de l’éternel présent de l’enfance et de l’adolescence pour se projeter dans le futur en cherchant des modèles à imiter tel que le journaliste chasseur de scoops : « Lui au moins, il a ce qu’on appelle " le feu sacré ", pensaient-ils, il n’y a qu’ainsi qu’on arrive à quelque chose dans la vie. » (Scoops, p. 17).
25Finalement, l’adolescence c’est aussi le moment où les sentiments amoureux se cristallisent : si dans Les Six Compagnons et la Pile atomique, Paul-Jacques Bonzon montrait un Tidou hésitant à aller vers Mady : « à cause de mes camarades, je n’ose aller la retrouver » (Pile atomique, p. 115), dans Les Six Compagnons et les Caïmans roses, Maurice Périsset l’autorise à serrer Mady contre lui (Caïmans, p. 180). Il est vrai que, déjà pour Pierre Dautun, les autres Compagnons semblent finalement avoir accepté l’attraction mutuelle de leurs deux camarades : « Avec sa belle chevelure brune, ses yeux noirs et son sourire lumineux, elle n’avait pas à faire d’effort pour mettre tous ses camarades dans sa poche. Toutefois, c’était admis, Tidou était le plus accroché, et la jeune fille le lui rendait bien » (Radio, p. 9).
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26Tout comme dans les romans de Paul-Jacques Bonzon, les continuateurs mettent en scène une adolescence assez disciplinée, plus sans doute que dans la réalité. On pourrait dire que le souci d’exemplarité prime sur la représentation du réel. Témoins directs de la naissance d’une génération différente de la leur, Pierre Dautun et Maurice Périsset contextualisent les aventures et la figuration des personnages de manière détaillée, sans pour autant éviter quelques références anachroniques à leur propre jeunesse9 ou l’oubli de référents culturels marquants pour les jeunes des années 1980, comme l’émission Récré A2 (de 1978 à 1988) qui a joué un rôle de nounou pour beaucoup d’entre eux. À ce sujet, on constate que les continuateurs imitent Paul-Jacques Bonzon qui, lui non plus, ne cite aucun référent télévisuel enfantin des années 1970, comme L’île aux enfants (1974-1982) ou Les visiteurs du mercredi (1975-1982). Sans entrer dans la possibilité de considérations axiologiques pour expliquer ces lacunes, cela révèle bel et bien un cloisonnement générationnel de la consommation culturelle audiovisuelle : les adultes semblent ne pas avoir suivi les émissions pour la jeunesse ; tout comme, aujourd’hui, beaucoup de parents ignorent ce que lisent leurs enfants ou ce qu’ils consultent sur Internet.
27Comme Paul-Jacques Bonzon, Pierre Dautun et Maurice Périsset placent les personnages dans un contexte qui sert de prétexte à l’apprentissage actif, puisque les Six Compagnons sont, par exemple, invités à participer à la gestion touristique d’un gouffre spéléologique par Paul-Jacques Bonzon, ou au fonctionnement d’une radio libre par Pierre Dautun.
28Finalement, si « Le coup de génie de Paul-Jacques Bonzon serait peut-être d’avoir fait vieillir la société en même temps que ses lecteurs », pour citer Marion Mas (Quet et Mercier-Faivre, 2022, p. 131), nous pouvons affirmer que les continuateurs ont suivi sa trace plus qu’ils n’ont cherché à renouveler la série. Ce faisant, ils ont ancré leurs romans dans une époque aujourd’hui dépassée, mais dont leurs textes témoignent assez fidèlement, et l’on peut même dire que la lenteur incarnée par des personnages dont la traversée de l’adolescence avance à petits pas, contraste avec la description d’un monde accéléré permettant de mieux appréhender ce dernier.
29Comme l’œuvre de Paul-Jacques Bonzon, ces romans ouvrent ainsi aux lecteurs actuels « [...] des perspectives et offre[nt] à l’imagination des jeunes lecteurs ou lectrices une forme d’exotisme » pour citer François Quet et Anne-Marie Mercier-Faivre (2022, p. 8). Quant aux lecteurs des années 1980 devenus adultes, nul doute qu’ils apprécieront ce voyage nostalgique à l’époque de leur jeunesse.


